« CRIE, ON MANGE QUOI CE SOIR ?
JE SUIS AFFAMÉ »

Lyon, printemps 2021.

Depuis quelques semaines que j’écris sur la lionne, elle revient dans toutes mes conversations. Mes amies sont patientes, voire se passionnent aussi. Mon amie Valérie, que je viens d’avoir au téléphone, me dit que les lionnes en liberté vivent avec leurs sœurs. Mes premières recherches sur l’animale me confirment qu’elle passe généralement toute sa vie dans son groupe de naissance, auprès de femelles apparentées.

Après leurs deux premiers mois, durant lesquels ils sont allaités à l’écart par leur génitrice1, les lionceaux sont introduits au sein du groupe et tètent aussi les autres lionnes, de sorte que l’élevage des petits se répartit entre toutes les femelles du clan2. Les lionnes chassent aussi souvent ensemble, à deux ou à plusieurs, entre sœurs et cousines3. Elles fonctionnent donc en sororité autogérée – c’est un bon début, me dis-je.

Les documentaires animaliers, que je regarde jour et nuit depuis quelques jours en mode obsessionnel, corroborent le fait que ce sont bien les lionnes et non les mâles qui chassent, le plus souvent. Elles sont plus rapides qu’eux et peuvent courser les zèbres, faire des sauts de onze mètres de long, ont leurs tactiques pour épuiser un buffle (plusieurs tonnes de muscles et des cornes redoutables) jusqu’à son agonie. Les mâles se reposent sur les lionnes pour se nourrir (« Chérie, on mange quoi ce soir ? Je suis affamé »).

Car c’est une fois le gibier à terre que le mâle met les pieds sous la table et s’impose aux femelles pour s’attribuer… « la part du lion4 ».

Certaines troupes de femelles, quand leur chef prend de l’âge, décident d’en finir et de le zigouiller. Y compris lorsqu’elles vivent en captivité. En 2018, à l’heure de la distribution de viande, la troupe de lionnes du West Midlands Safari Park, en Angleterre, a attaqué le lion. Les soigneurs ont dû intervenir en Jeep avec des fumigènes pour sauver le mâle en bien mauvaise posture. Les huit lionnes massées l’avaient entraîné dans l’eau de l’étang, le mordant, le griffant. Sans les humains-sauveteurs, les lionnes auraient noyé et rapiécé leur chef. « Jilani a-t-il voulu griller la politesse aux femelles à l’heure du repas ? Ou, comme cela peut arriver dans la nature, les femelles ont-elles voulu tuer un dominant vieillissant et plus à même de maîtriser la meute ? Les responsables du parc semblent privilégier la première hypothèse5. »

Même dans les réserves naturelles d’Afrique subsaharienne (dans les zones protégées du Kenya, de la Tanzanie, du Botswana, de la Namibie, du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud), où les fauves évoluent librement et chassent pour se nourrir, la fiche de poste du mâle dominant est succincte : repos quinze heures par jour, quasi-absence de participation à la vie de famille6 – sa principale mission est d’éloigner les mâles rôdant trop près du territoire7 (il ne chassera que rarement les lionnes esseulées venant d’autres clans, y voyant de potentielles partenaires – ce sont les lionnes qui la repousseront). Le règne d’un lion mâle dure en moyenne quatre ans.

Fait intéressant : lorsqu’un dominant perd le contrôle de sa troupe, vaincu par un ou plusieurs lions plus jeunes, il erre dans la savane en mangeant des charognes car il peine à chasser seul, avec pour seules compagnes « la solitude et la vieillesse, jusqu’à la fin8 ».

Les lionnes sont donc des prédatrices hors pair, mais vivant en patriarchie.

Elles forment un harem passant d’un dominant à l’autre. Il arrive qu’une lionne, sentant tourner le vent à l’approche d’un lion plus jeune et agressif que son patriarche, s’enfuie du territoire avec ses lionceaux. Car le nouveau dominant tuera tous les petits ne portant pas son patrimoine génétique, afin que les femelles perpétuent sa lignée et chassent pour lui (« Chérie, j’ai bouffé tes gosses hier, il n’y a plus rien à dîner. Tu vas faire les courses ? »)9.

Quand un nouveau venu essaie de détrôner un lion vieillissant, les femelles tentent souvent de mettre leurs jeunes à l’abri, ce qui sépare le clan. Parfois même, les lionnes attaquent l’intrus infanticide10. La raison première pour laquelle les femelles vivent en troupe est qu’elles forment ainsi une coalition pour protéger leurs petits.

Les lionceaux – ceux qui survivent aux mâles infanticides, au piétinement meurtrier des troupeaux de grands buffles (qui savent, qu’une fois adultes, ces chatons fragiles seront leurs pires prédateurs), aux hyènes (qui guettent le départ de la lionne pour la chasse afin de les dévorer), à la sécheresse (plus intense chaque année dans les réserves naturelles à cause du réchauffement climatique et de l’agriculture intensive), aux incendies monstres dans la savane trop sèche qu’enflamment les orages, puis à la saison des pluies inondant les marécages (où les lionnes les cachent parfois pour les soustraire aux autres prédateurs) – restent dans leur groupe d’origine jusqu’à leur maturité sexuelle (deux à trois ans). Puis le lion dominant chasse tous ses fistons hors de son territoire. Il s’agit d’équilibrer le ratio nourriture/bouches à nourrir, mais surtout d’éviter la consanguinité : les mâles doivent se reproduire hors de leur groupe de naissance. De toute façon, les adolescents mâles sont une charge pour le clan : ils passent le plus clair de leur temps à jouer et mangent le meilleur des proies ramenées par leurs mères et leurs tantes. Des Tanguy en puissance, si on ne les pousse pas dehors. Un jeune qui squatte auprès d’une femelle allaitante isolée peut même signer la perte des petits : la femelle s’usera à chasser pour deux, perdant son énergie, sa force, et ne produira plus de lait pour les lionceaux. Par instinct de survie pour elle-même et les petits, elle finira par chasser le jeune squatteur.

Les jeunes mâles ainsi exclus du groupe11 vivent en nomades durant quelque temps. Assez nuls à la chasse, ils mangent souvent les restes de proies laissés par d’autres prédateurs, et survivent mieux s’ils s’allient à un frère ou un cousin, formant des binômes, trios ou quatuors. À l’issue de leur période nomade qui dure en moyenne deux ans (le temps d’atteindre leur pleine maturité), ils chercheront à détrôner un lion plus vieux, pour conquérir ses chasseuses et sa terre. Un lion seul peine à garder le contrôle de son territoire, d’où la fréquence des coalitions de deux à quatre mâles. Un vrai boys club de frères et de cousins, déterminés à transmettre leur patrimoine génétique.

Selon Bruce Bagemihl, biologiste canadien connu pour avoir démontré que l’homosexualité existe au sein du règne animal12, 8 % des lions sont gays (c’est-à-dire qu’ils s’accouplent parfois entre eux). Sur mille cinq cents espèces animales observées, Bagemihl conclut qu’un tiers d’entre elles ont des comportements homosexuels – dont les lions. Cette découverte a permis de délégitimer l’argument selon lequel l’homosexualité serait contre-nature, amenant à réviser la Constitution américaine : le 26 juin 2003, les juges déclarent inconstitutionnelle la loi du Texas interdisant la sodomie, par six voix contre trois. Grâce aux lions gays et autres animaux à tendance homo, l’homosexualité n’est donc plus illégale aux États-Unis13.

Les lionnes, elles, ne lesbianisent qu’en captivité (elles savent qu’il y a mieux à faire que baiser). C’est qu’elles ont tout compris du Scum Manifesto de Valerie Solanas :

Le sexe (…) est une perte de temps. Une femme peut facilement, bien plus facilement qu’elle ne pourrait le penser, se débarrasser de ses pulsions sexuelles et devenir suffisamment cérébrale et décontractée pour se tourner vers des formes de relation et des activités vraiment valables. Mais le mâle libidineux met en chaleur la femelle lascive. Les hommes, qui ont l’air d’en pincer sexuellement pour les femmes et qui passent leur temps à vouloir les exciter, jettent les femmes portées sur la chose dans des transes lubriques et les fourrent dans un piège à con dont peu de femmes arrivent jamais à se sortir14.

Moi je dis que si les lionnes n’étaient pas programmées pour perpétuer l’espèce, elles pourraient aussi bien s’organiser entre elles et se passer des mâles. La guerre des sexes serait pliée en deux minutes. Les gars savent rugir, mais pas se faire à manger.

Ma lionne était en cage et absolument seule, recevant sa nourriture des gardiens de sa prison, qu’on appelait soigneurs. Elle n’a jamais su ce qu’est la liberté, jamais chassé avec ses sœurs. À défaut de pouvoir s’attaquer au système qui l’avait enfermée pour la domestiquer, elle s’autodétruisait.