Mon amie Isabelle (sorcière et pythie), qui m’a commandé cet essai sur la lionne (« Tu es une lionne, écris sur la lionne », m’a-t-elle dit, et j’entendais son sourire au téléphone), m’explique que les grands félins sont faits pour voir de loin, et scruter la plaine à des kilomètres de distance1. Entre les murs des cirques et des zoos, où leur vue ne porte pas, ils deviennent quasi aveugles au fil des années.
Isabelle et moi sommes liées par une réflexion commune et partagée sur les relations d’emprise, et sur notre statut de femelles en ce monde. Nous traverse de manière récurrente la question du masochisme féminin, ce masochisme dont je sens et je sais qu’il ne s’explique pas qu’au niveau « micro » (de chaque histoire individuelle) mais aussi « méta » (par-delà l’individu, au niveau sociétal). Je parle ici du masochisme femelle en tant que phénomène systémique, qui peut s’actualiser dans chaque assignée-femme de manière différente2. Ses fondements ne sont donc pas à excaver et analyser qu’avec les outils de la psychanalyse, mais aussi ceux de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie, de la sociologie et de la psychosociologie3. Ce masochisme construit depuis des siècles, historiquement, socialement, culturellement ancré, inculqué, chevillé au dressage des assignées-femmes. Celui qui fait des filles ces êtres polymorphes, d’une plasticité incroyable, capables de se couler dans toutes les formes possibles, se tordant à l’extrême pour ne pas décevoir, déplaire, être laissées, ne pas souffrir l’opprobre, la stigmatisation, la sanction sociale ou de l’entourage proche, y compris féminin (car plus les femmes se plient, se tordent, oublient leur forme première et leur capacité à déterminer leur propre destinée, plus dur est leur regard sur celle qui se redresse). Et puis ce phénomène de camera obscura, l’inversion des formes projetées sur l’écran, le renversement des objets sur la rétine4. L’effet de cadrage aussi : qui ne connaît pas d’autre manière d’être au monde que celle qu’on lui apprend n’a pas toujours la possibilité de se penser différemment, se placer hors du cadre, et chercher le hors-champ.
Dans La Faille, son septième roman5, Isabelle écrit l’histoire d’une femme qui perd sa force et sa joie, sa lumière intérieure, son énergie vitale et jusqu’à ses cheveux, au fil d’une relation avec l’homme qu’elle aime et qui la vampirise, la contrôle, l’isole et la contient. Un livre qui m’a marquée. Sa narration décrit, page après page – avec le tempo lent, inexorable, qui caractérise la mécanique des relations d’emprise – tous les détails de l’engrenage : un long travail de sape émotionnelle et psychologique. La machine s’enclenche parce qu’il y a prise, et le reste suit. La faille de Lucie, la femme sous emprise, c’est le doute de soi.
Là où s’ouvre la faille, le besoin de prise sur l’autre peut s’agripper, avant de progresser, lentement, comme dans un passage déjà ouvert sous la roche des apparences lisses. Alors, s’effritent peu à peu et chaque jour un peu plus les bords schisteux de cette ébréchure de l’estime de soi, qui deviendra un gouffre. Lucie, la fragile, qui doute d’elle-même, se laisse dénigrer, humilier, amoindrir au fil des mois puis des années d’union à son vampire. Elle cesse d’être elle-même chaque jour un peu plus.
« Le roman s’est construit autour de cette question : pourquoi doute-t-elle ? Quels secrets la font douter, comment le doute s’est-il transmis ? Et comment ce doute va influencer sa vie, comme un mal à l’état latent qui peut, si elle n’y prend pas garde – et Lucie n’y prend pas garde –, s’aggraver, s’infecter, aller jusqu’à la haine de soi6. » C’est ainsi qu’Isabelle me parlait de la femme qui ne sait pas partir, la lionne aux griffes limées, grandie derrière une vitre, qui ignore son pouvoir, n’a jamais su rugir.
Repensant à La Faille, je me dis que ce n’est pas un hasard si son autrice m’a demandé d’écrire sur la lionne, figure d’identification à la puissance d’être, dont je m’étais interdit l’accès (j’ai été, comme tant d’autres, une Lucie, une lionne derrière sa vitre).
Nous avons toutes connu une sœur ou une amie, qui est restée emmêlée dans un lien d’emprise qu’elle nommait amour, se vidant peu à peu de sa substance.
J’appelle cela le syndrome de l’anémone de mer : nos bras mous, indolents, privés d’autonomie, sont guidés tout entiers par le courant de l’autre – plus de volonté propre ni de capacité à s’arracher à ce qui aspire notre énergie.
Mais peut-être faut-il y voir le syndrome de la lionne en cage : elle ne voit rien de près. Elle est quasi aveugle, sans le recul nécessaire pour saisir ce qui se passe. Elle manque de distance, dans l’incapacité de s’éloigner un peu pour voir la scène dans sa globalité.
Ce n’est pas l’amour qui rend aveugle, c’est la captivité.