C’était sans grand entrain que Hong Jun[11] pénétra dans son bureau. Tout à l’heure, au tribunal, sa plaidoirie en faveur de Lu Boping l’avait mis sur les genoux et c’est pour cela qu’une fois rentré il n’avait pas répondu à la question de Song Jia[12]. Debout devant la fenêtre, il regardait au-dehors sans dire un mot. C’était la première fois qu’une plaidoirie au tribunal le laissait ainsi épuisé et perplexe.
Song Jia revint en apportant une tasse de café[13] qu’elle déposa délicatement sur le bureau en proposant d’une voix pleine de sollicitude : « Maître, prenez donc un café. » Hong Jun la remercia sans tourner la tête.
« Ça n’a pas marché ? » lui demanda-t-elle.
Ce à quoi il répondit : « C’était comme si cette plaidoirie n’avait aucune portée, aucune substance, même moi je trouvais ça sans intérêt ! C’était comme être sur l’estrade tout en sachant pertinemment que pas un seul élève ne s’intéresse à ce que vous dites et que malgré tout il faut continuer à parler en faisant bonne contenance. Tu[14] n’as jamais été professeur, tu ne peux pas savoir ce que c’est !
— Même si je n’ai jamais enseigné personnellement, ça ne m’a pas empêchée d’entendre certains professeurs parler de ce genre de cours et je compatis vraiment. Je sais que cette espèce de sensation est à ce point désagréable que dès la fin du cours ils s’enfuient aussi loin que possible ! » Comme elle vit que l’avocat s’enfermait dans son mutisme, elle changea de sujet de conversation : « J’ai deux choses à vous dire qui, je crois, vous intéresseront certainement.
— Quelles choses ? demanda Hong Jun en se retournant.
— Ça fait presque un an que vous avez ouvert votre cabinet : nous devrions fêter ça ! »
Hong Jun se remit à regarder par la fenêtre, et, non sans un soupir plein de regret, répondit : « Déjà ! Le temps a filé sans que je m’en aperçoive et bientôt ce sera de nouveau l’automne[15]. Fichtre ! Comme ça a passé vite ! J’ai l’impression que c’était il y a à peine quelques jours. Comme on dit aux États-Unis[16] Where did the time go ? (Où est passé tout ce temps ?). C’est vraiment impensable !
— Vous avez raison, mais c’est le genre de sujet sur lequel il vaut mieux ne pas trop s’attarder. Réfléchissez plutôt à notre affaire de célébration ; dites-moi, grande fête ou petite fête ? » lui demanda-t-elle, mais, ayant vu qu’il n’avait nullement l’intention de répondre, elle continua : « Ces derniers temps, beaucoup de danwei[17] profitent de n’importe quel anniversaire, fondation d’usine ou d’établissement scolaire, pour nouer des relations ou faire des connaissances. Durant cette seule année, nous avons eu quelques bonnes affaires en main, il faut le reconnaître ; mais il faudrait solliciter davantage vos amis du monde de l’information pour qu’ils profitent de l’occasion pour nous faire un peu de publicité. C’est ce qu’on appelle l’effet publicitaire de la non-publicité. Qu’en dites-vous, maître ? »
Hong Jun s’étant finalement retourné, s’approcha, et lui répondit avec le plus grand sérieux : « C’est une perte de temps et d’énergie, ce n’est pas pour nous. »
Song Jia, un léger sourire aux lèvres, lui dit : « Puisque vous n’aimez pas le genre “Célébration officielle”, nous pourrions ne faire qu’une petite fête, n’est-ce pas ? »
Hong Jun s’assit alors sur le siège directorial, prit la tasse de café, en but une gorgée, puis tranquillement : « À vous entendre il semblerait que je n’aie plus droit de veto.
— Je dois dire que vous avez, de votre plein gré, renoncé à exercer vos droits.
— On me prend à la gorge et on appelle ça mon plein gré. C’est quoi ça ?
— Vous allez me faire pleurer ! Il n’en reste pas moins que le patron, c’est vous !
— Le patron ? J’ai horreur qu’on m’appelle ainsi, surtout vous ; ça cache toujours quelque chose.
— Arrêtez de me prendre pour quelqu’un d’aussi calculateur !
— Bon ! ça va mademoiselle, parlez-moi plutôt de ce projet de “petite fête” que vous mijotez depuis si longtemps.
— Mon projet ? En fait c’est très simple. Vous tâchez de trouver une soirée, vous m’invitez à dîner, je vous accompagne au bowling et on peut considérer que l’on a fêté ça ! De toute façon, au cabinet, nous ne sommes que tous les deux.
— Vu de l’extérieur, ça paraît équitable.
— Bien sûr, c’est normal. Vous, vous m’invitez, moi, je vous accompagne.
— Mais pourquoi tenez-vous tant à aller au bowling ?
— Parce que j’adore ça !
— Ça, c’est franc ! En revanche, ce qui est sûr, c’est que c’est moi qui paierai la partie !
— Évidemment, puisque c’est vous le patron !
— D’accord, il est inutile que je cherche à me défiler. Personne ne me force à abandonner mon droit de veto, n’est-ce pas ?
— Alors nous sommes d’accord !
— Mais c’est moi qui fixe le jour.
— Je n’y vois aucun inconvénient. »
Hong Jun, toute affaire cessante, sortit son agenda, le feuilleta, et, le plus sérieusement du monde, lui dit :
« Alors nous dirons vendredi 4 octobre. »
Song Jia se mit à sauter de joie, mais, perdant son sourire, ajouta aussitôt : « Le 4 octobre, vous êtes sûr que c’est un vendredi ?
— C’est bien ça : vendredi 4 octobre.
— Vendredi prochain, ce serait le 4 ? Voyons, aujourd’hui… »
Song Jia se retourna pour aller consulter le calendrier qui était accroché au mur.
— Mais non ! Moi je parlais de 1996, rectifia Hong Jun, tout content de lui.
— Ah bon ? L’année prochaine ! répliqua-t-elle en faisant la moue.
— C’était bien à moi de fixer la date, non ?
— Ce n’est pas du jeu ! On était d’accord que c’était l’anniversaire de la création du cabinet. En octobre de l’an prochain, ce sera son deuxième anniversaire. Là, vous trichez ! »
En voyant la mine sérieuse de Song Jia, l’avocat se mit à rire de bon cœur. Il avait toujours pris plaisir à travailler avec elle. « Bon ! dit-il en se levant. Alors, disons vendredi prochain. Et maintenant, mademoiselle, parlez-moi de votre second complot.
— Quel complot ? Vous êtes tout simplement injuste ! J’ai seulement dit que c’était quelque chose qui avait des chances de vous intéresser. Quelqu’un est venu demander de nous occuper de son procès. Bien que, concrètement, je ne sache pas ce dont il s’agit, j’ai quand même l’intuition que nous avons là une affaire extrêmement spéciale et particulièrement délicate. Tout ce que vous aimez !
— Vous croyez ?
Du coup, l’avocat se rassit. Il était du genre à aimer la difficulté. Plus le cas était difficile et plus ça le dynamisait. C’est pourquoi les propos de Song Jia firent immédiatement naître dans son regard une intense lueur d’intérêt.
Song Jia connaissait bien, chez lui, ce trait de caractère. C’est pourquoi elle continua, sans hâte aucune : « Ce matin, c’est une femme qui est venue : la quarantaine environ, elle s’appelle Jin Yiying[18], elle est professeur à l’université, professeur d’informatique. Elle dit qu’il lui est arrivé quelque chose de malheureux et de très bizarre à la fois et qu’elle ne sait ce qu’elle doit faire. Ayant lu dans les journaux un article concernant maître Hong, et ayant entendu parler des talents particuliers de maître Hong en matière d’analyse et de déduction, elle est naturellement venue ici solliciter notre aide. Elle croit probablement qu’il n’y a au monde que maître Hong qui soit en mesure de l’aider ! Je lui ai fait savoir que maître Hong était sorti et qu’il serait peut-être de retour dans l’après-midi, et je lui ai en outre conseillé de téléphoner avant de revenir. Elle est malgré tout revenue dans l’après-midi, et, bien sûr, elle n’a de nouveau pas été en mesure de voir maître Hong. » Song Jia prononçait le maître Hong de façon tout spécialement appuyée.
— Vous lui avez certainement demandé les éléments du dossier.
L’avocat n’avait pas prêté attention à l’exagération que Song Jia avait mise dans ces mots ; tout ce qui l’intéressait pour l’heure, c’était : « les éléments du dossier ».
— Demander, c’est une chose, mais elle, elle ne m’a rien dit. Les gens n’ont confiance qu’en maître Hong !
— Ce ne serait que ça ? Dans ce cas, sur quoi vous basez-vous pour dire qu’il s’agit d’un cas très particulier et extrêmement épineux ?
— Sur mes déductions ! Premièrement, pour qu’une femme d’âge mûr vienne tout spécialement rendre visite au Sherlock Holmes chinois, c’est, à n’en pas douter, qu’elle a un gros problème. Deuxièmement, quelqu’un qui veut entrer en contact avec notre cabinet, en général, passe d’abord un coup de fil en guise de premier contact ; elle, par contre, s’est précipitée ici comme ça, une fois le matin et une fois l’après-midi : il s’agit évidemment d’un problème qui sort de l’ordinaire. Tertio, elle est professeur d’université, en informatique qui plus est ; ce qu’elle dit doit avoir un sens précis, donc quand elle parle de quelque chose d’« extrêmement fâcheux et bizarre à la fois », ce ne sont certainement pas des paroles en l’air. Qu’est-ce que vous en dites ? Mon raisonnement tient debout, n’est-ce pas ?
Pas peu fière d’elle-même, elle regarda l’avocat puis elle s’empressa d’ajouter :
— Bien sûr, je me fie aussi à mon intuition. En partant, cette femme avait l’air d’être très inquiète, comme si elle craignait quelque chose d’autre. Je pense que…
— À quelle heure doit-elle revenir ? interrompit calmement Hong Jun.
— Demain matin à 9 heures, répondit Song Jia, déçue. L’avocat se tut. À chaque fois qu’il avait affaire à un cas de nature à présenter un certain défi, il ressentait un incoercible sentiment d’impatience. On aurait dit que sa réflexion s’était déjà mise en marche et qu’il avait toutes les peines du monde à l’arrêter. Cependant, ce qu’il aimait, c’étaient les raisonnements bien étayés et non pas les conjectures sans fondement ; c’est pourquoi, avant d’avoir vu les parties en cause, il refusait de se lancer dans des hypothèses hasardeuses. Il hocha la tête et dit, malgré lui : « Cette fois, je souhaite que votre intuition soit exacte. »
Song Jia, imitant les intonations du maître, ajouta : « Je me rappelle qu’un philosophe a dit que la connaissance est rationnelle chez l’homme mais qu’elle est intuitive chez la femme. En conséquence, vous devez vous fier à mes intuitions !
— Mais, rétorqua Hong Jun, tu as oublié une autre phrase du même philosophe.
— Laquelle ?
— Ce qu’il y a au monde de plus imprévisible, c’est l’intuition féminine ! »
Le lendemain matin à 9 heures, une femme d’âge mûr pénétra, ponctuelle, dans le cabinet de maître Hong. De taille moyenne, plutôt mince, l’air bienveillant, elle devait avoir une vocation innée d’enseignante. Mais, pour l’heure, elle avait l’air las et le regard terne. Elle s’assit sur le canapé de la salle de réception et s’adressa à Hong Jun tout en l’examinant : « Maître Hong, je ne sais si je dois ou non vous importuner avec mon problème. Il se peut même qu’au fond, il n’y ait pas de problème du tout, que ce soit tout simplement le destin qui en ait disposé ainsi. J’ai pourtant le sentiment qu’il y a quelque chose de louche. J’ai même peur si ça continue que moi aussi je me mette à souffrir de psychose ! Bref, il fallait que j’en parle à quelqu’un, ne serait-ce que pour m’aider à y voir clair ! Mais à qui m’adresser ? C’est le genre de chose dont on ne peut pas parler avec les collègues de travail. Quant à la famille, mes parents ne sont pas à Pékin et ma fille est encore trop jeune… Je n’avais d’autre solution que de venir vous trouver pour solliciter votre aide. Je sais que vous êtes non seulement un professionnel de talent, mais que vous êtes aussi toujours prêt à rendre service. Je suis persuadée que vous allez pouvoir m’aider à élucider cette énigme !
— Je vous remercie de votre confiance, professeur. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous venir en aide. »
Puis, tout en lui adressant un regard compatissant, Hong Jun ajouta : « Exposez-moi donc un peu la situation, concrètement.
— D’accord. Mais par où commencer ? Mon Dieu ! depuis quelque temps tout se mélange dans ma tête. »
Après avoir adressé un regard à Song Jia assise à côté, Jin Yiying continua avec un petit sourire triste : « C’est vraiment très embarrassant, d’un seul coup je n’arrive plus à me souvenir de quoi que ce soit.
— Dans ce cas, commencez donc par nous parler de la maladie de votre mari, lui dit Hong Jun sans même prendre la peine de réfléchir.
— D’accord ! »
Mais ce mot à peine prononcé, Jin Yiying demanda aussitôt à Hong Jun en le regardant avec de grands yeux : « Vous, heu… Comment êtes-vous au courant de la maladie de mon mari ? Je ne vous en ai pas encore parlé. Auriez-vous par hasard déjà fait une enquête ? »
Song Jia, elle aussi, fixait l’avocat avec étonnement. Après avoir regardé les deux femmes, Hong Jun s’expliqua à contrecœur : « En vérité, dès que vous êtes entrée dans cette pièce, j’ai essayé de comprendre la raison de votre visite. C’est mon habitude. J’ai senti tout d’abord que vous aviez sur vous une odeur de lysol, ou bien comme on l’appelle communément, une odeur d’hôpital. Quelqu’un qui se rend occasionnellement à l’hôpital n’a pas sur lui ce genre d’odeur, aussi en ai-je déduit que, récemment tout au moins, vous vous rendez souvent dans un hôpital. Mais comme vous n’y travaillez pas et que vous n’avez pas l’air non plus d’avoir été longuement malade, l’explication la plus vraisemblable est que vous avez tenu compagnie à un malade. C’est la première conclusion qui me soit venue à l’esprit. Ensuite, vous venez ici tout en disant ne pas savoir si vous devez ou non m’importuner. Ce qui voudrait dire que votre but, en venant trouver un avocat, ne serait pas de lui parler d’une affaire ordinaire, mais qu’il pourrait aussi bien s’agir de quelque chose sans rapport aucun avec la loi, comme par exemple l’étrange maladie dont vient d’être frappé l’un de vos proches. Surtout lorsque, comme vous l’avez dit, vous risquez à votre tour d’être la proie d’une psychose. Le fait que vous ayez dit “moi aussi” ne faisait que confirmer mes précédentes conclusions. Il m’est alors venu à l’esprit que c’était pour cette histoire de maladie que vous étiez venue me consulter. La question était alors de savoir qui était la personne malade ; en d’autres termes, de connaître les rapports qui existaient entre elle et vous. Pour elle, vous étiez déjà venue me trouver à trois reprises et, pour que ce problème vous peine et vous inquiète à ce point, il fallait obligatoirement que la personne en question eût avec vous des rapports de la plus grande intimité. Dans votre exposé, vous avez fait allusion à vos parents et à votre fille mais, en revanche, vous n’avez pas mentionné votre mari. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il y avait de fortes chances pour que ce malade soit précisément votre mari. Qui plus est, votre mine défaite et la tristesse qu’on peut lire sur votre visage m’incitent à penser qu’il ne pouvait s’agir que de lui. En conséquence de quoi je suis arrivé à la conclusion que c’était à propos de la maladie de votre mari que vous étiez venue me trouver. Conclusion qui n’a rien d’absolu ni d’exclusif. Elle est probable à 70, 80 %. Mais ce raisonnement s’est opéré automatiquement dans mon esprit et c’est pourquoi j’ai dit cela, comme ça, sans réfléchir. »
Après avoir écouté Hong Jun, Jin Yiying rétorqua, en ne cessant d’approuver du chef : « Vos explications sont tout à fait logiques, un vrai programme d’ordinateur ! Pourtant, avant de vous entendre, j’avais nettement l’impression que tout cela tenait du prodige. Je me rappelle que les journaux vous ont surnommé “le Sherlock Holmes chinois” et, apparemment cette réputation n’a rien de surfait.
— Tous les éloges ne sont-ils pas exagérés ? Surtout n’y ajoutez pas foi ! Parlez-nous plutôt de la maladie de votre mari. Quel genre de mal a-t-il attrapé ? »
C’est ce qui, pour l’heure, dans cette affaire, préoccupait le plus Hong Jun.
— Je ne saurais le dire au juste. Il a commencé par attraper une sorte de grippe, il a eu beaucoup de fièvre puis il est resté plusieurs jours dans le coma. Quand il est revenu à lui, il ne reconnaissait plus rien ni personne. Même moi, il ne savait plus qui j’étais.
Sa voix s’étouffa de sanglots.
— Quel a été le diagnostic du médecin ?
Jin Yiying sortit son mouchoir pour s’essuyer les yeux et répondit tout en baissant la tête : « Le médecin a dit que c’était le virus de la grippe qui lui avait endommagé le cerveau. »
Hong Jun s’appuya contre le dossier de son fauteuil et lui dit en la regardant : « En quoi pourrais-je vous aider ? Même si, dans l’affaire de la pierre Œil-de-Dragon[19], j’ai découvert que c’était la radioactivité qui était la cause du décès, je ne m’y entends vraiment pas en médecine[20].
— Si je suis venue vous chercher, ce n’est certes pas pour trouver le nom de la maladie dont souffre mon mari, mais c’est parce que je pensais que vous pourriez m’aider à en élucider le pourquoi et le comment. À vrai dire, j’ai toujours pensé que la façon dont il est tombé malade était très étrange. Selon moi… »
Elle voulut dire quelque chose, puis se ravisa.
— Selon vous, quoi ?
— Selon moi… selon moi quelqu’un a très bien pu lui nuire !
— Ah ! c’est cela !
Hong Jun ouvrit des yeux ronds. Après avoir réfléchi, il lui suggéra : « Pourriez-vous tout d’abord me faire un bref exposé sur la situation de votre mari ? Il me semble qu’il vaudrait mieux que j’aie, pour commencer, un minimum de renseignements le concernant.
— Je peux essayer. Comment dire ? Mon mari est quelqu’un de très intelligent et de très compétent. »
Jin Yiying fermait les yeux à demi, comme plongée dans ses souvenirs. « Quand il était à l’université, il a fait des études d’optique, après quoi il a suivi les cours pour devenir chercheur en biologie. C’est à cette époque que nous nous sommes connus. Après avoir passé son diplôme de chercheur, on lui a assigné un emploi dans un institut de recherches. Il y a cinq ans, il a donné sa démission et il est allé travailler en tant qu’ingénieur en chef dans une entreprise privée dans le Sud.
— Dans quelle ville ?
— À Shengguo[21], dans le Guangdong. La société s’appelle Dasheng[22] produits alimentaires SARL ; c’est l’usine de fabrication du fortifiant de la mémoire Dasheng.
— Le fortifiant de la mémoire Dasheng ? Mais c’est un produit renommé dans toute la Chine ! Ainsi votre mari était donc ingénieur en chef à la Dasheng ? Il s’était bien débrouillé !
— En effet, c’est l’équipe qu’il dirigeait qui a précisément sorti ce produit. Sinon comment expliquer que le patron l’ait embauché au prix fort ? Il gagnait 20 000 yuans par mois, rien que de salaire[23] ! Ses anciens collègues de l’institut l’enviaient beaucoup. Bien sûr, il y en avait aussi pour dire du mal de lui.
— Son patron l’estimait-il ?
— Assurément. J’ai eu vent de son intention de le promouvoir directeur général !
— Rentrait-il fréquemment à Pékin ? demanda Hong Jun après un moment de réflexion.
— Non, une ou deux fois par an.
— La dernière fois qu’il est rentré, c’était quand ?
— Il y a deux mois environ.
— Avait-il l’habitude de revenir à Pékin pour les congés en juillet/août ? Il fait très chaud dans le Sud à cette époque-là de l’année, n’est-ce pas ?
— Non, en général il revenait au moment de la fête du Printemps[24]. Cette fois-là il est rentré à l’improviste ; ce n’est que juste avant de monter dans l’avion qu’il nous a téléphoné. Il nous a dit qu’il partait pour Hong Kong[25] et qu’il avait anticipé ses congés. Par contre, auparavant, il a mentionné une affaire de fusion de capital entre sa société et une société de Hong Kong. C’était lui, cette fois-là, qui accompagnait le patron pour aller sur place étudier la question.
— Et y est-il allé ?
— Il y est allé et à son retour, il m’a de nouveau téléphoné du continent pour me dire qu’il nous avait acheté des cadeaux, à notre fille et à moi.
— Quand il est revenu à Pékin, cette fois-là, comment se portait-il ?
— Très bien. En fait, il n’avait pas tellement le moral et aucune envie de parler. Je lui en ai demandé la raison mais il m’a répondu que ce n’était rien. À cette époque-là, j’ai pensé qu’il était soumis à un stress intense, mais je n’y ai pas prêté attention davantage car il a toujours été comme ça ; il s’est toujours personnellement beaucoup investi dans son travail. Mais qui aurait imaginé que, quelques jours seulement après son retour de Hong Kong, il serait tombé malade ! Après avoir été prévenue par sa société, j’ai immédiatement pris l’avion et je me suis précipitée à Shengguo. À ce moment-là, il avait déjà perdu connaissance. Les médecins avaient émis un diagnostic réservé. En fin de compte, il a survécu. La société s’est bien comportée à son égard ; elle a dépêché quelqu’un pour l’accompagner pendant son voyage de retour à Pékin. Son patron s’est même déplacé spécialement pour venir le voir chez nous et comme à son avis, il était tombé malade à force de surmenage au service de la société, ses frais médicaux sont entièrement pris en charge et son salaire continue à lui être versé. Les gens de la société aussi ont tous été très chics avec lui et tous en ont dit grand bien. À ce moment, je pensais que quiconque connaissait un tel sort devait s’estimer heureux.
— Pourquoi alors soupçonnez-vous qu’on ait pu lui nuire ?
— C’est parce qu’ensuite j’ai reçu une lettre de lui, une lettre très bizarre. J’ai l’impression qu’il est très possible que cette lettre ait un rapport avec sa maladie.
— Vous avez dit “ensuite”, quand exactement ?
— C’était avant-hier. Il m’avait écrit cette lettre avant de tomber malade, mais je ne l’ai reçue qu’avant-hier.
— Vous l’a-t-il envoyée à votre bureau ?
— Oui. Mais ce n’était pas une lettre ordinaire, c’était un courrier électronique. Vous savez, mon établissement ainsi que sa société sont tous deux reliés au Web. Aussi, pour correspondre entre nous, nous utilisons toujours l’e-mail. Depuis le retour de mon mari à Pékin, j’ai été très occupée à l’accompagner chez les médecins, aussi n’ai-je pas eu le temps de passer à mon travail. La semaine dernière, son état général s’est amélioré ; c’est pourquoi j’y suis allée avant-hier et, en passant, j’ai jeté un coup d’œil à mon courrier. C’est ainsi que j’ai découvert sa lettre, celle qu’il m’avait écrite deux jours avant d’être terrassé par la maladie. Le contenu ne m’en est toujours pas très clair, mais je reste persuadée qu’elle a quelque chose d’insolite. Qui plus est, une idée effrayante a germé dans mon esprit, à savoir que la maladie de mon mari serait le fait de la malveillance de quelqu’un ! Je ne saurais dire pourquoi, mais c’est mon impression. Et c’est une idée tenace : j’ai beau dire et beau faire, je ne parviens pas à m’en débarrasser. »
Hong Jun l’observait. Il lui semblait que le son de sa voix avait quelque chose d’étrange. De sa main droite il avait repoussé ses cheveux en arrière avant de lui demander : « Vous avez certainement cette lettre sur vous ?
— J’en ai imprimé une copie que je vous ai apportée, lui répondit-elle, et elle sortit de son sac une feuille qu’elle lui tendit. Hong Jun la prit et en fit une lecture rapide. La lettre n’était pas très longue mais elle contenait certaines phrases vraiment très difficiles à comprendre.
Yiying,
Tu me manques beaucoup ainsi que Linlin[26]. La maison me manque. Dernièrement je me sens très fatigué, peut-être devrais-je prendre un peu de repos. Dans la vie il y a des choses que l’on peut difficilement prévoir et qu’il est difficile d’accepter. J’ai eu des mots avec certaines personnes de la société, pour des questions de travail bien entendu. Tu me connais, je ne suis pas du genre à me disputer. Cette fois-ci je n’ai vraiment pas pu faire autrement, j’étais coincé ! Je pense rentrer bientôt à Pékin : à ce moment-là je te raconterai tout ça. Cependant, et moi-même je l’ignore, il se pourrait que je ne puisse plus revenir. Quoi qu’il puisse m’arriver, tu dois absolument mettre en sûreté cette chose que nous possédons. C’est un trésor de famille, il ne faut laisser personne s’en emparer. Personne ! Tu as compris ? Je te livre cet aphorisme[27] : charger un projet une fourmi six douves le crépuscule quémande la mansuétude est rare.
Ces paroles ont un sens extrêmement profond, il te faut utiliser toutes tes connaissances et, sans trêve, chercher la lumière[28]. Je peux te donner un autre indice : si tu recules d’un demi-pas, la mer est vaste et le ciel s’ouvre[29].
Plus tard, si tu devais rencontrer quelque difficulté, tu pourras demander au « vieux Chat[30] » de t’aider.
Wenge[31].
(Les date et heure de réception de ce message, enregistrées par l’ordinateur, étaient le 6 septembre 1995 à 15 heures 38.)
Hong Jun relut la lettre avec soin, la reposa sur la table puis, lentement, releva la tête et demanda à Jin Yiying en la regardant : « Votre mari serait-il un maniaque du mystère ? »
Elle fit non de la tête.
— Vous avait-il déjà écrit des choses de ce genre auparavant ? Je veux parler de cet aphorisme.
À nouveau elle fit non de la tête.
— Sauriez-vous qui est ce « vieux Chat » dont il parle ?
— C’est un ancien camarade de classe de mon mari ; il s’appelle Dai Huayuan et travaille à l’Institut de recherche d’optique.
— Encore une chose, ce trésor de famille, c’est quoi ? Peut-être ne devrais-je pas vous poser cette question ?
— Il n’y a pas de mal ; il s’agit d’un tableau ancien. C’est le grand-père de mon mari qui, il y a longtemps, l’avait acheté à la famille d’un prince mandchou. Moi, je ne l’aime pas parce qu’on dit qu’il porte malheur. Mais mon mari y tient comme à la prunelle de ses yeux et bien souvent on ne peut l’arracher à sa contemplation solitaire. Lors de son dernier séjour à la maison, il avait eu beaucoup à faire et cependant il avait quand même trouvé le moyen de sortir cette peinture pour la regarder pendant un bon moment !
Hong Jun se leva et lui dit : « Professeur Jin, votre cas m’intéresse beaucoup. Bien sûr il se pourrait qu’au fond il n’y ait pas d’affaire du tout, cependant je décide de m’en occuper si toutefois vous pouvez accepter nos honoraires. »
Jin Yiying se leva elle aussi et en toute franchise lui dit : « Je demande seulement que vous puissiez m’aider à tirer cette affaire au clair ; peu importe le prix.
— Je ne peux certes pas vous donner de certificat de garantie, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
— Vous avez toute ma confiance !
— À quel moment me sera-t-il possible d’aller voir votre mari ?
— Cet après-midi même. On peut lui rendre visite de 3 à 5.
— Dans ce cas je vous prierai de bien vouloir accompagner Mlle Song pour accomplir quelques formalités. Quant à nous, nous nous retrouverons cet après-midi à 15 heures devant l’entrée de l’hôpital. J’allais oublier : est-il à l’hôpital psychiatrique, ou bien au troisième CHU de Pékin ?
— Au troisième CHU de Pékin. »
Jin Yiying suivit Song Jia dans son bureau, Hong Jun retourna dans le sien. Debout devant la fenêtre il réfléchissait en regardant au-dehors les feuilles des arbres qui avaient déjà commencé à prendre des couleurs jaune et rouge. Brusquement, il fit volte-face et, jambe gauche pliée en avant, poing droit serré, il fit deux tours pleins de fougue vers l’avant – c’était là son mouvement habituel préparatoire à toute action d’envergure.