11. La lettre de l’Ancêtre du Bouddha
du Neuvième Ciel

Le 3 octobre à 8 h 30, Hong Jun se présenta comme prévu au bureau de Meng Jili, le président-directeur général de la Dasheng. Averti par sa secrétaire, celui-ci vint aussitôt l’accueillir en personne : « Maître Hong, vous êtes ponctuel. J’aime avoir affaire à des gens comme vous et je les respecte. Cela dit, je suis bien obligé de composer aussi avec ceux qui ne le sont pas ! Ha ! Ha ! Entrez donc, je vous en prie. »

Hong Jun fit, d’un rapide coup d’œil, le tour de la pièce : un bureau spacieux et imposant, un mobilier d’acajou rouge sombre et, au mur, quelques tableaux et calligraphies d’artistes célèbres. Il ne put s’empêcher d’exprimer son admiration : « Vous avez un bureau vraiment magnifique, monsieur Meng !

— Tout ceci, c’est pour la galerie, dit Meng Jili en riant, s’il ne tenait qu’à moi, un bureau et une chaise en rotin me suffiraient amplement ! Dans ma position, on ne fait pas toujours ce que l’on veut ! Hier, vous m’avez entendu exprimer mon enthousiasme, mais à vrai dire, j’ai parfois le sentiment que le simple pêcheur ou le petit commerçant ont la vie plus facile que le président d’une grosse société. Celui qui n’a que ses propres affaires à gérer se fait moins de cheveux blancs ! Hélas. Que voulez-vous, c’est la vie !

— Je suis entièrement d’accord avec vous ! Moi aussi j’ai vraiment envie, parfois, d’aller me réfugier au sommet d’une montagne ou au fin fond d’une forêt, d’être un nuage qui passe ou un oiseau sauvage… Ce serait un gage de longévité !

— Si c’est ainsi que vous voyez la vie, nous sommes sur la même longueur d’onde ! »

Le regard de Hong Jun vint se poser sur une table de jeu d’échecs en acajou près du mur, sur laquelle une partie inachevée avait été abandonnée. Il s’approcha pour mieux voir et demanda : « Vous aimez les échecs, monsieur Meng ?

— C’est la seule de mes passions que j’ai réussi à préserver. J’ai été quelqu’un qui adorait jouer au basket, au ping-pong, aux cartes, au majong, tout me plaisait. Mais c’est fini maintenant, je n’ai plus le temps ! Cela dit, aussi chargé que puisse être mon emploi du temps, je ne renonce jamais à ma partie d’échecs. Vous jouez aux échecs, maître Hong ?

— Oui, mais je suis un piètre joueur.

— Ne faites pas le modeste ! Avec votre intelligence, vous ne pouvez que bien jouer. Il faudra que nous fassions une partie un de ces jours.

— Je vous assure que je joue vraiment mal. Un de mes amis qui, lui, joue très bien, m’a dit un jour que mon problème était de ne pas savoir anticiper les mouvements de l’adversaire, de jouer au coup par coup.

— Ça, ce n’est pas bon, en effet. La clé de ce jeu est l’anticipation ; c’est celui qui voit venir l’adversaire le plus souvent et de plus loin qui est sûr de gagner. Disons que, si nous faisions une partie vous et moi, et que vous ne deviniez que les trois prochains coups alors que j’en prévois quatre, c’est moi qui l’emporterais car, quelle que soit votre stratégie, j’aurai toujours la solution. C’est le même principe qu’en affaires !

— Rien d’étonnant à ce que vos affaires prospèrent, monsieur Meng ! En ce qui me concerne, j’ai un faible pour l’étude des parties inachevées, qui ressemblent à des problèmes à résoudre, un peu comme ceux que je rencontre dans ma profession. En réalité, les affaires que l’on nous confie, à nous, avocats, sont des parties inachevées.

— Moi je préfère commencer la partie au début. Les deux adversaires se trouvent alors à égalité de chances avec le même nombre de pions à leur disposition. Les parties inachevées ont été commencées par d’autres, elles vous laissent peu de liberté de manœuvre. On ne peut véritablement évaluer le niveau d’un joueur que s’il joue dès le début car la compétition est alors équitable. Mais revenons à des choses plus sérieuses. »

Meng Jili invita Hong Jun à s’asseoir sur le canapé et prit place face à lui. Puis, sur le ton de la négociation : « Maître Hong, dit-il, j’ai lu la lettre de Jin Yiying. Donnez-moi quelques précisions.

— Le professeur Jin m’a fait savoir que vous avez été très généreux envers son mari ; que, non seulement vous avez pris en charge tous les frais relatifs à ses soins mais que vous lui avez également versé l’intégralité de son salaire. Cependant, comme elle pense que ses chances de guérison sont minimes, elle m’a prié de solliciter un engagement écrit de votre part. J’espère que vous serez à même de comprendre l’état d’esprit dans lequel elle se trouve.

— Ça, je suis à même de le comprendre. » La réponse de Meng Jili semblait comporter un sous-entendu.

— Y a-t-il quelque chose d’autre que vous ne compreniez pas ? demanda Hong Jun sans la moindre arrière-pensée.

— Vous, maître Hong !

Meng Jili souriait mais ses paupières battaient sans cesse.

— Moi ?

—  Oui. Quel intérêt un avocat aussi célèbre que vous et, qui plus est, spécialiste en matière criminelle, peut-il trouver dans cette affaire sans envergure ?

Le sourire de Meng Jili semblait cacher quelque chose.

— C’est tout simplement que des amis m’ont chargé de cette affaire. Y voyez-vous par hasard quelque inconvénient ?

Hong Jun pensa que, visiblement, l’homme n’avait pas consacré l’intégralité de ces deux derniers jours aux festivités !

— Mais non ! aucun ! Je plaisantais, ah ! ah !

Puis Meng Jili cessa de rire pour très sérieusement proposer : « En ce qui concerne M. Tong, nous pourrions faire la chose suivante : nous prendrons en charge les frais médicaux aussi longtemps que cela sera nécessaire et nous lui verserons son salaire pendant un an encore, sans les primes cependant. Si, dans un an, son état ne s’est pas amélioré, je serai obligé à ce moment-là d’agir conformément au règlement interne. Ma proposition vous convient-elle ?

— Il me faut en référer au professeur Jin et en discuter avec elle.

— Mais certainement. Si elle ne fait aucune objection, puis-je vous demander de rédiger, avec l’aide de Mlle He, un accord que nous signerons ensuite ?

— C’est entendu. » Voyant que Meng Jili traitait l’affaire sans faire de difficulté, Hong Jun se demanda comment il allait réagir à sa prochaine requête ; aussi prit-il un ton moins exigeant : « J’ai encore quelque chose à vous demander. Le professeur Jin m’a dit que, lors de son dernier voyage à Shengguo, elle était si bousculée qu’elle n’a pu s’occuper des affaires personnelles de son mari. Elle m’a donc chargé de les lui apporter. Je crois qu’elle en a fait mention dans sa lettre.

— En effet.

— Voyez-vous un inconvénient à ce que je le fasse dès maintenant ?

— Ça ne doit pas poser de problème. Un instant, je vais voir. »

Meng Jili sortit et revint quelques instants plus tard : « Mlle He va venir pour vous conduire jusqu’au bureau de M. Tong. Vous avez carte blanche en ce qui concerne ses affaires personnelles ! Avez-vous d’autres questions, maître ? » Puis il regarda sa montre. Hong Jun comprit et prit congé.

He Mingfen l’attendait déjà devant la porte du bureau directorial. Après lui avoir adressé un sourire accueillant, elle le guida jusqu’à celui de Tong Wenge. Ils prirent l’ascenseur pour descendre, traversèrent un couloir, reprirent un autre ascenseur qui les amena de nouveau à l’étage et, après avoir tourné plusieurs fois à droite et à gauche, ils entrèrent par une porte munie d’un code pour atteindre une zone silencieuse et aseptisée.

Des deux côtés du couloir se trouvaient les laboratoires. Quelques portes restées ouvertes permettaient à Hong Jun d’entrevoir des employés en blouse blanche qui travaillaient en silence, chacun à son poste, ou qui se déplaçaient sans bruit. Une autre porte les séparait de deux grands laboratoires et du bureau de Tong Wenge à l’extrémité du couloir ; après quoi il n’y avait plus qu’une porte fermée servant d’issue de secours.

—  Afin de lui permettre de travailler dans le plus grand calme, ces deux laboratoires étaient réservés à M. Meng, dit He Mingfen. Personne ne pouvait y pénétrer sans son autorisation.

Hong Jun hocha la tête sans dire un mot. En fait, il essayait de localiser cet endroit au sein du bâtiment principal. Puis, soudain, une question lui traversa l’esprit : « Mlle He, n’êtes-vous pas venue à l’hôtel Shengguo le 30 au soir ?

— Heu… En effet ! Mais comment le savez-vous ? » La voix de He Mingfen trahissait un certain malaise.

— Je vous ai aperçue de dos dans le hall mais ensuite j’ai cru m’être trompé.

Hong Jun ne mentionna pas la cassette vidéo ni le message écrit. C’était moi que vous vouliez voir ?

— Si cela avait été le cas, je vous aurais certainement appelé avant de venir, vous ne croyez pas ? » Tout en parlant, elle avait ouvert la porte du bureau.

La pièce n’était pas très grande et, à part l’inévitable mobilier de bureau, il y avait toutes sortes de livres, en chinois et en langues étrangères. He Mingfen, qui s’était arrêtée à la porte, demanda : « Maître Hong, pour combien de temps en avez-vous ? Si je vous demande ça, c’est que j’ai quelques affaires à régler et que j’aimerais savoir quand je dois revenir vous chercher.

— C’est difficile à dire, peut-être trois quarts d’heure ou une heure, répondit Hong Jun tout en jaugeant le contenu du bureau.

— Bon, je reviens dans une heure. »

Elle était sur le point de partir lorsqu’il l’arrêta : « Mlle He, y a-t-il des choses auxquelles je ne dois pas toucher ?

— Non, aucune ! Seulement, si vous souhaitez emporter quoi que ce soit il faudra me le signaler pour que je puisse en rendre compte, le cas échéant.

— Puis-je utiliser son ordinateur ? Le professeur Jin m’a demandé de regarder s’il y avait des e-mails pour son mari.

— Bien sûr, mais je ne connais pas son mot de passe. Je peux vous envoyer un informaticien pour vous aider.

— Ce ne sera pas nécessaire, le professeur me l’a communiqué.

— Dans ce cas, c’est parfait ! »

Après le départ de He Mingfen, Hong Jun, debout au milieu de la pièce, fit rapidement l’inspection des lieux. Il ne s’était pas attendu à ce que la Dasheng soit aussi coopérative. Était-ce un mot d’ordre de Meng Jili, ou une initiative personnelle de He Mingfen ? Ce n’était bien sûr pas le moment de s’appesantir sur ce genre de question car il lui fallait profiter de cette heure qu’on lui accordait. Il se dirigea vers l’ordinateur et l’alluma. Après avoir vérifié le nom des logiciels chinois et anglais qu’utilisait Tong Wenge, il ouvrit quelques fichiers qu’il consulta rapidement et prit aussi quelques notes dans son propre agenda. Il consulta alors sa montre et constata qu’il lui restait encore presque un quart d’heure. Il éteignit l’ordinateur, ouvrit un des tiroirs du bureau dans lequel il trouva du courrier qu’il décida d’emporter puis se leva pour jeter un dernier coup d’œil autour de lui. C’est alors qu’une corbeille à papiers, derrière la porte, attira son attention. Il s’en approcha et se baissa pour y prendre une enveloppe déjà ouverte dont il sortit une feuille. C’était une lettre dactylographiée :

Garde bien cette lettre !

Je suis l’ancêtre du Bouddha et je fais pour toi un miracle. Cette lettre te portera chance. Reproduis-la neuf fois et envoie-la à tes amis. Ne regarde pas à la dépense et n’interromps pas sa diffusion sinon tu aurais de gros ennuis. Cette lettre est partie de Grande-Bretagne et elle a fait douze fois le tour de la planète. Une jeune fille de Shengguo l’a eue d’un vieil homme qu’elle avait rencontré sur la Montagne du Nord. Elle l’a diffusée avant un délai de neuf[81] jours comme il lui avait été recommandé de le faire et, neuf jours plus tard, elle a été reçue au concours d’entrée à l’université. Un de ses amis à qui elle avait envoyé la lettre l’a imitée et fit fortune en neuf jours. Un autre ami qui lui ne l’avait pas renvoyée mourut subitement neuf jours plus tard. Ces faits sont strictement authentiques ! Tu ne dois pas en douter !

Il te faut transmettre cette lettre avant neuf jours et offrir à un ami l’objet auquel tu tiens le plus. Surtout, n’envoie pas d’argent !

Prends garde de bien exécuter ces instructions si tu veux éviter qu’il ne t’arrive un grand malheur !

L’Ancêtre du Bouddha du Neuvième Ciel.

Hong Jun remit la lettre dans son enveloppe et examina attentivement ce qui était écrit dessus : pas de timbre ni de cachet de la poste, simplement ces quelques mots : Société Dasheng, Tong Wenge et, en bas à droite : le 27 août 1995.

Il entendit alors un bruit de porte et He Mingfen apparut :

— Maître Hong, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— Mais, je ne cherchais rien en particulier. Je voudrais simplement apporter cela au professeur Jin, si c’était possible, dit-il en montrant le courrier posé sur le bureau.

— C’est tout à fait possible !

— J’ai également trouvé cette lettre bizarre dans la corbeille.

— Quelle lettre ? Puis-je y jeter un coup d’œil ?

— Bien sûr et il lui tendit la lettre.

Elle la parcourut rapidement puis, d’un air grave : « Comment M. Tong a-t-il pu ne pas renvoyer cette lettre ? Ces choses-là sont absolument véridiques !

— Vous croyez ? J’avais entendu dire qu’il s’agissait d’une invention de certaines personnes qui ne savent pas quoi faire de leurs journées et qu’il ne fallait surtout pas y croire.

— Vous ne devez pas parler ainsi ! À moi, on m’a dit que ça marchait !

— Alors, peut-être devrais-je apporter aussi cette lettre au professeur Jin ?

— Absolument !

— Bon ! Ainsi, je ne serai pas venu ici pour rien et, à mon retour, j’aurai matière à faire un rapport. N’est-ce pas votre avis, Mlle He ?

— Tout à fait !

— Puis-je vous poser une question ?

— Bien sûr. » He Mingfen, appuyée contre la porte, promenait sur le visage de Hong Jun un regard souriant et interrogateur. Sur le ton d’une conversation anodine celui-ci reprit : « Mademoiselle He, comment trouvez-vous M. Tong ?

— C’est quelqu’un de bien.

— D’un point de vue professionnel ou d’un point de vue… » Hong Jun s’arrêta à dessein.

— Que voulez-vous dire ? Croyez-vous par hasard qu’il y ait eu une relation intime entre nous ? Bien sûr, nous avons eu de fréquents contacts dans le travail puisqu’il était ingénieur en chef et moi assistante du directeur général, mais toujours sur le plan strictement professionnel !

He Mingfen souriait toujours mais une rougeur lui était montée au visage.

— Vous m’avez mal compris, Mlle He. Je voulais simplement savoir ce que vous pensiez de M. Tong. Il est possible que, sans le vouloir, j’aie soulevé là un problème que je n’aurais pas dû aborder. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser si tel est le cas, expliqua-t-il très tranquillement.

L’espace d’un instant, elle ne sut plus quoi dire puis elle reprit, en parlant très lentement : « Maître Hong, pourquoi vous intéressez-vous autant à moi ? Tout à l’heure, vous m’avez demandé si j’étais allée à l’hôtel Shengguo le 30 au soir et maintenant vous voulez savoir quelles étaient mes relations avec M. Tong. Seriez-vous venu ici pour mener une enquête à mon sujet ?

— Comment pouvez-vous penser cela ?

— Je suppose qu’on a dû vous raconter certaines choses sur moi. C’est cela ? Luo Taiping peut-être ? C’est un homme des plus sournois, croyez-moi ! Il faisait semblant d’être ami avec M. Tong mais, au fond, il le détestait. Il craignait qu’il lui prenne la place de directeur général qui devait naturellement lui revenir au moment où le président l’abandonnerait. C’est un homme abject ! Vous ne devez pas écouter ce qu’il dit. »

Le sourire avait disparu du visage de la jeune femme.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle He. J’ignorais que la situation au sein de votre société était aussi complexe. Veuillez pardonner mon indiscrétion, dit Hong Jun, sincère.

— Il n’y a pas de mal.

He Mingfen avait retrouvé son amabilité habituelle.

— Je voulais vous demander une dernière chose. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve l’appartement de M. Tong ?

— Que voulez-vous y aller faire ?

— Sa femme m’a chargé d’aller y prendre quelques affaires.

— Ah ? Vraiment ?

— Oui.

— Il habitait dans le quartier de Dasheng sud, au numéro 12, bâtiment 5. Voulez-vous que je vous y accompagne ?

Elle lui jeta un regard qui en disait long…

— Merci, ça ne sera pas la peine. Je dois d’abord régler un autre problème avant d’y aller.

Puis Hong Jun suivit He Mingfen qui le fit sortir de l’immeuble par un itinéraire différent. Apparemment satisfait, il la salua et s’éloigna de la Dasheng.