12. Un dirigeant de premier ordre

Hong Jun dîna dans un de ces restaurants de rue, après quoi il se mit en quête de l’appartement de Tong Wenge à l’adresse que lui avait indiquée He Mingfen. Après avoir ouvert avec sa clef il pénétra à l’intérieur. La porte s’ouvrait sur un salon d’environ 17 ou 18 mètres carrés avec, pour tout mobilier, un canapé et un téléviseur couleur de 29 pouces. Sur la gauche, deux portes : celle de la cuisine et celle de la salle de bains. Il y avait une troisième porte qui, de toute évidence, était celle de la chambre à coucher. Toutes les trois étaient fermées. Hong Jun s’aperçut que par la fente de celle de la salle de bains s’échappait un filet de vapeur. Il trouva cela très bizarre, d’autant que personne n’était censé habiter ici. Il hésita un instant puis, tout doucement, alla jusqu’à la porte et l’ouvrit. À l’intérieur il n’y avait personne mais la baignoire et le rideau de matière plastique étaient mouillés et, devant, sur le sol, il y avait des traces d’eau. Il était en train de se demander s’il devait oui ou non quitter les lieux lorsque soudain il entendit un bruit de porte derrière lui. Il se retourna et vit He Mingfen en déshabillé qui venait de sortir de la chambre et l’observait, appuyée au chambranle de la porte. Elle tenait une très longue cigarette entre l’index et le majeur de sa main gauche ; elle en tira une bouffée, releva très légèrement le visage et souffla lentement la fumée en l’air.

— Mademoiselle He, comment se fait-il que vous vous trouviez ici ? lui demanda Hong Jun très surpris ; n’était-ce pas l’appartement de M. Tong ?

— Quand M. Tong s’absentait, il me demandait toujours de venir occuper l’appartement à sa place mais aujourd’hui j’y suis venue tout exprès pour vous y attendre.

— M’y attendre ? s’étonna Hong Jun tout en jetant un coup d’œil discret du côté de la porte qui donnait sur le couloir de l’immeuble.

— Mais oui, exactement ! assura-t-elle avec le plus grand sérieux.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-il en faisant deux pas en arrière.

— Vous m’avez donné l’impression de vous intéresser tellement à moi, et puis vous m’avez aussi demandé l’adresse de l’appartement de M. Tong. De toute évidence, c’est que vous aviez envie de m’y rencontrer en privé. Comment aurais-je pu décevoir votre attente ?

He Mingfen, qui couvait Hong Jun d’un regard provocant, poursuivit lentement : « Maître Hong, quand un homme et une femme se retrouvent seuls tous les deux, enfermés dans une pièce, quelle est d’après vous la première chose qui leur vient à l’esprit ?

— S’enfuir à toutes jambes ! » répliqua-t-il, et d’expliquer le plus sérieusement du monde : « Puisqu’on les y a enfermés, ils doivent chercher à s’enfuir ! Mlle He, est-ce vous qui allez partir la première, ou bien est-ce moi ?

— Vos propos sont pleins d’humour ! Il n’en reste pas moins que je ne crois pas que le grand avocat que vous êtes soit du genre à déserter au moment crucial. Alors, soyez tranquille ! Personne ne saura ce qui s’est passé ! Seul le ciel le saura, et puis vous, et puis moi », essaya-t-elle de le tenter d’une voix envoûtante.

Hong Jun, offusqué, fit demi-tour et s’éloigna.

— Ne partez pas comme ça ! Attendez un peu, maître Hong, écoutez-moi, j’ai des choses très importantes à vous dire.

Hong Jun, s’arrêtant tout net, lui intima : « Je vous prie de commencer par aller vous rhabiller !

— Quel drôle de garçon vous faites ! Pour les autres hommes, moins une femme est habillée, mieux c’est. Vous, au contraire… »

Impatient, il l’interrompit : « Vous avez le droit de ne pas avoir de dignité mais, au moins, je vous prierais de respecter la mienne ! »

Quelque peu désarçonnée, elle réintégra la chambre, enfila un jean et un chemisier à manches courtes puis réapparut. Elle reprit une intonation normale pour s’adresser à Hong Jun : « Maître Hong, je n’ai aucune mauvaise intention à votre égard. Que vous le croyiez ou non, dès que je vous ai vu, j’ai succombé à votre charme, car vous êtes l’homme le plus fascinant que j’ai jamais rencontré. Ne vous fâchez pas, je ne vous dis que la plus stricte vérité. Et, en plus, je vous supplie de ne pas me prendre pour une fille qui aurait perdu toute pudeur. Évidemment j’ai plutôt les idées larges, comme d’ailleurs tous les gens d’ici[82] maintenant. C’est la raison pour laquelle j’ai mal interprété vos intentions. Mais oui, c’est moi qui me suis méprise. Je n’aurais jamais pensé qu’un homme comme vous, qui a séjourné aux États-Unis, pouvait avoir des idées aussi conservatrices. Il faut ajouter qu’il n’y en a pas beaucoup comme vous !

— Mlle He, qu’aviez-vous à me dire ?

— Maître Hong, pour vous prouver ma bonne foi et ma sincérité envers vous, je suis prête à faire tout mon possible pour vous venir en aide. Tenez, aujourd’hui vous m’avez demandé ce que j’étais venue faire à l’hôtel Shengguo le 30 septembre. Pour tout vous dire, j’étais venue pour vous. J’ai glissé un message sous la porte de votre chambre.

— Pourquoi avez-vous voulu m’écrire cela ? »

La voix de Hong Jun s’était soudain radoucie.

— Je n’avais aucune envie que l’on vous fasse du mal !

— Quel genre de mal ?

— Ça… heu… moi non plus je n’en sais rien.

— Ne venez-vous pas de me dire que vous teniez à être sincère avec moi ? ricana-t-il.

— Je vous assure que je vous dis la vérité ! S’il est vrai que je soupçonne Luo Taiping, il est vrai aussi que je n’ai pas la moindre preuve. Croyez-moi, tout ce que je veux, c’est vous aider !

— Je vous en remercie beaucoup !

— Et maintenant, que souhaiteriez-vous que je fasse ?

— Que vous quittiez cet appartement, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Très bien, je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps dans votre travail.

He Mingfen sortit, la mine défaite.

Hong Jun retourna dans la chambre de Tong Wenge pour la fouiller de fond en comble. Jin Yiying lui avait dit que, tous les soirs, son mari écrivait son journal. Ses notes quotidiennes étaient très succinctes ; il n’écrivait parfois qu’une seule phrase, voire quelques mots. Mais il ne laissait pas volontiers d’autres personnes les lire et sa femme elle-même n’en avait pris connaissance que très occasionnellement.

Hong Jun espérait bien mettre la main sur ce journal. C’était même là le but précis de sa visite en ces lieux. Debout près du lit, il promena un regard inquisiteur tout autour de lui en se demandant si ce journal se trouvait bien encore dans cette pièce et, s’il s’y trouvait encore, où il pouvait bien être. Si vous étiez Tong Wenge, quel endroit auriez-vous choisi ? Il fallait à la fois pouvoir y accéder aisément et faire en sorte que les autres personnes qui utilisaient l’appartement ne le trouvent pas. Ce qui excluait les cachettes du genre dessous de l’oreiller ou tiroir de la table de nuit. Il fallait trouver un endroit proche du lit, mais où personne n’aurait l’idée d’aller le chercher… Le regard de Hong Jun s’arrêta sur un tourniquet en matière plastique qui servait à ranger les cassettes audio et dont l’aspect n’avait rien pour attirer l’attention. Il connaissait le penchant de Tong Wenge pour la musique ; alors, pourquoi n’avait-il pas mis cet objet à côté du magnétophone ? Il s’approcha de l’objet et le fit tourner : après quoi il en retira les cassettes une à une en les examinant méticuleusement. Il finit par découvrir ce qu’il cherchait à l’intérieur de l’une des boîtes. De l’extérieur, elle était en tous points identique aux autres. À l’intérieur, sur la pochette, la photo de Deng Lijun accompagnée de la mention “Second volume de la compilation des succès de Deng Lijun” mais, à l’intérieur, Hong Jun découvrit un carnet de dimensions analogues à celles d’une cassette. Il le feuilleta rapidement, un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres. Il mit le carnet dans sa poche et sortit de l’appartement non sans y avoir, auparavant, jeté un dernier coup d’œil d’inspection.

L’après-midi, à 13 heures 30, Hong Jun se rendit pour la seconde fois à l’hôpital principal de la ville de Shengguo. Le travail venait juste de reprendre et il y avait déjà beaucoup de patients qui attendaient pour se faire inscrire à une consultation. Hong Jun se mit dans la file des consultations de médecine générale. Après avoir pris son numéro, il alla faire un tour du côté des cabinets de consultation au premier étage ; il sortit son stylo et écrivit quelques caractères sur sa main gauche, après quoi il retourna au bureau des rendez-vous du rez-de-chaussée. Il y avait déjà beaucoup moins de monde. Lorsqu’il put avoir accès au guichet du service des dossiers médicaux, il demanda à l’infirmière qu’il trouva en face de lui : « Mademoiselle, vous serait-il possible de me trouver mon dossier médical ?

— Quel numéro ?

— Mille excuses, mais je ne m’en souviens plus.

— Dans ce cas, je ne peux pas le trouver.

— Voyez-vous, mademoiselle, c’est que j’ai des problèmes de mémoire.

— Et à qui la faute ?

— À ma mère, bien évidemment ! Je vais vous expliquer, mademoiselle : comme je sais que j’ai tendance à oublier, j’ai écrit tout exprès le numéro sur ma main avant de sortir, avec aussi les courses dont ma femme m’a chargé. Mais je n’avais pas pensé qu’après avoir transpiré, les caractères auraient été totalement illisibles. Je suis vraiment lamentable aujourd’hui ! Si vous ne me croyez pas, regardez ! »

Tout en disant cela, Hong Jun avait tendu sa main gauche à travers le guichet. De l’autre côté, l’infirmière qui le dévisageait se pencha sur les traces des caractères à demi effacés dans la paume de sa main et partit d’un grand éclat de rire en lui disant : « Vous alors ! Vous êtes un drôle de personnage ! Donnez-moi votre nom.

— Tong Wenge », répondit-il en lui tendant son reçu d’inscription à la consultation. L’infirmière examina le reçu, se leva et disparut quelques minutes avant de réapparaître, le dossier médical à la main. Elle le lui tendit en disant : « La prochaine fois que vous viendrez voir le médecin, n’oubliez pas votre numéro, compris ?

— Merci ! Merci beaucoup ! » Hong Jun prit le dossier et s’éclipsa. Mais au lieu de monter à l’étage, il sortit de l’hôpital et, une fois dans la rue, se mit en quête d’un endroit où il lui serait possible d’en faire une photocopie. Ensuite il retourna à l’hôpital, monta au service des consultations de médecine générale du premier étage et profita d’un moment d’absence de l’infirmière pour glisser le dossier qu’il avait en mains sous la pile des dossiers en attente, après quoi il ressortit. Il savait que, lorsque l’infirmière appellerait son numéro et que personne ne se présenterait, elle renverrait tout naturellement le dossier au service des rendez-vous du rez-de-chaussée.

Hong Jun rentra à l’hôtel. Il fit un bilan très positif de sa journée. Bien sûr, il y avait eu le comportement extrêmement désobligeant de He Mingfen mais qui lui avait servi à progresser dans sa compréhension du personnage. Si vraiment Tong Wenge avait été victime d’un coup monté, pensa-t-il, les soupçons pouvaient se porter aussi bien sur He Mingfen que sur Luo Taiping, car l’un comme l’autre aurait très bien pu lui nuire pour lui disputer la place de directeur général ou pour toute autre raison. Et Meng Jili dans tout cela ? Il ne lui était pas possible d’en faire totalement abstraction car il aurait très bien pu être l’instigateur de toute l’affaire. Il se dit aussi que tout ce dont il avait pris connaissance, tout ce sur quoi il avait réussi à mettre la main aujourd’hui, y compris la lettre de l’ancêtre bouddhiste du neuvième ciel et le journal de Tong Wenge, aurait bien pu avoir été laissé là à son intention ou, pour le moins, avoir déjà été examiné par quelqu’un d’autre. Quoi qu’il en soit, et même si quelqu’un d’autre l’avait précédé, il pensait qu’il lui était encore possible de tirer de ces documents des renseignements intéressants car chaque individu a sa façon propre d’envisager et de comprendre les choses. Chacun voit midi à sa porte !

Il se leva pour aller chercher sa moisson du jour et la mettre sur la table. Il promena à nouveau un regard admiratif sur son butin et commença par prendre en mains le petit carnet de cuir noir.

C’était un agenda journalier destiné à y inscrire son rendement au travail. Il l’ouvrit pour y jeter un coup d’œil et s’aperçut que Tong Wenge y avait consigné ses activités au jour le jour. Ce devait être la dernière chose qu’il faisait chaque soir avant de s’endormir et c’est pour cela qu’il l’avait mis sur là. Il le feuilleta encore et put constater que toutes les annotations étaient très courtes ; il y avait parfois une phrase et parfois seulement quelques caractères. Il alla très vite jusqu’à la dernière décade du mois d’août car, ce qui le préoccupait pour l’heure, c’était de savoir ce qu’avait fait Tong Wenge juste avant de tomber malade. Il espérait que parmi ces quelques mots il y en aurait pour l’illuminer. Voilà ce qu’il eut sous les yeux :

27 août : Temple de Shengguo.

28 août : Arrivée à Hong Kong.

29 août : Pourparlers. Mangé fruits de mer porte de la Carpe.

30 août : Visite. Rue Langui. Oie rôtie de Yongji.

31 août : Mont Dayu. Le grand Bouddha.

1er septembre : La petite cabane en bas de la montagne du Tigre. Vraiment effrayant ! ! !

2 septembre : Achats de cadeaux.

3 septembre : Retour à Shengguo.

4 septembre : Ai téléphoné.

5 septembre : J’ai pris ma décision.

Le journal de Tong Wenge s’arrêtait au 5 septembre. À partir du 6 septembre il n’y avait plus que des pages blanches. Hong Jun relut ces notes. Pour finir, son regard s’attarda sur la phrase écrite en date du 1er septembre : « La petite cabane en bas de la montagne du Tigre. Vraiment effrayant ! ! ! » Il se demanda ce qui avait bien pu pousser Tong Wenge à mettre ces trois points d’exclamation. Ce qu’il avait vu ou vécu à cette occasion pouvait-il avoir un quelconque rapport avec sa maladie ? Comme il lui était impossible de savoir ce qui s’était réellement passé là-bas, il ne pouvait en tirer aucune conclusion mais, comme Tong Wenge était tombé malade très peu de temps après son retour de Hong Kong, ces trois points d’exclamation étaient une piste de la plus haute importance. Il repensa à cet homme d’affaires de Hong Kong, ce Sheng Fuguan et se dit qu’il lui faudrait peut-être aller faire un tour du côté de Hong Kong.

Après le dîner, Hong Jun téléphona à Pékin. Bien entendu, Song Jia se trouvait encore au bureau. Tout heureux, il s’étonna : « Ainsi, vous vous obstinez à venir travailler ? J’aurais cru au contraire qu’après vous être mise en colère vous aviez décidé de faire grève !

— Me mettre en colère contre vous ? Mais nous n’oserions pas ! Vous êtes le patron ! »

Elle aussi était ravie qu’il l’appelle mais ça lui aurait écorché la bouche que d’admettre qu’elle était en position d’infériorité.

— Arrêtez, je vous prie, de me donner du patron ! Quand j’entends ça, je crains le pire !

— Ne pas aimer être le patron ? Vous êtes vraiment un original !

— Attention ! Ça dépend de qui on est le patron. Avec vous…

— C’est comment ?

— Épuisant !

— Vous n’êtes vraiment pas juste ! C’est moi qui suis à votre service du matin au soir et c’est vous qui vous plaignez d’être fatigué ? !

— Puisque c’est comme ça, dès mon retour, nous échangerons les rôles ; je vous laisserai faire un tour dans mon fauteuil.

— J’y compte ! D’après ce qu’on dit, l’émancipation de la femme date déjà de plusieurs dizaines d’années, mais, pour ma part et jusqu’à maintenant, je n’en ai encore jamais profité ! Hong Jun, il faudra tenir parole !

— Un homme de cœur n’a qu’une parole, ce qui est dit est dit !

— Vous avez parlé un peu vite !

— Que voulez-vous dire ?

— Vous avez prétendu être un « homme de cœur ». Avez-vous un certificat de mariage[83] ?

—…

— Qu’avez-vous ? Ne cherchez pas midi à quatorze heures : je dis simplement que vous avez l’habitude de ne pas tenir vos promesses tout simplement parce que vous n’êtes pas encore un homme de cœur !

— Quand donc n’ai-je pas tenu mes promesses ?

— Dites-moi plutôt quel jour vous comptez rentrer à Pékin.

— Rassurez-vous, je n’ai pas oublié que nous devons aller au bowling vendredi. Cela dit, je crains bien de ne pas pouvoir rentrer à temps cette fois-ci. Remettons ça à plus tard. Comme ça, vous ne m’accuserez pas à tort de manquer à mes promesses !

— Inutile de chercher des excuses. Il y a longtemps que je savais que vous étiez de mauvaise foi !

— Je ne reviens pas sur ce que j’avais promis, je me vois seulement dans l’obligation d’en différer légèrement la date d’exécution, je vous assure ! essaya-t-il de la convaincre en abandonnant le ton de la raillerie.

Song Jia fit alors une trêve et lui demanda : « Qu’y a-t-il ? Vous avez des ennuis ?

— Pas du tout ; jusqu’à présent, je peux m’estimer satisfait. Mais c’est que je compte me rendre à Hong Kong.

— À Hong Kong ? Toujours pour cette affaire ?

— Précisément.

— Y a-t-il quelque chose que vous désirez que je fasse ?

— J’ai déjà fait demander mon visa. En tant que touriste, il ne devrait pas y avoir de problème. Je vous demanderai de bien vouloir m’envoyer immédiatement un mandat de 20 000 yuans à Shenzhen.

— Je vous le fais partir demain à la première heure. Puis-je faire autre chose ?

— Non, rien d’autre », puis il réfléchit et lui demanda : « Comment va Tong Wenge ? Son état s’est-il amélioré ? »

Après une brève hésitation, Song Jia finit par répondre : « Non, aucunement. »

Hong Jun raccrocha. Comme il se sentait un peu fatigué, il décida de s’octroyer un moment de détente et descendit au centre de fitness et de loisirs derrière le hall du rez-de-chaussée. Il se rendit au sauna, se débarrassa de ses vêtements, passa par trois fois du chaud au froid ; après quoi il se sentit parfaitement détendu de la tête aux pieds. Il se dirigea ensuite vers la salle de repos enveloppé dans une serviette de bain ; il commanda une pleine théière de thé et s’allongea sur le canapé pour déguster son breuvage tout en regardant la télévision. Vingt minutes après environ, il ressortit de la salle de sauna, frais et dispos. Juste à ce moment-là, il aperçut une de ces demoiselles en robe blanche qui tournait le coin du couloir mal éclairé. À plusieurs reprises déjà, il avait vu de ces jeunes femmes en blanc dans les couloirs de l’hôtel ; il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine curiosité qui le poussa à la suivre jusqu’à ce qui se trouvait être la salle de massage. À l’intérieur, il entrevit quelques-unes de ces jeunes personnes, portant toutes la même robe blanche, assises côte à côte sur des chaises. À peine eut-il passé la porte que la première de ces demoiselles se leva pour lui demander, le sourire aux lèvres : « Monsieur vient pour un massage ? Je vous demanderai de bien vouloir entrer là. »

Hong Jun n’avait pas bougé et était resté près de la porte d’entrée, ne sachant trop que faire. Il regarda les autres filles qui étaient assises là.

— Monsieur peut bien sûr choisir n’importe laquelle de ces demoiselles ! offrit généreusement la première en désignant du doigt celles qui étaient derrière elle. Alors, toutes se levèrent et posèrent sur Hong Jun un regard provocant en ouvrant tout grand leur robe blanche, sous laquelle apparut un maillot de bain. Hong Jun, qui n’était pas préparé psychologiquement à cette agression, fut très surpris. Qui aurait dit que dans un grand hôtel du ressort de la Sécurité publique il y avait des gens qui s’adonnaient ouvertement au commerce de la chair ! Au moment où il commençait à se sentir terriblement gêné, une femme entra à pas pressés et se mit à parler en cantonais. Hong Jun, qui avait quelques notions de langue Yue[84], l’entendit annoncer l’arrivée d’un « dirigeant de premier ordre » et envoyer tout le monde s’occuper de tout préparer. Il vit alors ces demoiselles s’empresser d’aller avertir un à un tous les clients qui étaient en train de se faire masser dans des cabines individuelles. Celle qui avait accueilli Hong Jun en premier s’adressa à lui avec un beau sourire : « Que monsieur veuille bien nous excuser ! Comme nous attendons un hôte de marque, il vaudrait mieux que monsieur se retire. Mais si monsieur veut bien nous laisser le numéro de sa chambre, nous pouvons lui envoyer une demoiselle pour s’occuper de lui dans sa chambre. Je peux vous assurer que vous en serez très satisfait ! » Hong Jun se rappela qu’en effet il avait vu ces jeunes femmes en blanc dans les couloirs de l’hôtel. Jusqu’alors il avait cru que c’était des médecins qui venaient pour soigner les clients de l’hôtel, et voilà à quelles activités abjectes elles se livraient ! Il fit « Bye-bye ! » de la main et s’échappa sans demander son reste.

Lorsqu’il fut dans le hall, de nouvelles questions lui vinrent à l’esprit : « Qui pouvait bien être ce “dirigeant de premier ordre” ? Et pourquoi exiger de tous les clients sans exception qu’ils s’en aillent ? » Il sortit de l’hôtel et resta un moment devant l’entrée mais il ne vit rien qui puisse faire penser à l’arrivée imminente d’un hôte de marque. Il pensa que, puisqu’on demandait à tout le monde de s’éclipser pour faire place à ce mystérieux personnage, il se pourrait bien qu’il n’arrive pas par l’entrée principale. Il examina alors la topographie des lieux à partir de la grande porte et se mit à suivre un petit sentier qui faisait le tour jusqu’à l’entrée de service. Là, près de la porte qui n’était éclairée que par la faible lumière d’une ampoule, il aperçut une Mercedes Benz dernier modèle.