13. Les compagnons de la même tranchée

De retour à la chambre 410, Hong Jun s’assit devant le bureau. La séance de sauna l’avait parfaitement détendu, aussi ne voulut-il pas s’inquiéter pour l’instant des masseuses et du dirigeant de premier ordre. En revanche, il sortit la lettre de l’ancêtre bouddhiste et le dossier médical de Tong Wenge, les posa sur le bureau et commença par relire attentivement la lettre. Il n’ignorait pas que ce type de message grotesque circulait un peu partout en ce moment. Il en avait lui-même reçu un dont le contenu était à peu près identique. Cette lettre avait cependant deux particularités : d’abord, elle mentionnait deux lieux précis – la ville de Shengguo et la Montagne du Nord – et puis elle suggérait à son destinataire d’offrir à son ami son bien le plus précieux, ce qui donnait l’impression que la lettre avait été rédigée tout spécialement à l’intention de Tong Wenge. Bien entendu, il ne fallait pas exclure la possibilité d’une pure coïncidence. Mais alors, il y en avait une autre : la date figurant sur l’enveloppe, le 27 août. L’agenda de Tong Wenge indiquait qu’il s’était rendu au temple de Shengguo, dans la Montagne du Nord, justement ce jour-là. Était-ce là qu’il avait trouvé la lettre ? Ou bien quelqu’un avait-il organisé sa transmission dans le temple ? De plus, Tong Wenge était tombé malade exactement neuf jours plus tard. Tout ceci semblait vouloir dire qu’un grand malheur l’avait frappé justement parce qu’il n’avait pas exécuté les instructions contenues dans la lettre. Était-ce une coïncidence, ou la concrétisation des menaces contenues dans la lettre ?

Prenant alors l’enveloppe, Hong Jun en examina l’écriture. Les deux lignes, celle du milieu et celle d’en bas à droite, étaient toutes deux écrites au stylo-bille à encre noire. Le petit nombre de caractères ne lui permettait pas de déterminer s’ils relevaient des mêmes caractéristiques graphologiques mais il s’aperçut que la ligne du milieu avait été écrite avec une encre légèrement plus pâle. Tout en réfléchissant au problème, il replia la feuille dans ses anciens plis, la remit dans l’enveloppe puis la retira à nouveau pour examiner l’endroit de la feuille qui se trouvait placé exactement sous l’écriture de l’enveloppe. Il découvrit alors que les caractères, en bas à droite, avaient laissé une trace, à peine visible il est vrai, sur la lettre alors que ceux du milieu n’en avaient laissé aucune. Il répéta son essai plusieurs fois puis, comme si soudain il avait eu une idée, il se leva et alla chercher dans son attaché-case posé à côté de l’armoire le courrier qu’il avait trouvé dans le bureau de Tong Wenge. Il revint devant le bureau et, après l’avoir comparé attentivement avec la lettre, un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres.

Il mit les lettres de côté et se pencha alors sur le dossier médical. L’écriture du médecin était indéchiffrable et, malgré toute l’attention avec laquelle il l’examina, il ne fit aucune découverte particulière. Il serait plus exact de dire qu’il n’arrivait pas à savoir ce qui, dans ce dossier, posait problème car il ne comprenait pas la signification des lettres latines qui l’émaillaient. Il décida de l’envoyer à Pékin où Song Jia trouverait certainement un spécialiste. Il lui enverrait par la même occasion tous les papiers dont il n’aurait pas besoin à Hong Kong. Après avoir rangé courrier et dossier médical, Hong Jun réfléchit un moment à ce qu’il voulait faire le lendemain et se coucha.

Le lendemain matin, il commença par appeler Meng Jili : « J’ai parlé au professeur Jin. Elle souhaiterait toucher la somme en une seule fois. »

Meng Jili, à l’autre bout du fil, se mit à rire : « Ainsi, elle veut couper les ponts avec nous, définitivement !

— Ce n’est pas cela, rectifia Hong Jun, la préoccupation principale du professeur Jin est d’éviter d’avoir à vous déranger sans arrêt. Il est vrai également qu’une fois qu’elle aura touché l’argent, elle-même sera plus tranquille. »

Meng Jili hésita un instant avant de poursuivre : « Il me sera difficile de lui verser la somme en une seule fois. Même si c’est moi le président, je n’ai pas le droit de prendre seul les décisions. Ce n’est pas la somme en elle-même qui pose problème, c’est sa justification. Nous pourrions plutôt faire ainsi : j’ai entendu dire que M. Tong possédait un tableau de la dynastie Ming ; il peut valoir vingt ou trente mille yuans. J’ai moi-même un ami à Hong Kong, un collectionneur de tableaux anciens, qui me demande toujours de lui en trouver ; je pourrais en offrir soixante mille yuans, une somme qui dépasse de beaucoup sa valeur réelle ; mais disons que ce serait un geste de notre part. De cette façon, je n’aurais pas besoin de soumettre la question au conseil d’administration.

— C’est une très bonne idée, dit Hong Jun, mais il faudrait savoir si le professeur Jin accepte de se séparer du tableau. Je devrai par conséquent en discuter avec elle.

— Bien sûr ! bien sûr ! dit Meng Jili, mais les choses doivent se faire très vite, et le plus tôt sera le mieux. Plus la nuit est longue, plus nombreux sont les rêves !

— Je dois aller à Shenzhen dans les jours qui viennent mais je tâcherai de la contacter le plus rapidement possible afin de prendre une décision. Nous souhaitons tous en finir au plus vite avec cette affaire, n’est-ce pas ?

— Bien dit ! Meng Jili riait. Nous avons tous des tas de choses à faire, ah ! ah ! »

Après avoir raccroché, Hong Jun fit quelques pas dans sa chambre et décida d’appeler son ami, Zheng Xiaolong. Lorsqu’il l’eut au bout du fil, ce fut pour tout d’abord lui annoncer : « Xiaolong, je t’appelle pour te dire au revoir !

— L’affaire est réglée ? Tu as fait vite ! s’exclama Zheng Xiaolong, non sans surprise.

— Pas tout à fait.

— Ça m’aurait étonné. Tu rentres à Pékin ?

— Non, je vais à Shenzhen.

— Ah ! Vous, avocats, vous faites des envieux ! Les voyages, la bonne bouffe ! Petits veinards !

— Il serait plus exact de dire qu’à courir à droite et à gauche on se prive du plaisir d’être chez soi…

— Quoi que tu en dises, la profession d’avocat est parmi les plus prisées chez les jeunes aujourd’hui. Quand comptes-tu partir ?

— Cet après-midi, par l’avion de 14 heures et quelque. J’ai déjà pris mon billet.

— Tu ne traînes pas ! Je t’accompagnerai à l’aéroport.

— Ce n’est pas la peine de se faire des politesses entre deux vieux amis comme nous.

— Mais si ! Justement parce que nous sommes de vieux amis ! Pour être franc, je ne fais pas le déplacement exprès pour toi ; il se trouve que j’ai quelque chose à faire et que l’aéroport est sur mon chemin.

— Dans ce cas, j’accepte.

— Alors, c’est d’accord ; je viendrai te prendre à ton hôtel à 13 heures. »

Après avoir raccroché, Hong Jun sortit de l’hôtel et alla jusqu’au bureau de poste où il envoya un courrier en recommandé puis il appela Song Jia d’une cabine pour la prévenir. Comme il était encore tôt, il marcha vers le sud jusqu’à l’avenue Shengnan[85]. Elle n’était ni aussi large ni aussi belle que celle de Shengbei[86], mais les nombreuses boutiques qui la bordaient et la circulation qui y régnait lui avait valu sa réputation de quartier commercial le plus animé de la ville.

Se dirigeant vers l’est au milieu du brouhaha et de la foule, Hong Jun arriva bientôt au croisement de l’avenue avec le boulevard Shenzhong[87], le principal axe nord-sud de la ville. Ce carrefour était naturellement devenu le nombril de la cité. La future place Shengguo, dont le chantier était en cours, occuperait l’angle nord-est. Selon le plan d’urbanisme, la place se composerait d’un ensemble de bâtiments, les plus élevés de la ville, regroupant tout à la fois un centre commercial, plusieurs restaurants, un centre de loisirs et des bureaux.

La démolition des anciens quartiers tirait à sa fin. Hong Jun, planté à l’ouest du carrefour derrière la palissade, contemplait les restes du passé avec un pincement au cœur. Comment nier le rôle de l’argent dans la modernisation des villes ? C’est l’argent qui fait jeter bas les vieilles maisons et fait sortir de terre des gratte-ciel ; c’est l’argent qui attire les investisseurs et incite les autorités à leur accorder des conditions avantageuses ; c’est encore l’argent qui permet à la société de se développer mais qui entraîne aussi la corruption des hommes au pouvoir. Les gens éprouvent, à l’égard de l’argent, un sentiment mêlé, fait d’amour et de haine…

Hong Jun prit une grande inspiration et remonta en direction du nord.

À 13 heures précises, Zheng Xiaolong arriva dans sa Santana. En chemin, il demanda à Hong Jun la raison pour laquelle il se rendait à Shenzhen et combien de temps il comptait y rester. Ce dernier, qui admirait l’aisance avec laquelle son ami conduisait sa voiture, répondit, méfiant : « Rien d’important. Je dois y passer deux ou trois jours, cinq ou six au maximum. »

Zheng Xiaolong jeta un coup d’œil vers lui : « Je n’avais rien derrière la tête, rassure-toi ! Si je te pose la question, c’est que je dois moi aussi passer par Shenzhen dans quelques jours en allant à Hong Kong. Je pensais que nous pourrions nous y donner rendez-vous. Sais-tu que notre camarade Gong Xinhua travaille maintenant au tribunal de Shenzhen ? Notre champion sportif, tu t’en souviens ? Si nous avons le temps, nous pourrions aller le voir.

— Que vas-tu faire à Hong Kong ? demanda Hong Jun qui s’intéressait beaucoup plus à la première partie du discours qu’à la seconde.

— Un stage. Organisé par la commission de lutte anti-corruption de Hong Kong. Mes supérieurs m’y envoient pour, soi-disant, faire une fleur au héros qui s’est battu en première ligne durant de longues années dans la bataille contre la corruption.

— Y aurait-il quelque chose derrière tout cela ? » L’allusion contenue dans les paroles de Zheng Xiaolong n’avait pas échappé à Hong Jun.

— Moi, je ne sais pas, mais il y en a qui doivent le savoir !

— Pour tout te dire, moi aussi je ne fais que passer à Shenzhen en allant à Hong Kong.

De nouveau, Zheng Xiaolong jeta un coup d’œil vers lui, mais il laissa s’écouler un petit moment avant de demander : « C’est en relation avec l’affaire de la Dasheng ? »

Hong Jun fit « oui » de la tête puis les deux hommes se turent. La voiture, qui roulait à vive allure sur l’asphalte, croisait de temps en temps une autre voiture venant en sens inverse… Hong Jun trouvait que l’atmosphère devenait oppressante, aussi chercha-t-il un sujet de conversation : « L’autre jour, j’ai aperçu une nouvelle Mercedes, magnifique ! Même à Pékin on n’en voit pas souvent.

— Tu veux parler de la petite Mercedes ? » On aurait dit qu’il pensait à autre chose.

— Oui, elle était noire. J’ai été surpris de voir ce genre de voiture de luxe à Shengguo, s’étonna Hong Jun.

— Shengguo n’est pas une grande ville, mais les belles voitures ne manquent pas. Par contre, des voitures comme celle dont tu parles, il n’y en a que deux.

— À qui appartiennent-elles ?

— À deux personnes que tu connais ! L’une d’elles est Son Excellence, le Seigneur Cao, le maire ; l’autre, c’est le patron de la Dasheng, Meng.

À l’aéroport, Zheng Xiaolong descendit de voiture, sortit son calepin, écrivit quelques mots puis tendit à Hong Jun la feuille qu’il venait d’en détacher : « J’arriverai à Hong Kong le 8. Si tu veux me voir, tu n’as qu’à appeler à ce numéro ; là, on pourra t’indiquer mes coordonnées sur place. J’ai comme le pressentiment que nous allons, une fois encore, être les combattants de la même tranchée !

— Mais je ne sais pas encore qui se trouve de l’autre côté de la tranchée.

— Tu le sauras lorsque le combat aura commencé.

— Pourvu que je ne meure pas avant de savoir de quoi il retourne !

— Cela dépendra de ton expérience en matière d’art de la guerre – et de ta chance aussi, bien sûr !

— Alors, rendez-vous à Hong Kong ! »

Hong Jun prit le papier et serra avec force la main de son ami avant de se diriger à grands pas vers la salle d’attente.