14. Une étrange tache d’encre

Song Jia conduisit de nouveau Jin Yiying et Tong Wenge au cabinet de l’avocat. Ils apportaient avec eux le tableau. Elle ouvrit le store et accrocha le tableau au mur, fit asseoir Tong Wenge sur son siège et commença la séance d’hypnose de la même façon que la fois précédente. Après avoir lentement amené son patient à fermer les yeux, elle sortit la lettre et d’une voix très douce lui dit : « Vous vous asseyez devant l’ordinateur, vous écrivez une lettre à votre femme. Vous percevez le bruit rythmé que font vos doigts en frappant le clavier. » Tout en parlant, c’est elle qui tapait d’une main légère sur le clavier de l’ordinateur. « Vous pensez à ce tableau ancien que vous avez chez vous ; alors, vous dites à votre épouse : Quoi qu’il puisse m’arriver, tu dois absolument mettre en sûreté cette chose que nous possédons. C’est un trésor de famille, il ne faut laisser personne s’en emparer. C’est un très beau tableau en vérité : une jolie jeune fille joue du luth sous un saule et un couple de papillons volette au son exquis de cette musique. Monsieur Tong, vous allez ouvrir les yeux, vous lever et marcher, lentement. Plus lentement, voilà, c’est très bien. Vous regardez le tableau. C’est votre tableau, un tableau de famille. Répondez-moi s’il vous plaît : pourquoi parlez-vous de ce tableau dans votre lettre ? Qui est celui qui veut vous le prendre ? Comment s’appelle-t-il ? »

Tong Wenge était debout devant le tableau. Il fronça les sourcils comme dans un grand effort pour se souvenir de quelque chose. Song Jia, qui observait ses yeux, découvrit qu’il fixait l’angle inférieur droit du tableau. Elle regarda elle aussi au même endroit mais il n’y avait rien, juste une toute petite, petite tache d’encre. D’une voix douce, elle demanda à Tong Wenge à quoi il était en train de penser.

— Je pense… Je pense[88] à une glace !

— Tong Wenge, nous n’avons pas encore fini de jouer et vous devez d’abord répondre à mes questions. Juste avant, à quoi pensiez-vous ?

— Je pensais à une glace, je vous jure ! Et il tourna la tête vers sa femme en répétant encore une fois : « Je pensais à manger une glace, je te jure ! »

Song Jia soupira et secoua la tête dans un geste d’impuissance. Jin Yiying s’empressa de dire : « Ça devient vraiment très difficile pour vous, mademoiselle Song ! Les choses ne peuvent venir que très lentement à mon avis ; il ne faut pas être pressé.

— C’est sûr », approuva Song Jia en accompagnant sa réponse d’un signe de tête – et elle alla aussitôt chercher un Esquimau glacé dans le réfrigérateur. Elle le tendit à Tong Wenge qui, ravi, se mit à le déguster.

Song Jia regardait Jin Yiying. Elle la trouva très pâle et, avec beaucoup de sympathie, lui conseilla : « Vous devriez faire attention à vous et vous soigner, professeur Jin, il faudrait vous reposer suffisamment. Je suis persuadée qu’avec le temps M. Tong va se remettre.

— Ah ! Si seulement il n’y avait que cela, ça irait encore !

— Que voulez-vous dire ? Il est encore arrivé quelque chose à Tong Lin ?

— Je ne sais pas ce qu’elle a ces derniers temps. Souvent, elle s’enferme à clef dans sa chambre, seule ; elle ne regarde même plus la télévision. Au début, je croyais que c’était pour étudier ou réviser ses cours mais hier après-midi, quand je suis allée à la réunion à son lycée, j’ai appris qu’aux compositions de ce trimestre elle était parmi les dernières de sa classe ! Il faut vous dire que jusqu’à maintenant elle avait toujours été dans les cinq premières. Tout cela, c’est à cause de ce qui est arrivé à son père, mais comment dois-je m’y prendre ? Quand je lui parle, elle ne m’écoute même pas. Elle dit toujours qu’elle sait ce qu’elle doit faire. Il y a des moments où je me dis : Ça suffit ! Ne t’en occupe plus ! De toute façon, elle est assez grande maintenant. Et même si elle n’est pas admise à l’université, elle pourra faire autre chose. Mais, au fond, je ne suis pas tranquille : son père est malade et ne peut plus s’occuper d’elle. Si moi qui suis sa mère je ne m’en occupe pas et que, plus tard, elle en souffre, je me sentirai coupable. Cela dit, que je m’en occupe ou pas, ça revient au même. Je ne sais vraiment plus comment m’y prendre ! » Jin Yiying était au bord des larmes.

Song Jia, tout aussi impuissante, ne pouvait que la réconforter en usant de mots qu’elle-même savait vides de sens et dépourvus d’efficacité. Tong Wenge continuait, insouciant, à sucer son Esquimau glacé. Song Jia observa l’expression de son visage. Soudain, une question s’imposa à son esprit : « Professeur Jin, c’est toujours lorsqu’on arrive à un moment crucial que votre mari réclame une glace. Il a toujours aimé ça à ce point ?

— Non. En fait, il n’aimait pas tellement manger tout ce qui est très froid. Les Esquimaux, les crèmes glacées, il n’en mangeait même pas deux fois dans l’année.

— Alors pourquoi n’arrête-t-il pas de dire qu’il en veut ? » Plus qu’à Jin Yiying, c’est à elle-même que Song Jia posait la question. « Peut-être qu’un jour, au moment où il mangeait une glace, il a subi un choc émotionnel intense ?

— Maintenant que vous le dites, je me souviens, dit Jin Yiying lorsque nous nous sommes connus, il m’a raconté un épisode qui remontait à son enfance. Un jour qu’ils étaient allés se promener dans Beihai[89] en famille, comme il faisait très chaud et qu’il voyait les autres enfants manger des glaces, il en eut envie, lui aussi. À cette époque la vie n’était pas facile pour les siens et il le savait, aussi résista-t-il un bon moment avant d’en demander. Son père lui dit que ça n’était pas possible. Lui trouva ce refus d’autant plus difficile à admettre qu’il demandait rarement des friandises[90] à ses parents. Il ne voulut pas faire un pas de plus. Sa mère est arrivée pour le traîner, il s’est débattu et a fini à genoux sur le sol. Son père s’est mis en colère et, sans dire un mot, a ramené tout le monde à la maison. Une fois qu’ils furent rentrés, son père, vert de rage, le fit se présenter devant lui, lui dit qu’il n’avait aucune force de caractère, que ses aïeux n’auraient pas courbé l’échine même pour cinq boisseaux de riz alors que lui s’était agenouillé pour une glace à trois sous et que, plus tard, il ne deviendrait rien d’autre qu’un flatteur accroché aux basques des autres. Pour finir, il lui asséna trois grands coups avec une férule de cuivre dans la paume de la main. Il se sentit victime d’une profonde injustice car il n’avait eu nullement l’intention de s’agenouiller et il ne savait même pas comment il s’était débrouillé à ce moment-là pour se retrouver à genoux par terre. Mon mari m’a dit que cet événement l’avait marqué au plus profond de son âme et que, de toute sa vie, jamais il ne l’oublierait. Il n’en garda pas pour autant rancune à son père, bien évidemment, et fut toujours, par la suite, extrêmement respectueux envers lui. Il m’a dit aussi que l’erreur la plus commune que les parents commettent, c’est de blâmer injustement leurs enfants. Cette remarque, à mon avis, est tout à fait vraie.

Ces propos émurent Song Jia qui avait, en effet, parfois dû subir les réprimandes non justifiées de ses parents. Mais quelle signification tout cela pouvait-il bien avoir pris au juste dans le subconscient de Tong Wenge ? Et quels liens y avait-il entre les glaces et cette peinture ancienne ? Elle alla se planter devant le tableau pour examiner de près cette petite tache d’encre. Elle se rendit compte soudain qu’elle avait un aspect étrange, sans bien savoir dire ce qu’il y avait de bizarre. Tout ce qu’elle voyait, c’est qu’elle n’était pas normale. Peut-être était-ce sa forme trop ronde ? Ou bien sa teinte trop brillante, qui n’était pas en harmonie avec le reste du tableau ? Song Jia était tellement absorbée dans sa contemplation qu’elle n’entendait plus Jin Yiying qui lui parlait. Celle-ci dut venir la tirer par la manche pour attirer son attention.

— Mlle Song, que regardez-vous donc ? Ça fait un moment que j’essaie de vous parler !

— Oh ! Je regarde cette petite tache d’encre. Ne lui trouvez-vous pas quelque chose d’un peu bizarre ? répondit-elle en se retournant.

— Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il reste une tache d’encre sur un tableau[91] ?

Jin Yiying ne partageait nullement son intérêt pour un phénomène qui n’avait rien d’exceptionnel.

— Oui, c’est vrai ! Qu’y a-t-il de spécialement bizarre là-dedans ? dit Song Jia en se parlant à elle-même.

Tong Wenge avait finalement terminé son Esquimau. Jin Yiying sortit son mouchoir pour lui essuyer la bouche et les mains, et Song Jia le renvoya s’asseoir dans le fauteuil. Elle répéta la séance d’hypnose sans plus de succès.

— Apparemment, nous ne pouvons qu’en rester là pour aujourd’hui, soupira-t-elle.

— Ne vous démoralisez pas. Je trouve qu’au contraire cette séance a été un succès.

À cet instant, ce que Jin Yiying ne pouvait surtout pas se permettre d’abandonner, c’était précisément l’espoir. Elle avait aussi besoin de quelqu’un qui conjugue ses efforts aux siens car elle savait que cet espoir ne serait pas vain. Elle pouvait ainsi aller de l’avant au lieu de se morfondre devant la dure et implacable réalité des choses.

— Je ne me démoralise pas, professeur Jin, soyez tranquille. Nous recommencerons demain. Puis elle réfléchit et ajouta : « Je comprends votre état d’esprit et je vous admire. Vraiment ! Je trouve que vous faites preuve d’une volonté de fer. Franchement, j’ai bien peur que, si ça m’était arrivé à moi, il y ait longtemps que je me sois totalement effondrée.

— N’en soyez pas si sûre. Lorsqu’un tel malheur vous tombe dessus, vous devez absolument vous endurcir pour vous redresser et aller de l’avant. Il faut que ça aille, coûte que coûte ! Maintenant je regrette de ne pas avoir suivi le conseil que dès le début tout le monde m’avait donné à l’époque. Si j’étais allée à Shengguo avec Wenge, peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé, dit-elle en soupirant sous le coup de l’émotion.

— Il est difficile de faire des conjectures dans ce genre de situation. Je pense que vous ne devriez pas vous tourmenter avec ça. Mais pourquoi n’êtes-vous pas allée vous installer à Shengguo ?

— C’était d’une part à cause des études de Linlin ; d’autre part, c’était aussi en raison de mon travail. J’aime enseigner et je n’aurais pas volontiers quitté mon établissement.

— Le traitement des professeurs d’université est actuellement très bas et leurs conditions de travail ne sont pas bonnes non plus, ce qui explique que beaucoup quittent la profession. J’en connais bon nombre qui n’exercent plus. Il y en a un qui s’est lancé dans les affaires et qui est parti à l’étranger. Ceux qui sont restés à l’université cherchent par tous les moyens à trouver un travail d’appoint. Il y en a vraiment très peu qui soient aussi satisfaits que vous de leur sort de professeur !

— Les gens n’ont pas tous les mêmes exigences et ce qu’ils réussissent à obtenir est également différent.

— Et de quoi avez-vous envie, vous ?

— D’une vie tranquille et harmonieuse, rien de grandiose ni de bouleversant. Quitte à… ce qu’elle me conduise à une solitude bien difficile à supporter.

— Et êtes-vous parvenue à mener cette vie ?

— Moi ? » Jin Yiying fit « non » de la tête avec un petit sourire triste au coin des lèvres.

— Professeur Jin, j’aurais une question à vous poser mais je ne sais si je peux me permettre.

— Mais bien sûr, allez-y. Bien que nous ne nous connaissions que depuis peu de temps et que vous soyez beaucoup plus jeune que moi, je vous trouve très bonne et très chaleureuse et, pour vous dire le fond de ma pensée, j’espère de tout mon cœur que nous pourrons devenir amies.

— J’en serais ravie.

Song Jia se retourna alors pour jeter un coup d’œil à Tong Wenge qui n’avait pas bougé de son siège et regardait le tableau accroché au mur comme un bon élève appliqué et attentif.

— Professeur Jin, à la lumière des contacts que nous avons eus ces derniers temps, j’ai pu constater que vous aviez une grande force de caractère et que vous étiez en outre un modèle d’épouse vertueuse et de bonne mère. Mais j’ai l’impression que vos relations avec votre mari sont un peu…

— Un peu quoi ?

— Je ne saurais dire, mais je les trouve un peu bizarres. Bien que je ne sois pas encore mariée, je suis quand même une femme et je me demande comment vous avez pu supporter de vivre séparés aussi longtemps tout en étant attachés l’un à l’autre comme vous l’êtes. Sans parler du moment où votre mari est tombé malade. Estimez-vous que votre mariage a été heureux ?

— Comment vous dire ? J’avoue que je me pensais comblée dans ma vie de couple. Bien sûr, la séparation n’était pas facile à vivre mais, dans la vie, il y a beaucoup d’autres choses.

— Vous ne vous êtes certainement jamais disputée avec M. Tong ?

— Et comment ! Bien sûr que ça nous est arrivé !

— Vraiment ? Je n’y crois pas !

— Dans la vie de couple ça n’est pas toujours le grand amour ! Quand un homme et une femme vivent ensemble, les heurts sont inévitables et, de plus, il arrive à tout le monde d’avoir ses moments de mauvaise humeur. C’est pour cela que je trouve qu’il est bon qu’un couple vive séparé quelque temps.

— Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez pas suivi M. Tong à Shengguo ?

— Au début, c’était en effet mon idée. Plus tard, quand vous vous marierez, vous comprendrez. Entre deux personnes qui vivent quotidiennement l’une près de l’autre, ça ne peut pas être toujours romantique. Et puis, je trouve les hommes très bizarres. Si vous vivez longtemps auprès d’eux, leur enthousiasme à votre égard s’émousse. Vous voyez ce que je veux dire ? Mais après une séparation momentanée, leur intérêt renaît et quand ils vous voient, ils deviennent particulièrement affectueux. C’est pour cela que j’ai préféré vivre loin de mon mari. Si on supporte mal d’être séparés, il faut savoir que lorsqu’on se retrouve, c’est particulièrement agréable. Comme dit le proverbe : “Après une longue séparation, les retrouvailles sont de nouvelles épousailles”, et c’est très vrai. Cependant, par la suite, j’ai découvert que j’avais fait là une très grosse erreur !

— Quelle erreur ?

Jin Yiying regarda son mari sans répondre tandis que l’expression de son visage trahissait tout le chagrin et la souffrance dont elle ne parlait pas.

— Était-ce parce que vous n’aviez pas pensé que votre séparation serait si longue ?

— Non, ce n’est pas cela.

— Quoi alors ?

— Je… J’ai découvert qu’il avait eu une liaison.

— Comment ? M. Tong, une liaison ? Vraiment ?

— Si je ne l’avais pas personnellement découvert, je n’y aurais peut-être pas cru non plus.

En voyant que le regard de Jin Yiying avait perdu toute expression, Song Jia se tut. Ce n’est qu’après un petit moment qu’elle se risqua à demander, presque à voix basse : « Et savez-vous qui était cette femme ? »

Jin Yiying fit « oui » de la tête.

— Alors qu’avez-vous fait ?

— Je lui ai pardonné.

— Ça a été aussi simple que cela ?

— Au tout début, j’étais terriblement indignée, j’ai même envisagé le divorce[92]. Mais il m’a dit tout son repentir et j’ai repris mon sang-froid. Je me suis aperçue qu’il m’était impossible de le quitter parce que je l’aimais. Malgré ce qu’il m’avait fait, au fond, je l’aimais encore. Vous savez, dans ce bas monde, personne n’est parfait. Toute peinture, aussi belle soit-elle, n’est pas exempte de taches ! Comment l’être humain pourrait-il ne pas avoir de défauts ? J’irais même jusqu’à dire que, dans cette histoire, j’ai moi aussi ma part de responsabilités. Si j’étais allée à Shengguo avec lui dès le début, il ne se serait peut-être rien passé de tel. Et il est trop tard maintenant pour regretter quoi que ce soit.

— Vous faites allusion à la liaison de votre mari, ou bien y a-t-il aussi un rapport avec le fait qu’il soit tombé malade ?

— Les deux.

— Ça revient à dire que cette femme fait partie de la société Dasheng, conclut Song Jia, pensive. Comment s’appelle-t-elle ?

— He Mingfen ; c’est l’assistante du directeur général de la Dasheng.

— Mais c’est un élément fondamental ! En avez-vous informé Hong Jun ?

— Non, car ce ne sont que des conjectures sans aucun fondement et je craignais, en lui en parlant, d’influencer son enquête.

— Je vous admire beaucoup, professeur Jin. Être capable de comportements aussi raisonnables après toutes les épreuves par lesquelles vous êtes passée ! Voilà qui ne doit pas être facile. J’ai aussi entendu maître Hong dire que vous écrivez des poèmes, est-ce vrai ?

— Ah ! Si vous ne m’en aviez pas parlé, je l’aurais complètement oublié. J’ai en effet écrit un poème, intitulé « La voie étroite de la solitude » mais ce n’est pas, à proprement parler, de la poésie ; je l’ai écrit comme ça. Maître Hong voulait le lire et j’en ai fait une photocopie. J’avais l’intention de vous charger de la lui remettre, mais j’ai oublié.

Tout en disant cela, Jin Yiying sortit de son sac une feuille de papier qu’elle tendit à Song Jia. Celle-ci s’empressa de se mettre à lire avec un indéniable intérêt.

La Voie étroite de la solitude

Dans le parc de l’école, un étroit sentier serpente,

Maintes et maintes fois, je l’ai parcouru.

Il n’est ni bien plat ni bien large,

Mais mon côté inflexible a su lui trouver de l’attrait.

L’élève que j’étais a commencé par le suivre,

Jusqu’à son pupitre ;

Aspirations de l’enfant chéri de l’époque,

Exigences enthousiastes pour pénétrer le labyrinthe du savoir.

Plus tard, le professeur en a fait son compagnon,

Pour l’emmener vaquer ;

Nourrissant pour l’humanité la loyauté du Maître,

Vivant pauvrement dans le Temple de la Science.

Moi aussi je suis allée observer et m’instruire,

Dans le vacarme, au-delà des grilles de l’école ;

Le monde, à l’extérieur, est merveilleux,

Les avenues y sont larges ;

Mais moi je continue à suivre cet étroit sentier,

Mais moi je continue à préserver

L’inflexibilité de l’amour !

Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas les désirs de tous mes semblables,

Ce qui ne veut pas dire que je ne connaisse les tentations de l’argent ;

C’est seulement que cet étroit sentier je l’aime, profondément,

Et je préfère, avec lui, perdre mon temps.

Ce n’est pas qu’il ait un joli minois

Mais il est doté d’une robuste constitution ;

Ce n’est pas qu’il brille de mille feux attirants,

Mais sa solitude a un parfum enivrant !

Certes, il ne m’appartient pas,

Mais il s’est mêlé à ma vie, en parfaite harmonie.

Ah ! la vie…

Au fond, pourquoi vit-on ?

L’existence a-t-elle un sens ?

Il faudrait le chercher dans l’histoire des siècles passés,

Et aller en pensée dans les vastes étendues et dans les profondeurs

De la Voie lactée ;

Je ne connais pas encore les desseins du Ciel,

Mais je ne peux renoncer à les méditer ;

Peut-être, le sens de la vie est-il

dans cet étroit sentier

où j’ai toujours marché.

C’est vrai, je suis toujours passée,

inconnue,

par cet étroit sentier…

Song Jia qui lisait, silencieuse, ressentait envers Jin Yiying une sympathie encore plus profonde au fur et à mesure qu’elle la comprenait mieux.

Tong Wenge, de sa place, écoutait parler les deux femmes, concentré et attentif, comme s’il comprenait leurs propos ou comme s’il n’en comprenait pas un traître mot ! Soudain il quitta son siège et dit, en montrant du doigt l’ordinateur : « Je veux jouer avec ça. »

Jin Yiying s’empressa auprès de lui : « On ne peut pas jouer avec ça.

— Pourquoi on ne peut pas ? demanda-t-il d’un air ingénu et perplexe.

— Maintenant, on ne peut pas parce qu’on s’en va. » Jin Yiying se tourna alors vers Song Jia : « Mlle Song, nous devrions y aller, sinon le médecin risque d’être très mécontent.

— Vous avez raison ; je vous raccompagne », approuva Song Jia en décrochant le tableau du mur pour le lui rendre. Mais Jin Yiying lui dit de le garder puisqu’ils en auraient à nouveau besoin le lendemain. Song Jia alla le mettre dans le coffre-fort ; après quoi ils quittèrent tous ensemble le bureau.