16. Jugement erroné

Lorsque Hong Jun était aux États-Unis, le cabinet d’avocats qui l’employait l’avait envoyé en mission à Hong Kong pendant six mois ; aussi, lorsqu’il posa de nouveau le pied au Peninsula, il ne se sentit absolument pas dépaysé. Après s’être installé, il téléphona immédiatement à Sheng Fuguan, au numéro indiqué sur la carte de visite que ce dernier lui avait laissée. En entendant la voix de Hong Jun, Sheng Fuguan lui fit un accueil chaleureux mais il changea immédiatement de ton en apprenant qu’il avait l’intention de lui demander des informations concernant la Dasheng. Il devint alors très distant, disant qu’il était en conférence et lui demandant de rappeler une demi-heure plus tard. Lorsque, après une demi-heure, Hong Jun le rappela, la secrétaire lui fit savoir que Sheng Fuguan avait dû s’absenter pour une affaire urgente.

Le lendemain matin, nouvel appel. La secrétaire lui répondit encore une fois que le directeur Sheng n’était pas là et qu’il veuille bien rappeler dans un moment. À deux reprises encore, Hong Jun tenta de nouveau sa chance, sans plus de succès. La secrétaire faisait preuve d’une grande courtoisie et de beaucoup de patience mais le contenu plein de tact de ses réponses était en substance toujours le même : le patron était absent et elle ne savait pas où il était allé ni à quelle heure il rentrerait. L’avocat la soupçonnait de vouloir engager avec lui un concours de patience et d’endurance.

Puisque Sheng Fuguan se trouvait bien à Hong Kong, c’est qu’il se refusait à collaborer et Hong Jun ne pouvait rien y faire. Il pensa se présenter personnellement à sa porte mais il jugea la chose peu opportune car, s’il amenait les choses dans une impasse, il n’aurait plus de marge de manœuvre pour opérer un quelconque revirement et cette mission d’enquête à Hong Kong lui serait d’autant plus difficile à mener à bien. C’est alors qu’il se souvint de ce petit papier que Zheng Xiaolong lui avait remis avant son départ. Il composa donc ce numéro de téléphone et demanda à parler à Lian Jingpei, du service des affaires publiques de l’anti-corruption de Hong Kong. Ce dernier lui apprit que Zheng Xiaolong était d’ores et déjà arrivé sur place et il lui communiqua son numéro personnel. Hong Jun s’empressa de joindre son ami et tous deux convinrent d’un rendez-vous pour le soir même.

Il était un peu plus de 17 heures lorsque Hong Jun arriva au centre de formation de la commission de lutte anti-corruption, situé au onzième étage de l’immeuble Dongchang, au numéro 8 de l’avenue du Coton Rouge sur l’île de Hong Kong. Zheng Xiaolong y suivait un stage de formation à la direction des services de l’anti-corruption. Bien qu’ils ne se soient séparés que peu de temps auparavant, les deux hommes se retrouvaient ici avec un plaisir tout particulier. Après être descendus, ils continuèrent leur chemin en bavardant. Zheng Xiaolong, qui venait à Hong Kong pour la première fois, se sentait tout excité et n’arrêtait pas de raconter toutes ses impressions depuis son arrivée. Lorsque Hong Jun lui demanda ce qu’il avait déjà visité de la ville, il répondit n’être encore allé nulle part ; aussi l’avocat lui proposa-t-il de l’accompagner en haut du Peak.

Ils suivirent l’avenue du Coton Rouge qui y conduisait et, très vite, ils atteignirent la porte ouest du jardin public de la ville. Zheng Xiaolong suggéra, puisqu’ils étaient arrivés jusqu’à l’entrée, d’aller jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ils pénétrèrent dans le jardin et visitèrent la serre qui renfermait toutes sortes de plantes et l’immense cage de métal peuplée de toutes les espèces possibles d’oiseaux. Ils montèrent ensuite à la pagode située au cœur du jardin et prirent quelques photos puis ils quittèrent le parc et arrivèrent, par l’avenue du Coton Rouge, au départ du funiculaire qui conduisait en haut du Peak.

Celui-ci était composé de deux cabines. À l’intérieur, tous les sièges étaient tournés en direction de la montagne. Après être montés à bord, Hong Jun laissa son ami s’asseoir près de la fenêtre pour lui permettre d’admirer le paysage. Le train se mit en route, escaladant la pente vers le sommet avec parfois un angle d’inclinaison de plus de quarante-cinq pour cent. Ils avaient l’impression que la force de propulsion du train à crémaillère agissait dans leur dos, si bien qu’ils ne pouvaient s’empêcher de s’agripper fermement à l’accoudoir de devant.

Hong Jun regardait par la fenêtre. Il n’y avait que de très hauts immeubles qui donnaient l’impression de s’empiler sur la déclivité. Il savait que ce n’était qu’une illusion d’optique, mais ça lui faisait tout drôle car sa raison avait beau essayer de le convaincre qu’en réalité ces immeubles étaient verticaux, sa perception des choses voulait absolument qu’ils soient inclinés. Comme il soupçonnait ne pas être le seul à avoir ce genre de sensation, il interrogea son ami : « Comment vois-tu ces immeubles, droits ou penchés ? »

Celui-ci se mit à rire et répondit : « Ils sont droits, bien sûr. Cependant, quand on les regarde, on dirait qu’ils sont penchés ! Et plus longtemps on les regarde, plus cette impression s’impose à nous. C’est très intéressant ! »

Pendant un bon moment, Hong Jun s’abandonna à ses réflexions, avant de conclure en pesant ses mots :

— Tout est ainsi en ce bas monde. Si les gens adoptent l’habitude de prendre pour droit ce qui est de travers, alors, en revanche, ce qui est droit leur donnera l’impression d’être de travers. C’est aussi « Vrai et Faux ; Néant et Réalité ; Un dans l’Autre et l’Autre dans l’Un ». Que ce soient les écrits de nos ancêtres de l’école taoïste ou la pensée du bouddhisme indien, que ce soit la dialectique marxiste ou la théorie de la relativité d’Einstein, tous renferment cette vérité.

— Tout à fait, et les mœurs de la société en offrent un très bon exemple ! Tout le monde étant convaincu que, pour arriver à quelque chose il faut absolument passer par la porte de derrière[93], inviter à dîner ou faire des cadeaux, tout cela est rentré dans l’ordre des choses. Si maintenant, pour obtenir quelque chose, vous ne faites plus d’invitations, vous ne faites plus de cadeaux, ça ne semble pas normal. C’est ainsi que cela se pratique maintenant au grand jour. Je dois dire que le fait d’offrir un cadeau ou d’inviter à dîner pour faciliter une démarche – que ce soit inscrire un enfant à l’école ou consulter un médecin à l’hôpital, présenter une demande de licence commerciale ou faire examiner et ratifier un projet de construction – quel que soit l’objet de la démarche, grand ou petit, c’est, tout simplement, une manœuvre de corruption !

Bien que Zheng Xiaolong n’ait pas parlé très fort, le ton de sa voix rendait évidente la passion qu’il avait pour cette cause.

— Actuellement, si tu n’offres pas de cadeaux, tu n’obtiens rien. Les médecins en offrent aux maîtres d’école, les maîtres d’école aux responsables de l’attribution des logements, les responsables de l’attribution des logements aux agents de police et les agents de police aux médecins. Et tout le monde de maudire cette pratique des cadeaux, et tout le monde de continuer à en offrir. Il y a une expression à la mode qui appelle ça le cercle étrange. Et je ne sais vraiment pas quand nous pourrons finalement, nous Chinois, sortir de ce cercle.

Hong Jun ne put que faire un signe de désespoir.

Le funiculaire ralentit en arrivant au sommet. Hong Jun et Zheng Xiaolong en descendirent en suivant le flot des passagers puis sortirent de l’immeuble qui abritait la gare. Ils prirent la direction du nord et arrivèrent à un pavillon sur le bord de l’escarpement. Entre-temps, le soleil s’était couché et la brume crépusculaire noyait d’un voile bleuté le ciel de l’île de Hong Kong. Du côté nord du pavillon, il n’y avait sous leurs yeux que les gratte-ciel vertigineux qu’ils venaient de voir d’en bas, désormais modestement couchés à leurs pieds. Ils empruntèrent ensuite la route asphaltée construite sur le bord de l’escarpement et se dirigèrent vers l’est. Ils s’arrêtèrent presque aussitôt pour admirer le spectacle d’un quartier d’immeubles, en contrebas, qui se dévoilait à la faveur d’une échappée entre les arbres du bord de la route.

La lueur des lumières d’en bas s’intensifiait au fur et à mesure que la nuit devenait plus noire. Finalement, tout le côté nord de l’île et Kowloon[94] en face devinrent un océan de lumière. Devant cet éblouissant spectacle nocturne que leur offrait la ville, ils en percevaient encore davantage la prospérité et ne purent retenir un cri d’admiration poussé du fond du cœur. Puis, en regardant sa montre, Hong Jun suggéra : « Nous devrions aller dîner » ; sur quoi ils rebroussèrent chemin.

Au sud de la gare du funiculaire il y avait un restaurant d’altitude construit sur une plate-forme en bordure de la falaise et cet édifice, dans toute la simplicité du style montagnard, avait gagné la faveur des touristes. Hong Jun, précédant son ami, choisit une petite table à l’extérieur qui avait vue sur la falaise. Ici, plus rien du vacarme de la circulation ni des flonflons des orchestres ; il n’y avait que le bruit feutré des pas des serveurs et des conversations discrètes des clients. Ici, pas de lumière aveuglante ni de mobilier trop luxueux, mais un charme qui vous comblait, une pureté et une simplicité qui vous inspiraient. Ils burent de la bière, admirant les contours estompés de la vallée qui se déployait devant eux et appréciant les bouffées de vent frais qui les surprenaient de temps à autre ; ils se sentaient pleinement satisfaits. Ils jouissaient de tout cela en silence, allant jusqu’à oublier que d’autres choses, bien plus importantes, les attendaient.

Hong Jun finit par se souvenir de la raison pour laquelle il avait voulu rencontrer son ami. Il s’arracha à la contemplation du paysage pour lui confier : « Xiaolong, c’est pour voir Sheng Fuguan que je suis venu ici, dans l’espoir d’apprendre ce qui s’est passé entre Tong Wenge et Meng Jili la dernière fois qu’ils étaient à Hong Kong. Pour l’heure, tous mes appels se sont soldés par des fins de non-recevoir.

— C’est très certainement parce que tu as fait allusion à la Dasheng.

— Je ne pouvais quand même pas ne pas lui faire part du motif de mon appel.

— Mais c’est justement le sujet de conversation qu’il est le moins désireux d’aborder.

— On dirait qu’avec mon enquête je suis en train de marcher sur tes plates-bandes sans le vouloir ! Xiaolong, je n’ignore pas que ton travail est confidentiel, mais, parmi les informations que tu as en mains, n’y en aurait-il pas dont tu sois susceptible de me faire profiter ? »

Au lieu de répondre à sa question, Zheng Xiaolong souligna avec tact : « En réalité, toi aussi tu gardes pour toi certaines informations, pas vrai ? À mon avis, le grand avocat Hong ne s’est pas déplacé jusqu’à Shengguo et n’est pas venu aujourd’hui à Hong Kong seulement pour la petite affaire dont il m’avait parlé ; je crois qu’il serait temps de jouer cartes sur table et de me dire un peu la vérité. »

Hong Jun lui répondit, en riant de bon cœur : « C’est bon ! Tu as deviné. Avant de tomber malade, Tong Wenge avait écrit une lettre à sa femme, un e-mail plus exactement, qui comporte pas mal de passages très obscurs. Elle espère que je pourrai l’aider à trouver la solution. »

Il sortit alors de sa poche une feuille de papier et un crayon et écrivit l’aphorisme en question, ainsi que l’autre recommandation, puis les tendit à Zheng Xiaolong en lui expliquant : « Regarde un peu, voilà les deux phrases que Tong Wenge demande à sa femme de garder à l’esprit. »

Celui-ci relut plusieurs fois les deux phrases puis rendit la feuille de papier à Hong Jun en avouant : « Vraiment incompréhensible en effet !

— D’après ce que tu viens de lire, as-tu une idée de ce que ces deux phrases pourraient bien vouloir dire ?

— Pour la seconde, c’est assez facile, mais le sens de la première est réellement impossible à deviner. Je soupçonne Tong Wenge d’avoir eu, depuis longtemps, des problèmes neurologiques. On dit que même dix mille personnes saines seraient dans l’incapacité de deviner le sens des propos d’un malade mental !

— C’est loin d’être faux, dit Hong Jun, songeur.

— Ne fais pas attention à ce que je viens de dire ; c’était juste pour me ménager une porte de sortie. Dans les milieux d’affaires, ces dernières années, on se débrouille pour étudier comment, au moment critique, se ménager une porte de sortie.

— Il n’est pas toujours possible d’en trouver une !

— C’est bien pourquoi il est nécessaire d’y travailler avec assiduité et persévérance ! »

Hong Jun avala une gorgée de bière avant de poursuivre : « Je t’ai parlé en toute franchise : alors, n’est-ce pas à ton tour d’abattre tes cartes ? »

Après avoir réfléchi, Zheng Xiaolong répondit à voix basse : « Notre code de déontologie ne me permet pas de tout te dire ; je ne peux que te donner quelques renseignements très généraux. Nous procédons actuellement à une enquête sur une affaire de corruption qui concerne à la fois certains hauts dirigeants de la ville et la Dasheng. L’affaire est plutôt compliquée ! Elle atteint même un degré de complexité extrême !

— On vous met des bâtons dans les roues ?

— S’il n’y avait que ça ! Mais c’est tout simplement une obstruction officielle ! »

Zheng Xiaolong but lui aussi une gorgée de bière avant d’expliquer : « Peu de temps après avoir constitué le dossier, ordre nous a été donné d’en haut de tout arrêter et la commission d’examen spécial a été dissoute d’office. Mais moi, tu sais, je suis plutôt du genre obstiné, et quand je suis convaincu du bien-fondé de quelque chose, je n’ai de cesse de l’avoir fait. Alors, sans commission d’examen spécial, je me suis occupé de l’affaire quand même. Comme je ne pouvais pas le faire officiellement, tout cela est resté secret. Encore heureux que nous ayons eu le soutien du parquet de la Province.

— Et où en es-tu ?

— Ça commence à prendre forme mais ça reste très difficile. La preuve, on m’envoie faire ce stage à Hong Kong pour se débarrasser de moi ! Mais je ne suis pas de ceux qui lâchent prise aussi facilement, et d’ailleurs, même ici, il y a des choses dont je peux m’occuper. Pour te parler franchement, j’avais, moi aussi, l’intention de rencontrer le fameux M. Sheng pour m’informer un peu de la situation.

— Il semblerait que nous soyons venus tous les deux ici avec un objectif révolutionnaire commun.

— C’est bien pour ça que je t’avais dit que nous étions les compagnons de la même tranchée !

— Alors, je vais te poser une question.

— Laquelle ?

— Savais-tu que l’hôtel Shengguo offrait des prestations d’un genre très spécial ?

— C’est ce qu’on dit.

— Pourquoi n’y mets-tu pas un peu ton nez ?

— Moi ?

— Pourquoi personne n’intervient-il ?

— Les affaires de mœurs, ça regarde la Sécurité publique ; et l’hôtel Shengguo est justement géré par le bureau de la Sécurité publique. Ils disent que c’est justifié par la nécessité de la lutte contre l’ennemi ; qu’il leur faut utiliser cette place forte pour rassembler des renseignements sur les activités de contrebande et de trafic de drogue. Moi, petit procureur adjoint que je suis, même si ce n’est pas l’envie qui m’en manque, je ne peux rien y faire.

— Et tu crois à ce qu’ils disent ?

— Croire à leurs manigances ? Je t’avoue que leur histoire de recueillir des renseignements sur des activités criminelles n’est qu’une façade ; la seule certitude, c’est qu’ils en tirent profit !

— Dis-moi, avez-vous dans la place un “dirigeant de premier ordre” ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— L’autre jour, quand je suis rentré par hasard dans les salons de massage de l’hôtel Shengguo…

— Toi aussi, tu te lances dans des expériences ? interrompit Zheng Xiaolong, moqueur.

— Comment pouvais-je savoir qu’il s’agissait de massages d’une autre nature, puisque c’est bien ce dont il s’agit ? J’étais très embarrassé. Au moment où je ne savais plus très bien comment me tirer de ce pétrin, une des masseuses est entrée en disant qu’un “dirigeant de premier ordre” devait arriver et que tous les autres clients devaient se retirer. Je me suis éclipsé. Je suis allé voir du côté de l’entrée de service dans l’espoir de comprendre un peu qui pouvait être ce personnage, mais je n’ai vu personne. Il n’y avait qu’une Mercedes dernier modèle et j’ai pensé qu’il pouvait s’agir de sa voiture. Je me suis alors rappelé que, l’autre jour, tu m’avais dit qu’à Shengguo ils ne sont que deux à circuler dans ce genre de voiture. Ce “dirigeant de premier ordre”, lequel des deux est-ce ?

— C’est bien sûr celui à qui tu n’as pas parlé.

— Le maire, Cao Weimin ? ! »

Les deux hommes restèrent un moment silencieux ; après quoi ils levèrent leurs verres et les vidèrent d’un trait.