Le rocher du Lion se dresse à la limite de Kowloon et des Nouveaux Territoires. C’est en fait l’un des sommets de la chaîne de montagnes qui serpente le long de la frontière auquel on a donné ce nom en raison de la présence de ces énormes rochers brun-cendré qui ressemblent à la tête dressée d’un lion majestueux. Cette chaîne qui commence, à l’est, à la montagne de la Selle de Cheval et va jusqu’au Pic, à l’ouest, s’étend sur plusieurs dizaines de li[96]. Les principaux sommets de l’ouest sont la montagne du Porte-Pinceaux et le rocher du Lion. Tout en haut de la luxuriante montagne du Porte-Pinceaux ont été installées les sphères blanches des installations météorologiques et de navigation aérienne, face à l’énorme rocher de la montagne du Lion qu’elles regardent de loin. La Cime du Cygne Volant se dresse à l’extrémité de l’ensemble de la chaîne de Kowloon. Bordée à l’est par la mer de la Queue de Bœuf et dominant l’aéroport de Kai Tak, sa forme rappelle celle d’un grand cygne prêt à prendre son essor. Sur son versant est, un très important site de géomancie qu’on appelle la Forêt des Cent Fleurs, peuplé de nombreuses tombes, est le lieu de sépulture de la mère de Sun Yat Sen. De la montagne du Lion jusqu’à la cime du Cygne Volant, toute la zone constitue une position stratégique, difficile d’accès, aux formes tourmentées. On dit que pendant la Guerre de Résistance contre le Japon c’était la base d’appui de l’armée de l’est du Yangtsé et que l’agresseur japonais ne s’y est pas risqué.
Le samedi après-midi, seule une mince couche de nuages gris flottait dans le ciel. Hong Jun et Zheng Xiaolong arrivèrent au parc national de la montagne du Lion. Ceux qui vivent dans l’ambiance du béton armé et du vacarme de la métropole trouvent très agréable de pouvoir passer quelques heures d’un week-end au sein de la végétation exubérante de cet environnement naturel. Les deux hommes suivirent le petit sentier qui gravissait la montagne entre les arbres. En chemin, ils rencontrèrent nombre de randonneurs en short, des Chinois mais aussi des étrangers. Ce jour-là, le soleil ne dardait pas ses rayons directement au-dessus de leur tête mais l’air n’en était pas moins étouffant pour autant et leurs vêtements étaient complètement imbibés de transpiration lorsqu’ils parvinrent, tout essoufflés, au sommet de la montagne du Lion.
Ils s’assirent sur le piton rocheux et respirèrent l’air vif et frais que leur apportait le vent.
— Tu ne trouves pas que ça ressemble beaucoup au Fantôme Inquiet des Collines Parfumées à Pékin ? suggéra Zheng Xiaolong.
— Il y a de ça. Mais la dernière partie de l’itinéraire est plus difficile que celui du Fantôme Inquiet !
— Tu te souviens de l’année où nous y étions allés faire une excursion avec toute la classe ?
— Bien sûr que je m’en souviens. J’ai été premier à l’arrivée !
— À l’époque, personne ne s’attendait à ce que ce soit toi, le lettré au visage pâle, qui rafle la première place. Au fond, moi j’avais compris que c’était là l’œuvre de l’amour, pas vrai ?
Hong Jun avoua d’un signe de tête. Il évoqua l’image de Xiao Xue et ne put retenir un soupir.
Un avion passa à leurs pieds dans un énorme grondement et descendit lentement en direction du sud pour aller atterrir sur l’aéroport. Ils le suivirent du regard. La piste rectiligne s’allongeait dans Victoria Harbour. Cerné par les eaux bleues, ce ruban n’en paraissait que plus terne et plus rigide encore et sa surface plate et dénudée n’était pas en harmonie avec la masse des grands immeubles qui la bordaient. Les appareils qui se déplaçaient sous leurs yeux en mouvements lents sur l’aéroport ressemblaient à des jouets. Ils regardèrent un avion s’arracher dans un rugissement et grimper dans les nuages ; après quoi seulement ils se décidèrent à redescendre.
Ils empruntèrent le chemin de crête vers l’est, descendirent une petite déclivité, passèrent une épaisse forêt de bambous puis remontèrent un petit mamelon ; ensuite ils tournèrent pour reprendre, sur le versant nord, le sentier qui redescendait au milieu des buissons d’arbustes en friche. La couche de nuages s’était entre-temps épaissie au-dessus d’eux et tout s’était obscurci. Instinctivement, ils pressèrent le pas.
C’était un sentier de terre constitué de marches. Afin d’empêcher qu’elles ne s’affaissent, chacune avait été bloquée et protégée par une barre de fer et une planche de bois. Mais l’eau de pluie continuait impitoyablement à emporter la boue, laissant le fer et le bois dépasser largement du contour des marches et entraver dangereusement la marche des randonneurs. Hong Jun et Zheng Xiaolong étaient contraints de marcher tête baissée en regardant où ils mettaient les pieds, ce qui leur ôtait toute envie de parler.
Après avoir descendu une portion escarpée, ils passèrent sous une ligne à haute tension et arrivèrent à un carrefour. Ils tournèrent à droite et suivirent un vallon en direction du sud. Entre-temps, le vent rafraîchi avait apporté avec lui l’habituelle petite pluie fine mais, comme il n’y avait aucun abri possible le long du chemin, il ne leur restait qu’à continuer à “danser sous la pluie”. Après avoir traversé un vallon, ils retrouvèrent une pente abrupte. La terre rouge du sentier, détrempée par l’eau de pluie, devenait glissante. Il leur fallait faire toujours plus attention. Les arbres se raréfiaient, tout était envahi par les mauvaises herbes ; on aurait pu se croire au sein d’une montagne inculte et sauvage.
La pluie tombait avec de plus en plus d’intensité et de violence. Peu à peu, l’eau de pluie remplaça la transpiration qui enveloppait leur corps. Tout le charme de l’escalade s’était évanoui et ils ne faisaient plus qu’avancer dans le seul but d’arriver à destination. Enfin, ils aperçurent de petites maisons de pierre disséminées sur le versant de la montagne, du côté gauche du sentier, dans une clairière. Ces petites masures sombres étaient toutes en piteux état : certaines s’étaient écroulées, à d’autres il ne restait plus que l’armature ; il manquait la porte ou des fenêtres à celles qui tenaient encore debout. Voyant qu’un rideau de matière plastique avait été cloué à la fenêtre d’une de ces cabanes, ils s’y précipitèrent. En arrivant à la porte, Hong Jun aperçut, dans la pénombre, un homme d’âge moyen aux joues noires et maigres, vêtu de haillons, assis devant la fenêtre sur une chaise de bambou. Très poliment, il lui demanda (en cantonais) : « Je vous demande pardon, pourrions-nous rentrer pour nous abriter un peu de la pluie, s’il vous plaît ? »
L’homme leur lança un regard dur et acquiesça. Après un petit moment il leur demanda d’une voix rauque :
« Vous venez de la province du Guangdong ?
— Oui, oui ! On fait du tourisme. Aujourd’hui, on était venu se promener dans la montagne. On n’aurait jamais cru qu’il allait pleuvoir comme ça. » Hong Jun faisait de son mieux pour imiter le cantonais.
— Moi aussi, je suis de la province du Guangdong, dit l’homme tout en continuant à regarder par la fenêtre et sans que son visage ne trahisse une quelconque émotion.
— Vraiment ? Quelle coïncidence ! Vous êtes originaire de quel endroit exactement ? demanda Hong Jun, l’air réjoui.
— De Shengguo, dit l’homme en haussant légèrement la voix, comme contaminé par la joie communicative de Hong Jun.
— Shengguo ! Je connais, j’y suis allé, une ville très agréable ma foi ! Il y a longtemps que vous n’y êtes pas retourné ? demanda Hong Jun.
L’homme se leva lentement et se dirigea clopin-clopant vers la porte d’entrée puis, sans un mot regarda à l’extérieur.
Hong Jun attendit un moment, comprit pourquoi l’homme n’avait pas répondu et poursuivit : « Shengguo est réputée au plan national. Vous savez sans aucun doute que c’est le siège de la Dasheng, voilà pourquoi. Leur fortifiant de la mémoire est un produit de consommation national. C’est de notoriété publique, tout le monde le connaît. Au fait, le président, il s’appelle Meng… » Hong Jun se gratta la tête.
— Meng Jili, dit l’homme en se retournant lentement vers lui.
— Vous le connaissez ? demanda Hong Jun, tout étonné.
— Nous sommes de vieux amis. Je ne voudrais pas me vanter, mais je devrais encore recevoir ma part du gâteau ! répondit l’homme, un brin d’excitation dans la voix.
— Vous ? Actionnaire de la Dasheng ? Vous plaisantez ou quoi ?
Hong Jun toisa son interlocuteur, faisant peser sur lui, à dessein, un regard soupçonneux.
— Pourquoi, grands dieux, est-ce que je vous raconterais des blagues ? Écoutez ce que je vais vous dire : lors de la création de la Dasheng, j’en étais ! dit l’homme avec le plus grand sérieux.
— Vraiment ? Alors, comment avez-vous…
Hong Jun laissa sa phrase en suspens.
— Vous voulez savoir pourquoi j’en suis réduit à ce point ? Un faux pas entraîne des regrets éternels !
Il y avait dans sa voix une émotion sans bornes.
Zheng Xiaolong, qui jusqu’alors n’avait pas dit un mot, intervint : « L’histoire de la fondation de la Dasheng, moi aussi j’en ai entendu parler. Ils étaient trois à s’être prêté serment de fraternité et s’étaient donné le nom des Trois Frères Jurés du Jardin de Pêchers. Vous venez de dire que Meng Jili était le premier de ces individus ; il semble que les deux autres aient été un certain Huang et un certain Su.
— C’est ça, c’est ça, s’empressa de confirmer l’homme.
— Mais j’ai entendu dire que ces deux-là étaient morts ! » Zheng Xiaolong qui regardait l’homme dans les yeux le vit alors faire lentement « non » de la tête.
— C’est-à-dire…
L’homme ne semblait plus désireux de parler.
— Allons, comment pourrais-tu, toi, être l’un des fondateurs de la Dasheng ? Tu te vantes ?
Volontairement, Hong Jun piquait l’amour-propre de cet homme pour l’inciter à poursuivre.
— Tu ne te trompes pas. Me vanter, moi ? Je…
Son visage rougit et se congestionna, sa voix devint plus rauque, il semblait prêt à rugir, sa bouche s’ouvrit à plusieurs reprises mais pour finir par se refermer, ravalant un à un ses complexes. Il retrouva son calme. Alors, lentement, il leur dit : « Quoi qu’il en soit, je suis un des fondateurs de la Dasheng. Que vous me croyiez ou pas, c’est votre affaire. Je peux aussi vous dire que je sais pas mal de choses sur la Dasheng. Par exemple les surnoms des Trois Frères Jurés : le premier c’était Grand Frère Li (Li Ge), le second, Xiong le Cadet (A Xiong) et le troisième, le Jeune Liang (Liang Zai). Et puis aussi, vous savez comment la Dasheng a débuté ? En faisant de la contrebande de cigarettes ! Si vous ne me croyez pas, vous pouvez toujours aller le demander directement à Grand Frère Li en personne.
— Ce n’est pas que nous ne vous avions pas cru, mais c’est simplement que ça nous semblait bizarre. Puisque la Dasheng vous doit tant, pourquoi vous est-il impossible de retourner à Shengguo ? Pourquoi n’allez-vous pas trouver Meng Jili ? lui suggéra Hong Jun, de tout cœur avec lui.
— Il m’est arrivé de le voir. » Mais après avoir dit cela, l’homme posa sur Hong Jun un regard plein d’incertitude, comme si soudain il avait pensé à quelque chose et, lentement, il s’en retourna s’asseoir sur sa vieille chaise de bambou.
— Vous l’avez rencontré récemment ? poursuivit Zheng Xiaolong.
— Comment aurais-je pu le rencontrer ? dit l’homme tout en continuant à fixer du regard le rideau de matière plastique accroché à la fenêtre. Il est tellement occupé et moi je ne peux pas aller le trouver là-bas.
— J’ai entendu dire qu’il vient souvent à Hong Kong, ajouta Zheng Xiaolong.
— Comment pouvez-vous être au courant de ses faits et gestes ? Vous faites quoi au juste ?
L’homme les examina d’un regard plein de défiance.
— Meng Jili est très connu. On en parle souvent dans les journaux et il passe même parfois à la télévision. Le mois dernier je me souviens d’avoir lu un article qui parlait de la visite de Meng Jili à Hong Kong et qui disait qu’il était sur le point de réaliser un très gros projet de société à capitaux mixtes. Les journaux de Hong Kong n’en ont pas parlé ? demanda Hong Jun.
— Je ne lis pas les journaux, grogna l’homme en regardant au-dehors. Puis, après un moment il se retourna vers les deux hommes pour leur dire : « Il ne pleut plus et il va bientôt faire nuit. À mon avis, vous devriez y aller. Une fois la nuit tombée, vous ne pourrez plus redescendre et, comme vous dites, passer la nuit dans la montagne, ce n’est pas gai ! »
Hong Jun et Zheng Xiaolong se regardèrent et jugèrent le moment venu de se retirer. Ils présentèrent donc à l’homme tous leurs remerciements et sortirent de l’obscurité de la petite maison de pierre. Tandis qu’ils redescendaient le long du petit chemin de terre, Hong Jun se retourna et put encore apercevoir cet homme toujours debout dans l’embrasure de la porte et qui les regardait. Ils poursuivirent leur descente sur le sentier détrempé. Bien que la pluie ait cessé, de grosses gouttes tombaient des feuilles des arbres qui provoquaient un frisson glacé difficilement supportable en touchant leur épiderme encore chaud. Ils marchèrent un bout de chemin en silence puis le sentier de terre devint enfin route asphaltée et leur marche se fit plus aisée.
— Sais-tu comment sont morts Huang Weixiong et Su Zhiliang ? demanda Hong Jun à son ami.
— À peu près. Ça s’est passé il y a trois ou quatre ans. À l’époque, la Dasheng n’avait pas la réputation qu’elle a aujourd’hui, ni la même envergure. Cela dit, l’affaire avait fait grand bruit dans Shengguo. Apparemment, ils se disputaient les faveurs d’une belle et le numéro 3 a tué le numéro 2. Par la suite, le numéro 3, qui avait pris la fuite sur un bateau, fit naufrage et périt en mer. Comme l’affaire n’a pas été présentée au Parquet, je n’en connais pas très bien les détails.
— Ceci voudrait dire que le cadavre du numéro 3 n’a pas été retrouvé. C’est bien cela ?
— Je me souviens qu’en effet il semblerait qu’on ne l’ait pas retrouvé.
— Et tu connais ce Su Zhiliang ?
— Non.
Zheng Xiaolong regarda Hong Jun et lui retourna la question :
« Tu soupçonnes celui que l’on vient de voir d’être ce Su Zhiliang ?
— Exactement.
— En réalité, j’ai eu la même idée. Mais comment en être sûr ? » demanda-t-il, autant à Hong Jun qu’à lui-même.
Hong Jun, qui n’avait pas répondu, se disait, lui, que Meng Jili et He Mingfen connaissaient tous deux Su Zhiliang et qu’il se pourrait bien que leur rencontre avec lui n’ait rien de fortuit. Qui donc l’avait organisée ? Dans quel but ?
— Xiaolong, tu disais que l’affaire datait d’il y a trois ou quatre ans ? Cela voudrait dire que Tong Wenge était déjà à la Dasheng à l’époque et que lui aussi devrait connaître Su Zhiliang ? Alors…
Les deux hommes continuèrent à marcher en silence comme s’ils méditaient, chacun de son côté. Peu après, ils arrivèrent près du Temple du Grand Immortel Jaune. Hong Jun s’arrêta pour regarder le mur rouge et les tuiles jaunes puis son regard fut attiré par une inscription en gros caractères sur le flanc de la montagne :
“Que Bouddha vous protège !”