2. Un malade mental

L’institut de recherches sur l’hygiène mentale du troisième CHU de Pékin était à la fois un organisme de recherches scientifiques et une structure de soins médicaux. Il était situé dans une petite rue, entre les troisième et quatrième périphériques de Pékin. Une grille en fer le séparait symboliquement du reste du monde. Derrière ces grandes portes, pratiquement toujours fermées, se dressait une grande bâtisse toute blanche. On dit que le blanc contribue à calmer l’âme troublée des malades mentaux.

Hong Jun se gara en face de l’hôpital puis descendit de voiture[32] ; il traversa cette artère peu animée et pénétra à l’intérieur par une petite porte qui s’ouvrait sur le côté de la conciergerie. Il aperçut Jin Yiyin à l’entrée du bâtiment blanc et tous deux se dirigèrent ensuite vers le service des hospitalisations.

C’était une chambre individuelle, pas très grande et très simplement meublée. Une femme d’âge moyen à la peau très sombre était assise sur une chaise près de la porte ; elle était bien charpentée mais pas forte pour autant, comme le sont les sportives. Assis dans le lit, un homme du même âge, au visage rectangulaire ; il avait de grands yeux surmontés d’épais sourcils, un nez droit, une bouche carrée, un large front et des cheveux très noirs et bien fournis. Il était vêtu d’une chemise d’hôpital bleu pâle et paraissait bien en chair. Il s’agissait sans nul doute du mari de Jin Yiying, Tong Wenge.

Une fois entrés dans la chambre, Jin Yiying présenta à voix basse Hong Jun à la personne assise près de la porte, la sœur aînée de son mari : Tong Aizhen[33]. Après quoi elle haussa le ton pour s’adresser à son mari : « Wenge, regarde qui est venu te voir ! C’est maître Hong. Tu le connais ? »

Tong Wenge se redressa, il regarda Hong Jun avec attention puis répondit : « Oui, je le connais.

— Tu mens ! C’est la première fois que tu rencontres l’avocat Hong, comment pourrais-tu le connaître ? Il faut être honnête : si tu ne le connais pas, tu le dis, tout simplement. »

Elle lui parlait comme à un enfant.

— Je ne le connais pas, s’empressa-t-il de rectifier avant de demander à sa femme, à voix basse : « Tu m’achèteras encore des glaces ? »

— Bien sûr !

— Je veux celles à la crème, d’accord ?

— C’est d’accord, mais arrête de me demander des glaces dès que tu me vois ; il faut d’abord que tu répondes à mes questions.

— C’est bon.

— Qui suis-je pour toi ?

— Tu es quelqu’un de gentil, répondit-il avec, sur le visage, l’expression de la plus grande candeur.

— Je suis quel genre de personne par rapport à toi ? dit-elle en insistant sur le « toi ».

— Tu es mon… épouse[34].

— Bien ! Et maintenant, je m’appelle comment ?

— Tu t’appelles… j’ai oublié.

— Je m’appelle Jin Yiying.

— Jin Yiying.

— Tu t’en souviendras ?

— Oui, je m’en souviendrai.

Hong Jun examinait en spectateur le comportement et les attitudes de Tong Wenge. Il pensait que s’il n’avait pas entendu la conversation, il n’aurait tout simplement pas su discerner ce que Wenge avait d’anormal. Dans son for intérieur, il ne put s’empêcher de se poser la question : était-il vraiment là en présence d’un malade mental ? Il pensait même que la façon dont Jin Yiying s’adressait à son mari mettait les gens quelque peu mal à l’aise ; après tout, c’était un homme qui approchait de la cinquantaine.

C’est alors que Tong Wenge, se retournant brusquement, vint, très mystérieux, glisser à l’oreille de l’avocat : « Elle, c’est mon épouse, elle est très gentille avec moi, elle m’a même acheté des glaces ! Et toi, tu m’achètes des glaces, dis ? »

Avec un petit sourire, Hong Jun lui répondit : « J’y vais. Par contre, je ne sais pas de combien tu en as envie.

— Achète-m’en deux ! Et vas-y tout de suite. »

Jin Yiying intervint en tirant son mari par le bras : « Il ne faut pas, dès que tu rencontres quelqu’un, lui demander de t’acheter des glaces. On va se moquer de toi ! »

Tong Wenge fit subitement volte-face, leva le poing et, ouvrant tout grand les yeux, dit à sa femme : « Tu m’as battu ?

— Je ne t’ai pas battu, je t’ai appelé. » Jin Yiying leva la tête et regarda son mari d’un air sévère.

— Tu as osé me frapper ?

— Pourquoi diable aurais-je voulu te frapper ? Les gentils ne tapent pas les gens.

Tong Wenge, soudain tout sourire, s’exclama : « Moi non plus je ne bats pas les gens. C’était pour te faire peur. Moi aussi je suis gentil. Je veux aller aux toilettes. »

Tong Aizhen, qui jusqu’alors n’avait pas dit un mot, intervint : « Tu viens tout juste d’y aller, comment se fait-il que tu veuilles y retourner ?

— J’ai envie de faire pipi », dit son frère qui, aussitôt, se dirigea vers l’extérieur de la pièce ; Tong Aizhen s’empressa de se lever pour l’accompagner. Jin Yiying lui lança par-derrière : « Grande sœur[35], il peut y aller tout seul, il n’a pas besoin qu’on s’occupe de lui. » Ce qui n’empêcha pas Tong Aizhen d’aller avec son frère jusqu’à la porte des toilettes situées à la moitié du couloir.

Tout en regardant la silhouette de son mari qui s’éloignait, Jin Yiying demanda à Hong Jun : « Maître, ne le trouvez-vous pas parfaitement ridicule ? En fait, comme vous le voyez là, il va déjà beaucoup mieux. Au moment où j’ai volé à son secours il était incapable de quoi que ce fût ; même pas de faire ses besoins tout seul. Maintenant voilà où il en est et, à mon avis, c’est déjà bien. »

Hong Jun l’observait de côté. Il pensait que son attitude envers son mari ne ressemblait absolument pas à ce qu’il avait imaginé, en d’autres termes que ce n’était pas celle que lui jugeait être la bonne. À franchement parler, il n’aurait pas su dire comment elle aurait dû se comporter, mais somme toute, il avait l’impression que quelque chose clochait. Comme si la souffrance de Jin Yiying cachait l’ombre d’une certaine rancœur. Peut-être cela n’avait-il rien d’anormal car, en fin de compte, la maladie de Tong Wenge avait complètement bouleversé sa vie. « Professeur Jin, lui dit-il, si je ne l’avais pas constaté de mes propres yeux, je n’aurais vraiment pas pu y croire. Comment l’inventeur du fortifiant de la mémoire peut-il subitement se retrouver dans cet état ?

— C’est vrai ; quand les camarades de mon danwei l’ont appris, ils ne pouvaient pas y croire non plus. Les médecins disent qu’actuellement, son niveau intellectuel correspond à celui d’un nourrisson.

— Est-ce réversible ?

— C’est difficile à dire. »

Tong Wenge sortit des toilettes le port altier et, balançant les bras en cadence, il revenait en héros. Jin Yiying avança à sa rencontre et lui dit : « Wenge, arrête de marcher de cette façon ! »

À ce moment-là, un médecin passa qui dit en souriant : « Tong Wenge, tu vas déjà beaucoup mieux à ce que je vois ! Dis-moi, je m’appelle comment ?

— Tu t’appelles Huang, répondit Wenge pensif.

— Ne serait-ce pas le docteur Zhao ? Alors, pourquoi l’appelles-tu Huang ? lui signala Tong Aizhen à mi-voix.

— Docteur Zhao, s’empressa de répéter Tong Wenge à voix haute tandis qu’une expression de gêne pouvait se lire sur son visage.

— C’est déjà pas mal du tout, dit le docteur Zhao.

— Alors, tu m’achètes des glaces ? lui demanda Tong Wenge avec le plus grand sérieux en le montrant du doigt.

— Oui ! je vais aller t’en acheter », dit le docteur Zhao qui s’éloignait en souriant.

Tong Wenge lui fit une grimace dans le dos, puis réintégra sa chambre sur les pas de sa sœur.

Hong Jun pensa que la façon dont Wenge avait montré du doigt le docteur lui rappelait quelque chose mais, pour l’instant, il n’arrivait pas à se souvenir d’où il avait déjà vu ça. Il y réfléchit un peu, puis, considérant qu’il n’était pas nécessaire qu’il s’attarde davantage, il avertit Jin Yiying qu’il lui fallait prendre congé. Mais déjà lui venaient à l’esprit plusieurs questions qui exigeaient, de toute urgence, des réponses.

Jin Yiying descendit avec lui et l’accompagna jusqu’au portail de l’hôpital. « Quel est votre avis ? Peut-on y voir clair ? lui demanda-t-elle.

— Quant à la cause de sa maladie ? L’hôpital n’a-t-il pas déjà donné ses conclusions ? lui demanda Hong Jun, répondant sciemment à sa question par une autre question.

— Je parlais de ce que voulait dire sa lettre, s’empressa- t-elle de rectifier.

— Ah ! la lettre ; pourquoi n’iriez-vous pas poser la question à votre mari ?

— À lui ?

— Bien sûr. C’est lui qui a écrit cette lettre, il est donc assurément le mieux à même d’en comprendre le sens.

— Vous avez pourtant pu constater son état, il ne se souvient même plus de mon nom, comment serait-il capable de se souvenir du contenu de cette lettre ?

— Je n’en suis pas si sûr. Il se pourrait même que cette lettre stimule son cerveau et lui fasse tout à coup retrouver la mémoire.

— Vous croyez ? Je n’ose caresser cet espoir. Cependant, demain, je peux toujours apporter la lettre pour essayer, lui dit-elle tout en regardant passer les voitures, et comme absente.

— Bonne idée ; demain, faites-la-lui voir et puis téléphonez-moi. J’espère que nous obtiendrons des résultats surprenants. »

Jin Yiying, changeant de sujet, lui demanda : « Comment comptez-vous vous y prendre pour l’enquête ? »

— Si votre mari ne veut pas nous aider à découvrir la clé du mystère, il ne me restera qu’à aller chercher moi-même la solution. Comment trouvez-vous Shengguo ?

— Très bien ! Ce n’est pas une grande ville, mais le plan d’urbanisme a été extrêmement bien fait, avec beaucoup de goût.

— Pourquoi ne vous y êtes-vous pas installée ? Ce n’est vraiment pas pratique d’habiter séparément !

— En effet , dit-elle, ce n’est pas très pratique. Elle voulut dire quelque chose puis se ravisa.

— Vous n’avez pu vous résoudre à quitter la capitale ? lui demanda-t-il encore.

— Non, ce n’est pas cela. En fait, la société Dasheng voulait que je m’y installe car ils avaient besoin de gens dans l’informatique. Mais je n’avais pas envie d’y aller. D’une part, à cause de ma fille qui devait entrer en terminale cette année ; or, les bons lycées sont assurément ceux de Pékin. D’autre part, je ne pouvais pas non plus me résoudre à quitter mon poste. J’aime l’enseignement.

— En réalité, je suis moi aussi un enseignant dans l’âme, lui confia Hong Jun. J’ai été professeur à l’université durant plusieurs années, mais, par la suite, je n’ai pas pu résister aux tentations du monde extérieur au campus et j’ai pris le large[36].

— À chacun son destin. En ce qui me concerne, je compte bien rester dans l’enseignement toute ma vie. Je ne crains pas vos sarcasmes : j’ai même écrit un poème que j’ai intitulé “La voie étroite de la solitude”.

— Vraiment ? J’éprouve également un grand intérêt pour la poésie. Pourrais-je avoir le plaisir de le lire ?

— Vous me faites trop d’honneur ! Je vous l’apporterai lors de notre prochaine rencontre et je vous prierai de bien vouloir me donner votre avis.

— Professeur Jin, je n’aurais jamais pensé que vous aviez des centres d’intérêt aussi variés. Je croyais…

— Que j’étais un rat de bibliothèque ? ou encore une femme au foyer ?

— Mais non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je pensais qu’entre informatique et poésie il devait y avoir des différences considérables ! L’une fait appel à la logique la plus stricte, l’autre donne libre cours à l’imagination la plus débridée. Il m’est très difficile de trouver un rapport entre les deux.

— Je ne vois pas les choses ainsi. En réalité, le langage informatique et le langage poétique ont entre eux de nombreux points communs. Pour ne citer que le plus élémentaire, je vous dirais que tous deux visent à la beauté de la forme et à celle du contenu. En outre, tout comme l’informatique est capable d’exprimer l’imaginaire, la poésie, elle, a besoin, à la base, d’une stricte réflexion logique. N’ai-je pas raison, maître ?

— Vos propos sont pleins de bon sens et pleins d’enseignement en ce qui me concerne. Ah ! c’est vrai, j’avais encore une chose à vous demander. Êtes-vous bouddhiste ?

— Non. Pourquoi donc cette question ?

— Pour rien en particulier. C’est seulement qu’après avoir lu la lettre de votre mari, j’ai eu ce sentiment ; alors je vous posais tout simplement la question.

— Mon mari, pour sa part, éprouve un grand intérêt pour le bouddhisme. Sur la montagne au nord de Shengguo, il y a un temple bouddhique, et il s’y rendait souvent. Cependant, il n’est pas croyant non plus.

— Ah bon ! Je vois. » Hong Jun jeta un coup d’œil à sa montre et dit : « Maintenant, je dois y aller. J’attends votre coup de fil demain. Au revoir ! »