23. Le prisonnier

“Les mille précautions de l’homme sage ne sauraient le garder d’une imprudence.” Hong Jun n’aurait jamais pensé être victime un jour d’un guet-apens aussi perfide. À peine s’était-il assis sur le lit que la porte de sa chambre s’était ouverte en grand et qu’on avait allumé la lumière. Deux hommes en uniforme de la police suivaient l’employé de l’hôtel qui avait ouvert. Après que ce dernier se fut retiré, l’un des deux hommes s’approcha de Hong Jun : « Nous sommes de la Sécurité publique, lui dit-il, nous faisons un contrôle. »

Hong Jun s’habilla rapidement et leur demanda : « Je pense avoir le droit de voir vos cartes professionnelles avant toute chose ?

— Que de complications ! Croyez-vous que nous soyons de faux flics ? dit l’un d’eux, qui lui montra néanmoins sa carte. Vos papiers maintenant ! » exigea-t-il.

Il sortit sa carte d’identité et sa carte d’avocat puis il les lui tendit. Pendant que le premier policier vérifiait ses papiers, l’autre s’était avancé pour examiner ce qui se trouvait sur le bureau.

— Vous vous appelez Hong Jun ? demanda le premier, très professionnel.

Hong Jun acquiesça.

— Avocat ?

— C’est exact.

— D’où arrivez-vous ?

— De Pékin.

— Vous en êtes sûr ? Vous ne feriez pas erreur ?

— Ah, oui ! Aujourd’hui, j’arrive de Shenzhen par avion.

— À la police, il faut toujours dire la vérité ! Vous êtes-vous récemment rendu à Hong Kong ?

— Oui.

— Pour y faire quoi ?

— Du tourisme.

— Rien d’autre ? Vraiment ?

— Je ne crois pas être obligé de répondre à cette question.

— Vous, les avocats, vous faites toujours plus d’histoires que les autres ! C’est bon, je vous pose une autre question : qu’êtes-vous venu faire à Shengguo ?

— Régler une affaire.

— Quelle affaire ?

— Désolé, il est de mon devoir de garder le secret vis-à-vis de mon client.

— Inutile de prendre vos grands airs ! Ici, ce n’est pas Pékin !

— Ce n’est pas la peine de se perdre dans des discussions inutiles avec lui ! intervint alors son coéquipier, impatient. Monsieur Hong, nous voulons donner un coup d’œil au contenu de votre sac de voyage.

— Une perquisition ?

— Vous voulez voir l’ordre ? En réalité, ce serait chose facile ! Mais je n’en vois pas la nécessité. Ce n’est qu’un contrôle de routine, alors, ouvrez vous-même votre sac pour nous permettre d’y jeter un coup d’œil et c’est tout.

Jugeant qu’il n’y avait nul besoin d’être aussi tatillon avec eux et pour en finir au plus vite avec ce contrôle tout à fait déplaisant, il alla chercher son sac dans le placard, le posa sur le lit, l’ouvrit et s’écarta. Le policier s’approcha et fouilla minutieusement au milieu des vêtements. Soudain, en montrant du doigt un petit sachet de plastique, il demanda à Hong Jun : « C’est quoi ? »

Celui-ci se pencha pour regarder. C’était une pochette en plastique qui contenait quelque chose comme de la fécule. Il ne se souvenait pas avoir eu cette chose dans ses bagages, aussi secoua-t-il la tête en signe de dénégation.

— Vous ne savez pas ce que c’est ?

Le policier porta le sachet jusqu’à son nez, le renifla et ricana : « C’est de la blanche ! Comment ? Vous, maître Hong, comme le plus pitoyable des trafiquants, vous ne savez pas ? Vous n’auriez pas, par hasard, une meilleure excuse ?

— Cet objet n’est pas à moi, affirma Hong Jun, l’air inquiet.

— Comment se fait-il alors qu’il se soit trouvé dans votre sac ? Vous le transportiez pour le compte de quelqu’un ? Pour qui donc ? »

Hong Jun regarda alors le policier dans les yeux pendant une longue minute puis, lentement, il lui dit : « Apparemment, tout cela a été monté de toutes pièces. Je suppose que votre tâche est de m’emmener auprès de vos supérieurs et que le plus raisonnable pour moi, c’est de vous suivre sans faire d’histoires, n’est-ce pas ?

— Vous n’êtes en effet pas bête du tout ! »

Hong Jun se tut et commença à ranger méthodiquement ses affaires dans son attaché-case et dans son sac de voyage en faisant bien attention de ne pas toucher à ce sachet blanc. Ensuite, il renoua avec soin sa cravate, enfila sa veste et suivit les deux agents jusqu’à la porte de derrière de l’hôtel où une voiture de police les attendait.

Hong Jun fut conduit au centre de garde à vue, dans la grande cour arrière du bureau de la Sécurité publique, et enfermé dans une étroite cellule où les deux paires de lits métalliques superposés étaient déjà occupées par trois détenus. Le policier le fit monter à la dernière place laissée libre en haut, ferma la porte en fer et partit. Assis à un bout de son lit, Hong Jun examina l’endroit où il se trouvait. La pièce était très sombre, éclairée uniquement par une faible lueur jaunâtre qui pénétrait par la minuscule fenêtre au-dessus de la porte. Les trois autres occupants de la cellule, allongés dans leurs lits, ne bougeaient pas mais Hong Jun avait l’impression qu’ils ne dormaient pas. Il se coucha et resta immobile comme eux, sans parvenir pour autant à trouver le sommeil.

Le lendemain matin à 9 heures, Hong Jun fut conduit dans la salle réservée aux interrogatoires. Ce furent les deux policiers de la veille qui l’interrogèrent. Après une série de questions banales ils décidèrent sa mise en garde à vue.

Hong Jun, fou de colère, s’efforça de garder son calme pour protester : « Vous n’avez aucune raison valable de le faire. Selon les dispositions du conseil d’État, la mise en garde à vue s’applique aux auteurs de délits qui refusent de donner leur identité, leur adresse ou de révéler leur origine, ou bien à ceux qui sont soupçonnés d’être impliqués dans des délits commis sur d’autres territoires, aux récidivistes et aux associations de malfaiteurs. Alors, dites-moi à laquelle de ces catégories je suis censé appartenir.

— On voit que vous êtes du métier ! dit un des policiers. Pour parler de la sorte, vous m’avez tout l’air d’être un récidiviste !

— Pourquoi n’aurions-nous pas le droit de vous arrêter ? dit le second policier ; vous dites vous appeler Hong Jun mais qu’est-ce qui nous prouve que vous dites la vérité ?

— J’ai mes papiers d’identité et ma carte professionnelle.

— Ces documents peuvent très bien être des faux !

— Prenez donc contact avec la Sécurité publique de Pékin et demandez-leur de vérifier !

— Vous plaisantez ! ricana le policier, aller déranger la Sécurité publique de Pékin pour si peu, à cause d’un type comme vous ?

— Cela dit, si quelqu’un, à Shengguo, est susceptible de prouver votre identité, nous pourrions en tenir compte », ajouta l’autre.

Le premier nom qui lui vint à l’esprit fut celui de Zheng Xiaolong, mais il le savait encore à Hong Kong et “la source lointaine ne peut étancher une soif pressante” ! Il y avait bien Meng Jili, Luo Taiping et He Mingfen mais il estima que le moment était mal choisi pour leur demander de lui tendre une main secourable ; il ne restait plus que Tian Liangdong. Comme il avait travaillé au bureau de la Sécurité publique, peut-être pourrait-il faire quelque chose. Il donna donc ce nom-là.

Les deux policiers se regardèrent et l’un d’eux conclut : « Si Tian Liangdong accepte de se porter garant pour vous faire sortir, pas de problème. Nous tâcherons de le prévenir au plus vite, mais ne comptez pas trop sur le hasard ! Mais, de toute façon, je vous préviens qu’il faudra bien que vous nous expliquiez d’où vient la poudre blanche !

— Elle ne m’appartient absolument pas : quelqu’un l’aura mise dans mes affaires pendant mon absence.

Hong Jun parlait avec sang-froid et confiance.

— D’après vous, quelqu’un a cherché à vous faire avoir des ennuis ? Inutile de rêver ! Nous ne sommes pas aussi crédules que vous croyez ! répliqua l’un des policiers.

— Laissons tomber, dit l’autre ; de toute façon, nous avons tout le temps d’obtenir ses aveux.

Et ils reconduisirent Hong Jun dans sa cellule.

Dans l’après-midi, les deux policiers allèrent le chercher pour un nouvel interrogatoire. Ils lui dirent avoir contacté Tian Liangdong et lui apprirent qu’il avait nié de la façon la plus absolue connaître quelque maître Hong que ce soit. Ils demandèrent à Hong Jun ce qu’il avait à ajouter. Celui-ci ne dit rien ; en fait, il s’y était un peu attendu. Ils lui demandèrent aussi l’origine de la drogue, ses contacts et la personne à laquelle il devait remettre le paquet. Hong Jun refusa de répondre. Les deux policiers ne semblaient pas vouloir obtenir de réponse à tout prix et ils en restèrent là.

Après le dîner, Hong Jun réintégra sa cellule. Il n’avait pas envie de s’allonger tout de suite sur sa couchette et se mit à faire quelques pas dans l’espace restreint qui restait près de la porte ; un de ses compagnons de cellule, une espèce de brute du Shandong, qui était assis sur son lit, lui adressa la parole : « Hé ! vieux ! T’es d’Pékin ? »

Hong Jun le regarda et fit « oui » de la tête tout en continuant à aller et venir.

— Pourquoi t’es dedans ? J’veux dire, tu donnais dans le noir, le jaune ou la blanche[99] ?

Hong Jun le regarda encore une fois : « Je n’ai rien fait du tout !

— Alors, pourquoi t’es ici ? Je parie que t’es dans la blanche, vieux. J’ai pas raison ?

— Je suis avocat.

— Quoi ? Avocat ? Ha ! Ha ! » La brute se retourna vers les deux autres lascars : « Il dit qu’il est avocat ! Ha ! Ha ! S’il est avocat, moi je suis juge ! Vous voyez bien, les types de Pékin, c’est tous des fanfarons ! Dans le temps, j’étais en affaires à Dalian et j’ai rencontré un margoulin de Pékin ; on avait à peine échangé deux mots qu’il m’a demandé si j’achetais des tanks ! Pourquoi faire ? que je lui dis, chez nous, ces trucs-là, c’est pour les gosses, tu comprends ? Moi, j’ai une bombe atomique en stock ; si tu me trouves un acheteur, je te laisse un bénef à dix chiffres, OK ? Alors là, il a plus rigolé du tout ! Avocat ? Ha ! Ha ! »

Les deux autres rirent avec lui. Hong Jun, qui se sentait atteint dans sa dignité, fut tenté de le remettre vertement à sa place mais il se retint et reprit sa marche silencieuse en se remémorant un vieux dicton qui disait : “Un tigre pris au piège doit savoir laisser aboyer le chien.”

— Hé, toi, vieux ! Je te parle ! Arrête de tourner comme un âne au moulin ! Tu entends ? C’est à toi que je parle, avocat ! Ou plutôt : à vos cacas. Ha ! Ha ! Ha !

Hong Jun s’arrêta de marcher et le foudroya du regard. La grosse brute du Shandong se leva et lui rit au nez : « Quoi ? Tu me cherches ? »

Hong Jun serra les dents et ferma les poings. Le gaillard du Shandong avança, leva le poing et le frappa. Instinctivement, Hong Jun se défendit mais il ne lui tint pas tête longtemps et reçut un coup violent au bas-ventre. Un spasme à l’estomac et un autre à l’intestin lui coupèrent le souffle et le firent se plier en deux, les mains sur le ventre. Il reçut alors un autre coup sur la tête et tomba à terre.

— Nom d’un chien ! grogna le gaillard du Shandong. Tu prétendais te battre avec moi ? Le Shandong et tous ses héros, tu connais ? Nom d’un chien !

Il leva encore le pied au-dessus de Hong Jun mais la petite fenêtre, au-dessus de la porte en fer, s’ouvrit et un gardien regarda dans la cellule en grondant : « Qu’est-ce qui se passe ici ? »

Le gaillard se retourna en riant : « Rien ! Ce gars-là a trop mangé, il a mal au ventre ! »

Le gardien se pencha un peu à l’intérieur et vit Hong Jun, écroulé au sol : « Ça va ? Il faut appeler un médecin ? »

Hong Jun, qui venait de reprendre sa respiration, se leva à grand-peine, essuya le sang qui lui coulait au coin des lèvres d’un revers de main, jeta un coup d’œil au gardien mais ne répondit pas.

— Qu’attendez-vous pour le mettre au lit ? dit le gardien à l’homme du Shandong.

Les trois prisonniers arrivèrent pour le soutenir mais Hong Jun les repoussa. En serrant les dents, il s’approcha lentement des lits et grimpa jusqu’à sa place. Il y passa sa deuxième nuit de détention.

Le troisième jour s’écoula sans que personne ne vienne s’occuper d’eux. Le quatrième jour au matin, Hong Jun décida qu’il avait suffisamment attendu et demanda à voir quelqu’un de la police. Une heure plus tard, les deux mêmes agents vinrent le chercher pour l’interroger, s’apprêtant avec satisfaction à recevoir ses aveux à propos de la drogue. Hong Jun leur répéta qu’il n’avait rien à voir avec ce paquet et demanda à voir Zheng Xiaolong, le procureur adjoint du parquet de la ville. Il leur dit qu’en qualité d’ancien camarade de classe, il pourrait témoigner de son identité. Il exigea aussi qu’ils préviennent sa famille à Pékin. Les policiers notèrent avec soin les noms et les adresses avant de le reconduire en cellule.

Après le déjeuner, Hong Jun s’assit dans le coin de la pièce qui lui était destiné et ferma les yeux. Il regrettait avoir manqué de vigilance et ne pas avoir su parer à ce genre de danger. Cette mésaventure lui donnait une bonne leçon ! “On est sage qu’après qu’il en a cuit de ne pas l’être” dit le proverbe. Il n’aurait jamais imaginé qu’il pût encore exister en Chine des endroits aussi barbares !

Il essaya de son mieux d’apaiser son humeur et de se convaincre à prendre les choses comme elles venaient : “Quand la voiture arrivera au pied de la montagne, il y aura toujours une route. Quand le navire arrive au port, de lui-même, il marche droit pour passer sous l’arche”, se répétait-il pour se consoler lorsqu’une voix familière retentit soudain dans le couloir et parvint jusqu’à lui. Il n’en croyait pas ses oreilles…