Après s’être éloignée du parc de la Dasheng, Song Jia n’était pas rentrée à l’hôtel comme elle en avait eu l’intention, mais s’était rendue au parquet de Shengguo. Elle comptait sur le fait que celui qui faisait office de procureur adjoint dans une petite ville comme celle-ci, ce Zheng Xiaolong, soit en mesure de tirer Hong Jun de là, d’autant que ce dernier n’était en rien coupable. Bien sûr, cela dépendait du bon vouloir du dénommé Zheng. Elle était cependant d’avis que leur qualité d’anciens camarades de classe devait à coup sûr peser favorablement dans la balance. Elle arriva au Parquet pleine d’espoir, mais une nouvelle des plus décevantes l’y attendait : le procureur Zheng était en stage à Hong Kong et ne rentrerait, au mieux, que la semaine suivante.
Elle retourna donc à l’hôtel, toute triste. Comment s’y prendre maintenant ? Elle savait pertinemment que le bureau de la Sécurité publique n’était pas un endroit particulièrement favorable aux étrangers[100]. À Pékin, elle aurait trouvé un moyen pour aller à la rescousse de l’avocat, mais à Shengguo, n’étant pas en pays de connaissance, elle ne savait à qui s’adresser. Et si elle se rendait là-bas en personne pour faire sortir Hong Jun sous caution ? Ce n’était peut-être pas une bonne idée car, Tian Liangdong l’avait dit, dans l’arrestation de Hong Jun les ordres étaient venus d’en haut. Elle en avait elle-même la sensation : si elle se rendait là-bas inconsidérément, elle ne pourrait empêcher qu’on lui donne refuge, à elle aussi. Ce n’était pas qu’elle eût peur de la prison car, s’il le fallait, elle y serait volontiers allée tenir compagnie à Hong Jun, mais ce n’était pas le moment. Il lui fallait le sortir de là et, pour ce faire, elle devait sauvegarder sa propre liberté. Elle marchait de long en large dans sa chambre en se demandant comment elle devait s’y prendre. Ne pourrait-elle pas, par hasard, le faire évader ? Soudain, elle eut une idée dont elle se félicita et sortit en toute hâte.
Elle se précipita au siège de la station de télévision de Shengguo et demanda le directeur adjoint Xu Fengxiang, lequel fut ravi de la voir. Il s’empressa de lui offrir à boire et s’assit face à elle.
— Que devenez-vous ? Vous vous êtes décidée ? lui demanda-t-il, en faisant cligner ses petits yeux rieurs.
— J’ai l’intention de tenter ma chance, lui répondit-elle avec un gracieux sourire.
Xu Fengxiang, transporté de joie, manifesta sa satisfaction : « C’est bien, vous m’avez écouté, soyez certaine que vous avez fait le bon choix ! Je dois vous dire que dès que je vous ai vue dans l’avion, j’ai su avec certitude que vous étiez naturellement douée pour ce métier. Vous avez tout le potentiel nécessaire pour devenir une présentatrice de renom. Du même coup, je serai promu découvreur de talents !
— Je dois cependant vous dire que je n’ai pas l’intention de n’être que présentatrice : je voudrais faire du journalisme aussi.
— Mais, présentatrice, c’est beaucoup mieux ! C’est d’une part plus facile, et aussi plus en vue. Une fois célèbre, on gagne gros. Pourquoi donc vouloir être journaliste ? C’est plus pénible, plus fatigant et il est aussi plus difficile de s’y faire un nom. En admettant que vous n’ayez que faire de la célébrité, le titre lui-même n’est guère flatteur dans notre langue : j’ai une amie, une camarade de classe de l’Institut de radiodiffusion, qui est devenue célèbre – la journaliste-vedette de la ville de Pékin comme on l’appelle – mais tous les gens comprennent prostituée-vedette puisque ça se prononce exactement pareil ! Excusez-moi de vous dire cela, mademoiselle Song ! »
Celle-ci sourit et, pleine d’indulgence, le rassura : « Il n’y a pas de mal ! Mais je ne trouve pas grand intérêt au métier de présentatrice. Ça tient tout à la fois du mannequin et de la comédienne à l’essai ; ça ne requiert aucun véritable talent, aucune connaissance réelle. Je préfère être journaliste. Quand vous voyez ces femmes reporters, l’esprit vif, le regard perçant, les dents acérées, la plume alerte et les propos charmants ! À mon avis, ce sont toutes des génies ! Et puis, la vie de journaliste est riche, variée, romantique, pleine d’aventures, c’est fascinant et extrêmement stimulant ! Monsieur Xu, je vous fais une proposition : si vous acceptez qu’en plus de mon rôle de présentatrice je fasse du journalisme, je suis partante. Sinon, veuillez m’excuser et bye, bye la télévision !
— Mademoiselle Song, vous vous exprimez avec une remarquable aisance ! Vous avez des dons innés de présentatrice. En réalité, vous ne connaissez encore ni leur travail ni leur vie qui est aussi très riche et très romantique ! Si vous vous y mettez, vous adorerez, j’en suis sûr ! Et si vous ne me croyez pas, on peut toujours parier. Je vous garantis qu’avant trois mois vous aurez changé d’avis et que vous renoncerez au journalisme.
— Tout à fait d’accord, mais c’est moi qui gagnerai ce pari ! Monsieur Xu, que comptez-vous perdre à ce jeu ?
— À ce que je vois, vous ne plaisantez pas ! Disons que nous ne voulons pas parier trop gros : un repas par exemple, mais dans un restaurant de qualité. Qu’en dites-vous ?
— C’est entendu ! Préparez-vous à payer l’addition !
— Aucun problème ! »
Xu Fengxiang, tapotant son crâne luisant et reprenant un ton sérieux, ajouta : « Je dois cependant avouer que chez nous il n’est pas rare qu’une présentatrice fasse des reportages. Mais il ne suffit pas d’être bien faite et d’avoir la parole facile pour être journaliste, il faut aussi avoir des talents de reporter et savoir écrire.
— Monsieur Xu, j’ai appris le chinois et j’ai confiance en moi. Dites-moi si cela vous convient : vous me donnez une semaine, vous m’envoyez faire un reportage sur la ville de Shengguo ; après quoi je vous écris un article. À ce moment-là, si vous pensez que ça peut aller, nous signerons le contrat. Si ce n’est pas à votre goût, j’irai voir ailleurs, répondit Song Jia tout aussi sérieusement.
— C’est la première fois que vous venez à Shengguo, vous n’en connaissez ni les habitants ni la topographie ; croyez-vous pouvoir y arriver ?
— J’ai justement l’intention de vous montrer un peu ce dont je suis capable ! Pour ne rien vous cacher, j’ai déjà en tête des sujets de reportage. Pour plus de sûreté, j’en ai arrêté deux pour commencer : le premier sur les secrets de la réussite de la Dasheng, l’autre sur les avantages et les inconvénients de faire assurer la garde à vue par le bureau de la Sécurité publique. La société Dasheng est l’orgueil de la ville de Shengguo, le problème de ce reportage c’est d’écrire quelque chose de neuf. Quant à la garde à vue, tout le pays parle actuellement de réviser la procédure pénale. D’aucuns pensent que le système actuel peut aisément entraîner des abus de pouvoir car, de fait, les cas de corruption ne sont pas rares et ils réclament avec de plus en plus de détermination son abrogation. D’autres le considèrent comme l’arme magique contre les délinquants qui sévissent de province en province et veulent à tout prix le maintenir. La question de la garde à vue est une des préoccupations majeures du moment et le problème est de savoir comment, en la matière, coopérer avec le département de la Sécurité publique. Je ne vous cacherai pas que j’ai travaillé pour eux à Pékin et que je suis donc plutôt bien informée sur la question. Vous admettrez que je n’arrive pas les mains vides !
— Super ! J’aime les jeunes comme vous, à la fois dynamiques et avec les pieds sur terre. Eh bien, c’est entendu !
— Pour le reportage, monsieur Xu, ai-je besoin d’une lettre d’introduction de votre part ? demanda-t-elle comme si elle venait d’y penser par hasard.
— Il n’y a aucun problème. Je vais même vous faire une carte de journaliste provisoire, c’est très pratique. » Xu Fengxiang réfléchit un peu avant d’ajouter : « Mais le mieux est que je vous fasse accompagner d’un reporter photographe. C’est vous qui ferez le reportage, lui ne sera là que pour vous aider et prendre des photos. À vrai dire, je pense que vous avez des idées originales et que vous reviendrez avec d’excellents papiers. Le moment venu j’enverrai un cameraman compléter le reportage, ça vous permettra peut-être de connaître le succès dès le premier essai !
— Je vous remercie de votre confiance ! s’exclama-t-elle du fond du cœur.
— Ne me remerciez pas. Pour moi, le talent c’est de l’or ! Ce qui ne veut pas dire que je ne pense qu’à l’argent ! » plaisanta-t-il d’un air satisfait.
Le reporter photographe que l’on envoya pour accompagner Song Jia était un jeune homme volubile et rieur du nom de Qi Yunfeng – mais que tout le monde appelait Petit Feng. Il était naturellement ravi d’aller en reportage avec une aussi jolie fille. Bien qu’il soit le plus jeune, il faisait preuve de beaucoup de sollicitude à son égard et il prit même l’initiative de la mettre au courant des événements locaux susceptibles de l’intéresser.
Selon le programme établi par Song Jia, ils devaient tout d’abord se rendre au service de la propagande du bureau de la Sécurité publique de Shengguo pour parler de l’objet du reportage et de la façon dont ils l’envisageaient. Song Jia s’attarda en particulier sur le rôle positif des dispositions de mise en garde à vue dans la prévention des migrations de criminels. Ceux du service de propagande accueillirent très favorablement leur projet de reportage et déployèrent tout leur zèle pour les aider à le réaliser. Song Jia émit alors l’intention d’aller visiter les locaux de la garde à vue. Ils les conduisirent sans hésiter dans l’arrière-cour du bureau de la Sécurité publique et leur présentèrent M. Yang, le directeur adjoint du centre de garde à vue.
M. Yang commença par leur présenter ce qu’était la garde à vue dans ses grandes lignes. Song Jia enregistrait consciencieusement ses propos, lui demandant même à plusieurs reprises de répéter certains détails. M. Yang était bien sûr aux anges. Après en avoir terminé, il conduisit Song Jia et Petit Feng visiter les locaux de la garde à vue. Song Jia continuait à faire de brillants discours mais, intérieurement, elle était extrêmement tendue. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le couloir elle fit mine de s’intéresser à chacun des visages que laissaient entrevoir les petites fenêtres des cellules, des deux côtés. Soudain, l’éclat d’un regard qu’elle connaissait bien la fit s’arrêter net.
Les yeux de Hong Jun pétillaient comme avant, mais un duvet dense et noir recouvrait son menton et ses joues s’étaient creusées. Song Jia n’aurait jamais imaginé qu’il eût pu changer à ce point ; elle sentit des picotements dans le nez et des larmes lui monter aux yeux. Elle s’empressa de sortir son mouchoir et fit mine d’avoir une poussière dans l’œil. Le visage de Hong Jun disparut derrière la porte de fer et Song Jia retrouva son calme et ébaucha un sourire pour demander : « Monsieur Yang, ne pourrait-on pas jeter un coup d’œil à l’intérieur ? » tout en montrant du doigt la porte en question.
— Mais bien sûr !
Comment aurait-il pu refuser devant le sourire d’une aussi jolie jeune femme ? Il ordonna au policier qui les accompagnait d’ouvrir la porte de la cellule.
Song Jia s’avança et examina les lieux, l’air dégagé et l’allure imposante pour enfin conclure : « Ce n’est pas mal arrangé du tout, bien mieux que l’idée que je m’en faisais ! Puis-je prendre quelques photos ?
— Vous pouvez », lui accorda le sous-directeur Yang sans hésiter, puis il ajouta : « Nous créons là un précédent, mais c’est bien parce que c’est vous.
— Je vous en remercie infiniment, monsieur Yang ! » Puis, s’adressant à Petit Feng : « Donnez, je vais prendre quelques clichés. Je suis moi aussi passionnée de photographie ! » Elle lui prit l’appareil des mains, recula un peu et déclencha l’obturateur à plusieurs reprises, très rapidement.
Avant de quitter la cellule, elle se retourna pour jeter un regard de connivence à l’intention de Hong Jun.