26. Confrères

Hong Jun quitta sa cellule en compagnie de Wu Fenglang. Celui-ci le conduisit jusqu’à son bureau. Les policiers qui les suivaient furent priés de rester devant la porte que Wu Fenglang referma avant d’aller s’asseoir derrière son bureau et d’offrir à Hong Jun la chaise qui lui faisait face. Ce dernier observait les petits yeux de son vis-à-vis agités d’un clignement de paupières permanent, ne sachant pas du tout à quel genre d’entretien il devait s’attendre. Mais comme, en l’occurrence, il n’avait pas le choix, il ne lui restait plus qu’à se montrer patient.

Wu Fenglang ne semblait pas pressé du tout d’ouvrir la bouche. Il sortit une cigarette de son étui, la palpa, la passa sous son nez pour en humer le parfum puis la fit rouler entre ses doigts avant de la mettre enfin à la bouche, de l’allumer et d’en tirer une bouffée, le tout sans cesser d’observer Hong Jun et de le jauger de la tête aux pieds. Finalement, il retira la cigarette de sa bouche et sans hâte aucune lui dit : « Alors, il paraît que vous êtes bien le célèbre avocat Hong. »

Hong Jun le regarda, sans toutefois lui répondre.

Wu Fenglang poursuivit : « J’ai lu tous les articles vous concernant dans Le Journal de la Jeunesse chinoise, Le Quotidien du Tribunal et dans Le Quotidien du Parquet. Je dois vous dire que j’ai assez bien aimé l’enquête que vous avez faite dans l’affaire de meurtre et de viol au Heilongjiang[101]. À cette occasion, vous avez largement collaboré avec nos services, quoi qu’on en dise. Peut-être était-ce grâce à votre amie et à ses accointances ? Comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah oui ! Xiao Xue. Avez-vous concrétisé votre relation ? Ah ! ah ! ah ! En ce qui me concerne, j’espère bien que vous continuerez à collaborer. En revanche, je n’ai pas beaucoup aimé l’affaire d’escroquerie à la Bourse de Pékin. Là, vous n’avez pas travaillé du tout avec notre bureau de la Sécurité publique, mais peut-être n’avez-vous pas eu en face de vous le bon enquêteur. Si vous étiez tombé sur moi, les choses auraient pu être différentes. Moi au moins, je n’aurais pas laissé échapper les indices menant au lieu du vol du coffre-fort et du meurtre simulé ! Les agents qui vous ont été envoyés n’ont vraiment pas été à la hauteur ! Médecin légiste et techniciens compris. Dites-moi si je me trompe ? Bien sûr, et très objectivement, vous plaidez de façon admirable mais, dans ces affaires, vous avez aussi eu de la chance, pas vrai ? Je sais bien qu’au cours d’une enquête, la chance est souvent au rendez-vous mais on ne peut pas non plus ne compter que sur elle. Vous êtes d’accord avec moi ? J’enquête sur des affaires criminelles depuis plusieurs dizaines d’années et j’en ai élucidé quelques bonnes centaines ! Je n’oserais dire que j’ai atteint un des plus hauts degrés de professionnalisme mais, globalement, j’ai pas mal d’expérience. » Wu Fenglang regardait Hong Jun, les yeux à demi clos, à travers l’écran de sa fumée de cigarette, comme s’il se remémorait quelques-uns des cas les plus difficiles qu’il avait dû résoudre. Il ne reprit le fil de son monologue qu’après quelques longues minutes : « Bien que vous soyez avocat et moi chef du bureau de la Sécurité publique, je considère qu’en réalité nous sommes confrères ou confrères à moitié, à la rigueur, et ceci parce que j’ai découvert que vos méthodes d’investigation avaient fait l’objet de recherches approfondies. Vous avez écrit quelque chose à ce propos il y a pas mal de temps, n’est-ce pas ? Je me souviens que vous aviez tout particulièrement traité de la question du processus de la pensée de détection. Je ne vous cacherai pas que cette question m’intéresse beaucoup également. Nous pourrions en discuter. »

Sa cigarette s’était consumée jusqu’à presque lui brûler les doigts. Il écrasa vigoureusement le mégot dans le cendrier, puis, portant la main au niveau du regard, il s’assura que la cendre ne l’avait pas salie. Il alluma alors une autre cigarette avant de continuer en prenant tout son temps : « Vous écrivez que contradiction et opposition sont les composantes obligatoires du processus de la pensée de détection. Je ne le nie pas. Vous avouerez cependant qu’au cours d’une enquête, il y a des moments où la réflexion de l’enquêteur doit se plier à la logique du criminel et des moments de non-antagonisme. Dans les investigations que je mène actuellement sur votre trafic de drogue par exemple, je dois d’une part en déduire les événements antérieurs à l’affaire concernant l’endroit où vous vous êtes procuré la marchandise et le fait de savoir si c’est un échantillon ou bien une simple provision destinée à votre usage personnel. D’autre part, il me faut analyser ce que cela peut vous amener à entreprendre, à qui vous allez livrer la marchandise et quelles méthodes vous allez utiliser pour masquer vos agissements criminels. N’ayez crainte, ce ne sont là que pures conjectures. Ce que je veux dire, c’est que dans ces deux modes de réflexion, le premier va à l’encontre du raisonnement du criminel tandis que le second adopte son optique. Êtes-vous d’accord avec ma façon de voir les choses ? Autre exemple : nous deux, nous réfléchissons en termes d’antagonisme ; moi, je cherche le moyen de vous faire avouer vos crimes tandis que vous, vous cogitez sans aucun doute un mensonge pour vous tirer d’affaire. Non, ne vous inquiétez pas, ce ne sont encore que des exemples ! »

Hong Jun qui, jusqu’alors, avait gardé le silence, ne put se retenir de lui dire : « Ce dont nous parlons, c’est de l’opposition dans le processus de la pensée de déduction et non pas dans le contenu de la réflexion des deux parties. C’est-à-dire que la justesse du raisonnement de l’un ne dépend pas de l’appréciation de l’autre. C’est le même principe qu’aux échecs. Sur l’échiquier, la victoire ou la défaite ne dépendent pas seulement de votre jeu, mais aussi de celui de l’adversaire. Il vous suffit de savoir apprécier avec exactitude les conséquences de chacun de ses coups pour gagner. Dans une enquête, c’est exactement la même chose, raison pour laquelle l’esprit de confrontation de l’investigateur est connu sous le nom de perspicacité du champion d’échecs.

— Ah, c’est cela ! Ce n’est pas bête du tout ! Vous voulez dire que si, dans notre confrontation actuelle, je veux avoir le dessus, il faut tout d’abord que j’évalue avec précision la façon dont votre cerveau fonctionne. C’est bien cela ?

— D’après moi, ça procède de la même logique.

— Il faut donc essayer par tous les moyens d’empêcher l’autre de deviner le fond de notre pensée ou bien de l’induire en erreur. Vraiment très malin ! Mais ce n’est pas ce que je voulais dire tout à l’heure ; je me demandais si au cours d’une enquête il pouvait y avoir une réflexion non conflictuelle et si, par exemple, nous ne pourrions pas, d’une certaine façon, collaborer, vous et moi. Autrement dit, y aurait-il une possibilité de parvenir à partager une quelconque façon de voir les choses ? »

Wu Fenglang tira une grande bouffée de cigarette et regarda Hong Jun comme s’il attendait une réponse.

Hong Jun le regarda également en s’efforçant de comprendre où il voulait en venir. Mais il voyait que l’individu était subtil et qu’il ne se laissait pas deviner aussi facilement que cela. C’est pourquoi il ne dit rien et attendit en silence que l’autre continuât à parler.

Comprenant les raisons du silence de l’avocat, Wu Fenglang esquissa un petit sourire et, du ton de celui qui prend la parole pour conclure une assemblée, résuma : « En un mot, j’admire vos compétences. S’il vous était possible de venir travailler avec nous, il est certain que vous deviendriez un enquêteur d’élite. Bien sûr, le métier est pénible et mal payé, rien à voir avec celui d’avocat, assurément ! Qu’en dites-vous ? Vous seriez d’accord pour venir travailler comme enquêteur ? »

Tout à l’heure, en entendant Wu Fenglang tenir ces propos nébuleux, Hong Jun ne cessait de se demander pourquoi il l’avait fait venir et quelles étaient ses intentions. Maintenant, voilà qu’il était pris au dépourvu par cette question incongrue à laquelle, sur le moment, il ne sut vraiment pas quoi répondre.

Wu Fenglang poursuivit en souriant : « Tant pis ! Je ne voulais pas vous embarrasser. Passons aux choses sérieuses ! » Il alluma une autre cigarette et reprit tout en fumant : « Pour votre affaire, je me suis renseigné. Les preuves ne sont pas légion ; quant à l’enquête de moralité, elle ne laisse place à aucune ambiguïté. Nous n’avons donc plus aucune raison de vous maintenir en garde à vue. »

En le regardant droit dans les yeux, Hong Jun précisa : « Personnellement, je ne comprends toujours pas de quoi vous m’accusez et pourquoi. Monsieur le directeur, pourriez-vous m’expliquer ?

— Maître Hong, comme je viens de vous le dire, quand vous menez une enquête, vous devriez renforcer votre collaboration avec nos services, sinon, il vous sera très difficile d’éviter les ennuis. Si nous ne sommes pas informés, comment voulez-vous que nous comprenions ce qui se passe ? Qui plus est, vos allées et venues insolites ne peuvent manquer d’en intriguer certains. Vous êtes quelqu’un d’intelligent ; alors à quoi bon demander ce que vous savez déjà très bien ? Si vous êtes d’accord, nous dirons que c’est un malentendu.

— Un malentendu ? J’ai passé une semaine enfermé ici sans savoir pourquoi et je devrais me contenter de ce mot pour solde de tout compte ? Non, ce serait trop simple ! »

À l’idée des traitements de tous genres qu’il avait subis durant ces derniers jours, Hong Jun n’avait pu s’empêcher de s’exciter.

— Dans ce cas, comment voulez-vous que nous fassions ?

Wu Fenglang tira une bouffée de sa cigarette puis, très posément, lui dit : « Maître Hong, j’ai déjà fait tout mon possible ! Selon les conclusions de ceux qui se sont personnellement occupés de votre affaire, il faudrait que vous fassiez, par écrit, acte de repentance pour obtenir votre libération. Quoi qu’on en dise, c’est bien dans vos bagages que cette pochette de poudre blanche a été trouvée. Vous affirmez que c’est un coup monté contre vous, mais quelles preuves en avez-vous ? Et où iriez-vous les chercher ? Je vous l’ai dit tout à l’heure, j’admire vos compétences et j’aime beaucoup votre personnalité. Je dois vous avouer que vous ressemblez beaucoup à ce que j’étais il y a un peu plus de vingt ans. C’est pourquoi j’avais pensé à cette solution pour mettre un terme définitif à votre affaire. Ne cherchez donc pas à en savoir plus. Je vous donnerai même un bon conseil : quittez Shengguo au plus vite et mieux vaudrait ne jamais y remettre les pieds. Ici, les affaires de drogue sont monnaie courante ! Chacun d’entre nous doit avoir à cœur de ménager son temps de vie. Jeunes ou vieux, personne ne sait avec certitude combien de jours il lui reste à vivre ! »

En disant ces derniers mots, Wu Fenglang hocha la tête d’une façon qui en disait long.

Après réflexion, Hong Jun jugea inutile de continuer à perdre du temps en ces lieux.

— Ainsi, monsieur, je devrais vous remercier ?

— Ce ne sera pas la peine. Mais j’aimerais beaucoup devenir votre ami. Par la suite, il se pourrait que j’aie besoin de vous si une affaire m’amène à Pékin.

— Puis-je m’en aller maintenant ? demanda Hong Jun en se levant.

— Vous pouvez. Je vais envoyer chercher vos affaires, vous vérifierez si tout y est.

Wu Fenglang passa un coup de fil puis un policier entra, apportant l’attaché-case et le sac de voyage de l’avocat qu’il déposa sur le bureau. Hong Jun les ouvrit et en vérifia minutieusement le contenu puis il sortit, accompagné de ce même policier. Dans le couloir, il aperçut les deux hommes qui l’avaient arrêté et interrogé. Ils lui sourirent comme si de rien n’était.

Hong Jun prit ses bagages et quitta le bureau de la Sécurité publique par la grande porte. Alors qu’il était en train de se demander où il devait aller, un taxi s’arrêta près de lui. La porte s’ouvrit et Song Jia en sortit. Fou de joie, l’avocat s’exclama : « Song Jia ! Toi, ici…

— Commence par monter en voiture ! Tu parleras après », interrompit-elle. Elle lui prit l’attaché-case des mains et disparut à l’intérieur de la voiture.

Hong Jun monta de l’autre côté et Song Jia dit au chauffeur : « À l’aéroport ! »

Le taxi démarra en trombe.