29. L’otage

Le lendemain matin, Hong Jun arriva à l’étude le premier. Lorsque Song Jia débarqua à son tour avec le logiciel de chinois, il avait déjà fini de parcourir le courrier arrivé en son absence.

Hong Jun s’installa devant l’ordinateur et commença à copier les quatre CD sur le disque dur. Song Jia l’observait sans poser la moindre question, essayant de deviner ce qu’il voulait faire car elle savait très bien que Hong Jun ne dévoilerait jamais ses plans avant qu’ils n’aboutissent à un résultat. Elle lui raconta avec enthousiasme ses séances d’hypnose sur Tong Wenge, car elle espérait avoir son avis. Elle lui parla de ses réactions face à l’ordinateur et au tableau ancien. Hong Jun l’écoutait tout en continuant l’installation du logiciel ; de temps en temps, il lui répondait quelques « Très bien ! », « Pas mal ! » ou « Intéressant ! »… Mais Song Jia voyait bien qu’il était totalement accaparé par ce qu’il faisait sur l’ordinateur et se sentit frustrée.

Le téléphone sonna. Song Jia se précipita dans son bureau pour répondre. C’était Jin Yiying. En entendant la voix de Song Jia, telle une naufragée qui voit arriver son sauveur, elle s’écria : « Enfin ! vous êtes là ! Écoutez, ça ne va pas du tout, il m’arrive encore une catastrophe ! Ça fait deux jours que je vous cherche en vain !

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Song Jia, bouleversée.

— Linlin est partie !

— Linlin ? Où est-elle allée ? » Comme cela ne concernait pas Tong Wenge, Song Jia se sentit quelque peu soulagée ; ce qui ne l’empêcha pas de poser la question avec sollicitude.

— Je n’en sais rien ! La voix de Jin Yiying était étouffée de sanglots. Elle m’a juste laissé une lettre. Pouvez-vous venir ? Je n’ose pas sortir au cas où elle appellerait…

Song Jia était de tout cœur avec elle dans cette épreuve, elle savait quel choc c’était pour cette malheureuse femme ! Mais, en même temps, elle craignait que Hong Jun n’eût besoin d’elle. Jin Yiying avait perçu son hésitation et s’excusa, un peu gênée :

— Je suis désolée, mademoiselle Song, je ne cesse de vous déranger ! À propos, avez-vous des nouvelles de maître Hong ?

— Il va très bien. Il est rentré. Attendez un instant, je vais lui demander s’il n’aura pas besoin de moi.

Song Jia posa le téléphone et alla rapidement poser la question à Hong Jun, après quoi elle revint dire à Jin Yiying : « Professeur, j’arrive ! »

Il y avait tellement de circulation qu’il était presque midi lorsque Song Jia arriva chez Jin Yiying. Celle-ci lui montra la lettre qu’elle avait découverte l’avant-veille au soir en rentrant du travail. La lettre était assez courte :

Maman,

Je m’en vais. Je pars avec lui. Je sais bien que je ne devrais pas, que ce n’est pas le moment de te laisser seule mais je n’ai pas le choix. Je ne peux plus continuer à vivre à la maison comme avant, ni continuer à étudier comme avant au lycée. Je dois commencer une nouvelle vie. S’il te plaît, pardonne-moi d’avoir fait ce choix. Je ne sais pas moi-même quand je reviendrai auprès de toi mais je vous serai à jamais reconnaissante, à papa et à toi, de vous être occupés de moi comme vous l’avez fait.

Prends soin de toi, Maman !

Linlin.

Le 16 octobre 1995.

Après avoir lu la lettre, Song Jia leva les yeux et regarda Jin Yiying qui était livide et semblait complètement désorientée. Elle se mit soudain à plaindre toutes les mères du monde qui, pour leurs enfants, ont sacrifié leur propre jeunesse et se sont donné tant de peine sans jamais penser à elles ; car, au bout du compte, elles ne récoltent souvent que tristesse et solitude. Pourtant, combien de jeunes filles dans la fleur de l’âge sont prêtes à suivre sans regret le même chemin que leurs mères ! Était-ce la loi de la perpétuation de l’espèce humaine ? L’existence de l’humanité est fondée sur l’abnégation de générations et de générations de mères. Afin qu’elles acceptent volontiers ce sacrifice, la nature leur a réservé une récompense ou plutôt, une tentation : l’amour ! À la réflexion, et tout en plaignant sa mère, Song Jia avait l’impression de comprendre Tong Lin. Si un jour, se dit-elle, le destin veut que j’aie à choisir entre maman et Hong Jun, je partirai avec lui sans hésiter. Une seule chose l’inquiétait : Tong Lin était beaucoup trop jeune ; qui sait si ce jeune peintre méritait sa dévotion ? Elle avait le vague pressentiment que Tong Lin s’était probablement sacrifiée pour rien.

— Savez-vous avec qui elle est partie ? demanda-t-elle à Jin Yiying.

— Oui, fit celle-ci de la tête. Il s’appelle Nan Guofeng. Il paraît que c’est un peintre d’une certaine renommée. Linlin l’a rencontré place Tiananmen lors de la fête nationale mais elle me l’avait toujours caché. Je les ai surpris la semaine dernière, à la maison. Ce jeune homme a un air qui me déplaît vraiment et il porte une longue barbe, je n’aime pas du tout cela !

— Nan Guofeng ? Ça me dit quelque chose. Puisque nous connaissons son nom, il ne sera pas difficile de le trouver. Il doit être du Sud, ce Nan Guofeng[103].

— Il est de Canton. J’ai réussi à avoir le numéro de téléphone de chez lui par un ami de l’institut des Beaux-Arts.

— Avez-vous déjà appelé ?

— Oui, hier soir. Il n’était pas là. C’est probablement son père qui a répondu, un individu très bizarre : je n’ai pas eu le temps de dire deux mots qu’il avait déjà raccroché ! J’ai refait le numéro et cette fois, il m’a répondu que Nan Guofeng n’habitait pas là ; que, si je voulais le voir, il me faudrait aller le chercher dans la montagne.

— Les peintres mènent souvent une vie de bohème, en effet. Mais si Linlin est vraiment avec lui, ce n’est pas si grave que cela, je crois.

— Comment cela ? Ce n’est pas si grave ! Linlin n’a que dix-huit ans ! Et elle doit préparer le concours d’entrée à l’université ! Ça me rend folle !

Jin Yiying s’arrêta soudain. Elle venait de réaliser que Song Jia avait dû sous-entendre quelque chose.

— Qu’entendez-vous par « si vraiment », Mlle Song ? Que Linlin aurait pu partir avec quelqu’un d’autre ?

— Je n’en sais rien mais j’ai quelques inquiétudes.

— Que craignez-vous ? En ce moment, ma tête ne fonctionne pas très normalement et j’ai du mal à comprendre, mais n’essayez pas de me ménager : si vous pensez à quelque chose, dites-le-moi franchement.

— J’ai bien peur que la fugue de Tong Lin ait un rapport avec l’histoire de votre mari. Lors de mon voyage à Shengguo, j’ai découvert que l’affaire était beaucoup plus complexe que nous le pensions.

Stupéfaite, Jin Yiying, bouche bée, fixait Song Jia du regard, tandis que celle-ci se plongeait dans une profonde méditation.

Le silence s’installa dans la pièce. Au mur, l’horloge faisait entendre un morne tic-tac. Soudain, le téléphone sonna et toutes deux portèrent instinctivement une main sur la poitrine. Jin Yiying respira profondément, prit le téléphone qui se trouvait sur la table basse et répondit :

— Allô ?

— Allô ! C’était la voix d’un inconnu. Tu es bien la mère de Tong Lin ?

— Oui, c’est moi ! Qui êtes-vous ?

— Aucune importance. Tu veux savoir où est ta fille ?

— Vous êtes Nan Guofeng ?

— Vent du Sud ou neige du Nord[104], on s’en moque ! Je veux juste te signaler que nous tenons ta fille.

— Vous tenez Tong Lin ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Trêve de bavardages ! Si tu veux la récupérer en un seul morceau, fais ce que je te dis.

— Que dois-je faire ?

— Tu as chez toi un tableau ancien, La jeune fille au luth. Enveloppe-le dans du papier journal et viens le déposer ce soir avant 20 heures sur le bord extérieur du trottoir à l’échangeur de Xizhimen – au coin nord-est du niveau intermédiaire – c’est-à-dire celui qui est réservé aux bicyclettes. Dès qu’on aura le tableau, Tong Lin rentrera à la maison. Écoute-moi, pas de police, pas de ruse avec nous sinon tu peux aller tout droit au crématoire du Mont des Huit Trésors récupérer les cendres de ta fille !

— Comment puis-je être certaine qu’elle est bien avec vous ?

— Tu n’auras qu’à descendre voir dans ta boîte à lettres, tu y trouveras une enveloppe ; dedans, il y a une photo d’elle prise hier soir. Je te répète : ce soir, 20 heures ! Si tu n’es pas là ou si tu appelles la police, ta fille est morte !

On raccrocha. Jin Yiying avait toujours l’écouteur à la main ; totalement désorientée, elle regardait Song Jia. Celle-ci, qui avait, en gros, compris ce qui s’était dit, demanda : « Ils ont pris Linlin en otage ? Que veulent-ils ?

— Ils veulent le tableau. Ils m’ont dit que je trouverais une photo d’elle dans ma boîte aux lettres, en bas.

— Commençons par y aller voir !

— C’est cela », approuva Jin Yiying qui se précipita vers l’escalier.

Elles trouvèrent une simple enveloppe blanche qu’elles ouvrirent. À l’intérieur, il y avait effectivement une photo en couleur : Tong Lin, vêtue d’un ensemble en jean, assise sur une chaise dans l’angle d’une pièce, le regard éteint, fixait l’objectif ; derrière elle, la moitié d’une porte et un morceau d’une étagère sur laquelle une orchidée blanche et verte se développait avec exubérance dans l’eau d’un bocal de verre. Dans l’angle inférieur droit de la photo, on pouvait lire la date : 17 octobre 1995. Au dos, on avait écrit deux caractères au crayon : Viande de boucherie.

Jin Yiying remonta chez elle avec Song Jia. Elle marchait comme un automate tout en ne cessant de répéter : « Comment faire ? Comment faire ?

— Professeur Jin, à mon avis, nous devrions avertir la police.

— Non, surtout pas ! Si nous faisons cela, Linlin mourra ! Donnons-leur plutôt le tableau.

— Mais M. Tong disait bien dans sa lettre qu’il ne fallait surtout donner ce tableau à personne !

— Je m’en moque ! Je ne veux pas perdre Linlin ! Même si ce tableau vaut une fortune, à quoi cela me servirait-il si je n’ai plus ma fille ? Au fait, le tableau est toujours dans vos bureaux ? Il faut aller le chercher tout de suite. C’est cela, allons-y immédiatement ! Ce soir je le leur apporterai à Xizhimen. De toute façon, je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ?

— Professeur Jin, ne voulez-vous pas réfléchir encore un peu ?

— Nous n’avons plus le temps. Tout ce que je veux, c’est récupérer ma fille ; le reste n’a aucune importance ! »

Song Jia ne trouva rien à répliquer et n’eut donc d’autre solution que d’accompagner Jin Yiying. Elle gardait cependant encore un espoir : Hong Jun saura sans aucun doute trouver une meilleure solution. Les deux femmes se rendirent en voiture jusqu’à l’hôtel de l’Amitié où se trouvait l’étude. Hong Jun n’était pas là. Song Jia prit la clef et ouvrit le coffre. Elle constata avec stupeur que l’endroit où elle avait déposé le rouleau de peinture était vide. Le tableau s’était envolé !