3. Le spot publicitaire

Après le dîner, Hong Jun s’assit sur le canapé du salon et posa devant lui l’étrange missive. De sa main droite, il repoussa ses cheveux en arrière, ce qui, chez lui, était un signe de grande concentration lorsqu’il réfléchissait à une question. Il se mit à analyser la lettre, mot à mot, phrase par phrase, l’annotant aussi çà et là dans la marge de points d’exclamation ou d’interrogation. À son avis, elle contenait deux phrases particulièrement importantes. La première était : « J’ai eu des mots avec certaines personnes de la société » ; la seconde : « Quoi qu’il puisse m’arriver. » La première semblait concerner l’origine de toute « l’affaire », raison pour laquelle il était essentiel de découvrir l’identité des personnes avec lesquelles Tong Wenge s’était querellé, la seconde indiquait qu’il avait déjà une espèce de pressentiment. Mais quel pressentiment ? Était-ce celui de sa prochaine maladie ? Bien que cela ne soit pas totalement impossible, c’était quand même assez incroyable. S’il avait dit qu’il pressentait que quelqu’un allait lui faire du mal, alors oui, cela aurait pu avoir un sens. Apparemment, dans cette affaire – pour autant que cela en soit une – la question clé était celle du « Qui ».

Hong Jun concentra ensuite son attention sur les neuf termes qui semblaient n’avoir aucun lien entre eux. Il essaya de voir si, en les envisageant sous un angle différent, on ne pouvait pas trouver un quelconque rapport, mais en vain. Il essaya alors d’intercaler entre eux d’autres mots, comme cela se faisait souvent, mais sans le moindre résultat. En général, il préférait les cas difficiles, mais cette fois-ci il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine nervosité. Il se leva et se mit à faire les cent pas sur le tapis, lentement. Soudain, une idée surgit dans son esprit : Tong Wenge avait-il réellement perdu la mémoire ? En vérité, ce n’était pas la première fois que cette question lui traversait l’esprit, mais, jusqu’alors, il n’avait pas sérieusement envisagé cette éventualité. Si Tong Wenge feignait la maladie, Jin Yiying était, elle, à coup sûr, complice ou, tout au moins, au courant de la chose. Et c’était très certainement à dessein qu’elle s’était adressée à un avocat. Hong Jun ne soupçonnait pas volontiers ses clients ; cependant, il y avait toujours au fond de lui une petite voix qui le mettait en garde : « On t’utilise ; on te mêle à un complot. » Cette idée le dérange au point de jeter le trouble dans son esprit, elle l’empêchait de concentrer ses efforts sur l’analyse du contenu de la lettre. Alors, il fit deux tours et décida finalement de mettre un terme à cette vaine activité cérébrale.

Le lendemain matin, Hong Jun se rendit en voiture à l’hôpital psychiatrique et demanda à rencontrer un professeur. Il comptait s’enquérir des probabilités qu’avait le virus de la grippe d’entraîner une perte de mémoire. À son humble avis, il lui semblait très difficile qu’il y eût une quelconque relation entre la grippe et l’amnésie. Les réponses du professeur furent cependant un peu décevantes : « En fonction de ce que vous m’avez exposé de la situation, lui dit-il, je pense qu’il est très possible que le virus de la grippe soit à l’origine de l’amnésie du malade. Il existe une grande variété de virus, dont certains portent tout spécialement atteinte au tissu cérébral. Il est sûr que tous ceux qui attrapent ce genre de virus ne sont pas pour autant atteints d’amnésie. En général, notre tissu cérébral a une assez bonne capacité de résistance mais, en ce qui concerne ceux dont le cerveau présente une moindre résistance ou bien encore ceux qui ont eu une fièvre forte et continue sur une assez longue période, il n’y a rien d’étonnant à ce que le virus produise ce genre d’effet. »

Hong Jun, encore insatisfait, lui demanda si quelqu’un de normal pouvait oui ou non simuler l’amnésie.

Le professeur, après lui avoir jeté un regard, lui répondit par une autre question : « Cette personne est-elle en traitement à l’hôpital ?

— Oui.

— Alors, à moins que le médecin ne soit complice, elle devrait avoir de remarquables talents de comédien. La plupart des gens en sont incapables. »

Hong Jun sortit de l’hôpital par la grande porte. Bien que les conclusions de son entrevue fussent indiscutablement différentes de l’opinion qu’il s’était forgée précédemment, il considérait que, tout compte fait, cette visite avait été fructueuse. Pour l’heure, il semblait que les probabilités d’une simulation de la part de Tong Wenge fussent plutôt minces. Et pourtant, une probabilité, aussi minime soit-elle, reste une probabilité ! Et, dans une enquête judiciaire, on ne peut en écarter aucune. Au fond, il penchait plutôt pour cette dernière conclusion car il se refusait à croire à la nature perverse de Tong Wenge et de sa femme.

Lorsqu’il rentra dans son cabinet il était déjà midi. À son arrivée, Song Jia lui demanda où il était allé.

— Le professeur Jin t’a demandé plusieurs fois au téléphone ce matin, sans succès. Je lui ai dit d’appeler sur ton portable mais tu ne l’avais pas allumé, lui dit-elle.

— Oh ! il était resté dans la voiture. J’étais allé m’entretenir avec quelqu’un à qui je voulais demander conseil, et il n’aurait pas été convenable de le prendre sur moi.

— Qui es-tu allé voir ? lui demanda-t-elle, curieuse.

— Un expert-psychiatre, lui répondit-il ; puis il lui fit un résumé exhaustif de son entretien du matin.

Lorsqu’il eut terminé, elle lui demanda toute songeuse : « Tu soupçonnes Ton Wenge de feindre la maladie ?

— Il est vrai qu’hier j’ai eu ce doute ; maintenant…  Je pense qu’on ne peut pas encore tout à fait écarter cette possibilité.

— Mais comment Jin Yiying pourrait-elle tout ignorer ?

— Comment sais-tu qu’elle n’est au courant de rien ?

— Elle aurait aidé son mari dans ce subterfuge ? Pourquoi donc serait-elle venue nous chercher ?

— Rien de tel que de faire appel à un avocat pour donner le change plus facilement ! Ou bien alors, ils avaient besoin de notre aide pour une raison précise. Tout est possible.

— Dans ce cas, tu parles d’une bande d’intrigants ! Toujours est-il qu’à mon avis ce n’est pas dans la nature de Jin Yiying d’agir ainsi.

— Je me refuse à le croire également. Mais quand bien même auraient-ils agi de la sorte, ils n’en seraient pas pour autant mal intentionnés. Peut-être avaient-ils une raison valable pour se comporter ainsi. Bref, nous ne faisons là qu’évoquer des possibilités de toute sorte mais, notre métier, c’est de mettre en évidence celle qui, en fin de compte, est la vraie. Je disais toujours que, lorsqu’on recherche la vérité en matière judiciaire, il est nécessaire de ménager un espace à l’épanouissement de la pensée, surtout au stade initial de l’enquête et ceci parce que, dans le dédale des réalités de la vie, n’importe quelle situation est susceptible de se produire. Ah ! au fait, le professeur Jin a-t-elle dit à quel moment elle voulait que je la rappelle ?

— Elle a dit : 13 heures chez elle.

— Bon ! Il me reste encore une grosse demi-heure. »

Sur ce, debout dans la pièce, il décrivit son tour habituel puis, fronçant les sourcils : « Song Jia, tu ne trouves pas ça bizarre ?

— Quoi donc ? demanda-t-elle sans comprendre.

— Que j’aie toujours l’estomac qui gargouille ?

— Toi alors ! Si tu as faim, dis-le franchement. Inutile de tourner autour du pot ! Tu peux dire que tu as de la chance : je viens tout juste d’aller acheter un repas à emporter et il y a les travers de porc en ragoût que tu aimes bien.

— Et toi alors ?

— Je n’ai pas très faim aujourd’hui, je mangerai quelques biscuits dans un moment et ça fera l’affaire.

— Tu es vraiment formidable !

— Trêve de flatteries ! J’ai tout à fait conscience de mes limites. On est formidable, mais on n’en reste pas moins une petite secrétaire. Toutefois, moi, je suis une secrétaire multifonctions, alors il ne manque que…

— Que manquerait-il ? »

Song Jia pénétra dans son bureau personnel sans avoir répondu et rapporta la boîte blanche du repas qu’elle déposa sur la table basse en face de Hong Jun. Tout content, celui-ci commença à manger. Song Jia avait également pris une cassette vidéo dans son bureau ; elle alluma le poste de télévision situé en face du canapé et mit en route le magnétoscope. Hong Jun releva la tête pour demander : « C’est quoi le programme ?

— Si tu regardes, tu le sauras », lui répliqua Song Jia, non sans une certaine satisfaction.

Les images de la série du Juge Bao[37] apparurent à l’écran. Hong Jun y jeta un coup d’œil puis s’en désintéressa et se remit à manger. Mais, très vite, il redressa la tête car ce qu’il venait d’entendre avait attiré son attention : « Qui boit Dasheng le Roi Singe[38] devient : Qui boit Dasheng la victoire obtient. » « Oh ! fais-moi réentendre ça ! » s’empressa-t-il de dire. Comme il avait parlé dans l’urgence, il avait postillonné, laissant échapper les grains de riz qu’il avait dans la bouche.

En riant, Song Jia lui dit : « Oh là là ! Cette publicité est vraiment très efficace : elle vous a fait pouffer de rire[39] ! »

Hong Jun expliqua, très sérieux : « Je me suis rappelé avoir déjà vu ce spot publicitaire pour le fortifiant du cerveau Dasheng et je voulais justement me le procurer, sans penser un instant que tu pouvais l’avoir enregistré. Une vraie perle !

— Vraie ou fausse, ça dépend de l’avis du patron ! » dit Song Jia en rembobinant la cassette vidéo. Puis ils redevinrent silencieux lorsque le spot publicitaire repassa à l’écran.

Ce fut d’abord un enfant, légèrement mongolien à première vue, qui apparut sur l’image ; il buvait le contenu d’un flacon de potion Dasheng et peu après se transformait en Sun Wu Kong, le Roi Singe qui disait : « Qui boit Dasheng le Roi Singe devient. » Puis on vit un laboratoire extrêmement moderne et un homme d’âge moyen qui, après avoir bu un flacon de fortifiant Dasheng dit, en pointant le doigt vers l’avant : « Qui boit Dasheng la victoire obtient ! » Finalement on vit un bâtiment d’usine couleur jaune d’œuf dont la plaque de cuivre de l’entrée disait : Sarl Dasheng. Ville de Shengguo.

Hong Jun sut alors pourquoi, la veille à l’hôpital, ce geste de Tong Wenge lui avait laissé une impression de déjà-vu.

— Repasse-la encore une fois, dit-il à Song Jia. Cet homme-là, c’est Tong Wenge.

Sur l’écran on revit la scène du jeune garçon avec son fortifiant pour le cerveau, le tout accompagné de cette voix suave qui disait : « Qui boit Dasheng le Roi Singe devient ! » puis, lorsque ce fut le tour de Tong Wenge, Hong Jun s’écria : « Stop ! » et Song Jia fit immédiatement une pause sur l’image légèrement tremblotante de Tong Wenge. L’avocat en observa de près les gestes et l’expression et, après un moment, il prit la télécommande des mains de Song Jia pour faire avancer et reculer cette image à plusieurs reprises ; puis il reprit son repas.

Treize heures : Hong Jun téléphona à sa cliente. « Professeur Jin, lui avez-vous montré la lettre ? lui demanda-t-il.

— Oui.

— Et alors ? Pas la moindre réaction ?

— Si, il a déchiré la lettre.

— Il l’a déchirée ?

— Oui. Il semblait être très en colère.

— Et il n’a rien dit ?

— Rien.

— Peut-être devrais-je me rendre à Shengguo. »

Hong Jun s’abandonna un instant à ses réflexions puis demanda : « Professeur Jin, n’y a-t-il pas quelqu’un à la société Dasheng avec qui votre mari était plus particulièrement ami ? Ou bien, en d’autres termes, croyez-vous qu’il y ait une personne à laquelle nous puissions faire entièrement confiance ?

— Dans ce cas, je dirais Luo Taiping[40]. Il est directeur général adjoint de la société, et lui aussi est de Pékin. Auparavant il était dans la construction mécanique.

— À quel titre pensez-vous que je puisse valablement me présenter à la Dasheng ? Leur avez-vous parlé de cette lettre ?

— Non, bien sûr. Mais il se peut très bien qu’ils l’aient vue car il suffit de s’y connaître en informatique pour être tout à fait capable de la capter sur le réseau. Je pense que vous pourriez peut-être y aller en mon nom pour discuter avec eux de la question des frais médicaux ainsi que de la pension de mon mari. Vous pourriez leur transmettre mon désir d’obtenir de leur part un engagement écrit. En réalité, c’est vraiment ce que j’espère. En dépit de leurs belles paroles, qui sait ce qui peut se passer plus tard ? Il vaudrait mieux pour moi avoir quelque chose d’écrit, je serais plus tranquille.

— Alors, vous devrez me faire une procuration.

— C’est d’accord.

— Par ailleurs, j’aurais besoin que vous me donniez pouvoir pour que je mette un peu d’ordre dans ses objets personnels, si vous voulez bien.

— Tout à fait d’accord, je vous fais entièrement confiance. D’autant plus que, lorsque je suis allée à Shengguo chercher Wenge, j’ai été si occupée que je n’ai pas eu le temps de ranger ses affaires. Autre chose : Wenge avait un studio là-bas, je pourrai vous en donner la clé tout à l’heure.

— Merci de votre confiance. D’autant que ce genre de confiance est extrêmement important pour notre travail. Ah, c’est vrai ! J’avais encore une question. Vous soupçonnez que la maladie de votre mari soit le résultat d’un acte de malveillance, mais concrètement, avez-vous un suspect ?

— Heu…

— Si vous pensez qu’il vaut mieux ne pas en parler au téléphone, nous pourrons en rediscuter lors de notre prochaine rencontre.

— Je n’en ai pas… Je dois dire que mes soupçons ne s’adressent pas à quelqu’un en particulier. En fait, je ne peux même pas dire que je soupçonne quelqu’un. Je pense simplement qu’il est tombé malade bien subitement… et il y a aussi cette lettre très bizarre. J’espère seulement que vous m’aiderez à élucider ce mystère, sinon il restera toujours en moi comme un malaise.

— J’ai bien compris. »

Selon lui, elle n’avait pas vraiment exprimé son sentiment profond ; en d’autres termes elle voulait lui taire quelque chose, ce qui, à son avis, était très normal de la part de quelqu’un qui vous confie une tâche. Souvent ces gens décident, en fonction de leurs idées et de leurs besoins, de ce qu’il faut révéler ou taire à leur avocat. C’est pourquoi, sans pousser plus loin son interrogatoire, il lui dit simplement : « Professeur Jin, demain je pars pour Shengguo. Pendant mon absence vous pourrez à tout moment prendre contact avec Song Jia si besoin est. »

Après avoir reposé le combiné, il alla jusqu’à la porte du bureau de Song Jia et là il entendit qu’elle était déjà en train de réserver son billet d’avion par téléphone.