33. Virus majeur

Hong Jun et Song Jia prirent l’avion jusqu’à Canton. Arrivés à l’aéroport, elle s’occupa de louer une voiture tandis qu’il allait téléphoner. Lorsqu’elle revint, il était toujours pendu au téléphone si bien qu’elle se demanda avec qui il pouvait bien parler aussi longuement. Il finit par raccrocher et lui demanda si elle avait résolu le problème de la voiture. « Tout est réglé », lui dit-elle. « Parfait ! » répondit-il et il se précipita vers le parking. Il faisait de si grands pas qu’elle était obligée de courir derrière lui pour arriver à le suivre et elle ne pouvait s’empêcher de le maudire d’être aussi pressé maintenant, alors qu’il avait pris tout son temps pour téléphoner. C’était bien lui !

La voiture de location était une Peugeot. Hong Jun conduisit très vite mais il était déjà minuit passé lorsqu’ils arrivèrent à Shengguo. Ils s’arrêtèrent à la porte de derrière de la Dasheng et garèrent la voiture le long du trottoir, puis ils se mirent d’accord sur les détails concrets du programme de l’action qu’ils allaient engager. Ils descendirent de la voiture après s’être assurés qu’il n’y avait rien d’anormal dans les environs.

La nuit était calme. Ceux qui avaient fini leur journée de travail étaient depuis longtemps perdus dans leurs rêves. Les réverbères éteints avaient plongé le quartier dans les ténèbres. Seules, quelques fenêtres étaient restées allumées ici et là dans les immeubles d’habitation qui longeaient la rue et donnaient une impression de triste solitude. La couleur jaune d’œuf du grand ensemble de la Dasheng, gigantesque monstre gisant au sol, s’était muée en gris sombre. L’entrée de l’aire de chargement aménagée entre les bâtiments en forme de « U », spécialement conçue pour l’entrée des camions, était la bouche géante du monstre prêt à engloutir le gibier. Au-dessus de l’entrée de l’entrepôt, une lumière rouge brillait en permanence, comme à la morgue des hôpitaux. Les branches des arbres qui bordaient la rue se balançaient dans la brise nocturne et projetaient grâce à cet éclairage des ombres qui étaient autant de silhouettes humaines en mouvement.

Hong Jun et Song Jia s’approchèrent de la grille en fer forgé, l’escaladèrent sans peine et, une fois à l’intérieur, longèrent en silence les bâtiments vers l’aire de chargement. D’après l’estimation qu’il avait pu faire lors de sa dernière visite, Hong Jun était pratiquement persuadé que le bureau de Tong Wenge se situait au troisième étage, juste au-dessus, et qu’il devait y avoir une sortie de secours reliée par un escalier. Quelques voitures étaient garées là ; ils se faufilèrent jusqu’à une porte, dans un angle tout au fond. Hong Jun poussa la porte qui s’ouvrit sans peine et ils se glissèrent à l’intérieur.

C’était l’escalier de l’issue de secours. Hong Jun marchait devant avec une torche électrique. Tous deux montèrent sur la pointe des pieds. Arrivés au troisième étage, ils aperçurent de la lumière dans le couloir, derrière la porte vitrée. Hong Jun s’avança pour regarder par la vitre : il y avait une chaise devant le bureau de Tong Wenge mais il ne vit personne ; il tendit l’oreille mais n’entendit aucun bruit. Il poussa alors doucement la porte et entra, suivi de Song Jia.

Avant de pénétrer dans le bureau de l’ingénieur en chef, ils écoutèrent encore ; un silence de mort régnait à l’intérieur. Hong Jun tourna la poignée de la porte mais elle ne s’ouvrit pas, alors il frappa tout doucement et appela à voix basse : « Tong Lin ! »

Ils entendirent des pas à l’intérieur et virent apparaître de la lumière. Une voix de jeune fille demanda en tremblant : « Qui est-ce ? »

Song Jia s’approcha de la porte et chuchota : « Linlin, je suis Song Jia, l’amie de ta maman ; c’est moi qui étais avec elle l’autre soir, à attendre ton retour. Elle nous a demandé de venir à ton secours. Ouvre ! »

La porte s’ouvrit. Tong Lin les regarda avec de grands yeux. Song Jia lui prit la main : « Linlin, nous sommes venus te tirer de là. Voici maître Hong. »

Tong Lin, qui avait reconnu Song Jia, se jeta dans ses bras en sanglotant. Song Jia tenta de la calmer : « Ce n’est pas le moment de pleurer ; nous devons nous dépêcher de sortir d’ici. Il ne faudrait pas qu’ils nous surprennent, ce serait dangereux ! Au fait, comment se fait-il qu’il n’y ait personne pour te surveiller ? Ils n’avaient pas peur que tu t’enfuies ? »

Tong Lin ravala ses sanglots et répondit : « Où aurais-je pu aller… toute seule ? Mais il y a toujours eu… quelqu’un, ici, devant… la porte ! Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. »

Tout en parlant, elle avait suivi Song Jia. Elles quittèrent la pièce. Hong Jun éteignit la lumière, ferma la porte derrière lui puis se dépêcha de passer devant les deux femmes afin de les guider pour redescendre par le même escalier. Au rez-de-chaussée, il s’arrêta pour écouter : l’aire de chargement était toujours aussi calme. Il fit attendre Song Jia et Tong Lin, poussa la porte et sortit le premier. Une fois dehors, il s’assura qu’il n’y avait toujours aucun mouvement suspect avant de leur faire signe de le suivre.

Tous les trois marchaient au milieu de la cour de l’entrepôt et se dirigeaient vers la sortie quand soudain le gigantesque projecteur au-dessus de leurs têtes s’éclaira ; au même instant, des hommes apparurent et fondirent sur eux ; le président de la Dasheng, Meng Jili, menait le groupe avec, à ses côtés, He Mingfen et deux robustes gaillards. Hong Jun, Song Jia et Tong Lin s’arrêtèrent tout net.

Meng Jili avança encore de quelques pas pour se porter à la hauteur de Hong Jun et lui rit au nez : « Bienvenue ! grand maître Hong ! Vous voici revenu honorer notre société de votre présence. Nous ne pouvons cependant pas être aussi courtois que lors de votre précédente visite ! À vrai dire, j’ignorais que vous aviez également le don de franchir les murailles ! »

Hong Jun, protégeant les deux jeunes filles de son corps, l’interpella d’une voix qui se voulait assurée : « Meng Jili, qu’est-ce que tu viens faire ? »

L’écho de sa voix frémissante montait dans la nuit sombre. Meng Jili, surpris, fit deux pas en arrière mais se reprit très vite et ricana : « Maître Hong, ce serait plutôt à moi de te poser la question ! Tu pénètres en pleine nuit dans l’enceinte de ma société et tu me demandes, à moi, ce que je viens faire ! Et pourquoi crier si fort ? Chercherais-tu la bagarre ? Sache que ces deux gaillards, derrière moi, sont des champions d’arts martiaux. Aurais-tu l’intention, par hasard, de t’attirer des ennuis ? »

Hong Jun se retourna et, constatant qu’il n’y avait pas d’autre issue, reprit d’un ton plus modéré : « Nous pouvons quand même discuter, je crois ?

— Discuter ? Ha ! Ha ! Nous avons déjà discuté et je t’avais proposé une solution très avantageuse : six cent mille yuans, ce n’est pas rien ! Comme je te l’ai déjà dit, j’adore jouer aux échecs. Je pensais que toi et moi étions de la même force et que nous pouvions nous lancer des défis de même niveau, c’est pourquoi je t’avais proposé un match nul. Mais puisque tu tiens absolument à ce qu’il y ait un gagnant, je t’accompagnerai jusqu’au bout. Cela dit, tu as sous-estimé mon niveau de jeu, maître Hong ! Je te l’ai dit, tu peux prévoir les trois coups suivants, mais moi, j’en anticipe quatre. Crois-tu que je n’avais pas prévu ton jeu, ton canon sur la ligne de fond ? Pour tout te dire, moi, j’ai utilisé la tactique qui consiste à appâter le serpent, et elle ne pardonne pas ! Seulement, je ne t’attendais que demain soir ; je ne pensais pas que tu agirais aussi rapidement. Par bonheur, j’avais tout organisé par avance, au cas où… Maintenant, ta partie est jouée : si tu avances le pion, je descends le char, échec et mat ! Tu déplaces le roi, je fais sauter le cheval, échec et mat ! Tu recules le fou, j’avance le pion, encore échec et mat ! Alors dis-moi : à ce stade du jeu, quel intérêt aurais-je à accepter un match nul ?

— Et que vas-tu faire de nous ? demanda Hong Jun, l’air grave.

— Ce que je vais faire de vous ? C’est une question intéressante. Bien entendu, je ne vais pas vous laisser rentrer chez vous comme ça, mais je n’ai pas non plus l’intention de t’embaucher comme conseiller juridique ; tu n’y connais rien en pratiques commerciales ; ton rayon, ce n’est que le judiciaire. Quant à ces demoiselles, elles sont certes charmantes mais je ne vois pas, pour l’instant, de poste qui leur convienne dans notre société. Par conséquent, je vais vous laisser partir mais je ne vous permettrai pas d’emporter avec vous ce que vous avez dans la tête : ça fait partie des secrets industriels et commerciaux.

— Alors, tu veux nous inoculer le virus majeur, comme tu as fait avec Tong Wenge ?

— Tu vois ! Tu connais déjà trop de nos secrets, comment pourrais-je te laisser repartir ? Tu as étudié aux États-Unis, tu dois savoir qu’un employé n’a pas le droit de s’approprier les secrets de sa compagnie ; c’est une loi internationale. Et bien que vous ne soyez pas de la société, ce que vous savez vous donne droit au même traitement que n’importe quel employé de la Dasheng.

— Je n’ai toujours pas compris comment tu as contaminé Tong Wenge par ce virus à son insu.

— Tu persistes dans ta manie ! Tu ne manques pourtant ni d’intelligence ni de compétence, mais ton problème, c’est une curiosité exagérée. Tu aimes trop fourrer ton nez dans les secrets des autres ; comme tu ne vas pas pouvoir assouvir cette passion bien longtemps maintenant, je vais satisfaire ton envie de tout savoir. Tu vois à quel point je suis coopérant ! Voilà, il y a de nombreux moyens pour inoculer le virus. On peut par exemple te faire une injection après t’avoir endormi, mais on peut aussi le déposer sur ta brosse à dents : c’est un moyen simple et efficace pour ceux qui saignent souvent des gencives et c’est indolore. Tu n’as pas envie d’essayer ?

— C’est ce que tu as fait à Tong Wenge ? demanda Hong Jun, indigné.

— Je n’ai pas eu besoin de m’impliquer personnellement, bien sûr. Mlle He est une vraie spécialiste. Je suppose que ça ne te déplairait pas qu’elle te rende ce petit service. N’avez-vous pas déjà eu un rendez-vous galant tous les deux dans l’appartement de Tong Wenge ? Ha ! Ha ! Ha !

— Tu n’as donc pas peur que la loi sanctionne tes agissements ?

— Que la loi me sanctionne, moi ? Tu plaisantes ? Tiens-toi bien, la loi qui pourra me sanctionner n’a pas encore été promulguée ! Tu ne me crois pas ? Alors, vas-y, va te renseigner auprès de n’importe qui à Shengguo. Oh, c’est vrai ! tu n’en auras malheureusement plus l’occasion…

— Combien as-tu déboursé pour acheter les hauts responsables ?

— Tu es vraiment incorrigible, hélas ! Dans ta situation, tu persistes à enquêter sur la Dasheng et ses secrets ? C’est bon, je vais encore une fois satisfaire ta curiosité : le budget annuel que je m’alloue pour m’attaquer aux problèmes clés dépasse la somme que je t’ai promise. Je te signale que j’ai été dans l’armée et que ce que j’appelle m’attaquer aux problèmes clés consiste vraiment à utiliser le nerf de la guerre et non pas de simples relations publiques[106], c’est très différent ! »

À peine eut-il fini son discours que l’on perçut des signes d’agitation au-delà du mur d’enceinte. Meng Jili envoya He Mingfen voir ce qui se passait mais, déjà Zheng Xiaolong entrait, accompagné de deux procureurs en uniforme. Les deux robustes gaillards qui protégeaient Meng Jili voulurent attaquer mais ce dernier les arrêta et, adressant un sourire à Zheng Xiaolong, lui demanda : « Monsieur le procureur général ! Quelle tâche urgente vous amène à une heure si avancée de la nuit ? »

Zheng Xiaolong jeta un coup d’œil à Hong Jun et à ses compagnes et lui répondit : « J’ai entendu dire que monsieur le directeur était un merveilleux joueur d’échecs ; je viens donc l’inviter à venir faire une partie dans mon bureau ! Je suis moi aussi un passionné malgré mon humble niveau et j’aime particulièrement jouer contre des joueurs talentueux. Je suis du genre “régulièrement battu, jamais découragé”, selon la vieille expression. Et si vous me demandez pourquoi, je vous dirais que c’est parce qu’on apprend toujours quelque chose avec un grand joueur. Monsieur Meng, le bureau de l’anti-corruption vous invite à une partie d’échecs : c’est une formule intéressante ; c’est ce que l’on appelle, à Hong Kong, être invité à prendre le café par la commission de lutte anti-corruption ! »

Le visage de Meng Jili s’assombrit : « Vous m’arrêtez ? demanda-t-il.

— Non, c’est une simple assignation, dit Zheng Xiaolong. Mais si vous refusez de me suivre, je ne réponds pas de ce qui pourrait arriver ! »

Meng Jili regarda Zheng Xiaolong droit dans les yeux : « Monsieur le procureur, j’espère que vous êtes conscient que ce n’est pas seulement votre chapeau de crêpe noir[107] que vous mettez en jeu.

— Je sais ! je sais ! C’est pourquoi je vous invite gentiment à venir faire une partie d’échecs. Après vous, je vous en prie !

Avant de le suivre, Meng Jili se retourna vers Hong Jun : « Finalement, tu ne joues pas si mal que ça !

— Vous me flattez, monsieur Meng, répondit ce dernier en souriant. En fait, ce coup-ci, sacrifier le canon et attaquer, est assez banal. Vous qui prétendez prévoir les quatre coups suivants, comment se fait-il que vous n’ayez pas compris que mon canon sur la ligne de fond n’était qu’une feinte ? À mon avis, vous avez perdu parce que vous étiez trop pressé de gagner !

— La partie n’est pas encore terminée ! » lança Meng Jili. Puis il sortit en compagnie de Zheng Xiaolong et de ses hommes.

À ce moment précis, Hong Jun eut l’impression d’avoir déjà rencontré les deux procureurs qui accompagnaient son ami. Où était-ce donc ? Tout à coup, il se souvint : c’était les deux personnes qu’il avait vues avec Luo Taiping, dans la montagne près du Temple de Shengguo.