4. Un ancien camarade de classe

À la sortie de l’aéroport, Hong Jun prit un taxi pour se rendre à l’hôtel Shengguo situé sur l’avenue Shengbei. Une fois installé dans sa chambre, il troqua son costume contre un jean et une chemise à manches courtes puis il descendit dans la rue. Bien que l’on fût déjà au début de l’automne le soleil du sud était encore si chaud qu’il brûlait la peau. Il prit l’avenue et se dirigea vers l’ouest en marchant à l’ombre des arbres.

C’était certainement l’endroit le plus agréable de Shengguo. De grands immeubles nouvellement construits étaient disposés en épis, aussi serrés que les dents d’un peigne ou gracieusement disséminés. L’avenue, très large et très propre, et les palmiers qui la bordaient, très élégants malgré leur petite taille, contribuaient à imprégner le visiteur de la magie des paysages du Sud.

Hong Jun marcha pendant un peu plus d’une demi-heure en suivant les indications du plan de la ville et arriva dans une zone industrielle plutôt calme où il se mit à la recherche de l’immeuble de la Dasheng. Tout le long de la route il avait vu bon nombre de grands panneaux publicitaires de la Dasheng. Parmi eux il y en avait un qui lui avait fait forte impression : « Répandons l’esprit Dasheng. Développons l’économie de Shengguo. Soyons les artisans de sa nouvelle splendeur. » Ceci lui avait donné une idée de la position prédominante de la Dasheng dans la ville de Shengguo. Il est vrai que l’émergence d’une grande entreprise aussi réputée au niveau national que la Dasheng était une raison de fierté tout à fait valable pour une ville qui, comme celle-ci, ne comptait que quelques centaines de milliers d’habitants.

Les édifices de la société étaient composés de trois grands immeubles de trois étages[41] couleur jaune d’œuf reliés les uns aux autres. Au sud, le bâtiment administratif était éclairé par de larges baies ; celui d’en face portait au sommet une enseigne lumineuse au néon dont les gros caractères annonçaient « Groupe Dasheng » ; les toutes petites fenêtres des deux ateliers de production situés au nord leur donnaient un air de zone interdite. Ces derniers étaient entourés d’une enceinte grillagée dont l’ouverture principale donnait au sud. Dans les deux postes de garde de chaque côté, des sentinelles en uniforme jaune d’œuf, ceinturon bouclé, portaient une matraque électrique pendue à la taille. Droites comme des « I », le regard fixé devant elles, elles pouvaient soutenir la comparaison avec les gardes du drapeau national devant Tiananmen quant à l’allure et au maintien. Au nord, il y avait une autre porte qui devait être l’entrée de service pour les camions de livraison. À l’intérieur, un grand bâtiment concave à moitié fermé servait à la fois d’entrepôt et de parking. Une avenue qui longeait le mur d’enceinte à l’est le séparait d’un très grand jardin central avec une belle pelouse, des arbres magnifiques ainsi que des pavillons et une galerie couverte d’une grande élégance. À l’entrée du jardin, l’inscription gravée sur une plaque de marbre disait « Jardin de la Dasheng » en quatre gros caractères, ainsi que d’autres choses écrites en plus petit.

Hong Jun fit le tour du chemin d’enceinte puis il pénétra dans le jardin. Comme tout le monde était au travail, celui-ci était presque désert et donc extrêmement paisible et silencieux. Il marchait lentement comme pour mieux admirer les fleurs et les arbres de chaque côté du chemin mais, en réalité, son esprit était occupé à échafauder un plan d’action. Il espérait bien n’être pas venu ici en vain, ce qui voulait dire qu’il souhaitait dans un premier temps que cette affaire vaille le voyage et qu’ensuite il ne rentre pas les mains vides.

Soudain, venant du bâtiment de la Dasheng, un clairon retentit. Hong Jun regarda sa montre : il était tout juste 17 heures. Machinalement, il se dirigea vers la sortie du jardin. Les passants étaient déjà devenus plus nombreux sur l’avenue et des portes de la Dasheng surgit le flot des employés qui avaient fini leur journée. Un très grand nombre d’hommes et de femmes, tous revêtus de leur tenue de travail couleur jaune d’œuf, poussaient leurs bicyclettes et pourtant, aucune bousculade, aucun désordre apparent ne venait troubler la sortie. Très consciencieusement, les ouvriers se dirigeaient vers l’extérieur en bon ordre et ce n’est qu’après avoir franchi les grilles que, l’un après l’autre, ils enfourchaient leur bicyclette pour aller qui à droite, qui à gauche. Alors, sur la route qui n’était déjà pas bien large, la masse des cycles qui affluaient provoqua immédiatement un embouteillage et, par voie de conséquence, un concert de klaxons impatients. Mais cette situation fut de courte durée et, devant les portes de la Dasheng, la circulation reprit bientôt son cours normal. Hong Jun ne put retenir un soupir d’admiration poussé du fond du cœur.

Il rentra à l’hôtel, dîna puis s’assit sur le canapé pour regarder la télévision. Après les informations de la chaîne nationale, il sélectionna la chaîne locale pour écouter celles de Shengguo. En dix minutes, il fut question de la Dasheng à trois reprises : tout d’abord à propos des préparatifs du dixième anniversaire de sa fondation, ensuite ce fut l’annonce d’une avance de trois mois sur le plan prévisionnel de production de l’année et finalement on parla de la cérémonie de remise d’un don de deux cent mille yuans de la part de son président en faveur de « l’Opération Espoir[42] ».

Le lendemain matin, Hong Jun revêtit un costume jaune clair, sortit de l’hôtel et se rendit en taxi à la Dasheng. Le jour suivant, c’était la fête nationale mais il n’y avait pas là l’ambiance chaleureuse à la pékinoise qui accueillait d’ordinaire l’événement de « mille fleurs fraîches ». Peut-être les gens d’ici avaient-ils une façon différente de fêter cet anniversaire.

À l’entrée de la Dasheng, Hong Jun fut arrêté par l’intervention courtoise du gardien. Apparemment, ces gens-là n’étaient pas qu’un simple ornement de façade[43]. Ce n’est qu’après avoir demandé des instructions à son supérieur à l’aide de son talkie-walkie qu’il le laissa entrer, et encore fallut-il attendre que quelqu’un de l’intérieur vienne le chercher. Une jeune fille vêtue d’un tailleur à l’occidentale couleur jaune d’œuf s’empressa auprès de lui. Tout d’abord, elle lui présenta toutes ses excuses, puis l’accompagna dans le bâtiment administratif.

La décoration en était agréable, toute dans les tons à dominante jaune d’œuf, mais sans luxe excessif. Dans un bureau du premier étage on le présenta à une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle était petite et adorable malgré un buste un peu court et des jambes un peu trop minces ; elle portait un T-shirt noir à col en V et un caleçon bleu marine moulants qui dessinaient sa silhouette, ainsi que des sandales de cuir rose à talons hauts qui faisaient contraste et la faisaient paraître plus grande. Elle avait une abondante chevelure permanentée qui lui tombait jusque sur les épaules, un visage à la peau très claire et des lèvres assez épaisses dont le maquillage foncé, couleur grenat, compensait dans une certaine mesure le manque de blancheur de ses dents. Le tout était très harmonieux. Ce qu’elle avait de plus joli, c’était ses grands yeux aux longs cils recourbés. Elle connaissait certainement à fond ses qualités et défauts physiques car, lorsqu’elle parlait, elle jouait plutôt de ses yeux que de sa bouche pour attirer l’attention. Après qu’elle eut prié Hong Jun de s’asseoir, ils échangèrent leurs cartes de visite. Il put y lire : « He Mingfen, assistante du directeur général de la Dasheng sarl. »

He Mingfen s’adressa à Hong Jun avec un sourire chaleureux : « Puis-je me permettre de demander à maître Hong l’objet de sa visite à la Dasheng ?

— Je suis venu régler certaines choses concernant Tong Wenge. J’ai ici une lettre de sa femme pour votre directeur général, M.[44] Meng », répondit-il tout en sortant de sa sacoche la lettre de Jin Yiying pour la lui remettre.

Elle la prit et lui demanda, pleine de sollicitude : « Comment se porte M.[45] Tong ? C’est vraiment quelqu’un de très bien et c’est notre héros ici, dans la société. Hélas ! Qui aurait pu prévoir ? » Même en disant cela, elle avait conservé le même petit sourire aux lèvres.

— Aucune amélioration. Hong Jun se demandait intérieurement si le sourire de la demoiselle était un don inné ou bien le résultat d’un entraînement intense…

He Mingfen, tout en lisant la lettre, dit, pensive : « Le directeur Meng est en conférence. Je vais aller voir. Pourriez-vous m’attendre ici quelques instants ? »

Il acquiesça d’un signe de tête et la suivit du regard tandis qu’elle quittait le bureau. Quelques minutes plus tard, il entendit un bruit de pas rapides qui se rapprochaient. La porte s’ouvrit et un gaillard d’âge moyen rentra avec elle. Il avait le visage rougeaud, les cheveux grisonnants et, si ses organes externes[46] n’étaient pas très développés, son menton, en revanche, lui, l’était. Sans attendre que He Mingfen fît les présentations, il vint serrer la main de l’avocat en disant bien haut : « Bienvenue, maître Hong. Bienvenue ! En fait, c’est nous qui aurions dû aller à Pékin pour discuter de la situation de Tong Wenge. Et c’est vous qui vous êtes dérangé jusqu’ici. C’est extrêmement gênant ! Cela dit, nous sommes en pleins préparatifs pour la célébration du dixième anniversaire de la fondation de notre société. Il y a beaucoup à faire et nous sommes très occupés ! Maître Hong, comme demain, c’est la fête nationale et après-demain la grande fête pour l’anniversaire de la société, je vous attendrai ici le 3 à 8 heures 30, cela vous convient-il ? Nous réglerons tout ce qui concerne Tong Wenge. » Ce n’est qu’après avoir débité tout ce discours d’une seule traite que Meng Jili donna enfin à Hong Jun l’occasion de s’exprimer.

Selon lui, Meng Jili avait parlé franchement et il lui semblait qu’il faisait plus jeune qu’à la télévision. Sans hésitation, il répondit qu’il était d’accord.

— Très bien. Alors c’est entendu. Vous n’avez plus qu’à employer ces deux jours à vous distraire. C’est bien la première fois que vous venez à Shengguo, n’est-ce pas ? Mlle He va vous organiser quelque chose, c’est une spécialiste. Ah, ah, ah !

— Directeur Meng, ne dites pas n’importe quoi devant notre hôte ! répliqua l’assistante sur un ton de reproche affecté.

— Mais non, mais non ! Le directeur regarda sa montre et ajouta : « Maître Hong, je dois rejoindre la conférence, je ne puis vous raccompagner. Je compte sur vous pour la grande fête du 2 octobre. Mingfen, n’oubliez pas de donner un carton d’invitation à maître Hong. Maître, nous reprendrons cet entretien le 3 au matin, et maintenant, veuillez m’excuser ! »

Après son départ, l’assistante demanda à Hong Jun si c’était bien la première fois qu’il venait à Shengguo.

Il confirma en appuyant sa réponse d’un signe de la tête.

— Dans ce cas, qu’aimeriez-vous visiter ? Ici, nous avons toutes sortes de beaux paysages mais nous n’avons pas autant de sites et de monuments célèbres qu’à Pékin. Le seul qui soit digne de ce nom, c’est le monastère de Shengguo, qui se trouve sur la montagne du Nord. À Pékin, vous en avez beaucoup et ce petit temple n’est peut-être pas pour vous d’un grand intérêt. Qu’en dites-vous ? Mais en dehors de ça, quelles sont les distractions que vous affectionnez ? Danse, karaoké, nous pouvons vous arranger tout ça.

Son corps tout entier en mouvement accompagnait ses paroles, donnant à l’interlocuteur une idée de toute l’énergie qu’elle avait en elle.

— Je vous remercie mais ça ne sera pas la peine de vous donner ce mal, répliqua Hong Jun très poliment.

— Cela ne me dérange pas le moins du monde. Il n’y a rien de plus simple !

Elle avait l’air parfaitement sincère.

— J’ai un ancien camarade de classe qui travaille ici et j’aimerais profiter de l’occasion pour lui rendre une petite visite, précisa Hong Jun en guise de prétexte.

— Ah ! bon ? Où travaille-t-il ? Voulez-vous que je me mette en contact avec lui ? demanda-t-elle chaleureusement.

— Merci beaucoup, ça ne sera pas nécessaire.

— Où êtes-vous descendu, maître ? Et comment puis-je vous contacter en cas de besoin ?

— Je suis à l’hôtel Shengguo. Chambre 410. Et le numéro de téléphone c’est le… attendez, je dois vérifier.

— Ne vous inquiétez pas. S’il n’y a rien d’urgent, je ne vais certainement pas aller vous importuner ! Maintenant, maître, puisque vous avez à faire, je vous raccompagne.

Après avoir été escorté jusqu’à la sortie, il pensa que ce serait une bonne idée de profiter de ce laps de temps pour aller voir son ancien camarade. De toute façon, il n’avait pas grand-chose à faire durant ces deux jours et, en outre, c’était un copain d’université pour lequel il éprouvait de l’affection. Avant de quitter Pékin, il était allé, comme à son habitude, consulter l’annuaire des anciens et il avait découvert que le dénommé Zheng Xiaolong officiait au parquet de Shengguo. Il avait donc noté son adresse dans son agenda. Encore une des exigences de la profession d’avocat !

Hong Jun se rendit au tribunal de Shengguo où il apprit que cet ancien camarade exerçait déjà les fonctions de procureur général adjoint. À l’accueil, on lui répondit que le procureur Zheng était sorti et qu’il était difficile de lui dire quand il serait de retour. Hong Jun n’eut plus qu’à laisser sa carte de visite avec son numéro de téléphone et à s’en retourner à l’hôtel. Chemin faisant, il se sentit quelque peu désemparé : il était là, tout seul, à jouer au touriste en terre étrangère[47] et, alors que tous les autres vaquaient à leurs occupations, il cherchait un moyen de tuer le temps. Ce n’était vraiment pas dans ses habitudes !

Après déjeuner, il s’allongea sur le lit pour relire la lettre de Tong Wenge et poursuivre son analyse des possibilités de tous ordres. Cette fois-ci il ne prit pas comme point de départ la phrase énigmatique mais, au contraire, tous les autres mots en apparence anodins. Tong Wenge avait dû faire face à un problème, de ceux que l’on peut « difficilement prévoir » et qu’il est « difficile d’accepter », réfléchit-il, mais quel était donc ce problème ? Était-ce un problème d’ordre personnel ou bien professionnel ? Et la raison de sa dispute avec des gens de la société, était-ce précisément ce « problème » ? Apparemment, Tong Wenge voulait informer sa femme de choses extrêmement importantes mais qu’il n’était pas commode de transmettre par écrit en raison du manque de secret absolu de l’e-mail. Mais pourquoi, soudain, faire allusion à ce « trésor de famille » et insister sur le « personne » ? La phrase énigmatique qui suit a-t-elle un rapport avec ces mots qui la précèdent ? Est-ce une expression d’ordre général, ou bien a-t-elle une signification concrète ? Hong Jun avait bel et bien le sentiment que Tong Wenge avait largement laissé vagabonder sa pensée et que lui s’efforçait d’en démêler le fil conducteur sous-jacent, mais sans y parvenir en raison du manque de matériaux relatifs à l’affaire en sa possession. Il évoqua en lui-même, une à une, toutes les hypothèses. Soudain, une idée lui traversa l’esprit comme un éclair et il ne put s’empêcher de frémir ; il se redressa d’un bond et voulut emprunter la voie qui s’offrait ainsi à lui, mais la sonnerie du téléphone retentit.

Il saisit le combiné et répondit.

— Allô !

— Maître Hong est-il là, s’il vous plaît ?

— C’est moi. C’est de la part de qui ?

— Je m’appelle Zheng Xiaolong.

— Ah ! Bonjour Xiaolong. Je suis venu jusque chez toi ce matin. Je viens d’apprendre que tu es déjà procureur ! Dis donc, tu as fait du chemin ! s’exclama Hong Jun, tout joyeux.

— Ce n’est toujours qu’un emploi du secteur public. Comment se fait-il que tu me cherches ; tu as besoin de mes services ? dit-il d’un ton neutre, voire quasiment stéréotypé.

— Eh, vieux frère, inutile d’employer ton jargon de rond-de-cuir avec moi ! répliqua Hong Jun, légèrement désapprobateur.

— Mais non, mais non, ce n’était pas mon intention ! Je disais simplement que si tu avais besoin de mon aide, il te suffisait d’ouvrir la bouche et, de mon côté, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre service. Il faut dire qu’à notre époque nous sommes tous tellement occupés. Qui, de nos jours, accepterait de dédier du temps à une affaire dont il n’y aurait pas le moindre profit à tirer ? Surtout vous autres avocats !

— Je ne suis absolument pas venu te voir pour te demander une aide quelconque. Je suis à Shengguo pour affaires et, en passant, je suis venu trouver mon ancien camarade de promotion pour parler un peu du bon vieux temps. Si tu es trop occupé, laissons tomber.

— Hong Jun, ne te fâche pas. Je me suis mal exprimé ! Si mon vieux copain vient me voir jusqu’ici, aussi occupé que je sois, il est de mon devoir de l’accueillir !

— Je comprends, c’est une obligation professionnelle ! Écoute, ce soir, je suis libre ; si tu as le temps, j’ai décidé de te corrompre, je t’invite à dîner.

— Ne fais pas ce genre de plaisanterie. En ce moment, je travaille justement en tant qu’expert auprès du bureau de l’anti-corruption. Si vraiment tu n’as rien à faire, c’est moi qui régale. Tu es mon hôte, oui ou non ?

— Tu as peur de devoir te restreindre si c’est moi qui invite ? Eh bien, moi, certainement pas ! Ce soir, je vais te ruiner !

— Je peux encore assurer ! Aucun problème, je viens te chercher à 17 heures 30. Ton numéro de chambre à l’hôtel Shengguo, c’est quoi ?

— Le 410.

— Bon, alors à bientôt !

Après avoir raccroché, Hong Jun jugea qu’il lui fallait vraiment se détendre un peu.