À 17 heures 30 précises, le téléphone sonna à nouveau. C’était Zheng Xiaolong qui prévenait qu’il était arrivé à l’hôtel. Hong Jun s’empressa de descendre. Il rencontra son ancien camarade dans le hall. Zheng Xiaolong n’était pas grand ; il avait un visage rond, des joues et un ventre bien rebondis. Ses cheveux clairsemés étaient cependant coiffés avec soin. Il portait un pantalon gris clair à l’européenne, une chemise à carreaux et des lunettes avec une monture en or ; tout à fait le genre homme d’affaires de Hong Kong. Après s’être salués, les deux hommes échangèrent quelques plaisanteries puis sortirent de l’hôtel et montèrent dans la Santana de Zheng Xiaolong pour aller au restaurant. Quoique sans luxe, l’endroit était très correct. Ils entrèrent et Zheng Xiaolong demanda un petit salon particulier[48].
La serveuse commença par leur apporter une théière de « Thé parfumé » et une autre remplie d’eau bouillante puis elle leur servit le thé dans les deux petites tasses qu’ils avaient devant eux. Zheng Xiaolong, en connaisseur, commanda les mets et le vin ; après quoi il dit, s’adressant à Hong Jun : « Pour toi qui as séjourné à l’étranger, qui a vu le monde, c’est une déchéance que de venir aujourd’hui dans ce trou !
— Vu le monde ? Mais c’est être envoyé à la campagne à l’étranger[49] ! Se faire rééduquer par la bourgeoisie[50] !
— Tu parles ! Tu es docteur en droit, formé à l’étranger et grand avocat, tu es une personnalité. Pas vrai ? Les journaux ont parlé de toi, tu es même passé à la télévision et puis tu gagnes gros. Tu as vraiment tout : la renommée et l’argent. Si je n’avais pas lu ce reportage à ton sujet dans la Chronique judiciaire, je n’aurais même pas su que tu étais rentré au pays. Au fait, et Xiao Xue[51] ? Qu’est-elle devenue ? Et vos amours ? Avez-vous fini par vous marier ? Quand je pense qu’à l’époque nous nous la disputions ! Pourtant, à la fin, c’est moi qui ai jeté l’éponge ! Ah ! Ah ! Ah ! »
Déjà à l’université, Hong Jun admirait l’éloquence de Zheng Xiaolong. Il attendit la fin du discours fleuve de son ami pour lui dire en riant : « Question bagou, je suis à ta merci[52] !
— Ne change pas de sujet. Commence par me dire où vous en êtes en fin de compte tous les deux.
— Jusqu’à maintenant en tout cas, je suis encore célibataire.
— Pas vrai ? Et tu l’as revue depuis ton retour ?
— Oui, je l’ai revue. Elle est chef de service adjoint du bureau de la sécurité publique de Harbin.
— Elle n’est pas mariée non plus ? »
Hong Jun répondit d’un signe de la tête.
— Et alors ? Qu’est-ce que vous attendez ?
Hong Jun agita négativement la tête.
— Vos amours, c’est une vraie course de fond. Et si je te disais que mon fils va déjà à l’école ! Alors que vous, vous êtes en retard d’au moins deux saisons[53].
— Tu prends ça pour de l’agriculture ? De quelles saisons parles-tu ? plaisanta Hong Jun.
— Mais bien sûr ! La vie humaine a aussi ses saisons. Tu te souviens du dicton dont nous avait parlé ce paysan l’année où nous sommes partis ensemble pour la campagne ?
— Quel dicton ?
— À présent, tu ne penses plus qu’à gagner de l’argent ! Tu as oublié ? Ce brave paysan nous avait dit que l’agriculture était sans conteste fonction des saisons. Voilà ce que disait ce dicton : « À la Pure Lumière[54], le blé tu dois semer, à la Pluie des Céréales[55], c’est le champ qu’il faut ensemencer ; moment propice passé, plus question de planter, et surtout, ne pas s’entêter. » À l’époque, je trouvais ces paroles pleines de bon sens, et, au fond, appliquées à la vie humaine[56], elles sont tout aussi appropriées. Tu comprendras plus tard !
— Il est impossible de me comparer à toi ! Tu es heureux en ménage, tu as réussi dans la vie professionnelle. Déjà du temps de la fac, je savais que tu avais l’étoffe d’un chef. Je me souviens aussi que tu as été président de l’association des étudiants deux années de suite, dit Hong Jun en changeant de sujet à dessein.
— Bof ! Je ne suis qu’un petit procureur général adjoint. Parmi nos camarades d’université, il y en a qui sont arrivés au grade de directeur en chef de département !
Il avait dit cela sur un ton où pointait quelque amertume.
La serveuse apporta un plateau avec une soupière et deux petits bols. Elle les posa sur la table, servit le potage et mit un bol devant chacun d’eux. Zheng Xiaolong précisa : « Dans la cuisine cantonaise, on est très exigeant pour la soupe. D’ailleurs, comme en Occident, on la mange en premier[57]. C’est du potage de serpent, goûte-moi ça un peu, c’est délicieux ! »
Tous deux mangèrent leur soupe, après quoi la serveuse leur apporta des crevettes cuites, du poisson bouilli nature, du crabe frit et d’autres plats encore.
— Vas-y, sers-toi ! Inutile de faire des façons devant de tels mets ! Imagine si à l’époque, durant nos études, on avait pu faire un tel repas, pour sûr on n’en aurait pas dormi de sitôt. On n’aurait pas fini d’y repenser !
— À mon avis c’est parce qu’il y a de quoi se rendre malade.
— Tu crois ? Ah ah ah ! C’est bien possible ! Je dois quand même avouer que maintenant nos capacités digestives se sont effectivement nettement améliorées.
— C’est à force de s’entraîner à dépenser l’argent public en repas d’affaires.
— Ce n’est pas seulement ça ; ces dernières années, le niveau de vie de la population a nettement augmenté. Mais il est sûr que les repas d’affaires en sont la raison principale. À propos, as-tu entendu parler d’un poème qui est très en vogue actuellement dans la bonne société : « Poésie Nouvelle Longue Marche[58] » ?
— Non. Mais quel est l’auteur qui a eu assez de hardiesse et d’audace pour versifier sur la « Nouvelle Longue Marche » ?
— Le poème de la « Nouvelle Longue Marche » ? Ton interprétation a quelque chose de novateur ! Moi, j’ai toujours compris que c’était un nouveau poème sur « La Longue Marche ». Quant à l’auteur, ça doit être un peu tout le monde !
Sur ce, il but une gorgée de vin, se pencha en avant et dit à voix basse :
— Dans ce cas, je vais livrer cette œuvre au fin lettré que tu es. Écoute-moi un peu ça :
Le fonctionnaire ne craint pas les tourments du petit peuple,
La dépense de l’argent public est son lot quotidien.
Les flots d’alcools renommés ne sont pour lui que vaguelettes,
Poulets, canards, poissons et viandes, de bien piteuses boulettes.
Les vapeurs du sauna lui réchauffent l’âme et le cœur,
Mais dans le lit de massage il s’épuise les reins ;
Blanche comme neige la peau de la demoiselle il préfère,
Courtisane envolée, son visage s’épanouit, radieux[59].
Alors, qu’en dis-tu ? Ils savent vraiment y faire, non ?
— Qui sait y faire ? Celui qui a composé ce poème ou bien ceux qui font ça ?
— Tous, autant qu’ils sont !
— Et toi, quel est ton sentiment ? N’es-tu pas justement responsable du bureau chargé de la lutte contre la corruption !
— Moi ? Qu’y puis-je, petit vermisseau[60] que je suis ? Ce que je peux te garantir, c’est que le repas de ce soir, je l’ai payé de ma poche, incontestablement !
— Il est vrai qu’en ce qui concerne le problème de la corruption dans notre pays, il est bien difficile maintenant de se défaire des vices trop bien enracinés[61]. Et pourtant, il est inadmissible de ne pas les combattre[62], dit Hong Jun avec beaucoup d’émotion.
— La question est de savoir qui combattre. Parmi les fonctionnaires, petits ou grands, combien y en a-t-il qui ont les mains propres[63] ? Écoute encore un peu ces quelques vers qui ont cours dans la région :
Si vous regardez dans la grande cour de Shengnan
Vous n’y verrez que fonctionnaires corrompus ;
Même si on les exécute avant de les juger,
On peut être certain de ne pas risquer
L’erreur judiciaire.
Alors dis-moi ce que je peux y faire ?
La dernière phrase, c’est moi qui l’ai rajoutée.
— C’est quoi, « la grande cour de Shengnan ? » demanda Hong Jun sans comprendre.
— C’est un quartier résidentiel que la ville de Shengguo a fait construire pour les cadres dirigeants ; c’est un critère de haut standing !
— Et tu y habites ?
— Je dois bientôt m’y installer. Aussi n’ajoutons rien, buvons plutôt !
Zheng Xiaolong leva son verre.
Après avoir trinqué, les deux hommes restèrent silencieux pendant un moment puis Zheng Xiaolong proposa : « Parlons de choses plus légères. Inutile de ressasser nos préoccupations quant au sort du peuple et de la nation. Je ne t’ai même pas encore demandé ce que tu étais venu faire à Shengguo, à moins que ce ne soit confidentiel ?
— J’ai quelques petites choses à régler à la Dasheng.
— À la Dasheng ? »
Le regard de Zheng Xiaolong trahissait une certaine méfiance : « Est-ce que tu ne t’occupes pas seulement d’affaires criminelles ? Que vas-tu y faire ?
— Leur ingénieur en chef est tombé malade et sa famille m’a demandé d’aller trouver le patron pour discuter des questions de pension et de frais médicaux. Je rends service à des amis.
— As-tu déjà rencontré Meng Jili ?
— Oui, je l’ai vu. Mais ces deux jours-ci il est très occupé. Il ne pourra me recevoir officiellement que le 3 octobre.
— Lui, c’est vraiment un personnage ! Il prétend être le soixante-douzième petit-fils de Mencius, et c’est peut-être vrai, qui sait ?
— La façon dont la société est dirigée m’a fait forte impression.
— Il a un passé de militaire, des dons d’organisateur et un cerveau fait pour les affaires. Il a semi-militarisé la gestion de sa société, il tient absolument à ce que les employés respectent les “Trois Grandes Disciplines[64]” et le style militaire. La rentabilité économique de la société est excellente. Pour employer ses propres termes, tout cela est “le résultat des leçons de l’Armée de Libération” !
— Rien d’étonnant à ce qu’ils sonnent le clairon à l’heure de la sortie !
— Meng Jili, c’est aussi le genre dont on dit : “Le retour de l’enfant prodigue vaut son pesant d’or !” Quand il est revenu de l’armée, après sa démobilisation, il a été condamné à une peine de plus d’un an de prison pour avoir blessé quelqu’un au cours d’une bagarre.
— Tu connais Tong Wenge ?
— Je le connais, cependant, je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui. J’ai entendu dire que c’était quelqu’un de bien et de très capable. Peut-être est-ce justement à cause de ses trop grandes compétences qu’il s’est fatigué exagérément et est tombé malade. À mon avis, Meng Jili ne peut pas le laisser tomber.
— Lui-même a exprimé son intention de le prendre en charge entièrement. Cela dit, sa famille n’en est pas sûre et elle espère pouvoir obtenir un engagement écrit en garantie, ce qui permettrait d’éviter d’éventuels conflits ultérieurs.
— C’est tout ce qu’il y a de plus raisonnable en effet. »
Les deux hommes poursuivirent leur discussion en parlant du temps de leurs études à l’université. Lorsque Zheng Xiaolong reconduisit Hong Jun à son hôtel après le dîner, il était déjà plus de 22 heures. Dans l’ascenseur, ce dernier se trouva nez à nez avec une jeune femme en robe blanche qui le dévisagea longuement et qui semblait lui porter beaucoup d’intérêt, ce qui le mit très mal à l’aise. Une fois rentré dans sa chambre, il prit un bain et s’assit sur le lit pour regarder la télévision. Soudain, le téléphone sonna. Il prit le récepteur et entendit une voix de femme lui dire en minaudant : « Monsieur[65], vous devez vous sentir bien seul. Voudriez-vous que je vienne vous tenir compagnie ? Je peux vous rendre très, très heureux !
— Excusez-moi, mademoiselle, mais je n’ai vraiment pas le temps, répondit-il en fronçant les sourcils.
— Moi je sais que vous avez le temps. Ne vous inquiétez pas, personne n’en saura rien !
— Vous faites erreur sur la personne, dit Hong Jun, très en colère.
— Je ne fais aucunement erreur, vous êtes bien monsieur Hong, n’est-ce pas ? »
Il raccrocha. Il était non seulement indigné mais aussi dégoûté. Juste au moment où il s’éloignait, la sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Il saisit le combiné et entendit une voix de femme qui disait : « Allô ! » Alors, il se mit à hurler : « Je vous ai déjà dit que je n’avais pas le temps et si vous m’importunez à nouveau, j’appelle la police ! »
À l’autre bout du fil, la femme poursuivit, quelque peu interloquée : « Allô ! Hong Jun, comment ça va ? Contre qui un tel emportement ? »
Il reconnut la voix de Song Jia et, un peu embarrassé, lui dit : « Ah bon ! C’est vous. Je croyais que c’était encore…
— Qui ça ? On t’a drôlement mis en colère !
— C’était une fille sans aucune pudeur qui voulait venir me tenir compagnie !
— Et alors ? Ça aurait été parfait, ça t’aurait évité de rester seul !
— Arrête de dire n’importe quoi !
— Je n’ai rien contre mais je crains que tu n’attrapes quelque MST, ce serait ennuyeux !
— Pourquoi m’appelles-tu ? dit Hong Jun en changeant de sujet un peu abruptement.
— Je dois vous dire, maître Hong, que si Tong Wenge ne va toujours pas mieux, il est inutile que vous soyez, vous aussi, frappé d’amnésie. Vous aviez dit que vous m’appelleriez ce soir, ce qui fait que je n’ai pas encore osé rentrer chez moi. J’ai eu un mal fou à obtenir votre numéro de téléphone ! J’ai passé la journée à courir et à me faire du souci, tout ça pour rien ! »
Song Jia, à son tour, était de fort méchante humeur.
— Oh ! pardon ! C’est cette fille qui m’a perturbé. En adoucissant le ton, il poursuivit : « Je suis déjà allé à la Dasheng aujourd’hui mais je n’ai rien pu entamer de sérieux. De ton côté, il y a du nouveau ?
— Rien.
— Hum…
— Puisqu’il n’y a rien à dire, je raccroche. Au revoir. » Et elle raccrocha.
Hong resta là, le téléphone en main, et ne put s’empêcher de hocher la tête en le regardant. Soudain, il entendit un bruit du côté de la porte, comme si quelqu’un s’apprêtait à l’ouvrir. Il reposa l’appareil et s’y dirigea sur la pointe des pieds ; il colla son oreille sur la porte, écouta, mais, de l’autre côté, tout était silencieux. Il crut s’être trompé et se redressa mais, au moment où il s’en allait, il découvrit qu’une feuille de papier blanc avait été glissée en dessous. Il se baissa pour la ramasser, la déplia et vit aussitôt qu’il n’y avait que huit caractères : « Cet endroit est inapproprié. Ne pas s’y attarder. » Il s’empressa d’ouvrir la porte et de sortir de la chambre ; le couloir, des deux côtés, était désert : pas âme qui vive ! Il poursuivit jusqu’à l’ascenseur mais tout ce qu’il put voir ce fut la lampe témoin rouge qui indiquait qu’il était déjà descendu au premier étage. Lentement, il regagna sa chambre en se demandant qui pouvait bien avoir écrit cela.