Le 2 octobre au matin, devant les portes de la Dasheng, c’était l’effervescence des grands jours. De chaque côté de l’entrée principale un ballon multicolore élevait dans les airs une grande banderole de soie rouge qui voltigeait au gré du vent. Sur celle de gauche on pouvait lire : « Développons l’esprit Dasheng » et sur celle de droite : « Restaurons la splendeur de Shengguo. » Des drapeaux de toutes les couleurs avaient été fichés tout le long du grillage de clôture. Sur la terrasse, devant l’entrée du bâtiment administratif, trônaient de grandes corbeilles de fleurs, cadeaux des autres danwei, que l’on avait disposées en diagonale de chaque côté. Quatre jeunes filles du protocole, vêtues de jupes à l’occidentale couleur jaune d’œuf et ceintes d’une écharpe jaune et rouge souriaient inlassablement pour accueillir les hôtes.
Hong Jun, son carton d’invitation à la main, se présenta à l’entrée et inscrivit son nom sur le registre des présences ; après quoi il se mit à suivre le flot des invités jusqu’à la grande salle des fêtes dans laquelle une foule couleur jaune d’œuf occupait déjà tous les sièges, à l’exception de ceux des trois premiers rangs. Il emprunta l’allée centrale jusqu’aux rangs de devant. Il était en train de chercher où s’asseoir lorsque, soudain, il entendit quelqu’un l’appeler. Il chercha du côté d’où venait la voix et aperçut Zheng Xiaolong, en civil. Il fit alors demi-tour pour aller à sa rencontre puis s’assit à côté de lui.
— Tu es là, toi aussi ? Pourquoi est-ce que tu ne prends pas place parmi les personnalités de la tribune ? lui demanda-t-il à mi-voix.
— Moi ? Aujourd’hui, ce n’est pas à mon tour de jouer ! Attends, tu vas voir, tous les gros bonnets de la ville seront là, lui glissa Zheng Xiaolong à l’oreille.
À 9 heures précises, la tribune était comble et la grande célébration put commencer. C’était Luo Taiping qui officiait. Meng Jili fit le premier discours : une rétrospective des dix années d’histoire de la Dasheng, du tout début de la société avec ses trois fondateurs qui, à l’origine, s’étaient associés pour vendre des fruits, jusqu’à ce qui est devenu aujourd’hui une entreprise de près d’un millier de personnes, dont la production est commercialisée dans la plupart des provinces de Chine avec un bénéfice annuel qui atteint les 16 millions de yuans. Il présenta ensuite les perspectives de développement qui s’offraient et surtout cette association avec une entreprise de Hong Kong sous forme de société à capitaux mixtes. Il voulait que le fortifiant de la mémoire Dasheng « déborde du continent asiatique pour aller inonder le monde entier » ; il affirmait pouvoir atteindre les cent millions de yuans de bénéfice annuel et donner à chaque ouvrier la possibilité d’habiter son propre appartement, de conduire sa propre moto – voire son automobile personnelle ! Hong Jun apprécia fort le discours de Meng Jili car, bien que ces propos ne fussent que paroles de circonstance, ils avaient un indéniable pouvoir stimulant et ils avaient déclenché les applaudissements répétés de la salle tout entière.
À voix basse, Zheng Xiaolong lui présenta les personnalités qui siégeaient à la tribune : autorités municipales, principaux dirigeants et responsables des différents secteurs. Cela ressemblait tout bonnement à la fête nationale de Shengguo, pensa Hong Jun. Zheng Xiaolong s’attacha plus particulièrement à lui présenter trois de ces personnes : le maire de la ville tout d’abord, Cao Weimin[73], la cinquantaine environ, un homme au maintien imposant, fils de cadre supérieur ; le chef du bureau de la Sécurité publique ensuite, Wu Fenglang[74], qui approchait de la soixantaine, resplendissant de santé, la chevelure blanche bien coiffée ; et un troisième qui était l’industriel de Hong Kong, Sheng Fuguan[75], à peine plus de quarante ans, avec des lunettes qui lui donnaient des allures d’intellectuel. Il sembla à Hong Jun que son ami marquait une certaine préférence pour ces trois individus-là.
Après Meng Jili, ce fut au tour du maire de la ville de prendre la parole. Cao Weimin fut éloquent. Son discours était non seulement bien argumenté, mais aussi extrêmement spirituel. Il parla de la contribution apportée par la Dasheng au développement de la ville ; après quoi il évoqua quelques-unes de ses expériences personnelles depuis son arrivée à Shengguo. Il raconta en particulier certaines anecdotes relatives à son apprentissage du cantonais, comme par exemple la première fois où il était allé déjeuner à la cantine de la mairie et qu’il avait compris « divorcer » au lieu de « déjeuner », ce qui avait fait rire la jeune serveuse pendant un bon bout de temps. Et puis une autre fois, alors qu’il était invité par le chef de la Sécurité publique et qu’au moment d’ébouillanter ses baguettes avant le repas Wu lui avait dit : « Monsieur le maire, fichez le camp[76] le premier ! » Ça ne lui avait pas plu du tout ! Au dessert, il y avait eu de la pastèque ; il en restait deux tranches dans le plat, une grosse et une petite ; Wu proposa : « À vous de manger la grosse portion, moi, je prends la petite », ce qui eut le don de le mettre de mauvaise humeur : il avait compris « grosse commission » au lieu de « grosse portion » ! Ses propos provoquèrent un fou rire général, auquel Wu Fenglang qui était assis à côté de lui s’associa de bon cœur.
Après les autres discours, Cao Weimin, en tant que représentant du gouvernement, décerna à Meng Jili le titre honorifique de « Citoyen d’honneur de la ville de Shengguo » tandis que la fanfare de la Dasheng qui se trouvait derrière eux entonnait l’hymne de la Dasheng. L’ambiance atteint alors un paroxysme. Hong Jun lui-même fut ému par la force de l’esprit de cohésion dont faisait preuve l’assistance en pleine effervescence.
À la fin de la célébration, la plupart des personnalités s’éclipsèrent ; les ouvriers s’en allèrent déjeuner par petits groupes et ceux qui restaient furent conviés à un buffet dans une vaste salle à manger. Hong Jun, qui voulait éclaircir certains points concernant la Dasheng, entraîna Zheng Xiaolong à cette réception. Ils s’assirent sur des sièges qui avaient été disposés sur le côté et mangèrent tout en discutant. Lorsqu’il vit Meng Jili qui s’approchait en compagnie de l’homme d’affaires de Hong Kong, Hong Jun se leva et prit l’initiative d’aller au-devant d’eux pour leur présenter toutes ses félicitations. Meng Jili lui manifesta sa joie de le voir en ces lieux : « Maître Hong, lui dit-il, venez donc que je vous présente. Voici M. Sheng Fuguan, président de la Hongfa de Hong Kong. Monsieur Sheng Fuguan, je vous présente M. Hong Jun, célèbre avocat de Pékin, docteur en droit. »
Après une poignée de main, les deux hommes échangèrent leurs cartes de visite.
— Maître Hong, quel plaisir de faire votre connaissance ! Ne m’en veuillez pas si je ne m’exprime pas très bien en mandarin, dit Sheng Fuguan en riant très fort.
— Mais non, mais non. Vous parlez le mandarin cent fois mieux que je ne parle le cantonais ! Votre société porte un nom superbe ! Vos activités concernent quels secteurs ?
— Oh ! nous faisons un peu de tout, du moment que ça rapporte !
Puis, regardant la carte de visite de Hong Jun, il ajouta : « Ah ! vous avez fait vos études de droit aux États-Unis, à la Northwestern University. C’est à Chicago, n’est-ce pas ? La délinquance y est redoutable ! Les avocats aussi, bien sûr ! Ah ! Ah ! Ah ! Si jamais je dois intenter un procès à quelqu’un, j’aurai recours à vos services.
— Aucun problème ! Et si moi j’ai à faire à Hong Kong, je me permettrai de solliciter votre aide, renchérit Hong Jun en imitant l’accent cantonais.
— Mais bien sûr ! Je rentre à Hong Kong cet après-midi même. Si vous avez l’occasion de venir, appelez-moi sans faute ! »
Pendant ce temps, Meng Jili, qui avait aperçu Zheng Xiaolong, s’était empressé de lui dire : « Ne seriez-vous pas le procureur général Zheng ? J’ai failli ne pas vous reconnaître, habillé ainsi. Décidément, j’ai la vue qui baisse ! Alors, comme ça, maître Hong et vous, vous vous connaissez ?
— Nous sommes d’anciens camarades de classe, précisa Zheng Xiaolong, tout sourire.
— Ah bon ! Très bien, très bien. » Meng Jili semblait ne plus savoir que dire. C’est alors que He Mingfen apparut à la porte d’entrée et lui demanda de venir. Sheng Fuguan et lui prirent donc congé.
Lorsqu’ils eurent tourné les talons, Zheng Xiaolong confia à Hong Jun : « Ces deux-là s’apprêtent à mettre sur pied une entreprise à capitaux mixtes et à investir dans la construction de la “place de Shengguo” qui devrait être le plus grand projet immobilier de la ville, en plein centre, à côté de l’avenue Shengnan, l’artère la plus animée. Une affaire juteuse ! »
Hong Jun se contenta de regarder son ami, sans rien ajouter.
Après ce déjeuner, l’avocat regagna son hôtel. Il s’allongea sur le lit et ferma les yeux. Comme il n’avait pas bien dormi la nuit précédente, il voulut prendre un peu de repos avant de se remettre au travail, mais son cerveau ne lui accordait aucun répit et continuait à fonctionner : les personnages qu’il avait vus, les propos qu’il avait entendus le matin même repassaient maintenant un à un dans sa mémoire. Voyant que sa volonté était impuissante à venir à bout de cette activité cérébrale, il jugea plus opportun d’abandonner l’idée d’une petite sieste et de transformer ces associations d’idées aléatoires en pensée ordonnée. Il remit alors en ordre chronologique les souvenirs de ce qu’il avait vu et entendu le matin pour en dégager ceux qui pouvaient comporter des informations d’une certaine valeur. Il avait toujours été d’avis que, dans le processus de recherche des preuves, quelle que soit l’affaire, une des démarches les plus importantes était de recueillir le maximum d’informations pouvant avoir un rapport avec l’affaire en question et de procéder sans tarder à leur analyse. Aussi s’attachait-il à cultiver chez lui l’habitude de réfléchir de cette façon. Après une analyse minutieuse, il conservait certains renseignements et en écartait d’autres. Mais, dans la situation présente, il se sentait incapable de déduire des événements une quelconque certitude en raison du trop grand nombre de possibilités qui s’offraient encore à lui.
Il rouvrit donc les yeux, se leva, alla jusqu’au bureau pour reprendre la petite feuille de papier qu’il avait ramassée sous sa porte l’avant-veille au soir et il relut les huit caractères qu’on y avait inscrits : « Cet endroit est inapproprié. Ne pas s’y attarder. »
Cet avertissement, pensa-t-il, peut tout aussi bien procéder d’une bonne intention que d’une volonté d’intimidation à mon égard. Cela dit, il restait le problème de savoir qui pouvait bien l’avoir écrit. Devant ses yeux défilèrent un à un tous les visages de ceux qu’il avait rencontrés : Meng Jili, He Mingfen, Zheng Xiaolong, Luo Taiping et les autres. Bien sûr, il pouvait aussi très bien s’agir de quelqu’un qu’il ne connaissait pas encore.
C’est alors qu’on sonna à la porte. Il alla ouvrir : un jeune homme vêtu d’un costume bleu à l’occidentale, un livre à la main, se présenta : « Professeur Hong, vous ne me connaissez peut-être pas, mais moi, je vous connais. »
Hong Jun se souvint alors d’avoir aperçu ce jeune homme dans le hall, près de l’entrée principale, l’observer dans l’ombre la veille au soir, mais il ne voyait pas où il aurait bien pu le rencontrer auparavant.
Le jeune homme lui tendit sa carte de visite tout en poursuivant : « Professeur Hong, mon nom est Tian Liangdong[77] et j’ai suivi vos cours en faculté lors de ma spécialisation en droit de sécurité publique. Nombre de vos élèves vous vouaient une admiration sans bornes en raison de votre savoir et de votre talent : j’étais un de ceux-là. Par la suite, j’ai lu vos publications et les livres que vous avez écrits. Hier soir, lorsque je vous ai vu dans le hall, il m’a bien semblé vous reconnaître mais, sur le moment, je n’ai pas osé y croire. Après tout, il y avait sept ou huit ans que je ne vous avais pas revu. J’ai donc consulté la liste des clients de l’hôtel sur l’ordinateur et j’y ai trouvé votre nom. Je suis vraiment ravi de vous rencontrer. Vous serait-il possible de me dédicacer cet ouvrage que j’ai précieusement conservé depuis plusieurs années ? Il s’agit du livre que vous avez écrit, Les arcanes des méthodes d’instruction des affaires criminelles. »
Hong Jun, ravi, pria Tian Liangdong d’entrer et de s’asseoir. Il prit le livre et le dédicaça le plus officiellement du monde ; après quoi, ayant vu sur la carte de visite la mention de “vice-directeur du service de sécurité de l’hôtel Shengguo”, il demanda : « Pourquoi avez-vous quitté le bureau de la Sécurité publique ?
— Ici, c’est mieux payé ! Cela dit, ça ne veut pas dire que je n’ai plus de contacts avec eux.
— Comment cela ?
— En réalité c’est le bureau de la Sécurité publique de Shengguo qui a ouvert cet hôtel et il n’en fait pas mystère ! »
À la lecture de la carte de visite de Tian Liangdong, une pensée avait traversé l’esprit de Hong Jun comme un éclair. « Ainsi, l’hôtel serait une position avancée secrète de la Sécurité ? Voilà donc pourquoi il y a une caméra dissimulée derrière la plante en pot dans le hall ! »
« Vous avez une vue redoutable ! Je dois cependant vous dire qu’elle ne sert pas seulement à la police, elle assure également la sécurité de l’hôtel. Si par hasard il se passait quelque chose à l’intérieur de l’hôtel, grâce à la vidéo, nous serions capables de reconstituer les allées et venues du personnel.
— Vous filmez tous les jours ?
— Absolument, de 6 heures du matin à minuit.
— Il vous faut une quantité énorme de cassettes vidéo ?
— Pas tant que cela ; nous ne les conservons que trois jours en général, après quoi elles sont réutilisées. En tout, trente ou quarante nous suffisent.
— Vous avez donc toujours ce qui a été filmé avant-hier soir, lorsque je suis rentré à l’hôtel ?
— C’est très possible.
— Puis-je y jeter un coup d’œil ?
— Aucun problème !
— C’est parfait. Actuellement, je m’intéresse beaucoup à la sécurité dans les hôtels. Il faut que je vous dise : je n’enseigne plus, je me suis orienté vers la profession d’avocat.
— J’ai lu des articles vous concernant dans les journaux. Selon moi, c’est beaucoup mieux d’être avocat car, chez nous, les professeurs sont terriblement mal payés !
— Ne m’en parlez pas ! Et si nous allions voir un peu cet enregistrement maintenant ?
— Tout à fait d’accord. »
Tous deux sortirent de la chambre. Une fois dans l’ascenseur, Hong Jun demanda : « Il y a une caméra à chaque étage ?
— Non, ça reviendrait trop cher ! »
Ils descendirent jusqu’au rez-de-chaussée, traversèrent le hall et entrèrent dans la salle de surveillance. Une fois à l’intérieur, Tian Liangdong demanda à Hong Jun :
— À quelle heure êtes-vous rentré avant-hier soir ?
— Il était plus de 22 heures.
Tian Liangdong demanda alors à l’employé de service de rechercher la bande qui avait été enregistrée le 30 septembre au soir entre 22 heures et minuit et la mit dans le magnétoscope. Sur l’écran apparut bientôt la porte de l’entrée principale de l’hôtel. Comme la caméra était cachée dans un endroit relativement bas, elle déformait l’image des gens qu’elle filmait surtout lorsque ceux-ci passaient très près de l’objectif. Peu de temps après, on put reconnaître les silhouettes de Hong Jun et de Zheng Xiaolong. Hong Jun se vit en train de faire le geste peu élégant de tirer sur son pantalon alors qu’il passait devant l’objectif de la caméra et ne put s’empêcher de dire en riant : « Ça ne fait vraiment pas très distingué !
— Si vous aviez su que vous étiez filmé, vous n’auriez certainement pas fait cela.
— C’est sûr ! Quand on pense que les stars sont toujours harcelées par les journalistes qui les suivent partout ! Ça doit être épuisant de toujours vivre sous les feux de la rampe ! Savez-vous aussi pourquoi beaucoup d’hommes politiques occidentaux n’aiment pas les journalistes ? Eh bien, c’est justement parce qu’ils dévoilent au public ce genre de petits gestes inélégants ! En contrepartie, ceux qui ont l’habitude d’affronter l’objectif de la caméra corrigent peu à peu leur attitude. »
Tian Liangdong qui n’avait dit mot se mit à rire comme s’il pensait à autre chose. À ce moment-là, Zheng Xiaolong apparut à l’écran. Il allait sortir lorsque, soudain, on le vit s’arrêter et revenir sur ses pas comme s’il avait oublié quelque chose mais, après avoir hésité un instant, il préféra s’en aller et passa la porte. Tian Liangdong demanda négligemment : « N’est-ce pas Zheng Xiaolong, le procureur ? Vous n’étiez pas arrivé avec lui juste avant ?
— Nous sommes de vieux camarades de classe.
— Et, au fait, qu’est-ce qui vous amène à Shengguo ?
— Je suis venu pour rendre service à une amie et l’aider à la signature d’un accord. Je vais vous raconter : il s’agit de son mari qui travaillait ici et qui est subitement tombé très gravement malade. Elle m’a chargé de négocier avec la société qui l’employait la question du traitement médical et celle du salaire en particulier. En fait, tout cela n’a rien de très compliqué.»
Hong Jun essayait de parler le plus lentement possible afin de gagner du temps tandis qu’il ne quittait pas des yeux l’écran du poste de télévision. Dans son for intérieur, il espérait bien voir le mystérieux personnage qui lui avait apporté ce message traverser le champ de la caméra, à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un de l’intérieur à l’hôtel. Sur l’écran, les gens continuaient à entrer et à sortir mais Hong Jun n’en connaissait aucun. Soudain, un visage connu apparut…