9. Le jeune peintre

Tong Lin était une belle enfant, très tranquille. De nature introvertie, elle n’aimait pas s’exprimer devant les autres. Elle n’était cependant pas dépourvue d’une très grande richesse intérieure. De nombreuses jeunes filles de son âge se passionnaient pour les chansons à la mode ou les feuilletons télévisés made in Hong Kong ou Taïwan. Elle, n’en avait que faire et passait la majeure partie des loisirs que lui permettaient ses études à peindre. C’était chez elle ce que l’on pourrait presque appeler un don inné. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait toujours rêvé de devenir un peintre célèbre, un peintre de peinture traditionnelle chinoise.

Le matin du 1er octobre, elle enfourcha sa bicyclette et, son chevalet sur le dos, se rendit place Tiananmen pour peindre. Comme le temps était superbe, une foule de gens était venue admirer les fleurs dont on avait décoré la place pour l’occasion. Au milieu de cet océan de pétales colorés et de la marée humaine qui déferlait bruyamment, elle ne sut où installer son chevalet. Après avoir fait le tour de l’esplanade, elle décida de monter vers la porte Tiananmen. Elle emprunta le passage souterrain de l’avenue Chang’an, traversa le pont de l’Eau dorée sur la douve puis s’engouffra sous l’arche pour acheter un billet et grimpa la montée du Cheval. Une fois arrivée en haut, elle resta un moment en extase devant le magnifique spectacle qu’offraient les compositions florales ; après quoi elle alla s’installer dans l’angle ouest et se mit à peindre en observant attentivement. De temps à autre, des passants s’arrêtaient derrière elle pour regarder, laissaient échapper quelques compliments admiratifs puis repartaient.

Il était déjà midi et elle n’avait pas vu passer le temps. Elle avait peint quatre ou cinq esquisses et, fatiguée, avait posé son pinceau. Elle sortit alors de son sac du pain et de l’eau minérale, s’assit par terre et commença à manger. Elle n’était pas satisfaite de ce qu’elle venait de peindre ; aussi se remit-elle au travail aussitôt après avec encore plus d’application. La présence d’un jeune homme, derrière elle, attira son attention. Il devait être là depuis un bon moment car elle l’avait remarqué, sans vraiment le voir, à plusieurs reprises déjà en se retournant pour prendre son matériel. Elle l’entendit lui dire : « Ce que vous faites là, mademoiselle, n’est vraiment pas mal du tout ! »

Il avait l’accent du Sud. Elle lui jeta un coup d’œil mais ne répondit pas.

— Vous permettez que je vous prenne en photo ? lui demanda-t-il.

Elle se retourna à nouveau pour mieux le regarder. C’était un jeune homme de taille moyenne, aux cheveux légèrement frisés et qui portait une barbe touffue à la façon des artistes. Ses yeux n’étaient pas très grands mais très beaux et très vifs. Il portait un blouson et un pantalon en jean. L’appareil photo de type professionnel qui pendait à son cou lui donnait une certaine allure.

— Vous êtes photographe ? lui demanda-t-elle.

— Pas du tout. J’aime peindre, comme vous. Je suis venu ici glaner quelques idées et je trouve que le spectacle que vous m’offrez ferait un très joli tableau : en haut, ciel bleu, nuages blancs et soleil généreux, en bas, des gens et des fleurs qui s’entrelacent en flots multicolores. Immobilité et mouvement tout à la fois. Une image magnifique !

Bien qu’elle ne fût pas insensible à ses paroles, elle ne permit pas à cet inconnu de la prendre en photo car, au fond, elle ignorait qui il était. Celui-ci sembla deviner la raison de son refus car il sortit une carte de visite et la lui tendit en souriant : « Aurais-je l’air d’un criminel ? Croyez-moi, je n’ai aucune mauvaise intention, c’est par pure passion pour mon métier. Bien sûr, si vous ne voulez pas, n’en parlons plus. »

Tong Lin prit la carte mais à la lecture de ces simples mots : “Nan Guofeng[78], peintre”, elle fut abasourdie. Comment ? Ce jeune peintre, si célèbre, c’était lui ? Quelques mois auparavant, elle était allée au musée des Beaux-Arts voir une exposition de ses œuvres et de celles de deux autres peintres. Elle avait éprouvé une telle admiration pour ce jeune artiste plein de talent qu’elle s’était intéressée de près à ses photos et à sa biographie, allant jusqu’à apprendre par cœur son signe astrologique et sa couleur préférée ! Elle s’en voulait de ne pas l’avoir reconnu mais se félicitait aussi de ne pas avoir prononcé de paroles désobligeantes. Troublée, elle s’empressa de rectifier : « Oh ! Vous êtes donc Nan… Je veux dire, le professeur Nan ! Dans ce cas, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous preniez cette photo ! »

Nan Guofeng lui demanda de reprendre sa place devant son œuvre et, après l’avoir photographiée sous plusieurs angles, lui dit : « Je vous remercie. Je vous donnerai ces photos dès que je les aurai développées.

— Ce n’est pas la peine… Oh ! Et puis, si ! je veux bien. C’est-à-dire, si cela ne vous cause pas trop de dérangement. » Tong Lin avait du mal à mettre de l’ordre dans ses idées.

Nan Guofeng sourit : « Ça ne me dérange en aucune façon ; seulement, comment pourrai-je vous les faire parvenir ? Je les aurai dès demain. Je vous les envoie ?

— Je reviendrai ici demain après-midi, dit-elle après avoir réfléchi. Peut-être pourriez-vous… » Elle était gênée et ne termina pas sa phrase.

Il accepta sans hésitation : « Parfait ! Je vous les apporterai demain.

— Je suis désolée de vous faire revenir jusqu’ici !

— N’ayez aucun scrupule, c’est moi qui vous ai demandé une faveur ! Je suis ravi de vous avoir rencontrée, mademoiselle. Puis-je connaître votre nom ?

— Je m’appelle Tong Lin. Tong s’écrit homme, et hiver, Lin, c’est jade et forêt[79]. » Elle lui expliquait les signes graphiques composant son nom comme si elle craignait qu’il ne s’en souvienne pas.

— Très joli nom ! À demain alors !

Après son départ, elle n’arriva plus à se concentrer sur son travail. Plantée devant son chevalet, elle jubilait : il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi heureuse ! Depuis que son père était tombé malade, elle se sentait triste, comme étouffée. Sa mère lui interdisait d’aller le voir à l’hôpital et lui parlait rarement de son état de santé mais elle savait bien qu’il était gravement atteint et qu’il ne guérirait probablement jamais. Une vague angoisse l’étreignait sans cesse, elle était perdue.

Le lendemain, Tong Lin revint place Tiananmen comme prévu. Elle s’installa et commença à peindre, distraite. Viendrait-il ? Elle ne cessait de quitter des yeux sa toile pour regarder les gens qui arrivaient dans son dos. Lorsque, enfin, elle aperçut sa silhouette, elle se retourna rapidement, le cœur battant. Elle le sentit arriver derrière elle mais elle attendit encore, les yeux rivés sur sa peinture, le pinceau à la main, répétant machinalement le même mouvement.

Elle entendit enfin sa voix : « S’il y a une chose à éviter en peinture, c’est de faire des retouches. Vous faites du moins bon travail qu’hier, mademoiselle ! »

Toute rougissante, elle se retourna : « Ah ! vous voilà ! Je pensais…

— Que j’étais un menteur ?

— Je n’aurais pas osé aller jusque-là ! Mais j’ai cru que vous plaisantiez lorsque vous m’avez promis de revenir.

— Ce n’est pas du tout mon genre. Dans la vie, en général, et dans la vie professionnelle, en particulier, il faut être quelqu’un de sérieux ; c’est le seul moyen d’y arriver, vous ne croyez pas ? Tenez, voici les photos. Elles vous plaisent ? »

Tong Lin les prit et les examina une à une. Elle était plutôt satisfaite de son image et de l’expression de son visage qui, loin d’être quelconques, laissaient deviner un certain caractère.

— Vous êtes très jolie ! lui dit-il.

Elle rougit à nouveau et n’omit pas de le remercier. Nan Guofeng sortit alors de son sac un rouleau de peinture et le lui tendit : « C’est pour vous, en souvenir. »

Tong Lin le déroula et regarda le tableau avec de grands yeux.

C’était Nuages et pluie du mont Wushan, un tableau plein de force et de grandeur qui faisait preuve d’originalité. Elle l’avait remarqué lors de l’exposition et il lui avait beaucoup plu. Elle regarda de plus près la signature et le sceau du peintre, n’osant croire encore que désormais la peinture fût sienne. Levant les yeux vers Nan Guofeng, elle lui demanda : « Vous m’en faites cadeau ? Vraiment ? » Il fit « oui » de la tête en souriant. Tong Lin roula la toile avec précaution et la serra contre son cœur comme si elle avait peur qu’on la lui reprenne. S’apercevant aussitôt de ce que son attitude avait de ridicule, elle expliqua, assez gênée : « Je l’avais vue à l’exposition, elle coûte très cher ! »

Nan Guofeng, toujours aussi souriant, la rassura : « On l’avait certainement surévaluée puisqu’elle ne s’est pas vendue. Heureusement d’ailleurs, ça me permet de vous l’offrir ! Gardez-la, elle pourrait prendre de la valeur après ma mort.

— Ne vous méprenez pas ! Ce n’est pas pour sa valeur vénale que j’y tiens !

— Pourquoi donc alors ?

— C’est pour… je ne saurais trop dire pourquoi, mais je l’adore !

— Je suis si content d’entendre dire qu’on aime ma peinture pour autre chose que pour sa valeur marchande. C’est plutôt rare de nos jours ! Comme disait un vieux proverbe : Rares sont les amis qui savent apprécier vos talents. Depuis combien de temps étudiez-vous la peinture, mademoiselle ?

— Depuis dix ans.

— Vous voulez devenir peintre ?

— Oui, mais il y a peu de chance que je le devienne un jour.

— Pourquoi donc ?

— Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir du talent.

— Il est essentiel d’avoir du talent, c’est sûr, mais ce qui est plus important encore, c’est la persévérance dans la poursuite de l’objectif.

— Mes parents ne veulent pas que je devienne peintre.

— Pourquoi ?

— Ils tiennent à ce que cela reste un passe-temps pour moi et que je me consacre à une science comme la biologie ou l’informatique.

— On peut les comprendre. Les parents ont toujours tendance à arranger l’avenir de leurs enfants selon leur propre conception de la vie. Cela dit, chacun doit aller son propre chemin. Moi par exemple, quand j’étais petit, mes parents voulaient que je devienne médecin, mais j’ai quand même choisi d’être peintre. Maintenant, ils reconnaissent que j’ai eu raison. Vous voyez donc que le plus important est de décider soi-même de sa vie. »

Nan Guofeng leva alors les yeux vers le ciel où brillait un soleil magnifique : « Aimeriez-vous faire une promenade avec moi ? Il fait si beau, ne refusons pas un tel cadeau du ciel ! » proposa-t-il.

Tong Lin abandonna son chevalet et le suivit. Arrivés à Tiananmen, ils passèrent sous la porte du Midi et tournèrent à droite pour aller au parc du palais de la Culture du Peuple où ils se promenèrent nonchalamment le long de la petite rivière. Nan Guofeng parlait bien et de tout, de Canton ou de Pékin, d’art ou de vie quotidienne. Tong Lin, elle, ne disait pas grand-chose mais elle écoutait attentivement. Elle était en admiration devant l’érudition de son compagnon. Elle avait d’ailleurs toujours entendu dire que, pour être peintre, il fallait avoir de vastes connaissances et avoir beaucoup voyagé.

Devant un embarcadère où on louait des canots Nan Guofeng lui proposa d’aller faire un tour sur la rivière. Elle ne vit aucune raison de refuser. Ils optèrent pour un pédalo en forme d’oie. Au moment de monter à bord, elle eut un instant d’hésitation mais finit quand même par s’asseoir à côté de lui, et ils se dirigèrent vers le milieu du cours d’eau. Là, ils se mirent à pédaler comme des fous pour tester les performances de leur embarcation. Tong Lin, toute à sa joie, n’avait pas remarqué que le jeune homme avait posé sa main sur la sienne. Lorsqu’elle s’en rendit compte, son cœur se mit à battre plus fort mais elle ne retira pas sa main. Son instinct de jeune fille lui disait qu’il éprouvait quelque chose pour elle. Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Fort heureusement, l’effort qu’elle venait de fournir la faisait transpirer et pouvait justifier l’émotion qui lui colorait les joues.

Sans qu’ils s’en soient rendu compte, le soleil s’était couché. Ils sortirent du parc et Tong Lin récupéra sa bicyclette. Ils se dirigèrent côte à côte vers l’avenue Chang’an qui n’était déjà plus éclairée que par la lumière des réverbères et où les passants étaient devenus rares. Ils marchaient dans cette demi-obscurité, tout près l’un de l’autre. D’un geste autoritaire mais qui sembla naturel, Nan Guofeng entoura la taille de la jeune fille. Elle ne protesta pas, ce qui ne l’empêcha pas d’éprouver une sorte de contrariété qui ne dura que le temps de se dire que, même s’il lui avait demandé la permission, elle n’eût certainement pas refusé. Tout compte fait, c’était peut-être comme ça, les artistes !

En passant devant un restaurant McDonald, Nan Guofeng proposa d’aller manger quelque chose. Tong Lin accepta. Il prit des hamburgers et quelque chose à boire qu’ils emportèrent au premier étage. C’était bondé et ils eurent du mal à trouver deux places à une table déjà occupée par d’autres personnes. Comme ils ne pouvaient pas discuter tranquillement, ils mangèrent sans dire un mot, échangeant de temps à autre un regard de connivence. Tong Lin trouvait le regard de Nan Guofeng très expressif et s’amusait de l’expression de son visage. À plusieurs reprises, elle ne put se retenir de pouffer de rire devant ses mimiques.

Après avoir terminé leur repas, ils sortirent du restaurant et remontèrent la rue Wangfujing. Les magasins étaient fermés et les piétons beaucoup moins nombreux que durant la journée. La brise de ce soir d’automne caressait leurs joues brûlantes et leur procurait une sensation enivrante. Ils se parlaient à mi-voix, de peinture, des études, de la vie.

Des heures s’étaient écoulées.

« Je dois rentrer. » Tong Lin, qui avait déjà voulu le dire maintes fois, s’était soudain arrêtée. Nan Guofeng la regarda d’un air triste. Il leva les yeux et se mit à contempler les étoiles à travers les feuilles d’un grand arbre en disant, comme pour lui-même : « Eh oui ! S’il n’y avait pas de chagrins, il n’y aurait pas de joies ; si on ne se quittait pas, on ne pourrait pas se retrouver ! Seulement, tels ces nénuphars qui flottent au gré du courant, quand nous nous rencontrerons à nouveau, est-ce que nous nous reconnaîtrons ? »

Tong Lin ne répondit pas. Ils marchèrent encore un moment ensemble et Nan Guofeng reprit, visiblement un peu mal à l’aise : « Tong Lin, j’ignore pour quelle raison mais tu m’as plu tout de suite. Je te jure que c’est vrai ! C’était comme quand je trouve tout d’un coup l’inspiration. C’était si soudain, si incroyable et en même temps si réel ! Le destin, peut-être ? Tong Lin, pourra-t-on se revoir ? »

Elle le regarda. Il n’était plus le jeune peintre admirable et inaccessible mais quelqu’un de semblable à elle. Aussi retrouva-t-elle toute la confiance en soi et l’état d’esprit d’une jeune fille pour plaisanter en imitant le ton de sa voix : « Évidemment, puisque c’est le destin !

— Vraiment ? Je pourrai venir te voir ?

— Oh ! non, nous aurions des ennuis si on nous voyait ensemble.

— Je pourrai t’appeler, alors ?

— Ce serait risqué aussi. La dernière année de lycée est la plus dure, tu sais. Si ma mère apprenait que je ne concentre pas tous mes efforts sur mon travail, elle me tuerait !

— Je sais que tu es très prise par tes études et que je ne devrais pas te perturber, mais j’ai bien peur d’être incapable de commander à mes sentiments.

— Alors, attends que je t’appelle. Tu ne rentres pas tout de suite à Canton, n’est-ce pas ?

— Ne me fais pas trop languir quand même !

— Aie donc un peu confiance en toi ! Bye, bye ! » Et Tong Lin enfourcha son vélo et s’éloigna.