Pékin – Première année de la République (1912).
C’était l’aube et le ciel était sombre. L’homme avait dépassé le pont Yinding et se hâtait sur le petit chemin qui longeait la rive sud du lac Shisha. Les alentours étaient parfaitement silencieux. Seul le bruit de ses propres pas résonnait à ses oreilles. Maintes fois ce bruit le fit se retourner malgré lui et regarder tout autour. Lui-même pensait que par ces temps troublés sa conduite n’était pas très prudente, mais il avait trop envie de cette peinture. Après tout il n’avait aucune raison de ne pas se fier aux propos de la servante.
C’était hier au « Marché des fantômes » de la porte Desheng qu’il l’avait rencontrée. Ce que l’on appelait le « Marché des fantômes » était une sorte de marché aux puces matinal qui s’était créé spontanément et que l’on dénommait aussi « Marché de l’Aube ». Dans les lueurs du petit matin, les silhouettes étaient à peine visibles, les sons à peine audibles et, de plus, comme des fantômes, dès que le jour se levait, tout disparaissait : voilà pourquoi il avait hérité de cette appellation si peu élégante. Il est vrai que dans ce marché, les intrigants ne manquaient pas. On y vendait un tas de bric-à-brac, aussi bien des objets d’usage courant que des calligraphies anciennes. Lui était précepteur dans une école privée et grand amateur de calligraphies mais, comme malheureusement il n’avait pas le sou, tout ce qu’il pouvait faire c’était se rendre régulièrement au « Marché des fantômes » pour y rechercher quelque œuvre à vil prix. Au fond de lui-même il savait bien qu’en ces temps de chaos causé par la guerre, où « le riz était cher mais le papier peu coûteux », ce qui n’était pas cher n’était pas forcément de mauvaise qualité.
Il ralentit l’allure lorsque, après avoir parcouru quelques hutong[4], il arriva devant le jardin d’une demeure. C’était une résidence princière, mais elle avait perdu sa splendeur d’antan. Le grand mur d’enceinte s’effritait en maints endroits, laissant apparaître les briques du dessous, et le toit de la demeure elle-même était envahi d’herbes folles. Seuls les deux grands jujubiers conservaient leur luxuriant feuillage et, comme autrefois, ils continuaient à porter des fruits en abondance. Il arriva devant la porte d’angle arrière et marqua un temps d’arrêt pour regarder à droite et à gauche ; après quoi seulement, il se risqua à frapper discrètement. La porte s’entrouvrit et quelqu’un passa la tête par l’entrebâillement. Puis la porte se referma. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne s’ouvrît à nouveau, laissant le passage à une femme d’un certain âge qui avait tout d’une servante et tenait à la main un rouleau de toile à fleurs bleues. Il alla à sa rencontre, mais lorsqu’il voulut lui adresser la parole ce fut elle qui lui dit à voix basse tout en tendant la main : « Vous avez l’argent ? » Il hésita un instant puis sortit de sa robe[5] une petite bourse d’étoffe qu’il lui remit. La vieille femme prit la bourse, l’ouvrit, regarda à l’intérieur puis la glissa contre sa poitrine, après quoi elle lui remit le rouleau qu’elle tenait à la main. Il le prit dans l’intention de le dérouler pour y jeter un coup d’œil mais la femme le repoussa de la main en le pressant de s’en aller, puis elle fit demi-tour et rentra dans le jardin. La porte se referma. Au fond il était bien un peu inquiet mais il glissa quand même la calligraphie dans la manche de sa robe et s’éloigna en hâte.
Il parcourut au petit trot le chemin qui le ramenait jusque chez lui. Une fois arrivé, il verrouilla la porte, alluma la lampe à huile ; impatient de dérouler la toile il la posa sur la table et l’ouvrit. Sur cette pièce de tissu à fleurs bleues il y avait une peinture d’un peu plus d’un pied[6] de haut. Il la déroula avec précaution et l’examina à la lumière de la lampe à huile. C’était donc là l’étrange peinture dont parlait la légende ! Son cœur se mit à battre plus vite.
C’était « La jeune fille au luth qin[7] » : un saule pleureur déployait ses branches au gré du vent, deux papillons colorés jouaient à se poursuivre et une jeune femme d’une beauté fascinante, assise de côté sous le saule, caressait doucement son luth de ses doigts effilés. Bien que la toile soit maintenant légèrement jaunie, les personnages et les animaux semblaient aussi vivants qu’au premier jour. L’angle supérieur de droite était orné d’un quatrain qui disait :
Le jeune saule se flétrit,
Le tout nouveau papillon ne tournoie pas à jamais,
La jeune beauté de ce soir,
Demain[8], ne sera plus que cendres.
Dans l’angle inférieur gauche, aucun sceau, juste ces quelques caractères qui précisaient : « Auteur inconnu du sud du Yangtsé. 32e année du règne de l’ère Wanli[9]. »
Il prit la calligraphie, l’accrocha au baldaquin en face de son lit puis approcha la lampe à huile par-derrière et se mit à examiner la toile à la lueur qu’elle répandait. Il se déplaça lentement, d’abord devant, puis en biais vers la droite, de droite à gauche ensuite tout en modifiant sans cesse son angle d’observation. Soudain il s’immobilisa, retint son souffle, écarquilla les yeux et regarda attentivement. Son cœur se mit à battre encore plus vite et sa vue se troubla. Il s’essuya les yeux d’un revers de main énergique et une exclamation à la fois étouffée et pleine d’excitation s’échappa de sa gorge.
Portes et fenêtres closes ne laissaient filtrer à l’intérieur qu’une très faible lueur et, à la lumière de la lampe à huile, les personnages du tableau ressortaient légèrement flous ; mais il ne doutait pas le moins du monde de l’authenticité de l’œuvre qu’il avait sous les yeux. Pour sûr, cette ravissante beauté n’était plus que cendres à ce jour ! Il se déplaça lentement sur le côté puis reprit sa position initiale sans quitter des yeux la jeune femme du tableau. Et ceci à plusieurs reprises. Alors, au plus profond de lui, le sentiment de surprise et de joie s’estompa pour faire place à une admiration pleine de respect envers cet auteur inconnu. À son avis, l’artiste avait bel et bien atteint l’apogée de l’excellence dans son art. Mais c’était la signification profonde de l’œuvre qui l’ébranlait bien plus encore. Alors, la lueur dans ses yeux s’éteignit.
Son premier réflexe fut d’aller consulter ce qui était consigné dans les annales à propos de cette peinture. On l’avait appelée Tableau de la femme-cadavre en raison de la capacité qu’avait cette peinture de modifier son image. On disait que tout le monde n’était pas capable de percevoir la transformation : seuls ceux qui avaient dû affronter la mort pouvaient jouir du privilège de ce spectacle. On disait aussi qu’à l’époque cette œuvre avait été recherchée par les autorités locales car le poème qu’elle contenait faisait allusion à « la grande dynastie Ming[10] », mais ceux qui aimaient le tableau n’ont pas craint de se faire couper la tête et ont réussi à le préserver. Des légendes à propos de cette peinture lui étaient parvenues par la suite selon lesquelles on pouvait, en fonction des transformations de l’image, prédire l’avenir, ou bien encore disant qu’elle jetait un mauvais sort sur celui qui la possédait, et ainsi de suite. Lui n’y croyait pas vraiment mais tout cela avait contribué à ajouter au caractère mystérieux de cette œuvre et avait rendu plus ardent encore son désir de la posséder. Et voilà qu’aujourd’hui elle lui tombait du ciel. Cette bonne surprise n’allait pas cependant sans un certain sentiment de crainte, difficile à exprimer. Certes il ne pouvait s’agir que d’une espèce de pressentiment.