Sur le fait que ce qui est au-delà de l'être
n'intellige pas, et sur ce que sont les principes
premier et second d'intellection1

1. Il faut distinguer deux cas : lorsqu'une chose en intellige une autre, et lorsqu'une chose s'intellige elle-même, ce qui s'écarte déjà plus de la dualité. Dans le premier cas mentionné, ce qui intellige veut aussi s'intelliger soi-même, mais il en est moins capable. Car il possède en lui-même ce qu'il voit, mais cet objet est néanmoins autre que lui2. Dans le second cas, en revanche, ce qui intellige n'est pas séparé [5] réellement3 de son objet, mais, uni à lui, il se voit lui-même. Il devient donc deux, bien qu'étant un. Par conséquent, il intellige plus véritablement parce qu'il possède ce qu'il intellige, et il intellige en premier4, parce que ce qui intellige doit à la fois être un et double. Car s'il n'est pas un, autre sera ce qui intellige, autre ce qui est intelligé. Il ne sera donc pas ce qui intellige en premier, parce que s'il reçoit son intellection d'autre chose, il ne peut être ce qui intellige en premier ; [10] ce qu'il intellige, il ne le possédera pas comme si cela était à lui, de sorte qu'il ne s'intelligera pas non plus lui-même. Ou alors, s'il possède ce qu'il intellige comme étant soi-même, afin qu'il intellige au sens propre5, les deux choses seront une. Il faut par conséquent que ce qui est double soit un. Mais s'il est un, il ne sera donc plus deux, et ce qu'il intelligera, il ne le possédera pas ; aussi ne sera-t-il pas même intelligent. Par conséquent, il faut qu'il soit simple et non simple6.

Mais l'on saisira mieux le caractère de ce qui intellige si l'on remonte [15] en partant de l'âme7. Car en ce cas, il est facile de diviser et l'on peut voir plus facilement ce qui est double. Si donc l'on suppose une lumière double, l'âme étant la lumière inférieure, et son objet intelligible une lumière plus pure8, et si l'on suppose ensuite que la lumière qui voit est égale à celle qui est vue, puisqu'on n'est plus capable d'introduire une séparation par la différence, [20] on admettra que les deux choses sont une, en pensant qu'elles sont deux, mais en voyant désormais qu'elles sont une. C'est ainsi que l'on saisira l'Intellect et l'intelligible. Nous donc, par notre discours, nous avons produit l'un à partir du deux, mais c'est à l'inverse le deux qui vient de l'un, parce que ce qui intellige se fait lui-même deux, ou plutôt, parce qu'il intellige, il se fait deux, et parce qu'il s'intellige lui-même, un.

 

2. Assurément, si l'un est ce qui intellige en premier, et l'autre ce qui intellige déjà d'une autre manière, ce qui est au-delà de ce qui intellige en premier n'intelligera plus9. Il faut en effet qu'il devienne un intellect, pour qu'il intellige, et, étant un intellect, qu'il possède un objet intelligible, et s'il est ce qui intellige en premier, qu'il possède l'intelligible en lui-même. [5] Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est intelligible10 possède aussi en lui-même un principe d'intellection et qu'il intellige. Car il ne sera plus seulement un intelligible, mais il sera aussi intelligent, et il ne sera pas premier, puisqu'il est deux. Et l'intellect qui possède l'intelligible ne pourrait exister s'il n'y avait de réalité qui soit purement un intelligible11. Elle sera intelligible relativement à l'Intellect, mais en elle-même elle ne sera au sens propre ni intelligente, ni intelligible12. [10] Car ce qui est intelligible l'est relativement à autre chose, qui est l'Intellect, et celui-ci ne posséderait par l'intellection qu'un objet vide s'il ne recevait pas et ne saisissait pas l'intelligible qu'il intellige. Il ne posséderait pas en effet la faculté d'intelliger sans objet intelligible.

– Alors, est-ce que le Bien est parfait lorsqu'il le possède13 ?

– Mais il fallait, avant de posséder la faculté d'intelliger, qu'il tire sa perfection de sa propre réalité14. Par conséquent, ce à quoi la perfection appartient, sera parfait avant d'intelliger. [15] Il n'a donc nullement besoin d'intelliger. Car il se suffit à lui-même avant cela. Dès lors, il n'intelligera pas. Il y a donc un principe qui n'intellige pas, un principe qui intellige en un sens premier, et un principe qui intellige en un sens second15. En outre, si le premier intellige, quelque chose lui appartiendra. Il ne sera pas alors premier, mais second, non un, et déjà plusieurs choses, à savoir toutes les choses qu'il intelligera. Car même [20] s'il s'intellige seulement lui-même, il sera multiple.

 

3. Mais s'il y a des gens pour affirmer que rien n'empêche qu'une même chose soit multiple, il y aura une unité qui servira de substrat à ces choses multiples. Car il n'est pas possible qu'il y ait une multiplicité sans qu'existe une unité d'où le multiple dérive ou dans lequel il est, ou sans qu'existe en général une unité qui soit comptée la première parmi les autres choses, et qui doive être considérée seule, en elle-même et par elle-même16. [5] Mais si cette unité existe en même temps que les autres choses, puisqu'on la saisit ensemble avec ces choses, bien qu'elle soit pourtant autre qu'elles, il faut l'abandonner, dans la mesure où elle est avec les autres, et chercher ce substrat17 qui n'est plus avec les autres mais qui existe en soi-même. Car l'unité qui existe elle-même dans les autres choses est semblable à celle qui existe en soi, mais elle n'est pas celle-ci18. [10] Il faut néanmoins que l'unité soit seule, si elle doit être vue aussi dans les autres choses. Sinon l'on dira que son être consiste à posséder l'existence avec les autres choses. Par conséquent, elle ne sera pas simple et ce qui est composé de plusieurs éléments n'existera pas non plus. Car non seulement ce qui n'est pas capable d'être simple ne possédera pas l'existence, mais ce qui est composé de plusieurs éléments [15] n'existera pas non plus s'il n'existe pas d'élément simple19. Si en effet aucun élément simple n'est capable d'exister, puisqu'une unité simple n'accède pas à l'existence à partir d'elle-même, et qu'aucune d'elle n'est en mesure de posséder l'existence en soi, ni de se procurer à elle-même la coexistence avec une autre, étant donné qu'elle n'existe absolument pas, comment [20] le composé de tous les éléments existerait, lui qui naît à partir de ce qui n'existe pas (non pas à partir de ce qui n'est pas une chose particulière, mais à partir de ce qui n'est absolument pas) ? Par conséquent, s'il y a quelque chose de multiple, il faut qu'une unité existe avant la multiplicité20. Si donc la pluralité existe dans ce qui intellige, dans ce qui n'est pas pluriel, il ne doit pas y avoir d'intellection. Et cela, c'est le premier. C'est donc dans ce qui est postérieur qu'existera [25] l'intellection du premier et l'Intellect21.

 

4. En outre, s'il faut que le Bien soit simple et sans besoin, il ne doit pas même avoir besoin d'intelliger22. Dès lors, ce dont il n'a pas besoin ne sera pas présent en lui, puisque absolument rien n'est présent en lui. Par conséquent, l'intellection ne sera pas présente en lui. Et il n'intellige rien, puisqu'il n'a rien d'autre à intelliger. En outre, [5] l'Intellect est quelque chose d'autre que le Bien. Il prend en effet la forme du Bien23, par le fait qu'il intellige le Bien. Et encore, de même que dans le nombre deux, où il y a une unité plus une autre, il n'est pas possible que cette unité qui est avec une autre soit le nombre un, mais qu'il est nécessaire que le nombre un existe par lui-même avant d'être avec un autre ; de même il est nécessaire aussi que, là où existe un élément simple lié à autre chose, cet élément simple existe par lui-même sans rien posséder [10] en lui de ce qui est propre au fait d'être avec d'autres choses24. Car d'où vient qu'une chose est dans une autre, s'il n'y a pas d'abord un terme séparé, d'où est issue cette chose ? Ce qui est simple en effet ne peut venir d'autre chose, alors que ce qui est multiple ou deux doit être lui-même rattaché à quelque chose d'autre.

Et l'on doit donc comparer le premier principe à la lumière, celui qui vient à sa suite au soleil, [15] et le troisième à la lune, qui reçoit la lumière du soleil25. Car l'âme possède un intellect qui vient du dehors26, qui la colore en surface lorsqu'elle est intellective27 ; l'Intellect possède en lui-même ce qui lui est propre28, puisqu'il n'est pas seulement lumière, mais qu'il est aussi éclairé dans sa réalité29. Et ce qui donne à l'Intellect sa lumière n'est pas quelque chose d'autre, mais il est lui-même une lumière simple30[20] qui donne à l'Intellect la puissance d'être ce qu'il est31. Pourquoi donc ce principe manquerait-il de quoi que ce soit ? Il n'est pas en effet lui-même identique à ce qui est en autre chose. Car ce qui existe en autre chose est autre que ce qui existe en soi-même32.

 

5. En outre, semble-t-il, le multiple se cherche lui-même, il veut converger et prendre conscience de lui-même. Mais ce qui est absolument simple, où progressera-t-il vers lui-même ? Où devrait-il avoir une conscience de lui-même33 ? En réalité, c'est la même chose que d'être supérieur à cette conscience et supérieur [5] à l'intellection. Car l'intellection n'est première ni quant à l'être, ni quant à la dignité, mais elle est seconde et elle est advenue alors que le Bien existait déjà, et qu'il a fait se mouvoir vers lui ce qui est advenu : cela, en étant mû, a vu34. Et voici ce qu'est intelliger : un mouvement35 qui se porte vers le Bien en le désirant. Car le désir a engendré l'intellection et [10] l'a fait exister avec lui36. Le désir de voir est en effet une vision. Il n'est donc en rien nécessaire que le Bien lui-même intellige : le Bien n'est pas autre que lui-même. Ainsi, lorsque ce qui est autre que le Bien l'intellige, il l'intellige parce qu'il a pris sa forme et en raison de sa ressemblance avec lui37, et il l'intellige comme bon et comme devant être désiré par lui, et [15] comme s'il recevait une représentation du Bien38. Et s'il intellige toujours ainsi, c'est toujours le Bien qu'il intellige. Et de nouveau, c'est par l'intellection du Bien qu'il s'intellige lui-même par accident39. Car en regardant vers le Bien, il s'intellige lui-même : en agissant, il s'intellige lui-même, puisque l'acte de toutes choses est dirigé vers le Bien40.

 

6. Si donc ce que l'on vient de dire est juste, le Bien ne peut avoir en lui une place quelconque pour l'intellection ; car pour ce qui intellige, le Bien doit être autre chose.

– Il sera par conséquent privé d'activité41.

– Et pourquoi faut-il que l'acte agisse ? Car, en règle générale, aucun acte ne possède à son tour [5] un acte. Mais même si certains peuvent attribuer d'autres actes à ce qui est différent d'eux42, du moins l'acte qui est le premier de tous43, auquel sont suspendus les autres, il faut le laisser être ce qu'il est, sans rien lui ajouter de plus. L'acte qui est tel n'est donc pas une intellection, car il ne possède rien qu'il pourrait intelliger : il est lui-même premier. Ensuite, ce n'est pas non plus l'intellection [10] qui intellige, mais ce qui possède l'intellection. Il y a donc de nouveau deux choses dans ce qui intellige44. Mais le Bien n'est deux d'aucune manière. De plus, on peut s'en rendre encore mieux compte si l'on saisit plus clairement45 comment, en toute chose, ce qui intellige est cette double nature elle-même. Nous affirmons que les êtres en tant qu'êtres, et chacun d'entre eux en particulier, c'est-à-dire les êtres qui sont véritablement46, existent dans le « lieu intelligible »47 ; [15] non seulement parce qu'ils demeurent identiques quant à leur réalité, alors que les êtres qui sont dans le sensible coulent et ne demeurent pas – peut-être en effet y a-t-il aussi dans le sensible des êtres qui demeurent –, mais plus encore parce qu'ils possèdent par eux-mêmes la perfection de leur être48. Car il faut que ce qu'on appelle à titre premier la réalité49 ne soit pas une ombre de l'être, mais possède la plénitude de l'être. [20] Et l'être existe en plénitude lorsqu'il reçoit la forme de l'intellection et de la vie : l'intellection, la vie et l'être sont ensemble dans ce qui est50. Si donc il est ce qui est, il est aussi Intellect, et s'il est Intellect, il est aussi ce qui est, et l'intellection et l'être sont ensemble51. Par conséquent, il est multiple et non pas un. Il est dès lors nécessaire que l'intellection n'appartienne pas à ce qui n'est pas tel52, et que l'on parcoure les choses une par une, [25] l'homme et l'intellection de l'homme, l'intellection du cheval et le cheval, l'intellection du juste et le juste53 : toutes choses sont donc doubles, et l'un est deux, et une fois de plus le deux parvient à l'unité. Mais le Bien ne fait pas partie de ces choses54, et il n'est pas chacune d'elles en tant qu'elle est une, pas plus qu'il n'est ce qui résulte de toutes les deux ; en aucune façon, il n'est deux. Et comment le deux vient de l'un, on l'a vu ailleurs55. [30] Mais ce qui est au-delà de la réalité doit aussi être au-delà de l'intellection56. Il n'est donc pas absurde non plus qu'il ne se connaisse pas lui-même : il n'a rien en lui-même qu'il puisse apprendre, puisqu'il est un. Mais les autres choses non plus, il n'est pas nécessaire qu'il les connaisse57. Car il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que de les connaître58 : il est le Bien des autres choses ; [35] ou plutôt il leur donne, lorsqu'elles parviennent à l'identité avec lui, de l'atteindre, dans la mesure où elles le peuvent59.