1. Le titre renvoie aux trois principes : le Bien, qui est au-delà de toute intellection, l'Intellect, premier principe d'intellection, et l'âme, second principe d'intellection. Pour conserver l'unité du champ lexical, nous traduirons respectivement noûs par « Intellect », noeîn par « intelliger », nóēsis par « intellection », nooûn par « intelligent », et noētón par « intelligible ».
2. Cette réalité qui « désire s'intelliger elle-même », mais qui « en est moins capable », désigne l'âme. Elle possède certes en elle-même les raisons, les lógoi, mais l'union entre celles-ci et l'âme qui les pense est plus lâche et distendue que l'unité parfaite entre l'Intellect et les formes intelligibles. De ce fait, seul l'Intellect est capable de se penser lui-même en pensant la réalité intelligible. Dans le traité 49 (V, 3), Plotin marque ainsi la différence entre l'intellection de soi propre à l'âme et celle propre à l'Intellect : « Le raisonnement a démontré qu'il y a une chose qui s'intellige elle-même au sens propre. L'intellection est différente dans l'âme, elle n'a son sens le plus propre que dans l'Intellect. L'âme s'intellige elle-même parce qu'elle dépend de quelque chose d'autre, alors que l'Intellect s'intellige parce qu'il est lui-même et il s'intellige tel qu'il est lui-même, à partir de sa propre nature, en se tournant vers lui-même » (chap. 6, 1-5).
3. L'expression grecque est tē̂i ousíāi, « par la réalité » : l'ousía de ce qui pense n'est pas, dans l'Intellect, distincte de l'ousía de ce qui est pensé, mais il s'agit d'une seule ousía qui se saisit elle-même.
4. L'adverbe prṓtōs, « en premier » est important : il va s'agir de montrer tout au long du traité que l'Intellect, bien que second principe, est ce qui intellige « en premier », parce que le Bien, premier principe, est supérieur à l'intellection.
5. Voici comment l'intellection « au sens propre », kuríōs sera définie au traité 49 (V, 3) : « lorsqu'une chose s'intellige elle-même, cela précisément est l'intellection au sens fort […]. Mais si l'intellection porte sur l'extérieur, elle aura besoin de quelque chose, et ne sera pas intellection au sens fort » (chap. 13, 14-16).
6. À partir de la ligne 7, Plotin examine successivement deux hypothèses, toutes deux inacceptables. Soit ce qui intellige n'est pas un (l. 7-12) : il y a dès lors une scission entre ce qui intellige et son objet, et il devient impossible de définir l'intellection première qui est intellection de soi ; soit ce qui intellige est un (l. 12-13) : il n'aura en lui rien à intelliger, et l'intellection sera là aussi impossible. Conclusion (l. 13-14) : ce qui intellige doit à la fois être un et deux, simple et non simple. Dans le traité 7 (V, 4), cependant, Plotin affirmait sans autre précision le caractère duel de l'Intellect : « Il est certes lui-même aussi un intelligible, mais il intellige aussi : c'est pourquoi d'emblée, il est deux » (chap. 2, 10-11). La simplicité absolue est réservée à l'Un : c'est pour préserver cette simplicité que Plotin bannit l'intellection du premier principe, puisque toute intellection suppose une distinction entre le sujet et l'objet de la pensée. Dans le traité 7 (V, 4), Plotin rattache la simplicité de l'Un à son rôle de principe par rapport à toute la réalité qui découle de lui : « Il faut en effet qu'il y ait quelque chose de simple avant toutes choses. […] Car si cette chose n'est pas simple, et si elle n'est pas indépendante de toute combinaison et de toute composition, et si elle n'est pas réellement une, alors elle ne saurait être principe » (chap. 1, 4-11). Par conséquent, le degré de simplicité d'une réalité constitue l'un des critères qui permettent de définir son rang dans la hiérarchie des principes : l'Un est plus simple que l'Intellect qui est plus simple que l'âme.
7. Dans le traité 49 (V, 3), Plotin utilisera le même procédé : « si l'on est incapable de posséder l'intellection première qui est l'intellection pure, que l'on prenne la faculté de l'opinion, et que l'on remonte ensuite à partir d'elle » (chap. 9, 28-30).
8. Sur le sens et la fonction de ce paradigme de la lumière dans la philosophie de Plotin, voir W. Beierwaltes, « Metaphysik des Lichtes », p. 334-362, qui soutient que la lumière, dans la philosophie de Plotin, n'est pas seulement une analogie, un symbole ou une image pour exprimer l'intelligible, mais que la réalité intelligible est la « vraie lumière » (traité 9 (VI, 9), 4, 20), la lumière originelle dont émane la lumière visible. Toute remontée symbolique ou analogique du sensible vers l'intelligible repose en effet sur le mouvement antérieur par lequel le sensible procède de son modèle intelligible. La philosophie de Plotin est donc une véritable « métaphysique de la lumière » au sens où elle tente de saisir et d'exprimer cet état originel, intelligible, de la lumière.
9. Plotin pose maintenant la question de l'existence de l'intellection dans le Bien, premier principe. La formule selon laquelle le Bien est non seulement, suivant l'expression de la République, VI, 509b9, « au-delà de la réalité » (epékeina ousías), mais aussi « au-delà de l'intellection » (epékeina noḗseōs) est récurrente dans les traités : voir par exemple 7 (V, 4), 2, 43-44 ; 10 (V, 1), 8, 7-8 ; 13 (III, 9), 9, 1 et 12 ; 38 (VI, 7), 40, 26-27 ; 54 (I, 7), 1, 19-20. Sur les antécédents historiques de cette expression, voir la note 137 au traité 10 de F. Fronterotta (p. 199 du précédent volume), et sur son évolution tout au long du platonisme, voir l'article de J. Whittaker, « Epékeina noû kaì ousías ».
10. Cette expression renvoie, provisoirement, au Bien. Plotin commence par dire ici qu'il est possible pour le Bien d'être intelligible sans être soi-même un Intellect, ce qu'il rectifiera ensuite en précisant le sens d'« intelligible ».
11. L'application du concept d'ousía, « réalité », au premier principe pose problème, puisque celui-ci est précisément au-delà de l'ousía. Plotin, en concédant une forme d'intelligibilité au Bien, se laisse donc d'une certaine manière gagner par le vocabulaire de l'ontologie auquel il s'agit précisément d'échapper tout au long du traité.
12. Plotin corrige donc ce qu'il vient tout juste de dire, qui pourrait laisser penser que le Bien est une réalité intelligible par elle-même ; or, il n'est licite de dire que le Bien est intelligible que si l'on entend exclusivement par là qu'il est l'objet premier de la visée de l'Intellect. Mais c'est seulement l'être que l'Intellect parvient à connaître effectivement, et non le Bien, qui est à la fois au-delà de l'être et de la connaissance. Plotin affirme donc généralement sans ambiguïté le caractère inintelligible du premier principe (voir, par exemple, traité 30 (III, 8), 9, 10-12). Cependant, on trouve une exception dans un des tout premiers écrits, le traité 7 (V, 4), où Plotin parle de l'Un en ces termes : « l'intelligible demeure auprès de lui-même et il n'a besoin de rien » (chap. 2, 14-15). Voir à ce propos, dans le volume 2 précédent, de la même collection, la note 32, p. 30. Sans doute peut-on déceler une évolution de la pensée de Plotin, qui corrige ici les hésitations doctrinales du traité 7 (V, 4). Cette évolution va dans le sens d'une radicalisation de la supériorité de l'Un par rapport aux attributs propres à l'Intellect.
13. La suite du texte exige que le sujet d'ekhēi soit le Bien et non pas l'Intellect. L'enjeu est de disjoindre la perfection de l'exercice de la pensée : le Bien est parfait sans avoir besoin de penser pour cela. Plotin rompt ici de façon audacieuse avec le livre Λ de la Métaphysique où Aristote décrit la theōría divine comme « ce qui est le plus agréable et le meilleur » (7, 1072b24) et où il présente l'Intellect comme « la plus divine des choses » (9, 1074b16). Le refus d'attribuer la pensée au premier principe est l'un des gestes les plus significatifs du néoplatonisme, puisque chez les philosophes médioplatoniciens, le principe suprême demeure généralement un Intellect : le premier dieu de Numénius, par exemple, est bien présenté comme un noûs (fr. 22, Des Places). Des commentateurs ont toutefois souligné une certaine confusion dans le médioplatonisme quant au statut du premier principe, en ce sens qu'il semble parfois difficile de décider si celui-ci doit être détaché ou non de l'ousía et du noûs. Voir en particulier sur ce point J. Whittaker, « Epékeina noû kaì ousías », p. 104. Pour M. Baltes, en revanche, « Plotin semble bien être le premier platonicien à avoir déclaré que l'Idée du Bien est epékeina toû óntos » (« Is the Idea of the God in Plato'Republic beyond being ? », p. 16). Plus généralement, sur les rapports entre l'Un et la pensée, consulter J.-M. Narbonne, Plotin, Les Deux matières [Ennéade II, 4 (12)], p. 25-45.
14. On relève là encore l'application d'ousía au premier principe, ce qui ne va pas sans difficulté (voir note 11).
15. On retrouve, sous la même forme que dans le titre, les trois principes : l'Un, l'Intellect et l'âme.
16. Plotin part de l'idée selon laquelle il n'y a pas de multiplicité pure, mais que toute multiplicité requiert une unité. À partir de là, trois hypothèses sont possibles : il peut s'agir d'une unité transcendante dont dérive le multiple (aph'hoû) ; d'une unité-totalité qui rassemble en elle l'ensemble du multiple (en hō̂i) ; ou enfin de l'unité « comptée en premier » parmi toutes les unités qui forment le multiple.
17. L'usage du terme hupokeímenon, « substrat » pour désigner le Bien est, comme l'emploi d'ousía (voir notes 11 et 14), tout à fait exceptionnel et problématique, puisqu'il semble faire entrer le premier principe dans le cadre de l'ontologie. Ce terme est cependant corrigé par la précision qui suit : « chercher ce substrat qui n'est plus avec les autres, mais qui existe en soi-même » (l. 7-8). Le Bien est donc un substrat purifié, isolé de la multiplicité qu'il devrait supporter, et par conséquent dégagé d'une certaine manière de sa fonction de substrat.
18. L'unité qui est « dans les autres choses » est celle de l'Intellect, alors que celle qui existe « en soi » est celle du Bien. Dans le Parménide, Platon fait la distinction entre l'Un, « non pas multiple mais un » (137d1-2), et « l'Un qui est », qui est « apparu plusieurs » (143a5-6). Et pour qualifier l'Un qui est, il emploie la même expression qu'utilisé ici Plotin : en toîs alloîs (148d8), « dans les autres choses », expression qui est explicitée en ces termes : « comme c'est un tout, il doit, puisqu'il ne se trouve pas en lui-même, se trouver dans quelque chose de différent » (145e2-3, trad. L. Brisson). L'unité de l'Intellect existe « dans les autres choses » dans la mesure où elle est l'unité de la multiplicité des êtres intelligibles. L'unité de l'Un, en revanche, est « en soi » au sens où elle n'est l'unité de rien d'autre qu'elle-même. On retrouve dans le traité 9 (VI, 9) la même idée selon laquelle le premier principe n'est pas « dans quelque chose d'autre », mais c'est alors pour marquer la différence entre l'unité du point qui est dans l'espace et l'unité de l'Un qui n'est qu'en soi (chap. 6, 3-7). Par ailleurs, le traité 32 (V, 5) marque de la façon suivante la distinction entre les deux formes d'unité propres à l'Un et à l'Intellect : « il faut effectuer la remontée jusqu'à l'Un et à l'Un véritable, qui ne l'est pas comme les autres unités : celles-ci, multiples, n'acquièrent leur unité que par participation à l'Un. Mais il faut saisir l'Un qui n'est pas tel par participation, et qui n'est pas l'Un qui n'est pas plus un que multiple. Et l'on doit affirmer que le monde intelligible et l'Intellect sont plus un que les autres choses, et que rien n'est plus près de l'Un, mais qu'ils ne sont pas l'Un pur » (chap. 4, 1-6). Sur le rapport entre l'Un et l'unité de « toutes les choses » qui dérivent de lui, voir les notes 1 et 2 au traité 11 (V, 2) dans le volume 2 précédent, de la même collection.
19. Le cœur de la démonstration est que tout composé suppose l'existence d'éléments simples qui entrent dans sa constitution. Si donc l'on supprime la possibilité de l'existence du simple, on supprime du même coup l'existence du composé. On pourrait néanmoins objecter à Plotin qu'il démontre ainsi l'existence du simple dans le composé, mais nullement l'existence du simple antérieur au composé qui est le Bien. Il est possible en effet qu'il existe des êtres composés d'éléments simples, sans avoir besoin pour autant de postuler l'existence d'un élément simple séparé et supérieur. On retrouve d'ailleurs la même ambiguïté dans le traité 7 (V, 4) : « ce qui n'est pas premier a besoin de ce qui est avant lui, et ce qui n'est pas simple a besoin des éléments premiers qui sont en lui pour exister à partir d'eux » (chap. 1, 13-14) : que le composé ait besoin d'éléments simples « en lui » pour exister n'entraîne pas nécessairement l'existence d'un élément simple « avant lui ». La réponse de Plotin apparaît dans la suite du texte de notre traité : l'unité simple qui entre dans le composé n'est pas capable « d'accéder à l'existence à partir d'elle-même » (chap. 3, 15-16). Le simple inhérent au composé requiert donc à son tour un élément simple séparé et supérieur qui rende raison de son existence : il s'agit du Bien.
20. Plotin passe ici de l'existence du simple qui est nécessairement présent dans le composé (ekástou haploû, chap. 3, 15), à l'existence de l'Un antérieur au composé (prò tō̂n pollō̂n, chap. 3, 20-21). Si l'élément simple qui entre dans la multiplicité ne peut se procurer à lui-même l'existence, il faut postuler un principe simple qui est antérieur au multiple et qui est capable de faire exister à la fois lui-même et ce qui dérive de lui.
21. Plotin conclut ici l'ensemble du raisonnement. Aucune multiplicité ne saurait exister s'il n'y a pas un principe simple, antérieur et séparé, qui rende raison de son existence. Or l'Intellect, en tant qu'il intellige, est multiple. Il faut donc postuler l'existence d'un premier principe absolument simple, et par conséquent antérieur à l'intellection.
22. L'idée est ici que l'intellection est liée au désir et au manque. Pour éviter donc d'introduire un défaut dans le premier principe, il faut lui refuser l'intellection. L'absence de besoin dans le Bien est une idée très souvent répétée dans les traités. Voir par exemple dans les traités 7 (V, 4) : « l'intelligible <il s'agit du premier principe> demeure auprès de lui-même et il n'a besoin de rien, à la différence de ce qui voit et de ce qui intellige » (chap. 2, 14-15) ; 9, (VI, 9) : « tout ce qui est multiplicité reste dans le besoin, aussi longtemps que, de multiplicité qu'il était, il n'est pas devenu un ; c'est donc sa propre réalité qui a besoin d'être une. Mais l'Un n'a pas besoin de lui-même, puisqu'il est lui-même » (chap. 6, 18-20) ; « ce qui est seul ne connaît pas, et n'a rien qu'il ignore, mais étant un et uni à lui-même, il n'a pas besoin de se connaître lui-même » (chap. 6, 48-50) (sur l'ensemble de l'argumentation qui exclut le besoin du premier principe dans ce Chapitre 6 du traité 9 (VI, 9), voir les notes 100 à 104 de F. Fronterotta, dans le volume 2 précédent, de la même collection, p. 114-115) ; 11 (V, 2) : « étant parfait dans la mesure où il ne cherche rien, il n'a rien et n'a besoin de rien » (chap. 1, 7-8) ; 30 (III, 8) : « l'Intellect a besoin du Bien, mais le Bien n'a pas besoin de l'Intellect » (chap. 11, 14-15) ; 49 (V, 3), 13, 16-19. Plotin utilise en fait souvent le même mouvement d'argumentation qui consiste d'une part à affirmer que toute pensée, y compris au niveau de l'Intellect, suppose une forme de désir et de rapport à l'autre, et à bannir d'autre part, par voie de conséquence, la pensée du premier principe absolument simple. Sur le rapport entre la pensée et le désir dans l'Un et dans l'Intellect, voir R. Arnou, Le Désir de dieu dans la philosophie de Plotin, p. 95-103.
23. « Il prend la forme du Bien » traduit agathoeidḗs. Cette notion est héritée de Platon, République VI, 509a1-4. Cependant, chez Plotin, cette notion prend un sens paradoxal. Tout d'abord, Plotin refuse, contrairement à Platon, de dire du Bien qu'il est une Forme. Car parler de la Forme du Bien serait attribuer un mode d'intelligibilité au premier principe : en ce sens, Plotin dit au contraire du Bien qu'il est aneídeon, « sans forme » (32 (V, 5), 6, 4-5) ; 38 (VI, 7), 28, 28). Comment dès lors l'être intelligible peut-il « prendre la Forme » de ce qui est dépourvu de toute Forme, parce que supérieur à la détermination intelligible ? La réponse est sans doute que la « conformité au Bien », dans l'esprit de Plotin, marque plus l'écart avec le principe que l'identité avec lui : dire que l'Intellect est agathoeidḗs revient à souligner qu'il n'est pas lui-même le Bien. Mais cela suppose aussi que soit mis en œuvre le principe plotinien selon lequel « il n'est pas nécessaire que ce qui donne possède ce qu'il donne » (traité 38 (VI, 7), 17, 3-4) : le premier principe, supérieur à toute Forme, donne à l'être la détermination et l'intelligibilité de la Forme. Ce que Plotin résume parfaitement dans le passage suivant du traité 38 (VI, 7) : « alors que l'Intellect est une Forme en état d'extase et de multiplicité, le Bien est amorphe et sans Forme. C'est ainsi qu'il produit la Forme » (chap. 17, 39-41). Voir sur cette notion, dans le volume précédent, la note 91, p. 456. Pour un commentaire de l'usage d'agathoeidḗs dans les chapitres 15 à 22 du traité 38 (VI, 7), voir D. Montet, « Sur la notion d'agathoeidḗs » ; et pour un résumé des différentes fonctions que revêt cette notion dans l'ensemble des traités, voir dans le même article, p. 134, note 15.
24. Plotin dresse une analogie entre deux rapports : le rapport entre le nombre un considéré isolément et l'unité qui s'intègre dans la composition d'autres nombres ; le rapport entre le terme simple qui existe « par lui-même », c'est-à-dire l'Un, et le terme simple qui existe « avec d'autres choses », c'est-à-dire les unités qui composent la multiplicité de l'Intellect.
25. On a donc l'analogie suivante : les rapports entre la lumière et le soleil, et entre le soleil et la lune sont identiques aux rapports entre l'Un et l'Intellect, et entre l'Intellect et l'âme. Dans le traité 27 (IV, 3), 10, 3-6 cependant, l'ordre de l'analogie est inversé : les rapports entre le soleil, la lumière et la lune sont comparés respectivement aux rapports entre l'Un, l'Intellect et l'âme. Cette seconde analogie est fidèle à la comparaison du Bien et du soleil de République VI, 508b, alors que celle de notre traité s'en écarte, puisque c'est désormais la lumière qui est comparée au premier principe, et que le soleil est rapproché de l'Intellect. Ce choix s'explique sans doute ici par la conception plotinienne du caractère immatériel de la lumière, plus propre à exprimer le Bien, « au-delà de la réalité », par contraste avec le soleil qui se présente comme un corps. C'est l'exégèse que donne R. Ferwerda de ce passage dans La Signification des images et des métaphores dans la pensée de Plotin, p. 59 (on trouvera dans cet ouvrage une recension exhaustive de tous les usages de l'image de la lumière dans les traités de Plotin, p. 49-55). Par ailleurs, dans le traité 22 (VI, 4), Plotin utilise l'analogie dans le même sens que dans notre traité, puisqu'il compare la lumière à l'intelligible et le « corps du soleil » au sensible (chap. 7, 40-48) : là aussi, la lumière appa-raît donc comme antérieure au soleil. Sur la théorie plotinienne du caractère incorporel de la lumière, voir la note 66 au traité 22 de R. Dufour, dans ce même volume, et les références aux traités qu'elle indique. J.-M. Charrue, dans Plotin lecteur de Platon, p. 232-244, souligne l'écart entre les usages platonicien et plotinien de l'image du soleil, en indiquant, en particulier, la différence des contextes religieux dans lesquels ils s'insèrent.
26. « Importé » traduit epaktón, qui signifie plus littéralement « amené du dehors ».
27. Le terme noerán, « intellective », n'a pas chez Plotin le sens technique qu'il prendra dans le néoplatonisme ultérieur, notamment chez Jamblique qui oppose un monde purement intelligible et des dieux intellectuels inférieurs qui le contemplent. Sur l'évolution de la notion d'« intellectuel » (noerón) dans le néoplatonisme, distingué de l'« intelligible » (noētón), voir P. Hadot, Porphyre et Victorinus, vol. 1, p. 98-102.
28. « Ce qui lui est propre » traduit le terme oikeîon. Plotin oppose l'intellect de l'âme qui est importé (epaktón) à l'Intellect qui se possède lui-même.
29. L'articulation entre la « lumière » (phō̂s) et « ce qui est éclairé » (pephōstiménon) exprime la relation interne entre l'Intellect et l'intelligible. Par contraste avec le Bien, l'Intellect n'est donc pas « seulement lumière », mais aussi réalité éclairée.
30. Il s'agit de l'Un, lumière absolument simple qui engendre dans l'Intellect une dualité, celle de la lumière éclairante et de l'objet éclairé. L'usage plotinien du paradigme de la lumière s'appuie sur une physique bien particulière selon laquelle l'illumination, pour se produire, suppose exclusivement l'activité de la source de lumière (traité 29 (IV, 5), 7). Plotin s'oppose sur ce point à Alexandre d'Aphrodise, selon lequel toute illumination requiert le concours à la fois de la source de lumière et de l'objet éclairé (De l'âme, 42, 19-43, 11). C'est bien parce qu'il affirme l'unicité du principe de l'illumination que Plotin peut faire l'analogie entre la lumière et la simplicité de l'Un. Sur ce qui distingue Alexandre d'Aphrodise de Plotin concernant le phénomène de la lumière, voir F. M. Schroeder, « Light and the active Intellect in Alexander and Plotinus ».
31. Plotin, notons-le, n'affirme pas que l'Un produit immédiatement l'être de l'Intellect, mais qu'il lui donne « la puissance d'être lui-même ce qu'il est » (l. 20). Ce point est important à noter en ce qui concerne la conception plotinienne de la causalité : l'Intellect n'est pas l'effet immédiat de l'Un, mais il hérite de ce dernier la puissance d'être à lui-même sa propre cause.
32. Dans la première hypothèse du Parménide, l'Étranger affirme que l'Un qui est un n'est « ni en soi ni dans quelque chose d'autre » (138b6), par opposition avec « l'Un qui est » de la seconde hypothèse, qui est à la fois « en soi et en autre chose » (145e5). Plotin donc en affirmant ici que l'Un est autò kath'autò, « soi en soi » ou « soi par soi », semble prendre une certaine liberté avec la lettre de la première hypothèse du Parménide. Sur la lecture plotinienne des trois hypothèses du Parménide, et sur son importance dans l'histoire du néoplatonisme, voir la note 144 de F. Fronterotta, dans le volume précédent, p. 200-201.
33. Dès lors que l'on refuse à l'Un l'intellection, il faut aussi lui refuser toute forme de perception de lui-même, de « conscience de soi ». Tout rapport à soi qui introduirait une dissociation entre un sujet percevant et un objet perçu se trouve banni du premier principe. On trouve cependant un traité où se trouve mentionnée la possibilité que l'Un ait une conscience de lui-même. Il s'agit du traité 7 (V, 4) où Plotin écrit à propos de l'Un : « il est lui-même la compréhension de lui-même par une sorte de conscience de lui-même, dans un éternel repos et dans un mode d'intellection différent de l'Intellect » (chap. 2, 18-20). Mais les expressions employées dans ce traité ne seront plus reprises par Plotin, car elles menacent l'absolue identité à soi du Bien. Sur la notion de sunaísthēsis, « conscience de soi », voir dans le volume précédent, la note 35, p. 31, puis la note 44, p. 304, et enfin les analyses de R. Violette, « Les Formes de la conscience chez Plotin ». On pourra aussi consulter l'article de H. Schwyzer, « Bewusst und unbewusst bei Plotin », qui confronte les différents vocabulaires de la conscience de soi.
34. La vision du Bien constitue le second moment de la genèse de l'Intellect, où celui-ci se retourne vers son principe et se constitue lui-même comme ousía, comme réalité déterminée. Mais cette constitution est précédée par un premier moment qui est celui de l'émanation, où l'Intellect, ou plus précisément le mouvement premier qui précède la constitution de l'Intellect, reste encore indéterminé : « lorsqu'il a regardé vers le Bien, il était encore indéterminé ; mais une fois qu'il l'a regardé, il s'est trouvé déterminé, alors que le Principe est sans détermination » (traité 38 (VI, 7), 17, 14-16).
35. Cette identification de l'intellection à un mouvement, fréquente dans les traités, a été inspirée à Plotin par le Sophiste : « Nous laisserons-nous facilement convaincre que le mouvement, la vie, l'âme et l'intelligence ne sont pas véritablement présents dans l'être total, que celui-ci ne vit ni ne pense et que, en revanche, solennel et sacré, dénué d'intellect, il se dresse immobile ? » (248e6-249a2). Sur l'influence de ce passage sur la philosophie de Plotin, voir P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », p. 107-110. A. H. Armstrong a montré par ailleurs l'ambiguïté de la notion de mouvement telle qu'elle est appliquée par Plotin à l'intelligible, dans « Eternity, life and movement in Plotinus' accounts of noûs ».
36. Comparer avec la distinction des deux Intellects dans le traité 38 (VI, 7) : « l'Intellect doit donc avoir deux puissances : l'une par laquelle il intellige ce qu'il a en lui-même ; l'autre par laquelle il saisit et reçoit ce qui est au-delà de lui-même » (chap. 35, 19-22). Le premier Intellect reçoit le nom d'« Intellect réfléchi », le second celui d'« Intellect désirant ». Il y a lieu en effet de distinguer entre un rapport désirant à l'Un qui respecte son caractère infini et illimité, et un rapport de connaissance qui saisit l'Un sur le mode déterminé de l'être intelligible, simple image du principe qui est au-delà de toute détermination. Le premier mode d'intellection est antérieur puisqu'il suppose un contact immédiat avec le principe, alors que le second passe par la médiation de l'être qui dérive de l'Un. Aussi Plotin peut-il affirmer ici que le désir de l'Un « engendre » son intellection. Soulignons cependant que le désir du Bien ne s'éteint pas une fois que l'intellection se produit. Plotin précise bien que le désir « fait exister l'intellection avec lui » : il y a donc coexistence, au sein de l'Intellect, de l'aspiration vers le principe et de la pensée effective de l'être intelligible. Sur cette relation entre le désir du Bien et la connaissance de l'être, voir L. Lavaud, « Désir et pensée dans la philosophie de Plotin », p. 123-130.
37. On retrouve la notion d'agathoeidḗs. L'Intellect ne pense pas immédiatement le Bien, puisque ce dernier est par lui-même au-delà de toute intelligibilité. La pensée du Bien passe donc par la médiation de la pensée de soi : c'est en se pensant soi-même comme ayant « pris la Forme du Bien » et acquis la « ressemblance » avec lui, que le noûs peut penser le Bien.
38. L'Intellect vise le Bien, mais c'est lui-même qu'il intellige effectivement, dans la mesure où il se constitue lui-même comme une réalité intelligible conforme au Bien (voir note 32). L'être intelligible que pense l'Intellect est donc une « représentation du Bien » (phantasían toû agathoû), mais non pas immédiatement le Bien lui-même. Comme la notion d'agathoeidḗs, l'idée d'une « phantasía » du Bien constitue un paradoxe, puisque le Bien est en lui-même irreprésentable. Ces paradoxes résultent de la tension entre deux idées fondamentales du plotinisme. La première est l'affirmation tranchée de la supériorité et du caractère séparé du premier principe : dans cette perspective, celui-ci apparaît être au-delà de la Forme et de la représentation. La seconde est la nécessité de préserver malgré tout un lien avec le principe : dès lors, on ne peut se passer de l'idée d'une conformité ou d'une ressemblance à l'origine qui permet de préserver la continuité entre le premier principe et la réalité qui émane de lui.
39. Cette formule a probablement été inspirée à Plotin par Alexandre d'Aphrodise. Celui-ci donne l'interprétation suivante de l'identité aristotélicienne entre l'intellect et l'intelligible (De l'âme, III, 5, 430a 19-20). L'intellect humain, dans le processus de connaissance, pense prioritairement la forme. Mais dans la mesure où l'intellect ne peut recevoir la forme qu'en lui devenant identique, en pensant la forme, il « se pense lui-même par accident » (De l'âme, 86, 22). Plotin transpose ici la priorité, affirmée par Alexandre, de la pensée de la forme sur la pensée de soi, au rapport entre l'Intellect et le Bien. La pensée la plus essentielle est bien en effet celle qui tente d'appréhender le Bien. C'est cette pensée que Plotin a qualifié d'aspiration ou de désir du Bien (chap. 5, 8-9) et qu'il appellera dans le traité 38 (VI, 7), « l'Intellect désirant ». Cependant le Bien échappe à l'intelligibilité proprement dite, puisqu'il se refuse à toute détermination. Dès lors, l'Intellect ne pense effectivement le Bien qu'en se pensant lui-même comme image ou comme conforme au Bien : cette seconde forme de pensée n'est qu'« accidentelle » puisque la visée première de l'Intellect est de saisir le Bien lui-même.
40. Plotin pose l'équivalence de la visée du Bien et de l'enérgeia de l'Intellect, puisque tout acte est « dirigé vers le Bien ». Par conséquent, de la même façon que c'est en visant le Bien que l'Intellect se pense lui-même, c'est aussi en exerçant son activité naturellement orientée vers le premier principe, qu'il se pense lui-même. Dans les deux cas, c'est l'orientation vers le principe qui est antérieure au rapport à soi. On retrouve cette même idée d'une orientation fondamentale de l'acte de l'Intellect vers le Bien dans le traité 43 (VI, 2) : Plotin y définit le bien propre à l'être, ce qui le rend agathoeidḗs, « conforme au Bien », comme « l'acte naturellement dirigé vers l'Un » (chap. 17, 25-29).
41. L'objection semble être la suivante : si, comme on vient de le dire, tout acte est dirigé vers le Bien, il faut refuser à ce dernier la capacité d'exercer une activité. Car si le Bien possédait un acte, cet acte, selon la règle énoncée, serait lui-même naturellement dirigé vers le Bien. Ce qui peut vouloir dire deux choses. Soit il existe un autre Bien supérieur, vers lequel est orientée l'activité du premier Bien ; mais ce second Bien requerra à son tour un autre Bien vers lequel sa propre activité sera orientée, et ce à l'infini. Soit l'activité du Bien est orientée vers lui-même, ce qui revient à introduire une altérité interne au premier principe, entre le sujet de l'acte et son objet. Quoi qu'il en soit, dans les deux cas, l'attribution d'une enérgeia au Bien paraît le destituer de son rang de premier principe.
42. Ce passage est assez obscur. Nous suivons ici la correction de W. Theiler qui lit tàs állas tínes au lieu de taîs allaîs taîs (chap. 6, 5). Cette correction permet de conserver la construction epanegkeîn ti eîs állo « faire remonter quelque chose vers autre chose », qui est la plus classique. Le sens serait alors le suivant : les autres philosophes sont les péripatéticiens qui attribuent « d'autres actes », c'est-à-dire les actes de l'Intellect, à « ce qui est différent d'eux », à savoir le Bien premier principe. Plotin s'attaquerait donc ici à la théorie aristotélicienne selon laquelle l'activité d'intellection propre au noûs est l'activité la plus haute : cette interprétation cadre bien avec l'orientation générale du traité qui tend à montrer que le Bien est supérieur à l'acte d'intellection. Pour une discussion des diverses constructions et interprétations possibles de ce passage, voir J. Bussanich, The One and its relation to the Intellect in Plotinus, p. 67-68.
43. « L'acte premier » désigne ici le Bien : il s'agit d'un acte pur, qui n'est l'acte d'aucune réalité, et qui ne porte sur aucune réalité. La suite du texte explicite cette idée : l'acte du Bien diffère de l'acte du second principe, en ce que ce dernier suppose un sujet qui est l'Intellect, et un objet qui est l'être intelligible. Le traité 39 (VI, 8) va dans le même sens : « Il ne faut pas craindre de poser l'acte premier sans réalité » (chap. 20, 9-11). Néanmoins, dans d'autres traités, Plotin refuse d'appliquer la notion d'acte au premier principe, sans doute parce que cette notion paraît intrinsèquement liée à celle de l'ousía : tout acte paraît être l'acte d'une réalité. Or, il s'agit précisément d'exclure la réalité du premier principe. Voir en ce sens dans le traité 38 (VI, 7) : « si donc il y a un terme qui est premier par rapport à l'acte, il doit être au-delà de l'acte, et par conséquent au-delà de la vie » (chap. 17, 10).
44. Jusqu'ici la dualité induite par l'intellection était envisagée sous l'angle de la relation entre l'activité intellective et son objet, l'intelligible. Désormais, c'est la dualité du sujet de l'intellection (« ce qui possède l'intellection ») et de l'activité d'intellection qui est mise en avant.
45. Nous pensons avec Kirchhoff que saphestéron doit être placé après láboi (l. 12).
46. Il s'agit des réalités intelligibles.
47. Cette expression est tirée de la République de Platon, VII 517b4-6 : « si tu supposes que la montée vers là-bas et la contemplation de ce qui est là-haut, est le chemin d'accès vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas ».
48. Le critère de la permanence et de l'identité n'étant pas suffisant pour discriminer le sensible de l'intelligible – puisqu'il est possible que certains êtres sensibles possèdent la permanence et l'identité à soi –, il convient de mettre en avant un second critère, qui est celui de l'auto-suffisance : alors que les formes intelligibles tiennent d'elles-mêmes la totalité de leur détermination, les êtres sensibles ne sont ce qu'ils sont que grâce à l'existence des Formes. L'idée qu'il peut y avoir aussi « dans le sensible des êtres qui demeurent » peut être interprétée de deux façons différentes. On peut, comme le fait É. Bréhier, référer la permanence et l'identité du sensible à l'existence des astres dans la mesure où ces derniers sont éternels et « imitent la nature qui leur est antérieure » (traité 40 (II, 1), 8, 26-27). Plotin précise cependant, dans la suite du même passage, que les astres « ne restent pas absolument identiques, comme le font les intelligibles » (chap. 8, 27-28). Une autre interprétation, qui est la nôtre, consiste à référer cette permanence et cette identité à ce qui dans le sensible relève de l'ousía, de la réalité, par contraste à ce qui est de l'ordre de la qualité et de l'accident. Voir en ce sens le traité 17 (II, 6) où Plotin présente en ces termes la distinction entre la réalité et la qualité dans le sensible : « et il n'arrive pas que la même chose soit une qualité et ne le soit pas, mais la qualité est ce qui est isolé de la réalité, et ce qui est uni à celle-ci est la réalité, la forme ou l'acte » (chap. 3, 24-26).
49. Ce qu'on appelle au sens premier la « réalité » (ousían) est la réalité intelligible, par opposition à la réalité sensible, qui n'est une réalité que par homonymie. Voir dans le traité 43 (VI, 3) : « il faut d'abord faire porter notre examen sur ce qu'on appelle “réalité”, en admettant que la nature qui est dans les corps n'est une réalité que par homonymie, ou même pas du tout une réalité » (chap. 2, 1-3).
50. Cette triade de l'être, de la vie et de la pensée, utilisée pour définir la plénitude de l'être, est une structure appelée à prendre une grande importance dans le néoplatonisme postérieur à Plotin. P. Hadot retrace la genèse de cette triade conceptuelle dans son article « Être, Vie et Pensée chez Plotin et avant Plotin ». Il insiste en particulier sur trois influences principales : celle du Sophiste 248e-249a et du Timée 39e de Platon ; celle de la définition du divin dans le livre Λ de la Métaphysique d'Aristote ; et l'élaboration stoïcienne du concept de mouvement tonique, repris par Plotin pour construire sa propre conception de la vie de l'être intelligible.
51. On peut lire dans cette expression une réminiscence du principe parménidien, souvent repris par Plotin, selon lequel « intelliger et être, c'est la même chose » (fr. DK 28 B 3 ; voir par exemple en 5 (V, 9) 5, 29 ; 10 (V, 1), 8, 15-21 ; 30 (III, 8), 8, 8 ; 38 (VI, 7), 41, 18 ; 46 (I, 4), 10, 6). Sur cette interprétation plotinienne du fragment de Parménide, voir la note 142 de F. Fronterotta dans le volume précédent, p. 200 ; et W. Beierwaltes, Platonisme et idéalisme, qui compare la lecture plotinienne et la lecture hégélienne du fragment, tout en soulignant que « la pensée que cette phrase signifierait que seul peut être pensé ce qui également est n'apparaît ni chez Plotin ni chez Hegel » (p. 152).
52. C'est-à-dire que l'intellection ne doit pas appartenir à ce qui n'est pas multiple, le Bien.
53. Il y a, même dans l'Intellect, une dualité entre la Forme du cheval et l'acte intellectif qui saisit cette Forme. Mais, comme le précise Plotin à la phrase suivante, il s'agit d'une dualité qui peut aussi bien être appréhendée comme une unité, puisque dans l'Intellect, l'être et l'intellection de l'être sont à la fois différents et identiques. On trouve dans le traité 34 (VI, 6) une formulation voisine : « donc l'intellection du mouvement n'a pas produit le mouvement en soi, mais le mouvement en soi a produit l'intellection, de sorte qu'il s'est fait lui-même mouvement et intellection. Car le mouvement qui est là-bas est aussi intellection du mouvement » (chap. 6, 30-33). Cette unité duelle de la Forme et de son intellection définit en propre la pensée de l'Intellect : dans le Bien, il n'y a qu'une unité pure sans intellection ; dans l'âme, l'intelligible, le lógos, est séparé de l'acte qui le pense, de sorte que la dualité l'emporte sur l'unité.
54. Le Bien n'est pas à proprement parler un intelligible : il n'y a donc pas de dédoublement, comme pour les Formes, entre sa réalité et l'intellection de sa réalité.
55. C'est là l'un des problèmes essentiels du plotinisme : comment du premier principe absolument un, peut émaner la multiplicité de l'être ? C'est la question que pose Plotin, par exemple dans le traité 5 (V, 9) : « Comment de l'Un vient le multiple ? » (chap. 14, 4) ; et traité 10 (V, 1) : « Comment de l'Un, s'il est tel que nous le disons, peut venir à l'existence une réalité quelconque qu'il s'agisse d'une multiplicité, d'une dyade ou d'un nombre ? Comment se fait-il au contraire que l'Un ne soit pas resté en lui-même ? » (chap. 6,4-7) Il est possible que Plotin, concernant la résolution de cette question, fasse allusion au traité 11 (V, 2) qui porte sur « la génération et le rang des choses qui sont après le premier ». Ce traité expose la manière dont la première réalité qui émane immédiatement de l'Un se retourne vers son principe et, dans ce mouvement, s'auto-constitue comme Intellect et être intelligible (sur ce point, voir la notice de F. Fronterotta, p. 211-212 du précédent volume). Il n'en demeure pas moins que le fait même que l'Un ne soit pas resté isolé en soi, mais se soit d'une certaine manière épanché dans la réalité qui est issue de lui, demeure énigmatique. Les commentateurs n'ont d'ailleurs pas manqué de le souligner : voir É. Bréhier qui désigne ce problème comme la quaestio vexata de la philosophie de Plotin, dans La Philosophie de Plotin, p. 40 ; H. R. Schwyzer « Plotinos », col. 569 ; G. Huber, pour qui l'impossibilité de répondre à cette question signifie « l'échec de la pensée spéculative centrale de Plotin », dans Das Sein und das Absolute, p. 77 ; J.-M. Narbonne, qui parle du « talon d'Achille de tout le système de Plotin », dans Plotin, les deux matières [Ennéade II, 4 (12)], p. 12.
56. Plotin reprend ici la thèse générale du traité : le premier principe, s'il est « au-delà de la réalité » (République VI, 509b9), doit être aussi au-delà de l'intellection, dans la mesure où dans l'Intellect, intellection et être sont identiques. J.-M. Charrue, dans Plotin lecteur de Platon, p. 246-247, donne une recension exhaustive des passages où Plotin réutilise cette expression platonicienne.
57. Le pronom autón, bien qu'au masculin, semble bien ici désigner le Bien. Nous pensons, contrairement à la suggestion de l'édition H.-S., qu'il s'agit du sujet d'eidénai : « qu'il connaisse les autres choses » et non que « les autres choses le connaisse ». Cette construction est confirmée par l'interrogation suivante du traité 38 (VI, 7) : « Quoi donc ? Le Bien ne connaîtra ni les autres choses ni lui-même ? » (chap. 39, 19-20).
58. Ici encore, nous nous écartons de l'édition H.-S. en interprétant autà comme objet d'eidénai dans l'expression toû eidénai autà. Le premier principe n'a pas besoin de penser les choses qui lui sont inférieures afin d'assurer leur subsistance et leur procurer le bien. On retrouve exactement le même mouvement d'argumentation dans la suite du passage du traité 38 (VI, 7) que cite la note précédente. Après avoir assuré que le Bien ne pense pas les autres choses, Plotin poursuit ainsi : « Quant à la providence, il suffit que le Bien reste dans l'identité, lui dont tout dérive » (chap. 39, 25-26).
59. L'expression kathóson dúnatai, « dans la mesure où elles le peuvent », est souvent reprise par Plotin pour exprimer le rapport entre une réalité inférieure et son principe (voir 6 (IV, 8), 6, 19 et 28 ; 22 (VI, 4), 8, 40 et 11, 7 ; 33 (II, 9), 3, 3). L'idée est que la hiérarchie entre les niveaux de réalité n'est pas le fait de la dégradation progressive de la puissance propre au Bien, mais qu'elle s'explique bien plutôt par l'incapacité de ce qui accueille cette puissance à en bénéficier totalement, ce qui est bien résumé par la phrase suivante du traité 22 : « Eh bien, il faut admettre que ce qui est présent est présent selon l'aptitude de ce qui le reçoit » (chap. 11, 6-7). Ainsi, dans notre traité, ce qui découle du Bien ne peut s'unir à lui qu'en fonction de la capacité qui lui est propre : aussi l'Intellect parvient-il à une identité plus grande avec le premier principe que l'âme qui lui est inférieure. Voir, dans le précédent volume, p. 26-27, la note 16 au traité 7 (V, 4).