Sur le sens de « en puissance » et « en acte1
1. On utilise les formules « en puissance » et « en acte ». On dit aussi qu'il y a de l'acte dans les réalités qui sont. Il faut donc examiner ce que veulent dire « en puissance » et « en acte »2. Est-ce que l'acte est la même chose que le fait d'être en acte ? Et si une chose est en acte, est-elle aussi un acte3 ? [5] L'un est-il plutôt différent de l'autre, auquel cas il n'est pas nécessaire que ce qui est en acte soit aussi un acte4 ? Qu'il y ait donc de l'être en puissance dans les choses sensibles, c'est évident. Mais il faut examiner s'il y en a également dans les réalités intelligibles.
– Eh bien, seul l'être en acte existe là-bas, et si l'être en puissance s'y trouve, il y reste toujours seulement en puissance : même s'il était toujours en puissance, jamais il ne passerait à l'acte, parce5 qu'il est exclu du temps6. [10] Mais il faut d'abord dire ce que c'est qu'être en puissance, s'il est vrai que l'être en puissance ne doit pas être dit de manière simple7. Il n'est pas possible en effet d'être en puissance de rien. L'airain, par exemple, est en puissance une statue8, car si rien ne venait de lui, ni sur lui, et qu'il devait ne rien être après ce qu'il était, ni ne pouvait rien devenir, il serait [15] seulement ce qu'il était9.
– Mais ce qu'il était, cela était déjà présent et n'était pas à venir. Que pourrait-il devenir d'autre après ce qui est déjà là ? Dans ces conditions, il ne serait pas en puissance10.
– Il faut donc dire que ce qui est « en puissance », tout en étant déjà quelque chose d'autre, est « en puissance » par le fait qu'il peut devenir quelque chose d'autre après ce qu'il était11, soit en demeurant auprès de ce qu'il a produit, soit en se donnant lui-même, lorsqu'il se corrompt, à ce qui peut être dit « en puissance ». [20] Car c'est en un sens que l'on dit que « l'airain est une statue en puissance », et en un autre que « l'eau est de l'airain en puissance et que l'air est du feu en puissance »12.
– Si ce qui est « en puissance » est donc de cette nature, dira-t-on qu'il est aussi « puissance » par rapport à ce qui sera ? L'airain, par exemple, est-il « puissance » de la statue13 ?
– Si la puissance est considérée comme la puissance de produire, ce n'est absolument pas le cas, car [25] la puissance considérée comme puissance de produire ne saurait être dite en puissance14.
– Mais si ce qui est « en puissance » est dit non seulement par rapport à ce qui est « en acte », mais aussi par rapport à l'acte, ce qui est « en puissance » sera également une puissance15 ?
– Il vaut mieux, et c'est plus éclairant, utiliser la formule « en puissance » par rapport à « en acte », et le terme « puissance » par rapport à « acte »16. [30] Ce qui est « en puissance » joue donc le rôle d'une sorte de substrat pour les affections, les figures et les formes qu'il va recevoir, et cela par nature17. Il s'efforce même de les atteindre ; et les unes sont, pour ainsi dire, en vue du meilleur, alors que les autres sont en vue du pire et peuvent détruire18 ces choses, dont chacune est « en acte » quelque chose de différent de ce qu'elle est « en puissance ».
2. Mais au sujet de la matière, il faut se demander si c'est en étant quelque chose d'autre « en acte » qu'elle est « en puissance » par rapport aux choses qui reçoivent une forme, ou si elle n'est pas du tout « en acte »19 ; et si, de manière générale, les autres choses que nous disons être « en puissance » deviennent des choses « en acte », lorsqu'elles prennent une forme et restent ce qu'elles sont20.
– Eh bien, « en acte » [5] sera affirmé de la statue, si la statue « en acte » s'oppose seulement à la statue « en puissance », et non pas si « en acte » est prédiqué de ce qu'on disait être une statue « en puissance ». S'il en va ainsi, ce n'est donc pas ce qui est « en puissance » qui devient « en acte » ; mais c'est de ce qui est « en puissance », qui existe d'abord, [10] que vient ensuite ce qui est « en acte »21. Par ailleurs, ce qui est « en acte », c'est le composé, et non la matière sur laquelle vient la forme. Tel est encore le cas lorsqu'une autre réalité vient à l'être, par exemple une statue à partir de l'airain, car la statue, en tant que composé, est une autre réalité22. Et pour les choses dont il ne subsiste absolument aucune trace, il est évident que [15] ce qui était « en puissance » était totalement différent23.
– Mais lorsque le grammairien « en puissance » devient grammairien « en acte », comment ce qui était alors « en puissance » ne serait-il pas également identique à ce qui est « en acte » ? Car c'est le même Socrate qui est sage « en puissance » et sage « en acte ». Est-ce donc que l'ignorant est savant ? Car il était savant « en puissance »24.
– Il faut plutôt dire que c'est par accident que l'ignorant devient savant, [20] car ce n'est pas en tant qu'ignorant qu'il est savant « en puissance », mais pour lui le fait d'être ignorant est un accident. Et son âme, parce qu'elle possédait en soi cette aptitude, était « en puissance » ce par quoi l'ignorant devint aussi savant25.
– Conserve-t-il donc encore ce qui est « en puissance », et reste-t-il grammairien « en puissance », lorsqu'il est déjà grammairien26 ?
– Eh bien, rien n'empêche d'en parler d'une autre manière : [25] à un moment, il était seulement grammairien « en puissance », alors que maintenant, cette puissance possède une forme27.
– Si donc ce qui est « en puissance » est le substrat alors que ce qui est « en acte » est le composé, à savoir la statue, que dira-t-on de la forme qui vient sur l'airain28 ?
– Il n'est pas absurde de dire que l'acte qui fait que la statue est « en acte », et pas seulement « en puissance », c'est la figure [30] et la forme. Cet acte n'est pas un acte pur et simple, mais il est l'acte de cette chose29. Mais le terme « acte » au sens propre conviendrait peut-être mieux à l'« acte » opposé à la « puissance » qui mène à l'« acte ». Car ce qui est « en puissance » obtient l'être en acte d'une autre chose, alors que pour la puissance, l'« acte », c'est ce qu'elle peut accomplir par elle-même30. Par exemple, une disposition et [35] l'acte qui reçoit son nom de cette disposition : le courage et le fait d'être courageux. En voilà assez sur la question.
3. Mais la raison pour laquelle on a tenu ces propos préliminaires, il faut maintenant la dire. Il s'agit de savoir en quel sens on peut parler de ce qui est « en acte » dans les intelligibles. Sont-ils seulement en acte, et si oui, chacun est-il un acte, ou est-ce leur totalité qui forme un « acte » ; et ce qui est « en puissance » se trouve-il aussi là-bas31 ?
Si donc il n'existe pas de matière là-bas où réside ce qui est « en puissance », [5] qu'aucune des réalités de là-bas n'est sur le point d'être ce qu'elle n'est pas déjà, et qu'il n'y a rien32 qui, en se transformant en autre chose, ou bien engendre une chose différente en demeurant ce qu'elle est, ou bien donne l'existence, en sortant d'elle-même, à autre chose qui la remplace, alors il n'y aura rien là-bas en quoi puisse résider ce qui est « en puissance », parmi les réalités qui sont et qui possèdent l'éternité, sans être soumises au temps33. Par conséquent, si l'on s'adressait à ceux qui admettent aussi une matière là-bas, au sein des intelligibles, [10] pour leur demander s'il n'y aurait pas aussi là-bas quelque chose « en puissance » correspondant à la matière de là-bas – car si la matière s'y trouve d'une manière, il faudra bien qu'il y ait pour chaque intelligible quelque chose qui joue le rôle de matière, quelque chose qui joue le rôle de forme, et quelque chose qui joue le rôle de composé –, que répondront-ils34 ?
– Eh bien, ce qui joue le rôle de matière là-bas est aussi une forme, car même l'âme, qui est une forme, joue le rôle de matière par rapport à autre chose35.
– Mais alors la matière serait [15] aussi « en puissance » par rapport à cette chose-là ?
– Non pas ; car la forme lui appartient, et cette forme ne survient pas en elle après coup, c'est-à-dire qu'elle n'en est séparée que par la raison, puisque c'est ainsi qu'elle possède une matière : on pense deux choses, alors que dans la réalité les deux n'en font qu'une36, tout comme c'est le cas chez Aristote qui affirme que son cinquième corps est immatériel37.
– Mais que répondrons-nous à propos de l'âme ? C'est en effet un vivant « en puissance », [20] lorsqu'elle ne l'est pas encore, mais qu'elle est sur le point de l'être ; et c'est « en puissance » qu'elle est musicienne et qu'elle est ce qu'elle devient et n'est pas toujours. De la sorte, l'être en puissance existe aussi dans les intelligibles. En réalité, l'âme n'est pas ces choses « en puissance », mais elle est « puissance » de ces choses38.
– Mais ce qui est « en acte », comment se présente-t-il là-bas39 ? Est-ce à la manière dont la statue est un composé « en acte », parce que chaque intelligible a reçu sa forme ?
– C'est plutôt parce que chaque intelligible est une forme [25] et qu'il est parfaitement ce qu'il est40. Car l'intellect ne passe pas de la « puissance » qui le rend capable de penser à l'« acte » de penser – car il faudrait un autre principe, antérieur, celui qui ne passerait pas de la « puissance » à l'« acte »41 –, mais la totalité se trouve en lui42. Ce qui est « en puissance » désire en effet être mené à l'« acte » par une autre chose qui vient en lui, afin qu'il devienne quelque chose « en acte ». [30] Et ce qui reste par lui-même identique à lui-même pour l'éternité, cela sera acte. Toutes les réalités premières sont donc acte, car elles possèdent ce qu'elles doivent posséder ; elles le tiennent d'elles-mêmes et pour toujours43. Et c'est évidemment de cette nature qu'est l'Âme qui se trouve non pas dans une matière, mais dans l'intelligible. Et l'autre âme, celle qui est dans la matière, par exemple l'âme végétative, est aussi un acte et elle reste ce qu'elle est44.
– Mais [35] si l'on admet que toutes sont « en acte » et dans cet état, sont-elles toutes des actes ? De quelle manière45 ?
– Si donc c'est avec raison que l'on dit que cette nature-là est sans sommeil46, qu'elle est une vie et une vie excellente, c'est là-bas que se trouveront les plus beaux actes. Par conséquent, toutes ces réalités sont « en acte » et sont des actes, et toutes sont des vies ; et le lieu qui est là-bas est un lieu de vie, [40] le principe et la source de l'âme véritable et de l'intellect47.
4. Les autres choses, toutes celles qui sont « en puissance » quelque chose, possèdent donc aussi le fait d'être « en acte » autre chose, laquelle, existant déjà, est dite « en puissance » par rapport à autre chose. Mais au sujet de la matière48, que l'on dit exister et que nous disons être tous les êtres « en puissance », comment pourrait-on dire [5] qu'elle est « en acte » un être parmi d'autres49 ? Car dès lors, elle ne serait plus tous les êtres « en puissance ». Si donc elle n'est aucun des êtres, il est nécessaire qu'elle-même ne soit pas un être. Comment pourrait-elle donc être « en acte » quelque chose, si elle n'est aucun des êtres ?
– Eh bien, même si elle n'est aucun de ces êtres qui naissent en elle, rien n'empêche qu'elle soit quelque chose d'autre, si toutefois tous les êtres [10] ne naissent pas en une matière50.
– Dans la mesure donc où elle n'est aucune de ces choses qui naissent en elle et puisque ces choses sont des êtres, elle sera un non-être. Puisqu'on se la représente comme dépourvue de forme, elle ne sera donc pas une forme. Elle ne sera donc pas davantage comptée parmi les intelligibles. De cette manière-là aussi, ce sera donc un non-être. Par conséquent, puisqu'elle est non-être en ces deux sens, elle est plus d'une fois non-être51.
Si donc [15] elle s'est éloignée des êtres que l'on considère comme véritables et qu'elle ne peut atteindre les choses auxquelles on attribue faussement l'être52, et parce qu'elle n'est pas non plus l'image d'une raison comme le sont ces choses, dans quelle classe de l'être pourra-t-elle être saisie ? Et si elle n'est dans aucune classe, comment sera-t-elle « en acte » ?
5. – Comment donc allons-nous parler d'elle53 ? Et comment est-elle la matière des êtres ?
– Eh bien, parce qu'elle est « en puissance ».
– Ainsi, parce qu'elle est déjà « en puissance », elle est dès lors déjà conforme à ce qui doit venir à l'être ?
– Mais son être se réduit à l'annonce de ce qui est à venir, comme si son être dépendait de ce [5] qui est à venir. Elle est « en puissance » non pas quelque chose en particulier, mais toutes54. Or, n'étant rien en elle-même, sinon ce qu'elle est en étant matière, elle n'est pas non plus « en acte ». Car si elle est quelque chose « en acte », elle sera ce qu'elle est « en acte » et ne sera pas la matière. Elle sera alors une matière non pas au sens plein, mais à la manière de l'airain55. La matière doit donc être ceci : un non-être ; non pas dans le sens de ce qui est différent de l'être56, comme [10] le mouvement, car le mouvement est lui aussi porté par l'être puisque, pour ainsi dire, il existe à partir de lui et en lui, mais la matière est comme rejetée, totalement séparée, et incapable de se transformer elle-même. En fait, ce qu'elle était dès le début57 – elle était alors non-être –, elle le restera toujours. Dès le début, elle n'était pas quelque chose « en acte », puisqu'elle se trouvait loin de tous les êtres, [15] et elle n'est pas devenue telle. Des choses qui désiraient en effet plonger en elle, elle ne pouvait pas même recevoir une couleur58. En fait, parce qu'elle reste dépendante de son rapport à autre chose59, qu'elle est « en puissance » par rapport aux choses qui se succèdent, qu'elle n'apparaît pas avant que les êtres intelligibles se soient arrêtés, et qu'elle est accaparée par les êtres qui viennent à l'existence après elle, elle s'établit à la limite inférieure de ces derniers60. [20] Étant donc accaparée par deux sortes de réalités, elle n'appartient « en acte » à aucune des deux sortes, mais « en puissance » seulement : il ne lui reste qu'à être « en puissance » une chose sans force et une image obscure61, incapable d'être formée. Par conséquent, elle est une image en acte. Elle est donc un mensonge « en acte »62. Mais cela revient à « être un mensonge véritable » ; et cela revient à être « réellement un non-être »63. Si donc elle est un non-être « en acte » [25], elle est davantage un non-être et donc réellement un non-être64. Il s'en faut donc de beaucoup pour que ce qui possède sa vérité dans le non-être soit un être « en acte » parmi d'autres. Si donc il doit être, il faut qu'il ne soit pas « en acte », afin que, à l'extérieur de l'être véritable, il ait son être dans le non-être, parce que si tu retires [30] leur fausseté aux êtres qui résident dans la fausseté, tu retires ce qu'ils possédaient de réalité, et si tu introduis l'« acte » dans les choses qui possèdent leur être et leur réalité « en puissance », tu détruis la cause de leur existence, puisque leur être résidait dans le fait d'être « en puissance ». Par conséquent, s'il faut garder la matière indestructible, il faut la garder comme matière65. Pour qu'elle soit ce qu'elle est, il faut donc, [35] à ce qu'il semble, dire que la matière est seulement en puissance, ou bien il faut réfuter ces arguments.