Larkin se moquait de ce dont il avait l’air. La seule chose qui lui importait, c’était là où il allait.
Un jour plus tard, ses blessures avaient bien mûri. Ses bleus étaient un panaché turnérien de pourpres, de rouges et de bleus, comme des toiles d’araignée de verts avec des bords jaunes. Ils recouvraient tout son corps et son visage, se mélangeaient avec les croûtes des égratignures faites par le gravier. Il les arborait fièrement, comme un guerrier picte
1 prêt à se battre contre les hordes des envahisseurs romains. Sa détermination était plus forte que son corps douloureux.
Il faisait très doux pour la saison. Le soleil brille pour les braves, pensa Larkin.
Il avait quitté l’appartement de Bolland sur Jesmond et portait ses vêtements propres, griffés et déchirés par la bagarre. C’était la fin de la matinée, et il avait chronométré sa promenade vers le centre-ville. Il aurait pu prendre le métro et y aller en quelques minutes, mais cela lui avait semblé bien trop facile. Il aurait pu rester sur Jesmond, mais ce n’était pas le bon endroit pour ce qu’il avait à faire.
Il fallait qu’il aille jusqu’au centre-ville. C’était important. Parce qu’il allait acheter le journal.
Il s’était allongé avec peine sur le canapé de Bolland, s’était retourné lentement. Ses craintes et ses enthousiasmes avaient périclité ensemble. Il avait essayé de compartimenter. Ses peurs : sa relation avec Charlotte, ses blessures, la manière dont tournait la grève des mineurs. Ses enthousiasmes : voir son article publié. Contribuer à retourner l’opinion publique. Influencer l’avenir.
Sur Sandyford Road, devant le Civic Center et le Playhouse, puis le Haymarket, et sur Northumberland Street. Il s’arrêta, regarda un vendeur de journaux devant Eldon Square pendant plusieurs minutes. Des gens approchaient, posaient leurs pièces de monnaie, s’éloignaient avec leur journal.
Emportant les mots de Larkin avec eux. Il en avait des picotements partout, à cette idée.
Il écrivait, ils lisaient. Si simple, si parfait. Il pouvait se glisser dans leurs cerveaux, juxtaposer ses idées aux leurs, les laisser se battre entre elles. Les plus fortes l’emporteraient. Et ce seraient les siennes. Parce qu’elles étaient les plus fortes.
Ses mots étaient la vérité.
Il s’approcha du vendeur, la main dans la poche, mais s’arrêta net.
Pas celui-là. Ce n’était pas le bon moment.
Il reprit sa marche en direction de Grey’s Monument, se tint sous la colonne, regarda autour de lui. Grey Street, avec ses immeubles bourgeois et le Théâtre royal, qui descendait élégamment jusqu’au bord du fleuve. À côté, il y avait Grainger Market, la gare ferroviaire et les quartiers populaires. Sur sa droite, Blackett Street allait jusqu’à Gallowgate, le stade de football St James’ Park et l’extrémité ouest de Newcastle. Sur la gauche, New Bridge Street se perdait dans les quartiers malfamés de Byker. Derrière lui, Northumberland Street donnait sur les environs moins peuplés de Jesmond.
Newcastle. Plein centre. Rude et doux, vertical et horizontal, tout cela à la fois, dans une convergence démocratique.
C’était là qu’il achèterait son journal.
Il paya le type, avec un large sourire, et mit le journal sous son bras. Il marcha jusqu’au pied du monument, sentant le poids de l’importance de ce qui se trouvait sur le papier imprimé, s’assit sur la pierre.
Il ouvrit le journal.
Et il y était, en page quatre. Deux pleines pages.
Son cœur se mit à pomper le sang plus vite dans tout son corps.
Il lut le titre :
VIOLENCES PENDANT LA GRÈVE DE COLDWELL
Pas le titre qu’il avait donné à son article, mais il s’était attendu à ce qu’ils le changent.
Puis il vit la ligne suivante :
Par Stephen Larkin, notre reporter sur le terrain.
C’était déjà mieux. Sur le terrain. Cela résumait bien son travail. Au cœur de l’action, sur le terrain. Répondant aux coups par des phrases, ses mots aussi incendiaires que des armes à feu.
Il hocha la tête. Sur le terrain.
Puis, au-dessous, en plus petits caractères :
Avec la collaboration de Doug Howe.
Un frisson de confusion. C’était qui, ça ? Un pigiste ? Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Puis il regarda les photos qui avaient été choisies pour accompagner l’article.
Des grévistes qui poussaient un mur de boucliers en plastique de la police antiémeutes. Au premier plan, un mineur en colère avec des yeux pleins de folie et de haine, qui agrippait un bouclier, qui avait l’air d’être prêt à tout arracher, y compris la tête du policier effrayé mais stoïque.
Des grévistes qui lançaient des projectiles, quelques-uns avaient le visage caché par des écharpes et des bandanas.
Les policiers qui battaient en retraite dans une rue jonchée de débris, des pétards qui explosaient à leurs pieds, des grévistes qui se réjouissaient de leur fuite.
Des photos de banques d’images. Qui ne venaient même pas de Coldwell.
Il commença à lire.
Au deuxième paragraphe, il était abasourdi.
Au sixième, il tremblait de rage.
Au huitième, il était debout et il marchait rapidement vers la rédaction, il serrait le journal très fort dans son poing, les phalanges blanches.
Il voulait des réponses.
Qu’est-ce que t’as foutu, putain ? »
Bob Carr était debout, un coude sur le bar, une pinte à portée de doigts, rigolant à une blague qu’il racontait à deux autres journalistes. Il était question d’une correctrice qui avait remplacé élection par érection. Les autres la connaissaient déjà, mais ils riaient par politesse. Bob rigolait tellement qu’il n’avait rien remarqué.
Tous les trois se retournèrent vers la voix. Ainsi que tous ceux qui déjeunaient au Groat Bar.
Salut, Stephen. » Le ton de Bob était plutôt incertain. La nervosité perçait dans sa voix. « Tu as vu l’article ? »
Larkin jeta sur la table le journal qui avait été froissé avec colère.
Oui, j’ai vu ce putain d’article. »
Il avait l’air d’être sur le point d’exploser.
Oh. » Bob se tourna vers les deux autres journalistes. « Tout va bien. Stephen et moi, on va avoir une petite discussion. » Les journalistes s’éloignèrent, préparant déjà ce qu’ils allaient raconter lorsqu’ils retourneraient au bureau, et qui serait bien mieux que l’histoire de Bob. Il se tourna vers le barman qui se tenait à proximité, poings fermés, prêt à intervenir. « Tout va bien. Il a juste besoin de boire un coup.
J’ai pas besoin de boire un putain de coup.
Donnez-lui une pinte. »
Larkin dévisageait Bob, furieux. Bob s’affaira à payer, évita de croiser son regard.
Le barman apporta la bière. Larkin l’ignora.
Elle est là, si tu en veux, dit Bob.
Ce que je veux, dit Larkin, la voix basse et profonde comme de la lave souterraine qui chercherait une fissure par où jaillir, c’est savoir ce qui est arrivé à mon putain d’article. »
Bob déglutit. Lorsqu’il parla, ce fut avec un filet de voix.
On l’a publié, dit-il. On t’a payé et on l’a publié.
C’est faux, dit Larkin. Vous avez publié quelque chose avec mon nom dessus, mais ce n’est pas ce que j’ai écrit.
Eh bien, on l’a juste un peu adouci, évidemment. »
Larkin trouva la fissure.
Adouci ? Vous l’avez entièrement réécrit, putain ! Il n’y a plus rien de moi dedans, rien !
Baisse un peu le ton. Tu vas nous faire virer.
J’en ai rien à foutre ! »
Le barman réapparut.
Veuillez parler moins fort, monsieur. Sinon, je vous demanderai de partir. »
Il fit craquer ses phalanges.
Ça va, dit Bob. On parle, c’est tout. »
Pas convaincu mais ne pouvant intervenir, le barman s’éloigna, tout en gardant un œil sur eux.
Bob refit face à Larkin.
Ton article était bon. Très bon.
Alors pourquoi tu l’as tripatouillé ? »
Bob ouvrit la bouche, fronça les sourcils. Il choisit ses mots soigneusement.
Tu es un écrivain de talent. Exceptionnellement doué, je pense. Mais il faut que tu gagnes encore un peu en maturité.
Ne te la joue pas paternaliste avec moi.
Je ne suis pas paternaliste. Je te dis la vérité. »
Larkin s’approcha d’un pas. Le barman aussi. Bob tiqua.
J’ai écrit sur ce qui s’est passé lundi à Coldwell. Ce que j’ai vu. Ce que j’ai vécu. La vérité. Et qu’est-ce que je trouve quand j’ouvre le journal. De la propagande, rien d’autre. De pauvres histoires de policiers blessés. Des choses haineuses sur des mineurs violents empêchant les honnêtes gens d’aller travailler. Rien de ce qui s’est réellement passé. »
Bob soupira.
Stephen. Ce que tu as écrit était brillant. Mais malheureusement, on ne pouvait pas le publier tel quel.
Et pourquoi pas ?
Jusqu’à maintenant, tu t’es occupé de choses sans trop d’importance. Les journaux gratuits. Les magazines de gauche. Et ce serait très bien pour eux. Mais si tu veux travailler pour le grand public, il faut que tu sois prêt à faire des compromis.
Va te faire voir.
C’est la vérité, Stephen. Nous avons un lectorat qui comprend toutes les couches de la société. Tous les bords. Mineurs et policiers. Et on ne veut pas les perdre. » Il but une gorgée de bière. Larkin resta silencieux. « En plus, reprit Bob, nous devons tenir compte de l’aspect juridique. Tu ne peux pas balancer des accusations non prouvées contre la police.
Elles sont prouvées. J’y étais. J’ai vu ce qui s’est passé.
Alors où sont les preuves ?
Tu sais où elles sont.
Et voilà. Avec elles, on aurait eu un article. Sans elles… »
Bob haussa les épaules.
Larkin fixait le vide devant lui. La lave reflua.
Ta pinte est là », dit Bob.
Larkin la prit d’un geste automatique, la porta à ses lèvres, s’arrêta.
Je n’en veux pas. »
Il la reposa sur le bar.
Comme tu veux. »
Bob but une gorgée de bière, s’essuya la bouche du revers de la main.
Tu veux un conseil ? Appelle Pears. Accepte son offre. »
Larkin le toisa.
Va te faire foutre.
Que vas-tu faire, Stephen ? Tu vas retourner aux magazines avec six lecteurs, qui ne paient rien et qui croient qu’ils changent le monde ? Tu as du talent. Et de l’ambition. Je te l’ai dit hier. Il n’y a rien pour toi ici.
Va te faire foutre.
Écoute, je sais que tu es en colère. Mais écoute. J’ai eu dans le passé des opportunités comme celle que tu as. Je ne les ai pas saisies. Et je l’ai toujours regretté. »
Larkin regarda Bob, qui était là, debout, dans son cardigan élimé, sa chemise au col graisseux, sa cravate sale avec des taches du petit déjeuner, comme s’il le voyait pour la première fois. Un homme entre deux âges, triste. Même pas un type qui avait tout raté, juste quelqu’un qui n’avait jamais rien été. Et il comprit. Bob n’avait pas pu le faire lui-même, alors, comme le type qui avait découvert Jackie Milburn
2, il voulait que Larkin connaisse le succès, pour pouvoir le vivre par personne interposée.
Rends-toi service. Appelle Mike Pears. »
Le barman ne s’intéressait plus à eux. Les deux autres journalistes finissaient leurs verres, se préparaient à retourner au boulot.
Larkin sortit.
Bob resta debout, le regarda partir. Les deux autres journalistes posèrent leurs verres, prirent la direction de la porte. Bob finit sa bière, tendit la main vers sa veste. Mais il vit le verre de Larkin, intact, sur le bar.
Tu ne gaspilleras point », se dit-il à lui-même.
Il but une gorgée de bière et resta assis seul.
Un client mit une chanson sur le juke-box :
Prince. « When Doves Cry. »
Bob but une autre gorgée de bière.
This is what it sounds like3.
C’est Dougie ? Dougie Howden ?
Ouais.
C’est Stephen. Stephen Larkin. »
Silence. Le bruit de la télévision allumée en fond sonore.
Stephen Larkin. Le journaliste. »
Un soupir.
Ah ! Ouais, mon garçon. Ouais. J’ai la tête ailleurs. »
La voix à l’autre bout du fil ne semblait pas être celle de Dougie Howden. On aurait plutôt dit que c’était celle d’un vieillard.
Est-ce que vous avez vu le journal d’aujourd’hui ? »
Un autre silence, puis :
Non, fils. J’ai arrêté de lire le journal.
D’accord. Bon, je voulais juste que vous sachiez, il y a un article, dedans. C’est sur la grève de Coldwell et il y a mon nom dessus, mais ce n’est pas moi qui l’ai écrit. Ce ne sont pas mes mots. D’accord ?
Ouais, mon garçon. Je ne l’ai pas vu moi-même mais je le ferai savoir. »
La voix de Dougie : détachée, endormie.
C’était au tour de Larkin de rester silencieux.
Dougie… Vous allez bien ?
Bien ? » Dougie soupira. « Ouais, je suppose que ça va bien.
Bon. Eh bien, je voulais juste que vous le sachiez. Pour l’article. Je suis désolé, je n’y suis vraiment pour rien.
T’inquiète pas, fils, tu as fait de ton mieux. On a tous fait de notre mieux. » Autre soupir. « Ouais, nous avons tous fait de notre mieux. »
La voix de Dougie ne sonnait pas seulement comme celle d’un vieillard, elle suait aussi l’épuisement. Comme s’il venait de poser un poids très lourd qu’il avait porté pendant très longtemps et qu’il essayait de souffler.
Brutalité et propagande, dit-il. Ouais. C’est comme ça qu’ils font. » Dougie parlait d’un air absent, ses mots flottaient, comme s’il ne savait pas vraiment à qui il parlait et n’y attachait pas d’importance. « Ils refont le monde avec leur brutalité et leur propagande. Eh ben, laissons-les faire, hein ? Laissons-les faire. Ouais. »
Un clic et un grésillement et Larkin se retrouva à tenir le téléphone sans vie.
Il raccrocha le combiné du téléphone public, sortit de la cabine.
Fin d’après-midi dans le centre-ville de Newcastle, retour au Grey’s Monument.
Du mouvement tout autour de lui, avec les banlieusards qui entamaient la première partie de leur transhumance de retour, les gens qui faisaient leurs courses, les sacs pleins, qui choisissaient un dernier magasin avant de rentrer chez eux. Et les chômeurs, qui marchaient plus lentement, avec moins de détermination, sans but immédiat ni atteignable en vue. Avec une chose en commun :
Ils s’arrêtaient pour acheter le journal.
Ils l’ouvriraient dans le bus ou dans le métro ou chez eux. Peut-être liraient-ils l’article signé de son nom – il ne pouvait pas dire que c’était son article –, peut-être ne feraient-ils qu’y jeter un coup d’œil. Ils verraient le titre, les photos. Leur opinion serait faite. Le message subliminalement ingéré, leur camp inconsciemment choisi.
Il voulait courir jusqu’au marchand de journaux, renverser les piles, jeter son argent par terre, hurler : Ne le lisez pas ! Ce sont des mensonges ! Ce n’est pas la vérité, je connais la vérité ! Je vais vous la dire !
Mais il ne le fit pas.
Il se contenta de regarder. Les gens qui posaient leurs pièces, qui prenaient le journal.
Il chronométra, il compta.
Et il y eut de plus en plus de monde, le kiosque avait en moyenne six ou sept clients par minute. Il calcula. Quatre cent vingt personnes à l’heure. Pendant trois ou quatre heures. Pour un seul marchand.
Voilà ce à quoi il devait faire face. Voilà ce contre quoi il devait se battre.
De l’autre côté du monument, il y avait deux mineurs qui tapaient sur des seaux. Des autocollants « Du travail, pas la charité » sur leurs seaux et sur eux-mêmes. Ils avaient l’air fatigué, étaient mal habillés, le teint cireux. De temps en temps, des passants leur jetaient quelques pièces de monnaie. Ils souriaient, les remerciaient, leur donnaient des autocollants en échange.
Ils n’avaient pas autant de clients que le marchand de journaux. Ils étaient loin d’engranger autant d’argent.
Voilà ce à quoi ils devaient faire face. Voilà ce contre quoi ils devaient se battre.
Larkin se détourna.
Il fallait qu’il réfléchisse.
Il fallait qu’il voie Charlotte.
La première image montrait une tour. Vide, mais debout. Les environs avaient été évacués par précaution. Un anachronisme de béton et de brique, qui jurait avec le paysage, avec ses références. Avec son monde.
La deuxième image montrait l’explosion. Les charges placées à la base, qui faisaient sauter les premiers étages, détruisaient les fondations. Le nuage de fumée faisait penser au décollage d’une fusée Apollo. La tour avait l’air étonnée, si un immeuble pouvait avoir ce genre d’expression. Comme si elle se demandait pourquoi elle était toute seule, pourquoi elle s’effondrait, pourquoi aucune autre tour ne venait lui tenir compagnie.
La troisième et dernière image de la séquence. Plus d’immeuble, simplement une masse de débris de brique, de plâtre, de béton, un nuage de poussière qui s’élevait en tourbillonnant à toute vitesse. Ce qu’elle avait représenté était maintenant indésirable. Elle ne pouvait pas changer, elle ne pouvait pas s’adapter, alors elle devait être détruite. Maintenant, elle avait disparu. Personne ne la pleurerait. Le monde auquel elle appartenait avait disparu, lui aussi.
La galerie de photographie The Side. Une exposition d’explosions d’immeubles, par le photographe allemand Dietmar Hacker, cité dans le livret : le présent détruit le passé. Chaque génération invente son année zéro. L’histoire ne sert à rien et on n’apprend jamais rien.
Il parlait de l’attitude de sa génération par rapport à la Seconde Guerre mondiale, mais Larkin se sentait davantage concerné par les immeubles qui s’effondraient. L’effondrement de ses propres convictions.
Il tuait le temps en attendant son rendez-vous avec Charlotte. Il regarda sa montre, sortit.
La ville était en pleine mutation crépusculaire : des oripeaux de la journée à la nuit.
Il marcha jusqu’au Swing Bridge, il se demandait si sa journée pouvait vraiment être encore pire.
Il était arrivé le premier. Il était appuyé contre la vieille rambarde en métal du pont, regardait la Tyne couler et s’éloigner de lui. Les lumières s’allumaient le long des quais. Tout brillait comme sur une carte postale : des bars et des restaurants avec leurs enseignes lumineuses, les rues ouvertes et accueillantes. Derrière les lumières, des ombres épaisses et dangereuses, où il ne faisait pas bon s’aventurer.
Charlotte apparut, elle venait du côté de Newcastle, habillée pour sortir.
Il la regarda, sourit. L’attendit au milieu du pont. L’attendit pour qu’ils se retrouvent à mi-chemin.
Elle essaya de lui rendre son sourire. Il glissa sur son visage, comme une hirondelle piégée dans une grange. Et tandis qu’elle se rapprochait, ses yeux s’agrandissaient en voyant l’état dans lequel était Larkin.
Bonjour, Charlotte. »
Il fit un geste vers elle, pour l’embrasser.
Elle se détourna.
Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »
Elle le dévisageait attentivement.
Je me suis fait attaquer à Coldwell. Je me suis fait tabasser.
Les mineurs ?
La police. »
Sa bouche s’ouvrit, incrédule.
Qu’est-ce que tu as fait pour les provoquer ? Tu t’es fait arrêter ?
Non, je ne me suis pas fait arrêter. Et tout ce qu’on a fait, Dave et moi, c’est prendre des photos d’eux qui tabassaient les mineurs. »
Elle secoua la tête, ne le crut pas, mais essaya d’éviter une dispute. Ses yeux parcoururent le reste de son corps.
Tu es dans un état épouvantable. Tu ne peux aller nulle part habillé comme ça. »
Larkin sentit comme une allumette qu’on aurait frottée contre quelque chose de chaud et de brûlant à l’intérieur de lui. Elle s’enflamma.
Alors tu ne veux pas être vue avec moi parce que mes vêtements sont déchirés et que j’ai quelques égratignures, c’est ça ?
Ben, regarde-toi. Je comprends que tu sois resté chez Dave. Je croyais que tu voulais seulement nous donner un peu de temps pour réfléchir. Je n’avais pas pensé que c’était parce que tu avais fait douze rounds contre Frank Bruno
4.
Très, très drôle. Tu sais, c’est une des raisons pour lesquelles je ne suis pas rentré à la maison. Parce que je savais que c’était ce que tu ferais. Que tu te foutrais de moi.
Et pourquoi je m’en priverais ? Regarde-toi ! »
Le doigt tendu de Larkin était vissé sur le visage de Charlotte.
Commence pas. J’ai vraiment eu une journée de merde. »
Elle le regarda droit dans les yeux.
Oh, mon pauvre, dit-elle, la voix basse et plate. Mon pauvre, pauvre petit. »
Larkin retira son doigt, se retourna et se mordit la langue. Il sentit une rage venimeuse qui lui venait, mais la garda en lui. Il la laissa s’accumuler, se contint, puis la cracha : un profond soupir, en direction des eaux, dont l’intensité le fit trembler tout entier.
Il resta là où il était, appuyé sur la rambarde, les yeux dans le vide. Évitant de regarder Charlotte.
En silence, elle fit comme lui, prit la même position.
Derrière eux, la circulation. Des gens qui rentraient chez eux, des gens qui sortaient. D’autres vies. D’autres mondes.
Mon article a paru aujourd’hui, dit Larkin d’une petite voix. Tu l’as vu ? »
Charlotte secoua la tête. Larkin la sentit le faire plus qu’il ne la vit.
Je pensais que tu me le montrerais ce soir.
Pas la peine. Ça ne vaut pas le coup. »
Elle ne dit rien.
Ils ont changé mes mots. Ils ont laissé mon nom, mais ils ont changé mes mots. »
Il se sentit soudain épuisé. Une énorme vague de fatigue s’écrasa sur lui, emportant avec elle tout ce qui avait atténué la douleur de ses blessures. Il voulut s’asseoir. Il voulait s’allonger.
Il voulait abandonner.
Comment ça ? » se radoucit Charlotte. Elle inclina légèrement la tête vers lui.
Ils ont dit que c’était trop antipolice. Trop promineurs. Alors ils l’ont réécrit.
Eh bien… Je suppose qu’ils ont pensé… Qu’ils étaient plus équitables. »
Il se tourna vers elle, ne se soucia pas de dissimuler la peine et la douleur dans sa voix, dans ses yeux.
Dans son cœur.
C’était la vérité. J’ai dit la vérité. J’ai écrit ce que j’ai vu. S’ils ne nous avaient pas pris les photos, tout le monde aurait pu le voir.
Mais ils ont pris les photos. » Sa voix n’était pas dénuée de compréhension. « Donc l’article ne pouvait pas passer. » Elle haussa les épaules. « Bienvenue dans la réalité. » Le truc chaud et brûlant en lui se réactiva.
Ne me prends pas de haut !
Je ne te prends pas de haut. Mais c’est comme ça que ça se passe. Pourquoi est-ce que ce serait différent pour toi ? Il faut que tu l’acceptes. »
Il ouvrit la bouche pour protester, mais découvrit qu’il n’en avait pas la force. Il soupira, se tourna de nouveau vers l’eau du fleuve.
Je me souviens quand j’étais petit, 1960 ou par là. Je me souviens de mon père m’emmenant au gala des mineurs, cette année-là, à Durham. Harold Wilson était Premier ministre, à l’époque. Il était venu faire un discours. Je me souviens de lui, debout… Je crois qu’il était à un balcon, une fenêtre, à l’étage… Et je me souviens qu’il souriait. Il avait commencé à parler. Mon père m’avait mis sur ses épaules pour que je voie mieux. C’est qui ? Je me souviens avoir posé la question. Harold Wilson, avait répondu mon père. C’est un grand homme. Alors j’ai écouté. Je ne me souviens plus des mots, mais à la fin tout le monde l’avait acclamé et applaudi. Et mon père aussi. Alors moi aussi. Parce que mon père croyait que c’était un grand homme, je croyais que c’était un grand homme.
Et tu crois toujours que c’était un grand homme ?
Non. » Sa voix était aussi fatiguée que lui. « Ce n’était pas un grand héros du socialisme. Il était aussi corrompu que les autres.
Ils sont tous pareils, Stephen. Tous. C’est pour ça que ça n’en vaut pas la peine. C’est pour ça qu’il faut que tu fasses ce qui est le mieux pour toi. Que tu n’attendes rien de qui que ce soit.
Tu crois ?
Oui, Stephen. » La voix de Charlotte se réchauffait. « Tu ne peux pas regarder le passé comme si c’était une sorte d’âge d’or et le présent une simple aberration. Rien n’a jamais changé. Les riches ont toujours été riches. Les pauvres ont toujours été pauvres. Et moi, je sais ce que je préfère être.
Ça j’en suis sûr.
Oui, et toi aussi. L’idéalisme, c’est vraiment très chouette, mais à un moment, il faut grandir un peu et accomplir quelque chose. »
De nouveau, il sentit quelque chose s’enflammer en lui.
C’est la deuxième fois aujourd’hui qu’on me dit de grandir.
Ben, il est plus que temps, tu ne crois pas ?
Il est plus que temps que quelque chose se passe, c’est sûr. J’en ai ma claque.
Ah oui, vraiment ?
Ouais. J’en ai ma claque de tes conneries thatchériennes et de tes connasses de copines yuppies décérébrées. J’en ai ma claque que tu ne me prennes jamais au sérieux, ni moi, ni mon travail. J’en ai ma claque de me faire prendre de haut. »
Charlotte ouvrit la bouche pour parler, les mots montaient, guidés par la colère qui la brûlait à l’intérieur, mais rien ne sortit. À la place, elle leva la main droite, ferma le poing, le lui envoya en pleine figure.
Larkin partit en arrière contre la rambarde, moins résistant du fait de ses blessures. Ses doigts se portèrent à sa mâchoire.
Espèce de salope. » Sa voix était basse, essoufflée. « Espèce de salope.
Ça fait mal, Stephen ? J’espère que oui. » Charlotte respirait fort, pliait et dépliait ses doigts. « Ça faisait longtemps que j’avais envie de faire ça.
Sans blague. »
Larkin se redressa, la fixa. Dans ses yeux, il voyait de l’amour qui s’était transformé en haine : et les siens s’y reflétaient avec la même nuance.
Son bras gauche se souleva. Il la gifla de plein fouet. Sa tête pivota sous l’impact.
Salope.
Salaud ! »
Et elle lui sauta dessus, le frappa des deux mains, le griffa avec ses ongles, lui donna des coups de pied. Il l’attrapa par les épaules, sa main picotait encore, les doigts se frayant un passage à travers les épaisseurs de vêtements, essayant d’atteindre la peau, visant les os.
Ils allaient et venaient, en travers du passage, s’agrippant, se poussant, des mouvements non chorégraphiés qui les collaient l’un à l’autre dans une danse du désespoir. Collés l’un à l’autre, luttant pour se séparer.
Les piétons les évitaient, les montraient du doigt, les contournaient.
Les voitures ralentissaient pour que les conducteurs et les passagers puissent mieux regarder.
Larkin et Charlotte ne tenaient aucun compte de tout cela, ne tenaient compte de rien, à part d’eux-mêmes.
Ils finirent par se fatiguer.
Charlotte était épuisée. Ses pieds se calmèrent, ses mains s’arrêtèrent. Larkin relâcha son étreinte. Elle laissa sa tête tomber sur sa poitrine. Ils ralentirent puis s’immobilisèrent. Larkin baissa la tête. Les épaules de Charlotte se soulevaient. Elle pleurait.
Il mit son bras autour d’elle, l’enveloppa, l’attira à lui. Elle se laissa faire.
Les piétons les ignorèrent à nouveau. Les voitures passaient à vive allure.
Charlotte reprit sa respiration, essaya de s’empêcher de pleurer. Elle leva la tête.
Je ne peux plus continuer comme ça. » Sa voix était craquelée, comme un vase de porcelaine qui aurait été brisé et recollé de nombreuses fois, dont la forme aurait été préservée, mais la beauté originelle aurait été perdue. « Je ne suis pas assez forte. »
Ils se regardèrent, fatigués, comme après une vigoureuse partie de jambes en l’air.
Alors qu’est-ce que tu veux faire ? »
Elle se passa les doigts dans les cheveux.
Ça ne nous fait pas de bien. Ni à l’un, ni à l’autre. » Sa tête retomba. Elle ne pouvait pas le regarder en face. « Je t’aime. »
Tout le corps de Charlotte se mit à tressauter, sous l’effet d’une nouvelle vague de larmes qui menaçait de monter et de la submerger. Elle s’efforça de les faire refluer.
Je t’aime probablement plus que j’aimerai quiconque dans ma vie, dit-elle, mais vivre comme ça, ça me tue. »
Les larmes arrivèrent. Elle ne pouvait pas les arrêter.
Larkin la serra contre lui, l’enlaça jusqu’à ce qu’elle cesse de pleurer.
Que veux-tu faire ? »
La voix de Charlotte était distante, comme si elle venait du bout d’un long couloir :
Retourne chez Dave ce soir. Viens chercher tes affaires demain pendant que je suis dehors. » Elle soupira, trembla. « C’est la seule possibilité. Désolée. » Elle se dégagea de son étreinte. « Je t’aime, mais je ne supporte pas de vivre avec toi. »
Elle commença à s’éloigner.
Je t’aime aussi, Charlotte. »
Mais elle était partie. Dans les zones d’ombre derrière les lumières brillantes des quais.
Et Larkin se retrouva tout seul.
Il s’assit sur un banc, devant la cathédrale, sentit la ville qui montait et descendait autour de lui.
Le vent se leva. Il souffla les détritus de la nuit jusque sur ses pieds.
Des boîtes de kebab en polystyrène. Des papiers gras d’emballages de fast-food avec des frites pleines de ketchup collées, comme des doigts coupés. Des journaux.
Des journaux.
Il regarda. Il y avait l’édition du soir. Il y avait les images illustrant son article.
Il y avait son nom.
Il le vit rapidement, et il disparut avec le reste des papiers déchirés et sales, dans la rue, pour aller rejoindre les restes de cette journée.
Au bout du compte, tout se résumait à cela.
Il s’assit, regarda le journal s’éloigner en flottant dans l’air, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue.
L’immeuble était démoli, rien que des débris et de la poussière.
Lorsque le journal eut disparu, il se mit debout, prit la direction d’une cabine téléphonique, sortit une carte de sa poche, composa un numéro.
Trois sonneries et on décrocha. De la musique en fond sonore. Douce et chaleureuse, comme de l’huile auditive. Des rires.
Mike Pears. »
La voix allait bien avec la musique.
Bonjour. » Larkin s’éclaircit la voix, essaya de l’affermir. « C’est Stephen Larkin, à l’appareil.
Stephen. Content de vous entendre. Comment allez-vous ? »
On aurait dit des retrouvailles entre deux vieux copains.
Très bien.
Que me vaut le plaisir ? »
Larkin pouvait presque voir Pears sourire en parlant.
Le boulot. Votre offre, elle est toujours valable ?
Vous le voulez toujours ?
Elle est toujours valable ?
Vous le voulez toujours ? »
Larkin soupira.
Oui.
Alors l’offre est toujours valable. Quand est-ce que vous pouvez venir ? »
Larkin regarda autour de lui. Il vit la ville dans laquelle il avait grandi, la seule où il avait jamais vécu. Il vit des immeubles et des rues qui lui étaient familiers. Il vit des gens sur les trottoirs qu’il ne connaissait pas mais qui avaient cet air typique des habitants du nord-est. De la pierre et des briques, du béton et du verre. De la chair et du sang. Des racines et des fondations profondes. Imperméable au changement.
Rien ne me retient ici. Je peux descendre demain.
Bien. »
Pears lui donna une adresse et des instructions.
Ça me fera plaisir de vous voir. C’est la bonne décision. Vous ne la regretterez pas. Je dois y aller. J’ai des invités. À demain. »
Larkin dit au revoir, raccrocha.
Puis il s’éloigna.