Paris, le jeudi 13 septembre 2001
Alexandre arriva au Vagenende avec un léger retard. Les mesures de sécurité dans les gares de Grenoble puis de Lyon avaient ralenti l’embarquement. Heureusement, pas de contrôle systématique de l’identité, mais des CRS7 en armes et des agents de la SNCF8 fouillaient tous les bagages suspects. Comme par hasard, surtout ceux des clients présentant un profil nord-africain ou arabe. Un Norvégien poussant trois lourdes valises se faufilait où une jeune femme en tchador devait ouvrir honteusement son sac à main dont on étalait le contenu aux yeux de tous. Mais Alexandre avait peu de bagages. Seulement sa mallette et un petit sac de voyage. Vêtu d’un costume gris foncé, d’une chemise blanche et d’une cravate à rayures, le visage un peu camouflé par des lunettes à verres teintés, il ressemblait à un parfait homme d’affaires rentrant à Paris après une réunion en province.
Dans le train, il ne lia conversation avec personne de peur de se signaler par son accent. Il se plongea dans la lecture de Libération et du dernier roman de Jonquet achetés au kiosque de la gare. Puis il fit semblant de somnoler pendant une partie du trajet.
Il était donc arrivé à Paris passé dix-neuf heures trente. Le chauffeur de taxi avait râlé depuis la gare jusqu’au boulevard Saint-Germain. Il s’en prenait aux chauffards, ces empotés de la banlieue qui causaient tous les bouchons et qu’on devrait obliger à utiliser le métro. Ça permettrait aux braves gens de circuler et de gagner leur vie.
Il freina pile devant l’église Saint-Germain-des-Prés, s’immobilisa en double file et lança :
— Voilà ! Vous êtes tout près, c’est juste là, un peu plus loin. Ça fera 17,25 euros. Disons 20 avec le pourboire.
Le compteur indiquait 15,25 euros, mais Alexandre paya sans rechigner pour éviter tout esclandre. Il marcha vers l’est en tentant de se repérer dans le quartier. À peine cent mètres plus loin, il vit l’auvent du restaurant. Renaud de Puiseux n’était pas à la terrasse. À l’intérieur, un maître d’hôtel à veste noire et long tablier vint l’accueillir.
— Monsieur a une réservation ?
— Je dois rencontrer un ami : Monsieur Renaud de Puiseux.
— Veuillez me suivre, s’il vous plaît.
Alexandre fut impressionné par le décor : une salle de style art nouveau, agrandie par les glaces biseautées qui en multipliaient les images à l’infini. Des boiseries foncées aux formes végétales et, dans la partie du fond, un plafond en verrière aux motifs floraux. De Puiseux l’y attendait, habillé en civil, très droit, lisant Le Monde. Il leva la tête à l’arrivée d’Alexandre.
— Vous avez perdu votre ponctualité militaire, mon cher Châtillon ?
— Non, mon colonel. Ce sont plutôt vos trains qui ont perdu la leur.
— Impressionné par le décor ?
— Jolie reconstitution.
— Quel jugement pour un antiquaire, major ! Les planchers, les plafonds et les murs sont classés dans l’inventaire des Monuments historiques. Nous sommes dans l’un des plus beaux décors intégralement préservés de la Belle Époque. En réalité, la moitié de la clientèle est américaine. J’ai cru que ça vous plairait, ajouta-t-il avec une pointe d’ironie.
Un serveur vint prendre les commandes. Alexandre demanda un Glenlivet et laissa à de Puiseux le plaisir de composer le menu.
Durant la première demi-heure, en sirotant leurs apéros et en grignotant les entrées, les deux hommes tinrent des propos de circonstance. On parla évidemment de New York, de la bêtise et de l’arrogance de Bush qui inquiétaient tout le monde. Puis de Puiseux se renseigna sur la vie d’Alexandre depuis sa retraite. Oui, il était au courant de la mort de Françoise survenue si vite. En fait, et il l’avoua à Alexandre sans honte, il avait parcouru l’après-midi même le dossier expédié d’Ottawa par le ministère canadien de la Défense.
— On y parle aussi de cette curieuse aventure qui a fait les manchettes des journaux le printemps dernier. Vous avez, si j’ai bien compris, empêché la Slavitzine de glisser dans le bourbier des Balkans9.
— J’ai simplement retrouvé deux statuettes qui, dans ce pays construit sur des symboles, avaient alors une certaine valeur politique.
— Toujours aussi modeste, mon cher Châtillon.
— Le temps de Châtillon est bien loin, mon colonel, et aujourd’hui je ne suis qu’un simple antiquaire.
— Vous faites beaucoup de bruit pour un antiquaire.
— Les antiquaires remuent de vieilles choses.
— Et, en ce moment, que remuez-vous ?
Durant la demi-heure qui suivit et tout en mangeant l’escalope aux truffes, Alexandre lui raconta en détail les deux missions confiées par Madame Éléonore Campbell-Patenaude. Il passa vite sur l’authentification des œuvres d’art et s’attarda surtout sur les épisodes concernant Constance : Fontecreuze, la mort suspecte de Michel Grandier qui enquêtait sur les Chevaliers de l’Ordre pourpre du Temple, les documents retrouvés en Corrèze chez son frère. Il en sortit quelques-uns de sa mallette et les tendit à de Puiseux.
Le silence s’étira pendant que le colonel les parcourait. Alexandre en profita pour terminer son dessert.
— Vous pouvez m’en procurer une copie ?
— Conservez-la. Ce sont déjà des photocopies que j’ai faites hier soir à votre intention. Les originaux sont beaucoup plus volumineux. J’ai copié aussi une disquette qui renferme des renseignements intéressants.
Il la lui tendit et poursuivit son récit : la poursuite en Haute-Provence, l’accrochage au relais puis la fuite à Annecy et à Uriage. Le colonel de Puiseux écoutait avec attention, posant parfois une question, ajoutant un commentaire.
— Votre version se tient. Tout cela explique bien les motifs du tohu-bohu déclenché par la gendarmerie. Mais, pour l’instant, Vaquerre mène la manche. C’est lui qui a porté plainte et les témoignages corroborent sa version des faits. Pourquoi n’êtes-vous pas allés directement à la police ?
— Mademoiselle Meyer était droguée (ils l’ont volontairement intoxiquée) et, dans son état, son témoignage aurait paru suspect. Quant à moi, je voudrais bien connaître sa version complète des faits avant de jouer le coup suivant.
— Vous ne la connaissez toujours pas ?
— Pas vraiment. Des bribes. Elle est encore sous le choc et n’a pratiquement rien dit, mais j’ai le témoignage des deux médecins qui l’ont examinée. Elle a été droguée. À certains moments, elle est en manque et, comme on dit chez nous, elle grimpe dans les rideaux ; à d’autres, sous l’effet des sédatifs qu’on doit lui administrer, elle tombe dans un état amorphe, presque catatonique.
— Je vois.
— Et puis je connaissais, par les dossiers de Grandier, les liens qui unissent Vaquerre et sa secte à certains officiers de la gendarmerie. Je n’allais pas me jeter dans la gueule du loup.
Le silence retomba pendant que le serveur proposait cafés et digestifs. Alexandre commanda un second Glenlivet, de Puiseux un cognac.
— Et que comptez-vous faire ?
— La question à 100000 euros ! D’abord, il faut désintoxiquer Mademoiselle Meyer. Comme je vous le disais, elle se trouve dans une clinique et la docteure Olivieri qui la traite semble confiante… Puis il faudra lui procurer un nouveau passeport et la rapatrier à Montréal. On verra alors si elle désire porter plainte. Elle est majeure et vaccinée.
De Puiseux sourit.
— Excusez l’ironie, poursuivit Alexandre, mais ce sera à elle de prendre les décisions. Moi, je retournerai alors à mes affaires.
— Et si l’Ordre retrouve vos traces d’ici là ? N’oubliez pas qu’on vous recherche. Pour l’instant, la situation en Amérique vous sert bien. Il règne partout une psychose de l’attentat et votre petite affaire ne représente une priorité pour aucun corps policier. Par contre, les aéroports sont plus surveillés qu’ils ne l’ont été depuis vingt ans et le trafic aérien est pratiquement interrompu entre l’Amérique du Nord et le reste du monde. De plus, votre signalement navigue sur tous les ordinateurs d’Europe. Tôt ou tard, le calme reviendra et ce ne sera pas à votre avantage.
— C’est pourquoi j’ai besoin de votre aide.
De Puiseux hésita un instant, prit une gorgée de cognac et haussa les épaules.
— Malheureusement, je ne puis intervenir auprès de la gendarmerie et faire lever l’avis de recherche.
— Je sais. Les affaires de gendarmerie ne relèvent pas de vos services.
— Hélas ! Non.
Un nouveau silence plana. De Puiseux sortit de sa poche un étui à cigarettes en argent et le tendit vers Alexandre. Celui-ci en prit une. Une Gauloise maïs.
— Vous savez, elles deviennent presque introuvables aujourd’hui. Les jeunes leur préfèrent les blondes ou les américaines. La maïs, ça fait trop prolo, selon eux ! Moi, je me brûle les poumons avec cette saloperie depuis plus de trente ans. Alors… Mais revenons à notre affaire.
Alexandre toussa et acquiesça. Renaud de Puiseux poursuivit :
— Donc, et vous le saviez, je ne peux pas faire annuler l’avis de recherche comme ça, en claquant les doigts. Mais j’ai de fréquents et bons contacts avec quelques officiers supérieurs de la gendarmerie. Ces messieurs sont préoccupés par certains liens qui existeraient entre des officiers de leur corps et le Parti National. Ils enquêtent là-dessus. À un an des élections présidentielles, ils ne font pas de vagues, mais vos informations sur l’Ordre pourpre, qui semble un merveilleux paravent à toutes sortes de magouilles, les intéresseront sûrement. Je vais donc transmettre des copies de vos documents à qui de droit. Mais je ne peux rien faire de plus.
— J’ai pourtant besoin d’un peu plus. Je dois me rendre à Montréal et à Ottawa.
— C’est impossible. Vous le savez bien. Même les aéroports canadiens sont fermés. Depuis avant-hier, ils ont accueilli tous les avions détournés des États-Unis et ils sont débordés de Gander au Pacifique. Ici, tous les vols vers l’Amérique du Nord sont cloués au sol.
— Le trafic normal va sans doute reprendre d’ici quelques jours.
De Puiseux fronça les sourcils. Il commençait à deviner la pensée d’Alexandre.
— Vous ne pourrez pas franchir le premier tourniquet ou le premier contrôle avec votre passeport. On ne vous recherche pas très activement en ce moment, mais votre signalement…
— Voilà ! J’ai donc besoin d’un passeport français.
De Puiseux éteignit sa cigarette en plissant les yeux et fit signe au serveur d’apporter deux autres digestifs.
— Vous me placez dans une situation délicate, Châtillon.
— Justement, c’est Châtillon qui s’adresse à vous, mon colonel. En Bosnie, il y a quelques années, je vous ai sorti d’un mauvais pas et j’ai probablement sauvé la vie de plusieurs soldats de votre régiment. Vous m’avez alors accueilli en héros et nommé officier d’honneur du 133e d’infanterie. Vous me connaissez, vous savez très bien que je ne vous ai pas raconté des salades au sujet de Constance. Vous sentez, vous aussi, l’odeur de pourriture qui se dégage de Vaquerre, de l’Ordre et même de quelques sommités du Parti National. Je suis coincé, Renaud. Il n’est pas dans mes habitudes de quêter des retours d’ascenseur, mais là, j’y suis contraint.
Les deux hommes ne parlaient plus et ne bougeaient plus. Ils se fixaient. Le serveur s’approcha, déposa les verres sur la table, remplaça le cendrier, prit le seau à glace et repartit discrètement. Le silence durait toujours. Alexandre prit une gorgée de scotch qu’il laissa rouler sur sa langue. Le colonel de Puiseux leva alors son verre et sourit enfin.
— Et mat !
— Vous allez m’aider ?
— Je ne puis prendre la décision sans consulter certains supérieurs, mais…
Il sortit un carnet de la poche intérieure de son veston, y griffonna quelques mots et, d’un geste sec, arracha la page qu’il tendit à Alexandre.
— Présentez-vous à cette adresse demain matin. À dix heures précises. Demandez Serge. On verra d’ici là ce qu’on peut faire.
La partie était terminée. Ils bavardèrent encore un moment en sirotant les dernières gorgées de leurs digestifs. Étonnamment, Renaud de Puiseux semblait maintenant plus détendu. Il parla des sectes qui, depuis quelques années, proliféraient partout.
— On en dénombre pas moins de deux cents. Ici même, en France, au pays de Voltaire et de la pensée rationnelle. Heureusement, depuis les horreurs du Temple Solaire qui ont secoué la Suisse et nos deux pays, le gouvernement ouvre l’œil.
Une loi, la loi About-Picard, avait été votée au mois de mai malgré de nombreuses protestations, y compris celles de l’Église catholique. Une loi assez stricte, « tendant à renforcer la prévention et la répression à l’encontre des groupements à caractère sectaire », comme l’annonçait son préambule. Pour l’instant, on visait surtout la scientologie, le révérend Moon et quelques autres Martiens mais, dans les mois qui venaient, une centaine de sectes et d’associations douteuses seraient passées au crible. On trouvait de tout dans cette soupe : du simple abus de confiance à la fraude financière, de la pensée d’extrême droite à la pédophilie, de la prévision astrale à la résurrection d’anciennes chevaleries. D’autres servaient de transit bancaire à toutes sortes d’organisations plus ou moins légales et même à des groupes terroristes. Le tout bien couvert par la liberté de conscience et d’association. Les milieux dirigeants de certaines grandes entreprises et quelques rouages de l’État en étaient parfois gangrenés.
— Voilà pourquoi, mon cher Châtillon, je transmettrai aussi vos documents à quelques collègues des Renseignements généraux qui les examineront à la loupe. Je tiens toutefois à vous prévenir qu’ils voudront sûrement interroger votre Mademoiselle Meyer. Dès qu’elle sera en mesure de répondre à leurs questions évidemment. Ce qui vous laisse un peu de temps. Un autre verre ?
Vers minuit, Alexandre marchait d’un pas hésitant dans les rues encore grouillantes du Quartier latin. Il trouva sans trop de difficulté l’hôtel de la rue Monsieur-le-Prince que de Puiseux lui avait conseillé. Il demanda à être réveillé à sept heures trente le lendemain.
Rendu à sa chambre, il enleva son veston et ses souliers, dénoua sa cravate et se laissa tomber sur le lit. Pendant quelques minutes, engourdi par l’alcool, il flotta entre deux eaux. Le Vagenende, où de Puiseux parlait et riait ; ailleurs, quelque part dans les Alpes, Chrysanthy qui l’attendait. Il faudrait qu’un jour il amène la jeune femme dans ce restaurant ; l’atmosphère lui plairait. Puis il pensa à ce rendez-vous du lendemain, tôt, dans une boutique du VIIe arrondissement. D’autres coins de Paris affluèrent dans ses souvenirs : des rues, le square Fürstemberg où une femme jouait du violoncelle. Une permission avec Françoise ; ils avaient pique-niqué ce jour-là au jardin des Tuileries… un si beau dimanche de mai. Le soleil, la fraîcheur…
Soudain, la sonnerie du téléphone portable retentit. Alexandre décrocha d’abord l’appareil posé sur une commode à la tête du lit. Puis il se leva, hésitant, et fouilla dans les poches de son veston. Il tâtonna encore un peu sur les touches avant d’obtenir la communication.
— Allô !
— Bien, dis donc ! T’as pris une tasse ou quoi avec les anciens combattants ? Deux minutes que ça sonne.
— Ça va ?
— Oui, moi, ça va. T’es dans ton état normal ?
— T’inquiète pas !
— Tu devais téléphoner à dix heures.
— Désolé. La rencontre avec de Puiseux a duré plus longtemps que prévu. Toi ?
— Du nouveau.
— Quoi ?
— Constance a commencé à parler.