Paris, le lundi 17 septembre 2001
Dans la grande salle du XVIIIe siècle lambrissée d’or, on se serait cru sous l’Ancien Régime, n’eût été les costumes des participants. Autour de la longue table de style Louis XV, s’alignaient sept hommes : certains en complets sévères, d’autres en uniformes. À droite de celui qui présidait la réunion, une femme d’âge moyen, sérieuse et bien mise. Son rôle se limitait à prendre des notes. Devant chaque participant s’étalait un dossier rouge.
— … et j’insiste, j’insiste pour que cette enquête se déroule dans le plus grand secret et que rien ne coule dans les médias.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le ministre, on ne pourra pas tenir secrets tous les aspects de cette enquête. Déjà mes services ont identifié le cadavre de Tania Sabrescu en Alsace.
— Vous êtes sûr qu’il s’agit bien d’elle ?
Le directeur de la police judiciaire sortit une photographie du dossier et la tendit au ministre.
— Oui. Grâce aux dossiers du journaliste Michel Grandier que le colonel de Puiseux nous a fait parvenir, nous avons pu identifier le cadavre trouvé dans une clairière en Alsace il y a dix jours. Il s’agit bien de Tania Sabrescu. Hier, nos services ont réussi à retrouver le frère de la victime à Marseille, un certain Trajan Sabrescu. En situation illégale, mais il a accepté de collaborer. Il doit, en ce moment, être en route vers Colmar afin d’identifier formellement le corps. Nous sommes d’ailleurs en voie d’identifier aussi les cadavres de deux autres jeunes filles trouvés dans la même clairière.
Le ministre sursauta.
— Deux autres cadavres ?
— Oui, monsieur le ministre. Le premier serait celui d’une certaine Julia Robertini, 19 ans…
— Italienne ?
— Non. Argentine. L’ambassade nous avait fait parvenir une photo et une demande d’enquête en juillet, car la famille, là-bas, s’inquiétait du silence de la jeune fille. Mais vous savez, monsieur, que ces dossiers ne sont jamais traités de façon prioritaire. Dans plus de 95 % des cas, il ne s’agit que d’une fugue…
— Vous avez dit « deux cadavres ».
— Nous n’avons pu encore identifier le dernier. Probablement une Scandinave. L’autopsie révèle qu’elle aurait été enterrée avant les deux autres. Sur les sites Internet russes dont les adresses se trouvaient sur la disquette de Grandier, nous avons découvert la photo d’une certaine « Hinge » dont les traits semblent correspondre à ceux de la victime. Mais c’est sans doute un de ces noms d’emprunt qu’on leur colle. Les photos sont assez éprouvantes, monsieur le ministre.
Il tendit deux photos au ministre qui les observa, fit une grimace de dégoût et les rendit au directeur de la DPJ10. Ce dernier les remit dans le dossier et poursuivit :
— Nous avons discrètement prévenu les ambassades de Suède, de Norvège et de…
— Mais tout cela va devenir une affaire internationale.
— Qu’on le veuille ou non, monsieur le ministre, c’est déjà une affaire internationale. Voilà pourquoi je vous disais qu’il serait très difficile de tenir l’enquête hors d’atteinte des médias. D’ailleurs, en Alsace, la découverte des cadavres des trois jeunes filles fait déjà la une des quotidiens régionaux. Ceux de Paris suivront ce soir.
Un long silence plana sur la salle lambrissée. Le ministre, visiblement agacé, tapait du doigt sur le dossier rouge fermé devant lui. Il se tourna vers le colonel Renaud de Puiseux, de la DCRG11.
— Mon cher de Puiseux, on pourra dire que votre mystérieux informateur nous aura mis dans une fâcheuse situation.
— Monsieur le ministre, l’homme n’a fait que nous transmettre les dossiers d’un journaliste disparu il y a quelques semaines dans des circonstances étranges.
— Un journaliste en plus. Vous verrez qu’ils diront tous qu’il a été assassiné.
Le chef d’état-major de la Gendarmerie nationale toussota et, sur un signe de tête du ministre, prit la parole :
— Nous ne pouvons, à cette étape-ci de l’enquête, affirmer hors de tout doute que Michel Grandier, le journaliste, a été assassiné. Une chose est certaine, nos collègues de l’IGS12 ont déjà interrogé les deux gendarmes qui ont rédigé le rapport. Le plus jeune a craqué et affirmé avoir subi des pressions de la part d’un officier supérieur pour conclure à une mort accidentelle. L’officier en question est présentement recherché. Il a disparu. Il pourrait, selon certaines informations, être passé en Corse ou à l’étranger.
Le ministre fit de nouveau la grimace. Il emplit son verre d’eau minérale, sortit un minuscule cachet d’un boîtier doré et l’avala en fermant les yeux. Il se tourna vers l’inspecteur-chef de la DST13.
— Et vous, mon cher Landreville, vous avez aussi de mauvaises nouvelles ?
— Pas vraiment, monsieur le ministre. Les photos des principaux suspects…
Il fouilla un instant dans les feuillets de son dossier.
— … Henri-Louis Vaquerre, Hans Lafargue, Angel Bocasse et Paola Manfredi, ont été transmises à tous les aéroports et à tous les postes frontière. Jusqu’à maintenant, les recherches n’ont rien donné.
— Ils seraient donc en France.
— Pas nécessairement. Ils peuvent avoir filé avant la mise en place de notre dispositif ou avoir utilisé de faux papiers. D’autant plus que dans les aéroports, depuis le 11 septembre, on cherche surtout à repérer les islamistes. Nous gardons aussi sous surveillance leur repaire de Fontecreuze. Quoiqu’il soit difficile de passer inaperçu dans un tel bled. Au dernier rapport, reçu ce matin, seules trois personnes semblent séjourner dans les lieux : l’épouse Vaquerre, un jeune homme blond non identifié et un ancien professeur d’histoire et de photographie d’un lycée de Colmar. L’homme d’une cinquantaine d’années, Jean Hurteau, aurait perdu son emploi il y a deux ans à la suite de plaintes pour attouchements sur des jeunes filles mineures. Une unité de la PJ attend nos conclusions pour investir les lieux.
— Discrètement, Landreville. Discrètement.
— Bien sûr, monsieur le ministre.
— Quelqu’un d’autre a de mauvaises nouvelles ?
Un homme en complet sombre fit un léger signe de la main. Le ministre acquiesça.
— Pendant qu’on y est, aussi bien boire le calice jusqu’à la lie. Allez-y, Roger.
— Le service d’enquête du ministère des Finances n’a pas réussi à établir de manière formelle les liens entre les Chevaliers de l’Ordre pourpre du Temple et le Parti National. Mais nos inspecteurs ont travaillé tout le week-end et ils ont mis au jour plusieurs combines pour le moins douteuses, monsieur le ministre.
— Comme quoi ?
— L’Ordre a versé à plusieurs reprises des contributions généreuses au PN. Je dirais même très généreuses, monsieur le ministre. Plus d’un million à plusieurs sections régionales du sud et de l’est de la France.
— En francs ?
— En euros, monsieur.
— Merde !
— Ils ont aussi fourni des contributions à la caisse électorale de divers candidats.
— Tous du PN ?
— Surtout, monsieur le ministre.
Il y eut un silence. Puis l’homme du ministère des Finances poursuivit :
— Nous avons pu établir que certains députés et membres du PN font partie de l’Ordre, mais nous cherchons toujours la liste officielle des adhérents de la secte. Pour l’instant, nous ne disposons que de celle qui figurait dans les dossiers de Grandier. En plus des députés, elle comprend un évêque auxiliaire, deux préfets, une sommité de l’information télévisuelle, un chanteur rock connu et certains membres du corps diplomatique d’au moins trois pays, dont la Russie.
Le ministre poussa un soupir désespéré. L’homme du ministère des Finances regarda les autres avant d’enchaîner :
— Nous avons pu également établir que plusieurs sommes importantes provenant de Russie, d’un organisme appelé les Chevaliers de Saint-Georges, ont été versées sur divers comptes bancaires de l’Ordre. Les recherches de ce côté se poursuivent. Nos collègues russes nous affirment qu’ils surveillent cet organisme depuis plusieurs mois. Ils sont convaincus que ce groupe d’extrême droite, voué officiellement aux œuvres caritatives, n’est qu’une façade de la mafia russe et qu’il contrôle en sous-main environ 40 % des réseaux de prostitution et des sites Internet pornographiques du pays.
Le ministre frappa du poing sur la table.
— Assez, messieurs ! Assez ! La coupe est pleine. Vous voyez les titres si la vérité éclate ? Une bombe ! Oui, une bombe ! Des cadavres de jeunes filles violées, un journaliste assassiné, des officiers de gendarmerie corrompus, une secte qui navigue dans la pornographie et la pédophilie et qui fournit largement aux caisses occultes de certains partis politiques et maintenant, la mafia russe. Et pourquoi pas Ben Laden tant qu’on y est ? Il ne manque que lui dans votre portrait de famille pour compléter l’horreur et nous mettre toute la planète sur le dos. On a déjà des députés, des maires, des préfets, un évêque et des membres du corps diplomatique…
— Et un raton laveur.
— Qu’est-ce que vous dites, de Puiseux ?
— Rien, monsieur le ministre, une simple réflexion.
Personne ne souriait autour de la table sauf la secrétaire qui tentait de noter les diverses interventions des participants.
— Et vous, mademoiselle Vinergue, cessez de tout prendre en note. Un résumé suffira.
Le ministre dont le teint tirait maintenant sur le rouge brique prit un nouveau cachet et une gorgée d’eau avant de reprendre la parole sur un ton qu’il voulait plus calme :
— Si cette bombe éclate, messieurs, tout le monde sera éclaboussé, peu importe l’allégeance politique. Vous voyez d’ici les manchettes du Journal de 20 heures ? L’horreur, messieurs ! Et tout cela à moins d’un an des élections présidentielles. Un désastre, un cataclysme…
Il reprit son souffle.
— Les liens entre l’Ordre et le PN, s’ils s’avéraient fondés, pourraient bien sûr aider notre parti mais, de toute manière, on criera au coup monté. De plus, le scandale débordera sur tous les partis et de nombreuses personnalités de tous les milieux seront éclaboussées. Non, messieurs. Il faut scinder cette affaire. La scinder en trois. L’histoire des jeunes filles disparues et tuées sera traitée comme un fait divers, le crime d’un désaxé, et j’espère sincèrement qu’on n’en déterrera pas d’autres. L’enquête sur les agissements des policiers lors de la mort du journaliste relève des affaires internes de la gendarmerie et, à la rigueur, de l’IGS. Quant aux liens entre cette secte et le PN, voilà le plus délicat. On doit absolument, je dis bien « absolument », tenir cette affaire ou cette hypothèse hors d’atteinte de tous les médias. Landreville et vous, de Puiseux, je vous charge de former une cellule de crise qui gérera discrètement cet aspect. Et soyez prudents, bon Dieu ! Le silence total et aucun lien avec les autres affaires. Vous me tiendrez personnellement informé. Car enfin, une bonne part de tout cela ne repose que sur le témoignage d’une seule personne. Comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Constance Meyer, monsieur le ministre.
— Juive ?
— Non. Canadienne.
— Mais ce sont les Nations Unies, bordel de merde ! Et droguée en plus… Ça nous fera un beau témoin.
Quelqu’un frappa discrètement à la porte. Un homme jeune et bien mis entra, s’excusa auprès du ministre et se pencha vers Renaud de Puiseux, à qui il tendit un feuillet. Pendant quelques instants, il chuchota à son oreille. Plus l’homme parlait, plus les traits du colonel de Puiseux se tiraient. Les autres se taisaient. À la fin, le colonel se leva.
— Monsieur le ministre, messieurs, on vient de m’informer que des hommes cagoulés ont pénétré dans la clinique d’Uriage où notre témoin était en traitement. Selon les premières informations, un infirmier a été tué et le docteur Maud Olivieri a été atteinte de deux projectiles. Elle vient d’être transférée dans un hôpital de Grenoble. Son état est jugé critique.
Il laissa planer un moment de silence, inspira profondément et poursuivit :
— Pour l’instant, nos agents n’ont trouvé aucune trace ni de notre témoin, mademoiselle Constance Meyer, ni de mon informateur Châtillon, ni de la jeune femme qui l’accompagnait. Veuillez m’excuser, messieurs.