Un tueur au 36


Que du beau linge ! Ce 18 décembre 2013, on se presse dans les salons de Beauvau. Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, reçoit la fine fleur présente et passée de la police. La raison ? Christian Lothion fait ses adieux à la police. Dans quelques heures, le directeur central de la police judiciaire prend sa retraite. À 61 ans, sa carrière n’est pour autant pas terminée : il va pantoufler à l’Association française des banques. Je suis au nombre des invités, même si je ne suis pas le bienvenu. Depuis quelques jours, je suis directeur de la police judiciaire à la préfecture de Paris, le nouveau patron du 36 quai des Orfèvres. Je succède ainsi à Christian Flaesch, qui vient d’être viré par Valls pour « faute déontologique ».

Flaesch est lui-même présent ce soir-là au « pot » de départ de son ami Lothion. Tout comme un bataillon d’anciens hauts fonctionnaires avec lesquels le futur retraité a travaillé avant l’alternance de 2012, au premier rang desquels figurent ses amis, Frédéric Péchenard, l’ancien directeur général de la police nationale, et Bernard Squarcini, l’ex-directeur général du renseignement intérieur. Tout comme le sénateur de Paris (Les Républicains) Pierre Charon. Il ne manque plus que leur chef commun : Nicolas Sarkozy. C’est assez surréaliste de voir ces personnalités aller et venir à Beauvau comme s’ils étaient chez eux. Notre hôte semble s’en accommoder.

Pourtant, dans son discours d’adieu, Lothion remercie à peine Manuel Valls. En revanche, il tresse des lauriers à Péchenard et à son équipe. Durant le pince-fesses, tous m’ignorent. Hormis une certaine Laurence Bastien, secrétaire administrative très proche de Péchenard et… grande amie de Philippe Lemaître, mon futur accusateur. Je me suis souvent demandé pourquoi cette femme s’était crue obligée de venir me saluer. Peut-être parce qu’elle avait travaillé à l’état-major de la direction de la PJ dont j’avais été le chef de 1994 à 1997 ? À moins que ce ne soit parce qu’elle était devenue – à mon étonnement – une des fréquentations de ma femme, grâce à l’entregent d’une copine commune, par ailleurs militante des Républicains… Toujours est-il que je ne peux pas oublier son visage ce soir-là, qui dissimulait mal un malaise. Celui qu’on présente lorsqu’on s’adresse à un malade qu’on sait condamné… J’aurais dû me méfier.

Pour son départ, Lothion a également invité une poignée de journalistes. L’un d’eux écrira dans Le Monde à propos de la sauterie : « Une figure de la police et ami de Christian Flaesch avait murmuré à d’autres commissaires étiquetés sarkozystes : “Bernard Petit, de toute façon, on lui fera la peau.” » Oui, j’aurais dû me méfier…

 

Quelques semaines plus tôt, lors de ma prise de fonction au 36, le préfet de Paris m’accueille. Bernard Boucault sait que je n’étais pas candidat à la succession de Christian Flaesch, mais que c’est Manuel Valls qui a voulu qu’il en soit ainsi. Au détour d’une phrase, je comprends d’abord qu’il se méprend en me considérant comme un spécialiste des affaires financières. Puis il me glisse : « Je n’étais pas favorable au remplacement de votre prédécesseur… » Il y a mieux comme mots d’accueil…

J’avais ensuite rencontré François Molins. Prudent et courtois comme souvent, le procureur de la République de Paris n’émet aucun commentaire sur ma nomination. Simplement, il lâche entre deux phrases, au sujet de l’affaire Flaesch : « Dès lors que c’était transcrit, c’était prévisible que ça sortirait… » Une allusion à la retranscription réalisée, à la demande expresse du juge d’instruction chargé de l’enquête, par les fonctionnaires de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, de conversations au cours desquelles Christian Flaesch donnait des conseils à Brice Hortefeux, ancien ministre de l’Intérieur, avant son audition par un juge d’instruction. En fait, une fois ce document établi et transmis au juge mandant, celui-ci avait pris la décision de l’adresser officiellement au parquet, ce qui devait aboutir à une « mise en garde » du parquet général.

Malgré la volonté de confidentialité qui entourait ces faits, le journal Le Monde finissait par les dévoiler. Comment les journalistes ont-ils été informés de la convocation et de la mise en garde adressée par le procureur général au directeur de la PJ parisienne ? Nul le sait.

Le tout allait provoquer l’ire du ministre de l’Intérieur et le limogeage de mon prédécesseur.

 

Une autre rencontre « protocolaire » me laisse un petit goût amer : celle avec le procureur général François Falletti. Il me reçoit dans son grand bureau en présence de sa femme – qui l’assiste en permanence du fait de sa cécité – et d’un autre haut magistrat. L’accueil est assurément courtois et sans ressentiment particulier envers moi. Mais lui aussi me lance : « Je n’étais pas pour le remplacement de Flaesch… » La lecture de certains courriels restés dans la corbeille de l’ordinateur de mon bureau me confirme que tout un monde judiciaire condamne l’éviction de mon prédécesseur. Je lis notamment celui d’un ponte qui ne s’embarrasse pas de subtilité : « Personne n’est dupe… », écrit-il.

 

Me voilà décidément le bienvenu : instigateur d’un complot destiné à devenir le patron du 36. Diantre !

Dois-je redire que je n’ai pas apprécié la brutalité avec laquelle mon prédécesseur a été débarqué ? Même lorsqu’on est ministre, on n’a pas le droit d’annoncer à un homme qu’il est viré par radio interposée. Dois-je répéter que je n’ai jamais ordonné la moindre écoute téléphonique sur Brice Hortefeux ? Je n’ai moi-même jamais écouté les interceptions qui ont été effectuées, ni aucune autre du reste. Je me suis contenté, comme c’est l’usage, d’un rapport verbal et succinct de la cheffe de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, et uniquement quand celle-ci l’a estimé nécessaire. Et lorsque cela a été le cas, j’en ai aussitôt rendu compte à mon supérieur hiérarchique : Christian Lothion. Mais tout cela n’a pas empêché certains de suggérer que c’était moi qui avais tout organisé.

 

J’effectue ainsi mes premiers pas au 36, auréolé d’une réputation de tueur. À peine installé, un des responsables de la gestion de la PJ me demande un rendez-vous pour une affaire personnelle. Je le reçois comme à mon habitude de façon décontractée, autour d’un café. L’homme que je connais peu me paraît posé et sympathique. Je découvre un fonctionnaire compétent mais qui ne s’est jamais fait à la PJ et peut-être même pas à la préfecture de police de Paris, dont il n’est pas issu. Je compatis. Il s’inquiète de sa future mutation. Je suis surpris qu’il ne le sache pas encore : elle a été acceptée depuis quelques jours. Il s’en trouve ravi. Et moi pour lui, bien que je n’en sois aucunement responsable.

Au moment de sortir de mon bureau, il paraît hésiter. Je l’interroge :

« Vous avez changé d’avis ?

– Non, pas du tout, monsieur le directeur…

– Vous avez oublié quelque chose ?

– Non, monsieur le directeur. Je voulais simplement vous prévenir. Attention à vos dépenses. À la préfecture, quelqu’un suit de près vos débits de carte bleue et les commente à haute voix.

– Mais qui bon sang ? Et pourquoi ?

– Je ne peux pas vous dire. Simplement, faites attention… »

Je lui réponds du tac au tac que je n’ai absolument rien à cacher, comme si j’étais déjà sur la défensive. Mes dépenses professionnelles sont effectuées grâce à une carte de crédit spécialement dédiée. Toutes peuvent être épluchées. Contrairement à d’autres, je ne possède pas de caisse secrète et je ne dispose d’aucuns fonds spéciaux. L’homme me sourit tristement avant de prendre congé.

 

Quelques semaines plus tard, un nouvel avertissement m’est adressé. Lors d’une de nos multiples réunions destinées à faire le point sur les enquêtes en cours, le procureur de Paris m’interroge sur le dossier Aristophil. Cette société, fondée en 1990, est spécialisée dans l’expertise et le commerce de lettres autographes et de manuscrits originaux du patrimoine écrit. Elle vend notamment des parts dans la possession de ces documents. Son succès est tel qu’elle ouvre des filiales en Belgique, en Suisse, en Autriche et même à Hong Kong. Parallèlement à cette activité, son fondateur, Gérard Lhéritier1, crée en 2004, à Paris, le Musée des lettres et des manuscrits. Six cents mètres carrés situés boulevard Saint-Germain, au cœur du Paris intellectuel. Les plus hautes autorités de l’État visitent ce lieu, dont le parrain n’est autre que Patrick Poivre d’Arvor, et l’un des principaux partenaires financiers, la Société générale.

Des milliers d’épargnants placent ainsi leur argent dans ce qui est présenté comme un bon investissement, en achetant en pleine propriété ou en indivision des documents rares. Pourtant, courant 2014, une enquête est ouverte sur les agissements de cette société. Elle est confiée à la brigade de répression de la délinquance économique de la police judiciaire.

En m’interrogeant, François Molins veut savoir si cette enquête s’oriente vers une arnaque à la Madoff, une sorte de « pyramide de Ponzi » des belles lettres. Autrement dit : les achats des uns servent-ils à financer les intérêts et le remboursement des autres ?

Je lui réponds benoîtement n’en rien savoir. Les investigations en cours, perquisitions et autres saisies d’éléments comptables pourront sans doute nous éclairer. Molins me presse alors d’accélérer l’enquête. Mon sous-directeur aux affaires économiques et financières en a la responsabilité. Je laisse donc Gilles Aubry manœuvrer.

Un matin, il vient me trouver. D’ordinaire souriant, il présente un visage inhabituel :

« Que se passe-t-il, Gilles ?

– Tu as déjà été au musée du livre ?

– Non, je ne sais même pas où c’est. Pourquoi me demandes-tu ça ?

– Tu connais le patron d’Aristophil ?

– Ni lui ni aucun de ses employés. Où veux-tu en venir ? »

Embarrassé, Gilles Aubry m’explique que, lors d’une perquisition, ses hommes ont découvert un mot signé de ma main dans le livre d’or de l’établissement. Il fait peu de doute dans mon esprit qu’il s’agit d’un acte malveillant. Je comprends aussi que, s’il m’en parle, c’est que tôt ou tard cette information sera dans la procédure et peut-être d’ici peu dans la presse. J’imagine déjà avec angoisse le titre de l’article du Canard enchaîné !

« Mais Gilles, dans ton musée, il y a bien des caméras de surveillance ? »

 

Gilles Aubry est un pro, il a déjà fait bloquer les bandes enregistrées. Dans les quarante-huit heures qui suivent, il m’informe par téléphone qu’on a trouvé « le coupable », un commandant de police de sa sous-direction. Celui-ci reconnaît avoir écrit le mot et signé sous mon nom. J’exige qu’un rapport me soit adressé par la voie hiérarchique.

Le document que je reçois comprend plusieurs pages très bien écrites. L’essentiel est consacré à décrire la situation et l’attitude d’un représentant du parquet venu sur place, lequel se serait montré bougon et peu enthousiaste quant à sa participation à l’opération. Seul, le dernier feuillet aborde l’écriture en catimini et sous mon nom du fameux mot dans le livre d’or. On croit comprendre que le commandant s’est laissé aller à écrire un mot supposé humoristique pour tromper le temps.

Je n’en reviens pas. Je veux rencontrer ce fonctionnaire qui s’amuse à écrire en mon nom. Quand il se présente à moi, accompagné de ses supérieurs, je constate que c’est un vieux soldat, le regard fuyant, qui n’arrive pas à me donner une explication cohérente. J’en parle au procureur de Paris. François Molins prend le temps de lire le rapport du fonctionnaire de police que je lui tends. Il s’attarde sur les passages concernant l’attitude de son collaborateur mais ne me semble pas prêter attention au feuillet me concernant… Affaire classée.

 

Une autre affaire de « belles lettres » me confirme que la police judiciaire de la préfecture de Paris est un sacré panier de crabes… remplis de drôles de requins ! À mon arrivée au 36, je découvre que, outre l’activité judiciaire et administrative proprement dite, j’ai la responsabilité de bien d’autres tâches « annexes ». Dont la présidence d’un prix littéraire, le fameux prix du Quai des Orfèvres qui consacre chaque année le meilleur roman policier publié aux éditions Fayard. Cela pourrait sembler anecdotique et, pourtant, le prix est symboliquement très important dans la police.

Les deux ouvriers de ce spectacle, François Jaspard, un de mes prédécesseurs, et Jacques Mazelle, un ancien de chez Fayard, se présentent à moi pour m’expliquer mon rôle. À mots couverts, ils me mettent en garde contre les saillies du sénateur Charon, seul homme politique à faire partie du jury. Je comprends confusément qu’une fronde couve lorsque j’apprends incidemment que certains membres discutent pour permettre à mon prédécesseur, Christian Flaesch, de se maintenir en qualité de président du jury, tâche statutairement dévolue en principe au directeur de la PJ en exercice.

La consultation de la liste des membres du jury2 me fait craindre des difficultés à venir. Elle comprend beaucoup de policiers sympathisants de Nicolas Sarkozy, des membres de « la firme », comme certains journalistes les dénomment.

Le premier déjeuner réunissant tous les membres du jury confirme mes craintes lorsque j’entends Frédéric Péchenard affirmer haut et fort : « Il ne manque plus que Bernard pour être en famille. » Comprendre Bernard Squarcini, évidemment.

Comme lors du pot de départ de Lothion à Beauvau, ces « grands flics », ou supposés tels, semblent si certains du retour de Nicolas Sarkozy aux affaires – et du leur par la même occasion –, qu’ils font comme s’ils étaient partout chez eux.

Comme si tout cela n’y suffisait pas, un autre événement complique encore la situation. Le sénateur Charon a tenu publiquement des propos très critiques à l’égard du préfet de police. Celui-ci ne veut plus le croiser. Il me demande même de regarder si on peut exclure ce parlementaire du jury. La chose est toutefois impossible pour des raisons évidentes de règlement…

Charon était quant à lui sur la ligne : je suis un élu de l’opposition et j’ai le droit de m’exprimer. Il n’a pas tort. Boucault de son côté est prêt à entendre des critiques mais pas des attaques ad hominem… Les choses s’enveniment à un point tel que le préfet n’écarte pas l’idée que la préfecture puisse ne plus s’associer audit prix.

Je parviens non sans mal à obtenir un cessez-le-feu. Il est de courte durée. Deux affaires retentissantes vont mettre à mal l’image du 36 et écorner celle de ses responsables, dont je suis.

 

Dans la nuit du 22 au 23 avril 2014, une jeune Canadienne de 34 ans accuse des fonctionnaires de la fameuse Brigade de recherche et d’intervention de l’avoir violée dans les locaux de cette unité3. J’ignore encore tout de ces faits quand le préfet de police, Bernard Boucault, me téléphone au petit matin. Il est en rogne. Au même moment, le directeur adjoint, Jean-Jacques Herlem, cherche à me joindre. J’en informe le préfet qui interrompt brutalement la conversation et me demande de le rappeler dès que j’en aurai fini avec mon adjoint. Herlem me raconte alors brièvement les faits et les premières mesures qu’il a prises. Je crois comprendre qu’il a essayé de calmer le jeu. Fort de son expérience – bien réelle –, il a considéré que la soirée en question devait amener à une certaine prudence et qu’il fallait un peu de temps pour comprendre ce qui s’était vraiment passé. Il n’a pas tort mais tout en l’écoutant, je constate combien sa capacité d’étonnement est émoussée par des années passées au même poste. Et combien la tradition du grand chef défendant bec et ongles sa boutique est fortement ancrée dans les esprits du 36.

À peine en ai-je terminé avec mon adjoint que le préfet de police revient à la charge. Il est toujours aussi irrité. Ma position est assez simple : je n’ai pas grand-chose à dire sur les faits. À ce stade, je ne maîtrise que ce qu’a bien voulu m’en dire mon adjoint. La justice est saisie, il faut donc laisser faire l’enquête et attendre les premières auditions. D’un point de vue administratif, la situation me paraît limpide : les hommes de la BRI ne peuvent en aucun cas faire monter dans nos locaux une inconnue…

La matinée qui suit est éprouvante. Je tente de faire la lumière sur ce qui s’est passé cette nuit-là au quatrième étage, dans les locaux de la brigade. Plusieurs hauts fonctionnaires n’hésitent pas à m’appeler pour me faire part de leur point de vue : je ne devrais pas enfoncer des fonctionnaires qui sont prêts à donner leur vie en intervention. Certains journalistes influents écrivent, pour les excuser, que les antigangs débordent de testostérone et que les soirées de la PJ ont toujours été de tout temps hors norme. Sous le sceau de la confidence, certains d’entre eux me rapportent mille anecdotes sur ces fêtes, leurs débordements et leurs beuveries, dont certaines, devenues légendaires, se terminaient même par des coups de feu tirés en l’air !

Les uns et les autres insistent aussi pour me dire que bien des dames ont fréquenté ces lieux.

Peu m’importe : ces faits restent pour moi inacceptables.

Le préfet de police lui est très radical : il envisage de virer immédiatement le chef de la BRI et son adjoint. Je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de son point de vue ou s’il relaie une demande du ministre. Je m’oppose farouchement au limogeage de ces deux chefs. Christophe Molmy vient tout juste d’être nommé à son poste et on ne peut sincèrement pas l’accuser d’avoir été laxiste avec sa brigade. Quant à son adjoint, le valeureux Georges Salinas, il n’est également en rien responsable des agissements personnels des mis en cause. L’homme est une valeur sûre de la PJ, comme sa conduite le confirmera durant les attentats de janvier 2015. On ne peut pas sacrifier ainsi des hommes sur l’autel de la communication politique !

Leur sort se joue lors d’une réunion dans le bureau du préfet. À dessein, je demande à Molmy et à Salinas de m’accompagner. Je sais qu’il est plus dur de couper la tête de quelqu’un lorsqu’il vous fait face. Les deux policiers ont bien compris l’enjeu. Chacun s’explique autour de la grande table ovale de la préfecture. En sortant, j’ai le sentiment d’avoir sauvé leur tête, mais la décision prendra la journée. J’en conclus qu’il faut obtenir l’aval du cabinet du ministre…

Le préfet me demande alors d’aller m’expliquer sur une radio. Je comprends que la demande vient de Beauvau et que je vais devoir prendre mes patins ! Je choisis Europe 1 où je dis ce que j’ai à dire, sans langue de bois. Pour moi, les fonctionnaires fautifs n’ont plus leur place dans leur unité, même si je sais que leur travail est toute leur vie et que je ne doute pas un instant qu’ils se sacrifieraient pour la défense de nos concitoyens. On ne peut bien sûr pas faire abstraction de la victime.

Plus tard, le préfet me lâchera : « Il faut tenir vos hommes ! » La remarque me blesse. Elle est particulièrement injuste. J’ai conscience que cette affaire m’affaiblit.

 

L’ambiance est désormais gravement plombée au 36. Ce sanctuaire de la PJ parisienne est devenu pour la première fois un lieu de crime.

C’est dans ce contexte qu’intervient une seconde affaire, tout aussi désagréable, rocambolesque et préjudiciable. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 2014, cinquante-deux kilos de cocaïne sont volés dans la salle des scellés de la Brigade des stups.

L’enquête établit rapidement qu’un enquêteur de cette brigade, le brigadier Jonathan Guyot, est à l’origine du vol4. Il est formellement reconnu par la policière qui était de garde. Celle-ci précise même qu’il a quitté les lieux avec des sacs bourrés de drogue… Ce qui encore aujourd’hui me laisse perplexe : on peut donc quitter des locaux de police avec « des sacs bourrés de drogue » sans que ces faits soient aussitôt l’objet d’un signalement ? À croire que plus personne ne s’étonne plus de rien.

Quelques jours plus tard, le 2 août 2014, le suspect est interpellé à Perpignan, sa ville d’origine. Dans son sac à dos, les enquêteurs mettent la main sur 16 020 euros en petites coupures et des notes griffonnées qui ressemblent à une comptabilité occulte. Il dispose également du code du coffre dans lequel se trouvait la clé du local à scellés… Pire, l’analyse de ses comptes bancaires et de ses projets immobiliers depuis 2013 révèle un « fonctionnement atypique » qui ne peut résulter « que du blanchiment régulier des sommes issues de la vente du cannabis », selon les mots du juge Gervillié en charge de l’enquête.

Le jour où le vol a été découvert, mais je n’en avais pas encore été avisé, j’ai rendez-vous avec le chef de la Brigade des stupéfiants et son adjoint, non pas en raison de leurs responsabilités à la tête de leur brigade mais en leur qualité de représentants syndicaux. Ces deux fonctionnaires figurent en effet parmi les dirigeants du Syndicat indépendant des commissaires de police. Je les reçois autour d’un café. À leur expression, je me doute rapidement que quelque chose ne va pas. Pensant qu’il s’agit d’un point de gestion posant problème, je les invite à se détendre. Mais ils me déclarent subitement qu’ils ne sont plus là à titre syndical. Et ils m’annoncent la découverte du vol des scellés de cocaïne…

Au début, j’avoue que j’ai du mal à y croire. Je pense qu’il doit s’agir d’une erreur. Je leur demande s’ils ont bien tout vérifié, s’ils ont cherché partout. La came ne peut-elle avoir été déplacée temporairement dans un autre lieu ? Ou déposée au greffe ? Thierry Huguet et Jean-Paul Mégret m’expliquent alors que la cocaïne était bien entreposée dans le local à scellés et qu’il s’agit certainement d’un vol. Ils m’assurent avoir fouillé partout jusque dans les locaux contigus de la BRI. Connaissant les tensions qui existent au sein des Stups, je leur demande s’il ne peut pas s’agir d’un règlement de comptes interne. Ils me répondent alors avoir fait vérifier tous les endroits possibles, y compris la cheminée de leur bureau…

Même si je ne me fais guère d’illusions, je leur accorde cependant encore une heure pour tout revérifier avant d’aviser officiellement le procureur de Paris de la disparition des scellés.

Le temps écoulé, Thierry Huguet me confirme, lors d’un bref et laconique échange téléphonique, que la drogue reste introuvable. J’avertis alors François Molins, le procureur de Paris, qui m’annonce saisir aussitôt l’IGPN. J’avise ensuite le préfet de police, Bernard Boucault, qui me fait part de son intention de se rendre sans délai au 36. Je l’attends devant l’entrée. Il arrive à pied, seul, le visage fermé. En traversant la cour intérieure, il me demande si ce ne peut pas être le fait d’un autre service… Je n’en reviens pas : qui peut lui distiller pareille connerie ?

Quand le préjudice est connu, Beauvau songe à dissoudre purement et simplement la Brigade des stupéfiants. Quand le préfet évoque cette possibilité, je m’y oppose fermement : les agissements individuels d’un ou plusieurs malfaisants ne doivent pas aboutir à remettre en cause un service d’État. De son côté, le chef de la Brigade des stups est convaincu que je vais profiter des circonstances pour lui couper la tête… Étrange préoccupation en pareilles circonstances…

 

Ces affaires inédites au 36 m’ont incontestablement fragilisé. Je suis devenu une cible vulnérable. Surtout pendant cette période pré-électorale. C’est le moment que choisit l’hebdomadaire Valeurs actuelles, qui soutient alors ouvertement Nicolas Sarkozy, pour m’accuser de faire partie d’un cabinet noir.

Tout cela prête à sourire : il y a toujours eu des cabinets noirs et il n’y en a jamais eu… ! Dans la course folle à la magistrature suprême, qui peut croire que les états-majors et les cellules de communication de tous les candidats ne sont pas à l’affût d’une erreur, d’une rumeur, d’une plainte, d’une enquête, de disputes, de faiblesses, qu’ils s’empressent de relayer ou d’amplifier, dès lors qu’ils estiment que cela pourrait nuire aux concurrents et profiter à leur candidat ? Qui peut croire que les affaires DSK ou Fillon n’ont pas été du pain béni pour leurs opposants ? Mais de là à parler d’un cabinet noir comme aux heures les plus sombres de la République, il ne faut pas exagérer.

L’hebdomadaire, situé à la droite de la droite, ne fait pas dans la dentelle et me désigne comme « le responsable police » de cette cellule clandestine. Je suis scandalisé et j’en obtiendrai réparation en justice.

 

Dans l’espoir d’éviter de nouvelles et ridicules attaques qui affaiblissent l’institution autant que moi-même, je décide de passer à l’offensive… en invitant le préfet Frédéric Péchenard à déjeuner. Nous convenons ainsi de nous retrouver à l’Auberge bressane avenue de La-Motte-Piquet à Paris. À l’heure dite, l’ex-directeur général de la police, élégamment vêtu, arrive en scooter.

Ce repas peut être l’occasion de nous expliquer. Je reviens d’abord sur le départ de Flaesch et les circonstances de ma nomination. Il m’écoute sans réaction particulière. Je lui demande ensuite si ce qu’on me dit de façon répétée est vrai. À savoir : l’existence d’une « black-list » où je figurerais au premier chef et qui comprendrait une dizaine de noms de flics à éliminer immédiatement dès le retour de la droite en 2017. L’ex-grand flic réfute et se contente de me répondre qu’après une alternance politique il n’est pas anormal de changer les personnes…

Je l’interroge également sur l’existence d’une sorte d’enquête qui aurait été menée sur ma famille et notre patrimoine. Il dit tout ignorer de ce dont je parle…

Et sur sa responsabilité dans la publication de l’article diffamatoire de Valeurs actuelles. Il m’assure y être étranger. Peut-être… mais je continue de penser que si ce n’est lui, ce sont peut-être ses proches.

Sur tous ces points, je reste donc sur ma faim. Même si j’ai parfaitement en mémoire le détail de tout ce qui m’a été rapporté, je ne crois pas utile de pousser plus loin mes demandes.

J’aborde alors un sujet, cette fois cher au préfet de police. Il lui est en effet revenu que l’ancien flic, bien que désormais directeur général du mouvement Les Républicains et élu du Conseil de Paris, continuait d’aller et venir au 36. D’entrée, je lui dis qu’il n’est pas question pour moi de lui signifier une interdiction d’accès, mais que, d’un autre côté, il ne peut pas – en sa nouvelle qualité de responsable politique – venir dans les services du 36 sans m’en avertir. Mon interlocuteur m’explique alors doctement qu’il a passé une grande partie de sa vie dans ces lieux, qu’il est membre de l’Amicale des anciens de la Crim’ et que c’est à ce titre qu’il lui arrive de se rendre quai des Orfèvres…

J’insiste encore : « Lorsque tu étais à ma place, aurais-tu apprécié qu’un de tes prédécesseurs agisse comme tu le fais ? Aurais-tu aimé qu’un député de gauche effectue, à sa guise, des descentes au 36, sans en référer au directeur ? » En guise de réponse, le préfet, devenu numéro deux des Républicains, se contente d’un sourire.


1.

Le 4 mars 2015, Gérard Lhéritier a été mis en examen pour « pratiques commerciales trompeuses, escroquerie en bande organisée, blanchiment, abus de confiance, abus de biens sociaux, et présentation de comptes infidèles ». L’instruction est toujours en cours.

2.

Le jury du prix comprend au total vingt-deux personnes. Il est composé de hauts magistrats, de policiers, des anciens directeurs du 36, d’avocats et de journalistes. Le président d’honneur et le président du jury sont respectivement le préfet de police de Paris et le directeur de la police judiciaire en exercice.

3.

Le 28 septembre 2017, la cour d’appel de Paris a ordonné le renvoi de deux policiers de la BRI devant la cour d’assises de Paris pour qu’ils soient jugés de faits qualifiés de viol en réunion.

4.

Le 17 mars 2017, la 14e chambre du tribunal correctionnel de Paris a condamné ce fonctionnaire à dix ans d’emprisonnement. Ce dernier n’a pas fait appel du jugement.