Rien ne va plus


C’est la pause. En ce début d’après-midi de printemps 2014, comme chaque jour, ou presque, j’ingurgite prestement, en compagnie de collègues aussi pressés que moi, un sandwich dans un des bistrots des quais de Seine. Tout juste de retour à mon bureau du 36 quai des Orfèvres, quelques litres supplémentaires de café avalés, le téléphone sonne. Les ennuis commencent. C’est un ami, lui aussi policier, en poste à la centrale, place Beauvau à Paris. Sans prendre le temps de me saluer, il me lance : « Bernard, tu as lu Le Monde ? » Non je n’ai pas lu le quotidien du soir. Lorsque j’étais sous-directeur en charge de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière à Nanterre, mon bureau ne se situait qu’à quelques minutes de Paris par les transports en commun, mais j’avais parfois le sentiment d’être ravitaillé par les corbeaux. Comme coupé de l’épicentre médiatico-politique et policier. Depuis mon arrivée à la préfecture de police, la situation a changé. J’ai plus facilement accès à la presse, mais je ne peux la lire que le soir, après le travail, une fois rentré chez moi.

Donc, non, je n’ai pas lu Le Monde. « Attends, je te fais la lecture. » Les cinq premières lignes de l’article, titré « La justice sur la piste du parrain des parrains »1, me suffisent : « Deux juges et des dizaines d’enquêteurs sont à ses trousses depuis de longs mois. Pour eux, pas de doutes possibles : l’homme d’affaires corse Michel Tomi, 66 ans, à la tête d’un empire industriel en Afrique, serait le dernier “parrain des parrains” français. L’affaire inquiète jusqu’à l’Élysée, elle risque même de provoquer de forts remous dans les milieux diplomatiques, avec la mise en cause pour corruption du président malien, Ibrahim Boubacar Keita, dit IBK. »

En cinq lignes, les deux auteurs ont jeté à la poubelle des mois d’enquête. Nous l’avions pourtant menée, jusqu’alors, dans le plus grand secret2. Elle est désormais portée à la connaissance de tous. À commencer par le principal suspect.

Dès lors le téléphone ne cesse de carillonner. Les collègues, compatissant : « Bernard, tu as lu Le Monde ? » Des journalistes, questionnant : « Vous confirmez les informations du Monde ? » Je ne lis rien, je ne confirme rien, je ne dis rien et je ne veux rien savoir. Point. Bref, je suis furieux. J’imagine l’émoi des enquêteurs que j’ai laissés à Nanterre quand j’ai été nommé à la préfecture. Déjà que Tomi, que tout le monde se plaît à présenter comme « le parrain des parrains », n’était pas très bavard au téléphone, qu’il était escorté en permanence d’une bande de malabars aux aguets, qu’il était excessivement prudent, soucieux de ne pas commettre le moindre écart… Nous voilà bien… Et puis, que va penser le juge Serge Tournaire en charge de cette enquête ? Comment lui expliquer la fuite ? Personne n’a la moindre idée de son origine.

On aurait voulu réduire l’enquête à néant, on n’aurait pas fait mieux. A-t-on eu peur en haut lieu de voir impliqués des proches du président malien, notre allié dans la lutte contre le terrorisme ? A-t-on voulu faire passer un message ? Je n’en sais rien.

En revanche, ce que l’on raconte, c’est que le 22 mars 2014 – soit cinq jours avant la parution du Monde – plusieurs fonctionnaires ont été convoqués dans le bureau du ministre de l’Intérieur. Manuel Valls veut savoir où en est l’enquête sur Tomi.

Il se raconte que sitôt la réunion terminée, le ministre a traversé la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Qu’a-t-il dit au président ? Nul ne le sait. Ce que l’on peut seulement affirmer c’est que les auteurs de l’article du Monde sont également ceux qui publieront en 2016 Un président ne devrait pas dire ça3, le livre qui relate les confidences de François Hollande.

 

Mais revenons en 2013… Je suis alors sous-directeur de la police judiciaire en charge de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière dont les bureaux se situent à Nanterre. Je suis ce jour-là en compagnie du directeur central et du directeur central adjoint de la police judiciaire, ainsi qu’avec mes collègues, patrons des offices centraux, dans le bureau du ministre. Une réunion ordinaire pour faire le point sur nos priorités et nos besoins en matière de lutte contre la criminalité organisée.

Au moment de prendre congé, au vu et au su de tous, le « premier flic de France » m’interpelle : « Monsieur Petit, restez là. Il faut que je vous parle… » « Le baiser de la mort »4, quand j’y repense…

Surpris, je note la même surprise – parfois rehaussée de jalousie – dans le regard de mes petits camarades… Tous – ou presque – croient que Manuel Valls, que je connais à peine, m’a proposé ce jour-là de devenir, après le départ en retraite programmé de Christian Lothion, le futur directeur central de la police judiciaire. Il n’en est rien. Il n’en a même jamais été question. Certains de mes « amis » ont propagé cette fausse nouvelle dans le seul but de me déstabiliser, voire de me nuire. Peut-être qu’ils espéraient le poste pour eux-mêmes ? Stupide guerre des places…

En réalité, Manuel Valls me dit simplement ce jour-là : « Le préfet de police de Paris, ou son représentant, va prendre contact avec vous au sujet d’un dossier, je vous demande formellement de n’en parler à personne, pas même à votre directeur ni à son adjoint. » Je suis abasourdi. Je balbutie maladroitement que cette demande est à la fois inhabituelle et bien délicate. Mais le ministre est ferme. Tout en me reconduisant, il ajoute, énigmatique : « Petit, je ne peux pas vous en dire plus. Mais prenez bien le temps de regarder. » Et c’est tout.

Pensif, je reprends, seul, le chemin de Nanterre-Préfecture par les transports en commun. De retour à mon bureau, je n’ai pas à attendre longtemps ce fameux et énigmatique contact avec « le préfet de police ou son représentant ».

Mon téléphone sonne : « Bonjour Bernard, c’est René Bailly. » Il me laisse à peine le temps de le saluer et me glisse : « Il faut qu’on se voie. »

Je ne connais pas René Bailly personnellement, même si nos hommes ont déjà eu des échanges sur certains dossiers mais, comme c’est la coutume entre collègues, nous nous tutoyons aussitôt. « D’accord René, tu veux que je vienne à la PP ou tu veux me rejoindre ici à Nanterre ? Même tard, tu sais. » Mais l’homme discret aime que les affaires discrètes se traitent… discrètement. Une déformation professionnelle, sans doute… Il me donne rendez-vous le soir même porte Maillot, au Palais des congrès, à mi-chemin de nos bureaux respectifs. Je ne suis pas sûr de pouvoir le reconnaître. J’arrive en voiture, sans précaution particulière. Ce n’est pas le cas de René. Lui, déboule à moto. Je le sens inquiet, très attentif à notre environnement. J’apprends même qu’il porte son arme de service. Formé à la DST, ayant fait une grande partie de sa carrière aux fameux RG puis à la DCRI, Bailly incarne parfaitement le « rens’ ». La soixantaine grisonnante, un physique passe-muraille, discret, loyal, travailleur, il dirige d’une main ferme la Direction du renseignement de la préfecture de Paris. Et connaît parfaitement les affaires corses.

Tout en déambulant dans le hall, il me précise, d’emblée, que seul le préfet de police et le ministre sont au courant de notre rencontre. Puis il me parle, à grands traits, d’un dossier qu’il conduit… dans la plus grande discrétion. Y apparaît un certain Michel Tomi, qui est loin d’être un inconnu pour moi comme pour les hommes de ma sous-direction, puisque son nom est cité dans de nombreuses affaires et que nous avions déjà enquêté sur le Cercle de jeux Wagram, mais j’y reviendrai.

Richissime, Tomi est considéré comme l’empereur des jeux et casinos en Afrique de l’Ouest. Héritier d’une certaine Françafrique, il a été condamné, par le biais de sa fille, directrice du PMU au Gabon, pour avoir financé la campagne du Rassemblement pour la France de Charles Pasqua lors des élections européennes de 1999. L’intéressé avait obtenu du même Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, les autorisations administratives nécessaires pour exploiter le casino d’Annemasse, en Haute-Savoie5. Vivant entre Paris, Marseille, le Mali, le Gabon et le Maroc, le sexagénaire, qui ne se déplace qu’en fauteuil roulant, est aussi un intime de la famille Bongo. Né en Corse, il ne se rend plus que très rarement sur l’île. Ce qui concourt certainement à sa légende de deus ex machina du banditisme insulaire. Lui-même ne cache d’ailleurs pas sa proximité avec le clan Germani-Casanova, un des piliers du gang bastiais de La Brise de mer6.

Lors de notre déambulation, René Bailly me confie avoir procédé à des surveillances discrètes de Tomi et des siens. À Paris, bien sûr. Mais aussi en province, peut-être même à l’étranger, assez loin de la zone de compétence de son service. Sans qu’il me le dise explicitement, je crois comprendre que l’expérience d’un traitement parfois particulier des affaires corses par certains cadres de la police l’oblige à une certaine prudence.

Ce rendez-vous mystérieux marque le début de l’enquête baptisée « Soprano », confiée conjointement par mes soins aux Offices centraux de lutte contre la criminalité organisée et de la répression de la grande délinquance financière. J’irai, dans cette affaire, de surprise en surprise. Pour tout dire, je ne serais même pas étonné si l’on me disait que j’avais moi-même été surveillé par d’autres services de police. J’ai été obligé de prendre des précautions exceptionnelles. Sur les conseils de mes collaborateurs, j’ai même fait « dératiser » mon bureau et celui de mon adjoint immédiat, vérifiant méticuleusement qu’aucun micro espion n’y était dissimulé. Voilà pourquoi je ne serai pas surpris quand j’apprendrai, par la suite, qu’un enquêteur du Service central des courses et jeux, contribuant à l’enquête sur le cercle parisien Wagram, avait été placé sur écoute par la sécurité intérieure7.

En fait, l’enquête sur Michel Tomi fait peur. Pas seulement parce que l’homme est considéré comme le dernier grand parrain corse, mais aussi en raison de sa puissance financière et de sa proximité avec les politiques, tant en France qu’à l’étranger. Le fait qu’on lui prête également des liens avec des policiers de haut rang renforce cette crainte. Toujours est-il qu’après avoir vérifié les informations que la Direction du renseignement de la préfecture nous avait communiquées, au moment de transmettre le rapport au procureur de la République de Paris, mes chefs de service m’ont semblé renâcler. Comme intimidés par la puissance et le réseau relationnel du suspect. Aucun d’entre eux n’a vraiment été enthousiaste à l’idée de signer un quelconque document de son nom. Pour ne pas les exposer, j’ai donc paraphé moi-même le rapport8, sollicitant auprès du parquet de Paris un cadre juridique plus approprié pour mener l’enquête. Il m’a été rapporté par la suite que cette pièce m’avait « marqué au fer rouge » et exposé à l’ire de Tomi. Lequel s’est ultérieurement réjoui de mon départ du 36.

C’est une constante : les pressions ne sont jamais aussi nombreuses et les soucis multiples que lors des enquêtes financières concernant la grande criminalité corse ou corso-marseillaise. Pourtant, contrairement aux élus et aux journalistes, j’hésite toujours à employer le mot de « mafia ». Ce qui ne veut pas dire que des liens puissants n’existent pas entre bandits et élus, entre bandits et patrons, entre bandits et policiers. Mais la situation entre l’île de Beauté et la péninsule italienne me paraît différente. Certes, le banditisme corse est incontestablement le principal représentant du crime organisé en France. Mais il est constitué d’une juxtaposition de clans criminels, indépendants les uns des autres, s’alliant ou se combattant au gré de leurs intérêts, loin de la pérennité et de la structuration des organisations italiennes ou américaines. Pendant ces enquêtes, j’ai aussi confusément le sentiment d’avoir été manipulé par des « forces occultes » qui s’affrontaient en coulisses, certainement en raison d’enjeux financiers et de pouvoirs considérables.

 

Pourquoi m’a-t-on confié l’affaire Tomi ? Sans doute parce que mon service avait fait ses preuves dans l’affaire du Cercle Wagram. Cette affaire avait fait la une de la presse le 8 juin 2011. Ce jour-là, nos hommes avaient effectué une descente spectaculaire dans le cercle de jeux situé à deux pas de l’Arc de Triomphe, pour mettre fin au règne du gang bastiais de la Brise de mer. Depuis la mort du parrain Richard Casanova9 en 2008, son ancien comparse, Jean-Angelo Guazzelli10, tirait les ficelles de cet établissement, véritable vache à lait du grand banditisme insulaire. Mais, en janvier 2011, Jean-Luc Germani, bouillant beau-frère du défunt Casanova, reprend le contrôle du cercle parisien. Cela sous l’œil des hommes de René Bailly. Si bien qu’à peine ont-ils repris les commandes du cercle que les nouveaux « propriétaires » sont obligés de prendre la poudre d’escampette. Jean-Luc Germani, Frédéric Federici et Stéphane Luciani, réputés dangereux, sont en cavale. La direction du renseignement de la préfecture s’intéresse alors à Michel Tomi, suspecté de subvenir aux besoins du trio. L’homme d’affaires commence ainsi à faire l’objet de surveillance. L’étendue de ses relations et de ses affaires impressionne tout autant qu’elle intrigue.

En fait, les conditions mêmes de saisine et le déroulé chaotique de l’enquête auraient dû attirer mon attention, et déclencher une alerte dans ma tête : attention danger ! On ne conseillera jamais assez aux jeunes et futurs collègues d’être très attentifs aux chemins qui les conduisent à s’intéresser à une affaire : ils annoncent clairement les difficultés auxquelles ils vont être confrontés pendant leurs investigations et parfois bien au-delà… Il faut dire qu’avant même que l’enquête Wagram ne débute véritablement, je savais déjà que mon attitude et mes propos contrariaient certains de mes très éminents confrères. En effet, publiquement, j’avais affirmé qu’en matière de lutte contre le crime organisé et la délinquance financière, il n’y avait aucune zone de non-droit. Or, certains collègues avaient une vision très différente. Selon eux, il ne fallait surtout pas toucher aux cercles de jeux sous prétexte que ces établissements étaient de véritables mines d’or en matière de renseignement. D’autres – parfois les mêmes – défendaient aussi l’idée que, si on faisait « tomber » les voyous corses, ils seraient aussitôt remplacés par d’autres groupes de malfaiteurs sur lesquels nous disposerions de beaucoup moins d’informations. Un hiérarque policier m’a même dit un jour : « Tu seras bien avancé quand les Arabes auront remplacé les Corses et qu’on ne saura plus rien du tout. » Je suis resté sans voix, abasourdi devant pareille ineptie. Je le suis toujours.

J’étais averti. À dire vrai, je savais déjà que toucher à la Corse, c’était prendre le risque de déclencher une onde de choc. Et s’en prendre aux cercles de jeux, c’était à coup sûr déclencher une micro-guerre nucléaire. Jusque dans les rangs de la police.

L’histoire récente nous l’avait d’ailleurs collectivement appris. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’État avait décidé de confier la gestion de ces établissements – qui, à la différence des casinos, pouvaient s’implanter dans la capitale et étaient gérés par de simples associations (! ?) – à des familles méritantes corses, épaulées généralement par de valeureux policiers ayant des attaches sur l’île. Les uns et les autres avaient, dans l’ombre, rendu des services à la Libération, et la collectivité nationale payait ainsi sa dette. Dès les années soixante, une première et furieuse guerre des jeux avait éclaté. Elle a fait de nombreuses victimes. Les résistants d’hier ont cédé la place à des bandits. Les cercles, où des millions circulaient sans le moindre contrôle, constituaient déjà non seulement une activité lucrative mais aussi un lieu privilégié pour blanchir l’argent de la drogue de la French Connection.

En 1982, cette guerre franchit un nouveau seuil. Marcel Francisci, le patron du très huppé cercle Hausmann, est assassiné dans un parking. Surnommé « l’empereur des jeux », l’homme qui a commandé les Forces françaises libres en Italie est, à la fois, un honorable élu de la République et, en même temps, soupçonné d’être à la tête de l’un des gangs corso-marseillais les plus redoutés. Pour la police, à cette époque-là, comme aujourd’hui, il ne fait guère de doute que le grand banditisme contrôle les cercles de jeux. Et que ce ne sont pas que des parties de poker qui s’y jouent, mais de multiples infractions financières. Du côté des pouvoirs publics, l’incurie et la myopie ont mis très longtemps à se dissiper, à croire que certains avaient tout intérêt à laisser le business prospérer…

En ce qui concerne le Wagram, les hommes en charge de la lutte contre la criminalité organisée m’apprennent en janvier 2011 que différentes factions du grand banditisme corse – et singulièrement le gang bastiais de La Brise de mer – se disputent le contrôle du cercle de jeux. Cette unité, conduite par le commissaire divisionnaire Franck Douchy est celle qui possède alors la vue la plus complète et la plus fine sur l’état du gangstérisme français. Plus précisément, un travail de fond, mené conjointement avec les services de police judiciaire de Marseille et d’Ajaccio, lui a permis d’accomplir des progrès considérables en matière de connaissance de l’organisation du banditisme corso-marseillais. Néanmoins, et à ma demande, cette affaire va être menée de concert avec l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière. Et pour cause : il allait être question de sommes importantes, de flux financiers, de blanchiment d’argent sale et pourquoi pas de paradis fiscaux. De plus, à ce moment-là, le chef de la répression de la grande délinquance financière, le commissaire divisionnaire Jean-Marc Souvira et tous ses hommes menaient en France une action très énergique contre la grande criminalité.

À vrai dire, aux prémices de cette affaire, je pensais que nous allions en rester simplement au niveau du renseignement criminel, de l’information pour la documentation criminelle opérationnelle. Ce qui n’était déjà pas rien. Comprendre les luttes qui agitent les factions criminelles, identifier les rapports de force à l’intérieur des clans ou connaître les alliances entre ces groupes est essentiel lors de la conduite de certaines enquêtes, ou pour élucider un règlement de comptes.

En fait, je ne voulais pas décourager les équipes mais, en mon for intérieur, il était acquis que nous ne serions jamais saisis judiciairement de l’affaire du Wagram. C’est que « le lièvre avait été levé » par la Direction du renseignement de la préfecture de police, qui avait mené ses propres investigations dans le plus grand secret. René Bailly et ses hommes, à la faveur de surveillances en tout genre, avaient réussi le tour de force de collectionner un très grand nombre d’informations sur la guerre des gangs en gestation… Si l’enquête devait connaître un tour judiciaire – c’est-à-dire qu’un magistrat soit nommé pour la conduire –, j’étais persuadé qu’elle allait être menée par le partenaire « naturel » de la direction du renseignement parisien, à savoir, la direction de la police judiciaire de Paris, c’est-à-dire les femmes et les hommes du 36. D’autant que les faits se déroulaient à Paris intra muros11 et que les deux directions précitées étaient rattachées à la même autorité hiérarchique : le préfet de police de Paris. Quant à leurs patrons respectifs, René Bailly et Christian Flaesch, ils se croisaient tous les jours. Bref, tous ces éléments laissaient raisonnablement supposer une saisine probable de la police judiciaire de Paris, et non de la direction centrale.

Mais l’enquête allait connaître un cheminement différent…

Tout était inhabituel. La direction du renseignement de la préfecture n’a pas vocation à enquêter directement sur les établissements de jeux à Paris. Cette mission incombe au Service central des courses et jeux, rattaché directement à la Direction centrale de la police judiciaire. Pourquoi René Bailly s’était-il intéressé à ce cercle de jeux ?

Agissait-il sur la base d’un renseignement confidentiel, de sa propre initiative ou sur instruction ? Et dans cette dernière hypothèse qui lui en avait donné l’ordre ? Le préfet ? Le ministre ? À ces questions loin d’être anodines, je n’ai jamais pu obtenir de réponse certaine… Il m’est simplement revenu que l’attention du service de renseignement s’était initialement portée sur des membres de la mouvance nationaliste. Lesquels fréquentaient le Wagram et, qu’à partir de là, on s’était intéressé au cercle.

Mes interrogations se sont accrues lorsque, à maintes reprises, mes enquêteurs ont fait référence à des informations confidentielles de la Direction du renseignement de la préfecture concernant les agissements du clan Germani pour prendre le contrôle du cercle. Mais, en réalité, personne n’arrivait à avoir un accès fiable à ces informations. Pas moyen de savoir ce que les hommes du renseignement avaient vraiment vu et entendu. L’embrouillamini était tel que j’en étais arrivé à me demander si tout ce qui se disait dans les couloirs était bien fondé… Ou si tout cela ne relevait pas d’un « jus de crâne », plutôt que d’une construction intellectuelle reposant sur des faits bien réels.

Puis, soudainement, les informations tant promises sont arrivées. Elles étaient adressées à la Direction centrale de la police judiciaire et non à la préfecture de Paris… Côté justice, le parquet de Paris, également destinataire de ces informations, a estimé qu’il était nécessaire d’ouvrir une enquête. Deux juges d’instruction – Hervé Robert et Serge Tournaire – ont été chargés de la conduire. Lesquels n’ont pas confié les investigations au 36, mais conjointement aux offices centraux spécialisés et au service des courses et jeux. Nous étions donc en première ligne.

À peine l’enquête a-t-elle débuté que l’ambiance est vite devenue électrique. Une certaine paranoïa a gagné progressivement, et sans exception, tous les acteurs de ce dossier. Il est vrai que s’attaquer à un cercle de jeux n’est pas une mince affaire, et une succession d’éléments peu ordinaires allait se produire…

Très vite, cette enquête a permis de comprendre que les liens entre la police des jeux et les cercles étaient souvent très étroits. Ainsi les conseils d’administration de ces associations12 très particulières étaient pour la plupart présidés par des fonctionnaires retraités du service central des jeux, ceux-là même qui étaient précédemment chargés de surveiller leur fonctionnement… Mais il y a plus étonnant. Alors que nous avions lancé une série d’interpellations et de perquisitions simultanées, conformément à ce qui avait été décidé avec les magistrats, il s’est avéré qu’une de nos cibles, une employée du Wagram, était absente au moment de l’opération. Nous ignorions pourquoi, et où elle se trouvait. Devant la porte fermée de son domicile, un groupe de policiers étaient prêts à requérir des témoins, puis à forcer la porte. Fait rarissime, le directeur central de la police judiciaire, Christian Lothion, me téléphone pour me demander de faire le nécessaire pour qu’on ne casse pas la porte. Il m’explique que le directeur général de la sécurité intérieure, le préfet Bernard Squarcini, vient de l’appeler, l’informant que la jeune femme séjournait aux États-Unis, mais qu’elle était sur le point de rentrer… Surpris, j’ai accédé à cette requête afin de ne pas alimenter davantage les rumeurs selon lesquelles les hommes de la police judiciaire en voulaient au chef de la sécurité intérieure, ou développaient des sentiments « anti-corses ». Las, lorsque j’ai fait part de ma décision aux enquêteurs sur place, il était déjà trop tard. Respectant à la lettre la procédure, ils avaient forcé la porte de la personne que Bernard Squarcini présentera plus tard comme sa « nièce ». Évidemment, Christian Lothion a été persuadé – il l’est sans doute encore aujourd’hui – que je n’avais rien fait pour satisfaire sa demande.

Au cours de nos investigations, les fuites dans la presse nous désolaient car elles pouvaient compromettre notre travail. C’est ainsi, entre autres, que fut révélé le nom d’une personne qui avait été entendue dans l’enquête et qui était celle chargée de convoyer en Corse d’importantes sommes d’argent en cash, des millions d’euros, exfiltrées du Wagram. Un nouveau caillou dans notre chaussure.

Et ce n’était pas fini. Sitôt les perquisitions effectuées, comme cela était convenu, mes services remettent les scellés des objets saisis au Service central des courses et jeux. Quelques jours plus tard, certaines pièces disparaissaient dans des conditions mystérieuses. Manquaient à l’appel, non pas des documents qui auraient pu donner une quelconque indication sur l’identité du ou des voleurs, mais simplement, si j’ose dire, de l’argent liquide (12 000 euros) et une montre de valeur, de marque Rolex. Cette dernière appartenait à la « nièce » du préfet Squarcini ! Le dernier dépositaire des scellés fut naturellement le premier à qui l’on demanda des comptes. Il s’agissait du chef de groupe du service des jeux en charge de l’enquête sur le Wagram.

L’effet déstabilisateur sur l’ensemble de la troupe fut immédiat. Mais malgré ces crocs-en-jambe et ces chausse-trapes, l’enquête continuait d’avancer.

 

Nos investigations confirment progressivement les faiblesses du Service central des courses et jeux. Elles révèlent des proximités, pour le moins troublantes, entre les salariés des cercles de jeux et certains policiers. Les cercles semblaient parfois avisés à l’avance des contrôles dont ils étaient l’objet, et certains fonctionnaires acceptaient des cadeaux de la part de ces établissements. En vrac : iPad, bonnes bouteilles et, évidemment, déjeuners et autres dîners offerts par la maison, à tel point que des procédures administratives ont été engagées par la suite contre ces fonctionnaires de police ! Quant au responsable du service, Jean-Pierre Alezra, il était lui-même en grande difficulté. Pour ne pas dire en sursis. Le directeur central de la police judiciaire, et sans doute quelques autres, disposait de tirages photos de soirées où on le voyait danser avec des personnels des cercles de jeux. Notamment du Wagram. Ces photos seront publiées dans Le Parisien le 5 décembre 2013. Quarante-huit heures plus tard, il était limogé par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls.

L’intéressé pensait qu’on cherchait à le déstabiliser, que certains convoitaient sa place. Je ne sais pas précisément à qui Alezra pensait en tenant ces propos. Personnellement, j’ai toujours pensé qu’on lui a fait payer le fait qu’il n’avait pas assez bridé ses enquêteurs lors des investigations sur le Wagram.

 

Nous sommes vraiment peu de chose.


1.

Le Monde, 28 mars 2014.

2.

Une instruction judiciaire est toujours en cours.

3.

Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Éditions Stock.

4.

Dans la mafia, « le baiser de la mort » est l’annonce d’une mort violente prochaine pour celui qui le reçoit.

5.

En mars 2008, Michel Tomi est condamné à quatre ans de prison, dont deux ferme, ainsi qu’à 150 000 euros d’amende. Charles Pasqua est, quant à lui, condamné à dix-huit mois avec sursis, après le rejet de son pourvoi en cassation en avril 2010, mais il sera finalement relaxé par la Cour de justice de la République.

6.

La Brise de mer est un groupe criminel qui doit son nom à celui d’un bar du vieux port de Bastia. L’établissement servait de lieu de réunion à certains membres du gang auquel on attribue, entre autres, ce qu’on a appelé « le casse du siècle » : le vol de 31,4 millions de francs suisses à l’Union des banques suisses en 1990 à Genève.

7.

Une instruction judiciaire est toujours en cours sur ce point.

8.

Rapport en date du 22 juillet 2013.

9.

Richard Casanova dit « Richard le Menteur » a été assassiné en Corse le 23 avril 2008, victime d’un règlement de comptes.

10.

Le frère de Jean Angelo, François Guazzelli, dit « Francis », a été assassiné en Corse le 15 novembre 2009, victime d’un règlement de comptes.

11.

Les lieux déterminent une compétence géographique dite rationae loci. Il existe d’autres critères et notamment thématique, rationae materiae, et plus rarement en raison des personnes rationae personae.

12.

Les « cercles » de jeux parisiens avaient juridiquement le statut d’association loi de 1901 et n’étaient donc pas soumis à l’impôt. Ils sont dissous depuis une loi de 2016, et remplacés par des « clubs » de jeux. Le texte prévoit que ces nouvelles entités auront le statut de sociétés commerciales. Elles seront donc soumises à l’impôt et leurs bilans contrôlés par un commissaire aux comptes.