C’est tout à côté du carré des indigents. Il faut bien le chercher au fond du cimetière de cette banlieue parisienne. Il fait merveilleusement beau en cet après-midi de début septembre. Vraiment pas un temps d’enterrement. Avec nos impers à la Colombo et nos blousons à la Starsky (sans Hutch), on a l’air malin. Des caricatures de flics vieillissants. Nous sommes huit autour du cercueil. La consigne « ni fleurs ni couronnes » a été parfaitement respectée. Le cercueil est nu, simple, sans bois précieux ni poignées rutilantes. Le drapeau français est lui aussi absent : l’État oublie facilement ses plus fidèles soldats. Avant de procéder à l’inhumation, la préposée aux Pompes funèbres interroge à la cantonade. « Quelqu’un souhaite-t-il prendre la parole ? » Silence de mort. Un seul parvient in extremis à bredouiller brièvement quelques mots totalement improvisés.
C’est en déambulant entre les tombes que chacun d’entre nous retrouve peu à peu la parole. Paul Leray était mon premier patron. Il était chef de l’Office central pour la répression du banditisme1. J’étais un de ses adjoints. Totalement dévoué à son travail, « Paulo » a passé une bonne partie de sa vie avec les crimes et délits des autres. De quoi transformer silencieusement, mais profondément, la vie d’un homme. Nous en savons tous quelque chose.
Je venais de sortir de l’École nationale supérieure de la police, à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, en banlieue lyonnaise, lorsque j’ai fait sa connaissance grâce à un heureux hasard doublé de ma folle inconscience. En fin de scolarité, juste avant l’examen final, toutes les directions de police envoyaient des émissaires faire leur marché parmi les étudiants les mieux classés. Les services de renseignement étaient plus subtils. Eux détectaient très en avance ceux qui parlaient des langues rares ou avaient des formations atypiques. Ils pouvaient ainsi profiler des postes sur mesure. Pour ma part, j’étais sorti premier au classement intermédiaire à l’issue des partiels et il semblait à peu près sûr que je finirai en fin d’année dans les cinq premiers2. J’avais aussi l’avantage d’avoir été officier et de connaître « la centrale »3. J’étais donc tout naturellement dans le collimateur de ces étranges chasseurs de jeunes coqs. Mais j’ignorais tout de leurs méthodes de recrutement.
Je fus donc surpris d’être prestement convoqué, à Paris, par le sous-directeur des affaires criminelles. Personne ne m’avait dit ce qu’il me voulait. J’étais d’autant moins rassuré que je ne connaissais même pas son nom et je savais encore moins à quoi il ressemblait. Il s’appelait Joseph Le Bruchec. C’était un homme à la stature impressionnante et très bien habillé. Sa voix était grave, puissante, doté d’un timbre incroyable. Ce qui lui valait le surnom de « La Voix qui tue ». J’en tremble encore…
Après m’avoir posé des questions sur ma vie, mes projets, et surtout sur ma volonté de rester en région parisienne, il me dit : « Nous envisageons de vous offrir un poste en centrale à la sortie d’école. En l’occurrence, le poste de chef de la section des vols auto, si vous vous engagez à postuler sur celui-ci… » Je suis désarçonné : je ne connais rien aux voitures ! Et pire encore, je ne comprends même pas en quoi consiste le job. Faire la course aux voleurs de tires ou établir des statistiques savantes en vue d’analyses plus ou moins intéressantes ? Tout cela pour qu’une fois l’an, on lise dans les journaux : « La voiture la plus volée de l’année est la 2CV coupé sport… » ! Si je ne voulais assurément pas devenir un rond-de-cuir, je ne souhaitais pas non plus retourner aux Stups où je venais de passer sept années aussi exaltantes qu’épuisantes. En fait, je rêvais plutôt de lutter contre le terrorisme ou le grand banditisme, surtout s’il me fallait rester à Paris. C’est que, comme la plupart des élèves commissaires de l’époque, je n’écartais pas non plus l’idée de repartir en province, non loin de mes parents, qui me manquaient terriblement.
J’en étais là de mes cogitations, lorsque La Voix qui tue m’adresse un vigoureux : « Alors, Petit, vous prenez ? » Je me surprends à lui répondre un irrévérencieux : « Non », bien vite suivi d’un respectueux : « Non, monsieur le directeur. » Je ne savais pas alors que ça ne se faisait pas4. Il n’y a que les intrépides et les inconscients pour oser refuser une proposition de son directeur ou de son représentant. Surtout si on prétend vouloir faire carrière dans sa direction…
Le Bruchec parut effectivement autant surpris qu’agacé par ma réponse. Mais alors que je m’attendais à être simplement congédié et invité à reprendre aussitôt le train pour Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, ce grand monsieur, qui avait déjà pris la peine de m’écouter, me dit : « Il y a peut-être un autre poste à la direction. Mais nous ne pensions pas l’ouvrir tout de suite à un jeune promu. C’est un poste à l’OCRB. Je dois en parler d’abord au directeur. Attendez-moi là… » La lutte contre le crime organisé, je n’osais pas le croire ! Pour moi, c’était un service prestigieux. À l’époque, et aujourd’hui encore, je plaçais les braqueurs de banques, de fourgons blindés et autres centres forts5 dans mon panthéon des prédateurs. Ils font partie à mes yeux de l’aristocratie du banditisme. Et c’est, bien évidemment, l’aristocratie de la police judiciaire qui doit être chargée de les traquer. Finie la province, adieu l’idée de lever un peu le pied : j’étais à nouveau prêt à tout sacrifier pour une vie de nobliau…
J’en étais là lorsque La Voix qui tue se fit à nouveau entendre. « Petit, vous connaissez le directeur… » Bien sûr que non : je le voyais pour la première fois. Mais lui au moins je connaissais son identité : Gilbert Thil. Il portait de grosses lunettes carrées en écaille et paraissait sévère. Il me jaugea rapidement du regard et, sans me demander quoi que ce soit, dit simplement : « Pourquoi pas… mais attention, c’est un poste difficile et son chef aussi. Je ne veux jamais – vous m’entendez : jamais – vous entendre vous plaindre ! »
« Bien, monsieur le directeur, merci, monsieur le directeur. »
C’est comme cela que je me suis retrouvé à l’OCRB, à travailler sous les ordres de Paul Leray. Car « le chef difficile », c’était lui. Gilbert Thil avait raison. Paulo était terriblement exigeant – comme il l’était avec lui-même – sur l’implication et la disponibilité de chacun. Ce qui signifiait non seulement de travailler bien au-delà des horaires habituels de la fonction publique, mais aussi de participer à d’interminables planques à bord de véhicules non adaptés, ou encore être de permanence le week-end toutes les trois semaines sans donner lieu à aucune compensation particulière, ni récupération. Ce qui ne posait d’ailleurs aucun problème : nous n’y songions même pas ! En fait, il s’agissait surtout d’accepter – une fois pour toutes – de ne pas pouvoir programmer ses absences… Une véritable hérésie aujourd’hui !
Mais ce n’est pas tout. Paulo n’était pas très doué pour ce qu’on appelle aujourd’hui les ressources humaines, le management, le relationnel. Un poil bougon, et c’est un euphémisme, il détestait tout autant les tire-au-flanc que « les lapins de corridor », ces étranges individus qui hantent les bureaux de la haute administration policière, développent une parfaite méconnaissance des réalités de terrain et de ses difficultés tout en donnant, évidemment, des leçons à la terre entière. En fait, pour Paul, il n’y avait que le travail et les résultats qui comptaient. Mais quel policier ! Quel courage ! Et surtout quelle connaissance du banditisme : ses petits et ses grands noms, ses us et ses coutumes ! Il est d’ailleurs mort en emportant un incroyable trésor. Tout au long de sa carrière, il a établi des milliers de fiches sur ces délinquants qu’il mettait sans cesse à jour et rangeait précautionneusement dans le coffre de son bureau. À coup sûr, il en avait établi une au nom de « Haemers », le Mesrine6 belge impliqué dans une incroyable affaire à rebondissements aux confins du grand banditisme et de la politique.
J’ai été mis sur cette histoire par une vieille connaissance, du temps de mon passage aux Stups7. Tout commence le 11 février 1989. Ce jour-là, je reçois un coup de fil de mon ami, Paul Van Thielen, officier de gendarmerie en Belgique. Il me raconte être depuis près de deux ans à la poursuite de Patrick Haemers et de ses complices. D’ailleurs, précise-t-il, une terrible attaque de fourgon8 vient encore d’avoir lieu, faisant un mort et un blessé. Le gendarme me confie alors que tous les proches du gang font l’objet de surveillances, plus ou moins étroites, plus ou moins légales9, depuis de longs mois. Avec son inimitable accent traînant d’outre-Quiévrain, il ajoute : « Ce que je vais te dire, Bernard, est ultra-confidentiel… Un homme est entré en contact avec la compagne de Tosca, l’Albanais du gang. On ne sait pas exactement qui est ce type. Il s’agit peut-être de Tosca lui-même d’ailleurs. Ils ont convenu d’un rendez-vous au cours duquel il doit y avoir une remise d’argent. On pense que la rencontre va avoir lieu en France, peut-être à Metz. » Intrigué, je demande à en savoir davantage sur le lieu et la date du rendez-vous. « Toujours entre nous, Bernard, sur les écoutes, je dois te dire qu’il y a d’autres voix en arrière-plan… On ne sait pas qui sont ces personnes, mais on a cru entendre le mot “gare” sans qu’on puisse dire si c’est en lien avec notre rendez-vous… »
J’en avise évidemment aussitôt Paulo qui, avec sa bienveillance habituelle à mon égard, me donne carte blanche tout en me recommandant d’être particulièrement sur mes gardes : « Fais attention, les Haemers, ce sont des tueurs. »
Avant de monter l’opération, j’obtiens encore quelques précisions de la part de mon camarade gendarme. Il me raconte que Tosca se nomme en réalité Basri Bajrami. Qu’il est considéré comme particulièrement dangereux pour avoir non seulement participé à plusieurs braquages, mais aussi pour avoir été l’un des membres présumés du commando qui a attaqué à l’explosif le fourgon cellulaire de l’administration pénitentiaire et permis, deux ans plus tôt, l’évasion spectaculaire de Patrick Haemers, leur chef. C’était le 3 août 1987, lors d’un transfert de la prison de Louvain au palais de justice de Bruxelles, où l’ennemi public numéro un belge devait être conduit. Ralenti par les embouteillages et soudainement éventré par une violente explosion, le fourgon stoppe net. Trois hommes encagoulés et lourdement armés extirpent alors du véhicule le prisonnier. Haemers sort indemne des débris. Depuis l’attaque, Haemers et Tosca sont en cavale. Quant à la femme de ce dernier, Évelyne Braibant, elle vit désormais seule. Elle a d’ailleurs sagement quitté la Belgique où elle se sait surveillée, pour s’installer aux Pays-Bas. Mais la surveillance ne s’est pas relâchée pour autant…
Avec Paul Van Thielen, nous convenons du dispositif à mettre en place. En premier lieu, j’envoie immédiatement un de mes hommes aux Pays-Bas : il participera à la filature belgo-néerlandaise. Parallèlement, je vais prépositionner des hommes non loin de Metz en attendant d’en savoir plus sur la venue éventuelle de cette femme. Je conviens avec mon chef de la nécessité d’aviser la Direction régionale de la police judiciaire, basée à Strasbourg, afin d’obtenir des renforts. De son côté, mon complice gendarme organise la filature, s’efforçant de parer à toute éventualité et d’envisager toutes les hypothèses : vérifier que la personne filochée prenne une voiture ou le train, voire, sait-on jamais, l’avion. Il se charge également de toutes les demandes de coopération internationale. Une vraie sinécure administrative à l’époque…
Tout va alors très vite. Je prends la route pour Metz aux aurores avec quatre équipages de l’OCRB. Nous sommes rejoints sur place par cinq ou six équipages de la BRI de Strasbourg. Nous établissons aussitôt nos quartiers dans les locaux de la police judiciaire de Metz et nous nous installons dans l’attente. La bonne nouvelle tombe en fin de matinée. Nous apprenons que la femme de Tosca vient de quitter son domicile de Breda aux Pays-Bas. Jusqu’au dernier moment, j’avais espéré qu’elle prenne le train : ce qui nous aurait grandement facilité la tâche en matière de surveillance et donné une indication claire sur sa destination, tout en donnant un sens au mot « gare » entendu sur les écoutes.
Malheureusement, elle utilise une voiture, une Golf noire. Et son itinéraire est déconcertant. Elle contourne la Belgique pour rejoindre l’Allemagne. Parvenue à Aix-la-Chapelle, elle file vers le Luxembourg. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle prend vraiment la direction de la France. Ainsi donc, après des heures et des heures d’attente, nous pensons avoir une petite chance de la voir passer… J’ai appris à cette occasion que la patience est une vertu cardinale chez les flics…
Toutes les frontières sont franchies sans que la « target », comme disent les Belges dans un de leur anglicisme habituel, ne se doute de rien. Un sans-faute pour la « caravane » de véhicules banalisés qui la filoche depuis son domicile, à bord de l’un desquels l’inspecteur Xavier Rochereau, mon envoyé spécial, a parfaitement trouvé sa place. C’est lui qui nous informe régulièrement de la progression de la Golf et de sa suite. Positionnés juste après le passage de la frontière franco-luxembourgeoise, nous attendons l’arrivée de cet étrange convoi. Nous voyons d’abord arriver des « précurseurs », c’est-à-dire l’avant-garde du dispositif belge. Ils sont très en avance sur le reste des véhicules. Ils veulent s’assurer que le relais va s’effectuer dans de bonnes conditions. Deux gendarmes, un officier et un sous-officier descendent alors des véhicules pour rejoindre les nôtres et intégrer ainsi officiellement le dispositif français. Ils ont l’air fatigués et tendus. Cette opération qui n’a duré que quelques secondes donne néanmoins lieu à un échange aigre-doux entre nous. Arguant de son rang hiérarchique, le capitaine de l’unité belge souhaite – légitimement – monter dans le véhicule de commandement. Quant à moi, je préfère que ce soit Rudy, le sous-officier, qui m’accompagne. Et pour cause : j’ai appris de la bouche de Paul Van Thielen qu’il était le seul à connaître de visu presque tous les membres du gang Haemers. À part lui, aucun d’entre nous n’est capable de les identifier formellement : la seule photo dont nous disposons est ancienne, ce qui me paraît bien insuffisant quand on n’a pas le droit à l’erreur. Finalement, après quelques considérations diplomatico-policières, j’obtiens gain de cause. Rudy s’assoit à l’arrière de ma voiture. Au volant se trouve le commandant Dany Charpy, un homme formé à la conduite rapide et, de surcroît, moniteur de tir, expert en armes. Ce qui lui vaut de porter le doux surnom de « Porte-avions »… C’est un ami et je sais que je peux compter sur lui en cas de coup dur sur la voie publique. Pour ma part, j’ai pris la place du mort.
La voiture de la femme de Tosca et le reste du dispositif de filature arrivent à leur tour. Le dispositif français prend alors le relais en douceur. Au début tout va bien : la conductrice de la Golf prend la direction du centre-ville de Metz sans méfiance. Et puis, pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui, elle semble tourner en rond. Elle effectue subitement un demi-tour en pleine ligne droite et ne lâche plus son rétroviseur du regard. Est-elle perdue ? A-t-elle reçu la consigne de multiplier « les coups de sécurité », afin de dérouter d’éventuels poursuivants ou, plus grave encore, a-t-elle détecté la filoche ? Toujours est-il que, plus le temps passe, plus elle nous éloigne du centre-ville. J’ai désormais la certitude que quelque chose ne va pas. À n’en plus douter, il y a eu « un coup de chaud » et l’épouse de Tosca a dû détecter quelque chose de louche derrière elle. Si c’est le cas, il est évident qu’elle ne nous conduira plus nulle part. Je regarde Rudy, je lis l’inquiétude sur son visage. Je la partage : le fil fragile que les Belges ont patiemment tissé avec le gang Haemers est sur le point de se rompre.
Je prends alors la décision de demander aux équipages de l’OCRB d’abandonner la filature et de gagner rapidement la gare de Metz. J’ai conscience que je joue gros. Un commandant de la BRI de Strasbourg proteste : il pense qu’il ne faut pas lâcher la Golf. Ce que je ne leur demande d’ailleurs pas ! Ils continuent donc leur bonhomme de chemin… Quant à moi, la conduite habile de Charpy me permet d’arriver le premier à la gare. Il nous dépose, Rudy et moi, devant l’impressionnant édifice de grès gris pâle et file chercher une place correcte pour se garer : outre le matériel radio, notre véhicule transporte également du matériel d’intervention, des gilets pare-balles, une arme longue et des munitions. Il n’est donc pas question de stationner la voiture et son précieux chargement n’importe où.
Aussitôt arrivés dans le hall, le gendarme belge est tétanisé. Je l’interroge :
« Rudy, ça ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ?
– C’est Tosca !
– Là-bas près du panneau d’affichage…
– Mais ils sont au moins dix autour du panneau. Lequel, bon sang, lequel ?
– Le petit qu’on voit de profil avec le blouson et le jean. »
Je propose qu’on s’approche de lui pour procéder aussi tranquillement que possible à son interpellation. Mais Rudy brise mon élan. Il me rappelle qu’en vertu de la législation, il ne porte pas d’arme sur le territoire français. Et que Tosca peut le reconnaître à tout moment… D’ailleurs, le voilà qui prend la direction de la sortie… Juste le temps pour Rudy de s’éclipser. En attendant l’arrivée du commandant Charpy, j’entame la filoche. Seul. Mon idée est de ne pas le perdre le temps que les renforts arrivent. Pour cela, je ne peux pas me permettre qu’il prenne trop d’avance. En remontant la rue, devant la gare, le fugitif se retourne une première fois. Je n’ai aucune illusion sur le fait qu’il va me repérer rapidement… si ce n’est déjà fait. D’ailleurs, soudain, malgré la circulation, il franchit brutalement l’artère, s’arrête juste quelques secondes sur le terre-plein central pour regarder encore derrière lui. Au moment où il reprend son chemin, je traverse à mon tour mais en courant le plus vite possible. Arrivé sur le trottoir d’en face, Tosca ralentit et s’apprête à se retourner encore une fois. Ce sera la dernière. Je fonds sur lui à pleine vitesse. Il fait alors mine de se saisir d’une arme. La mienne est restée dans son étui et j’empoigne le braqueur violemment. Nous roulons sur le sol devant une brasserie messine, à deux pas de l’entrée d’un hôtel. Les passants nous regardent, interdits, sans bouger : aujourd’hui tout le monde filmerait avec son portable ! Je me souviens de l’énergie incroyable de cet homme, semblable à celle d’un animal en danger, bien décidé à ne pas se rendre. Notre corps à corps sur le trottoir n’a pas le temps de m’être défavorable. Charpy arrive, flingue au poing. Pointant son automatique sur mon adversaire, il hurle : « Si tu bouges, je te fume ! » Tosca-Bajrami n’a pas bougé.
Une fois Tosca menotté, nous le conduisons dans la brasserie voisine. Il a le regard ailleurs. Il n’a rien sur lui. Ni arme ni rien. Je ne le quitte pas en attendant l’arrivée des renforts et le retour de Charpy, qui est parti vérifier si notre prisonnier ne s’était pas débarrassé de quelque chose durant notre empoignade. Lorsqu’il revient, ce n’est pas avec un flingue mais avec une enveloppe trouvée sur le trottoir contenant environ 200 000 francs suisses !
Le reste du dispositif finit enfin par nous rejoindre. Certains croient alors que nous avons serré Tosca par hasard dans la rue alors qu’il sortait d’un hôtel. Et s’empressent de le faire savoir à leur hiérarchie et… à la presse. Ainsi, la nouvelle de l’arrestation fuse immédiatement tant en Belgique qu’en France.
Paul Van Thielen est l’un des premiers à me féliciter : « Bernard, Tosca, c’est une sacrée prise ! » Mais il me met aussitôt en garde : je dois me préparer à subir un assaut d’appels téléphoniques de toute la hiérarchie policière de son pays qui veut être mise sur le coup. Ce qui ne manque pas d’arriver. Invariablement, je renvoie mes interlocuteurs vers mon ami gendarme. Certains commissaires belges m’en voudront pendant – très – longtemps de ne pas avoir répondu à leurs sollicitations. La guerre des polices sévit aussi au-delà de nos frontières…
Paulo, le patron de l’OCRB, me félicite lui aussi et m’avertit tout autant. L’arrestation de Metz fait déjà du grabuge à Beauvau. Comme à Bruxelles, tous les chefs veulent désormais être associés d’une façon ou d’une autre à cette affaire. Et Paulo me fait remarquer que si Tosca est une belle prise, l’argent qu’il convoyait pour son épouse va peut-être donner un tour inattendu à cette affaire. Il n’avait pas tort. L’histoire du gang Haemers va prendre un tour très politique. Je croyais avoir simplement interpellé un fourgonnier10 et je me retrouve au milieu d’une affaire d’enlèvement tout à fait singulière. Car les autorités belges en sont persuadées : les 200 000 francs suisses que Tosca avait en sa possession proviennent d’une rançon. Celle qui venait d’être versée en Suisse pour la libération de « VDB »11.
VDB, c’est Paul Vanden Boeynants, un homme politique, plusieurs fois ministre et Premier ministre. Le 14 janvier 1989, un mois à peine avant l’arrestation de Tosca, il est enlevé dans le garage de son immeuble. Une mystérieuse « Brigade socialiste révolutionnaire » revendique l’opération. Dans une lettre frappée d’une étoile rouge adressée à un grand quotidien, elle fait valoir ses revendications politiques et financières. Elle évoque un tribunal populaire, exige une rançon. L’affaire secoue évidemment la Belgique : un ancien Premier ministre a été enlevé ! Imaginez un instant pareille situation en France…
L’enquête piétine. Les policiers ont, certes, découvert un trou foré dans la porte d’un local technique du garage, vraisemblablement destiné à surveiller la victime et à l’intercepter au moment opportun. À l’intérieur, ils retrouvent des effets personnels de VDB : sa pipe, une chaussure, son appareil auditif, ainsi qu’un capuchon de seringue. Il fait alors peu de doute que les ravisseurs connaissaient bien les lieux et qu’ils ont procédé à des repérages minutieux. Il semble également que l’élu ne se soit pas laissé faire : un sédatif lui a peut-être été administré. Mais de là à identifier les ravisseurs… Quarante-huit heures après les faits, les enquêteurs en sont toujours à émettre de simples hypothèses. Celle qu’ils privilégient alors est l’enlèvement politique, perpétré par un groupe terroriste d’extrême gauche. Il faut dire qu’à l’époque d’autres pays européens sont confrontés à des affaires similaires12.
Lorsque je ramène Tosca au siège de l’OCRB, 127, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris, j’ai bien évidemment tout cela en tête. Paulo me met à nouveau en garde : hors de question qu’il s’échappe, ça me coûterait très cher ! Je procède alors à son interrogatoire dans mon propre bureau. Je me souviens parfaitement de la nature de nos échanges : Bajrami était loin d’être inintéressant. Nous commençons par refaire le match de son arrestation :
« Comment as-tu su que j’étais flic ?
– Je vous ai vus arriver dans le hall de la gare…
– Dans les gares, il y a toujours des flics… Comment as-tu su que nous étions là pour toi ?
– Je n’en étais pas sûr, c’est pour cette raison que je suis sorti, pour regarder si tu suivais… Et puis j’avais regardé tes pompes. Tes chaussures. Je connais bien les chaussures : mon père avait un magasin de chaussures. On apprend beaucoup sur les gens en vendant des chaussures…
– Qu’as-tu donc appris en regardant les miennes ?
– Ce ne sont pas des chaussures de ville classiques, on peut courir avec. C’est des chaussures de travail, des pompes de flic… »
Et Tosca ajoute :
« À Metz, si j’avais réussi à traverser la rue, j’aurais enlevé les miennes et je serais parti en courant, pieds nus. Personne ne peut me rattraper quand je cours pieds nus, personne ! »
On se tutoie, on bavarde, mais Tosca ne lâche rien sur le fond. Il ne répond pas aux questions qui fâchent. Rien sur ses complices, rien sur leur planque, rien sur l’origine de son argent, rien sur ses braquages, rien sur VDB. Rien !
Pendant que j’en suis réduit à papoter avec lui, le commandant Florence Carles fait le boulot en coulisses. C’est elle qui nous permet de pousser plus loin notre avantage. Grâce à un document oublié par Bajrami dans une des poches de son blouson, elle identifie le lieu où il a passé la nuit du 13 au 14 février. La veille de son interpellation, il a dormi à Paris dans une chambre du Méridien, porte Maillot, à un quart d’heure à peine des bureaux de l’OCRB. Florence Carles s’y rend immédiatement et obtient entre autres la communication des téléphones que Tosca a appelés. Après vérification, elle identifie un interlocuteur au Touquet.
Pour me faire part de ses découvertes essentielles, elle interrompt mon interrogatoire-conversation. Elle me glisse : « Tu sais, ça sent bon cette adresse au Touquet… J’ai l’expérience des enlèvements, ce pourrait être le lieu de séquestration… » Je me fie entièrement à elle, tout en avisant notre chef Paulo de l’avancée de l’enquête. Malgré la fatigue accumulée, Florence fonce immédiatement au Touquet avec son équipe. Sur place, elle me décrit par téléphone la villa baptisée « La brèche en forêt » qui se situe à l’angle des avenues du Golf et de Longchamp. La maison, au charme désuet, est vide. Mais ma collègue découvre, dans l’une des pièces, un anneau scellé dans le mur, ainsi que d’autres éléments matériels qui établissent que VDB, l’ancien Premier ministre belge, a bien été retenu dans cette ravissante prison, au cœur d’une station balnéaire. Nous venons ainsi de découvrir le lieu de séquestration de Paul Vanden Boeynants13 !
Comme pour l’arrestation de Bajrami, nous ne sommes guère félicités. Bien au contraire !
Cette fois, c’est vraiment ma faute : dans la précipitation et la fatigue de la nuit, j’ai oublié d’aviser la PJ Lille, compétente géographiquement sur Le Touquet. Son directeur s’en est plaint auprès du directeur central de la police judiciaire. Lequel a remonté les bretelles de mon patron. Paulo me transmet les remontrances. Puis aussitôt, voyant mon abattement, il me sert chaleureusement la main en me disant : « Ce n’est pas grave. Tu en verras bien d’autres. Bravo quand même. »
Des félicitations un peu précipitées. L’affaire est, en effet, loin d’arriver à son terme. Une commission rogatoire internationale venue de Belgique nous permet de poursuivre nos investigations dans le sud de la France. Nous apprenons que Haemers et les siens pourraient séjourner dans la Villa d’Opio, une maison louée par le gang auprès de l’agence immobilière de Marina Baie des Anges à Nice. Je fais aussitôt le déplacement avec des collègues de l’OCRB, mais il est trop tard. Les malfaiteurs ont écourté leur séjour et nous arrivons alors que les femmes de ménage sont en train d’achever leur travail. Ils nous échappent encore une fois. Je commence à comprendre les frustrations de Van Thielen. Malgré les efforts de la police scientifique, nous sommes privés de tout relevé de trace et de tout prélèvement. Ça tombe mal. Déjà passablement énervé : un des collègues de la BRI de Nice appelés en renfort faisait montre d’un je-m’en-foutisme à toute épreuve. Il était obnubilé par ses vacances et la perspective de son prochain départ à la retraite. Tandis qu’il se prélassait au soleil sur la terrasse de la Villa d’Opio en arguant du fait qu’« à la BRI, on ne fait pas de procédure »14, je tape laborieusement les procès-verbaux de constatations. Beaucoup de papier pour rien, comme souvent. Heureusement, avec ou sans lui, notre déplacement est loin d’être négatif. L’enquête de voisinage nous apprend que les occupants de ladite villa fréquentaient un restaurant coquet du coin : La Madonnette. Nous nous y rendons. Une bonne surprise nous y attend. Des photos ont immortalisé le passage de l’année 1988 à 1989. Nos clients figuraient parmi les convives du réveillon ! On les découvre ainsi, tout sourire, autour d’une même table, en train de ripailler. Sur les clichés, figure avec eux un personnage qui nous est totalement inconnu…
De retour à Paris, je montre les clichés à Paul Van Thielen qui a fait le déplacement de Belgique. Je me souviens de sa stupéfaction. L’inconnu de la table est un avocat pénaliste belge bien connu, Michel Vander Elst15. Paul ne m’en dit pas plus, mais je perçois bien son trouble. Et pour cause : cet avocat est non seulement celui de Haemers, mais son cabinet est situé dans l’immeuble même où VDB a été enlevé ! Malgré ce progrès incontestable, notre enquête n’est pas encore bouclée.
Au cas où, j’avais fait organiser une surveillance discrète de la mère de la compagne de Philippe Lacroix, considéré comme le principal lieutenant de Haemers. La brave dame habitait à Nice. Nous apprenons ainsi que des cartons appartenant à sa fille sont entreposés dans une société de garde-meubles et qu’ils sont en cours de déménagement vers l’Italie… Je suis intrigué. Pourquoi transférer ces affaires en Italie ? Pourquoi maintenant ? Je demande alors à Xavier Rochereau, le même officier que j’avais envoyé aux Pays-Bas participer à la filature de la femme de Tosca, de descendre aussitôt à Nice pour inspecter le contenu desdits cartons, avant qu’ils passent la frontière. « Xavier, lui dis-je, tu me téléphones dès que tu es sur place. Et tu me dis dès que possible ce qu’il y a dans ces boîtes… »
Ce soir-là, j’attends de ses nouvelles dans mon bureau. Isabelle, mon épouse, m’a rejoint : nous avions prévu de dîner ensemble. J’avais réservé une table dans un bon restaurant du quartier. Mais pas question de partir avant d’avoir reçu des nouvelles de Nice : à cette époque le portable n’existe pas ! Mon téléphone sonne enfin. Et c’est Xavier. Il m’annonce avoir fait chou blanc : a priori, comme ça, m’assure-t-il, il n’y a rien dans ces cartons qui intéressent notre affaire, juste des effets personnels et des objets divers, le tout semble bien appartenir à la fille… Nous pouvons partir dîner tranquillement. Je range mes affaires, j’éteins les lumières et je suis sur le point de fermer la porte, quand, soudain, une nouvelle sonnerie. C’est encore Xavier ! « Bernard, il y avait aussi une vieille machine à écrire et j’ai eu l’idée de dérouler son ruban… À l’envers, on lit des noms, des téléphones, des adresses, il y a aussi comme des informations sur un bureau de poste, ça fait penser à la préparation d’un casse… Il n’y a pas de doute : ce sont eux ! »
Je mobilise alors la police technique et scientifique. Tandis qu’Isabelle et moi avalons vite fait une mauvaise pizza, les collègues de l’Identification judiciaire passent leur soirée à faire parler la fameuse machine à écrire et son ruban. Ils mettent ainsi au jour plusieurs lettres adressées par Philippe Lacroix, le lieutenant d’Haemers, à un certain M. Goffin, résidant au Brésil. Avant de rentrer à la maison, je repasse par le bureau pour aviser Paul Van Thielen de nos découvertes. Il est enthousiaste. Il formule l’hypothèse que l’adresse brésilienne est une planque du gang et que derrière Goffin se cache Haemers. Cette fois, c’est aux Belges de jouer…
Et pourtant, un nouveau rebondissement se produit en France. Un tuyau m’amène jusqu’à un box loué dans un parking de Lille. Au point où nous en sommes, je décide de me rendre sur place pour vérifier son contenu. Cette fois, je n’oublie pas d’en aviser la PJ locale… À mon arrivée, surprise : c’est le directeur régional, le commissaire divisionnaire Bernard Caplette en personne, qui m’accueille. En le saluant, je le préviens : « Tu sais, je ne suis pas sûr que l’on trouve vraiment quoi que ce soit là-dedans… » La suite des événements me donnera tort. À l’intérieur du garage, une Lancia Théma recouverte de poussière, les clés de contact planquées sous la roue avant droite. Dans son coffre, des gilets pare-balles, des fusils d’assaut, des revolvers, des grenades et de fausses plaques minéralogiques. Nous venons de trouver la voiture qui a servi à l’enlèvement du Premier ministre belge !
Trois mois plus tard, le 27 mai 1989, Patrick Haemers, sous le nom de Goffin, ainsi que deux de ses complices seront arrêtés à Rio en présence de Paul Van Thielen qui a fait le déplacement. Plein comme un œuf, un compte bancaire sera également découvert en Uruguay au nom du même Goffin.
Cette fois, l’enquête est vraiment terminée pour nous. À son issue, Paul Leray me dira simplement : « C’est bien », avant de retourner à ses fiches. C’était Paulo.
Voir DCPJ et OCRB dans la liste des sigles en début d’ouvrage.
J’ai terminé major de la 37e promotion, ex æquo avec un camarade issu directement du monde universitaire et qui a malheureusement trouvé la mort des années plus tard dans un terrible accident. Le 4e de la promotion était Hervé Lasportes, un ancien de Sciences Po, précédemment inspecteur des impôts, et surtout mon copain du groupe chinois de l’OCRTIS (les Stups). Nous avons passé le concours ensemble et, une fois reçus, nous nous étions retrouvés à l’école. Je ne sais pas ce qu’il est devenu aujourd’hui, mais son amitié me manque.
Les services de la Direction centrale de la police judiciaire par opposition aux services territoriaux de province.
Tout a bien changé aujourd’hui ! Plus aucun jeune promu ne se gêne pour dire « non » et l’administration doit souvent revoir ses prétentions à la baisse en déclassant certains postes, voire en les fermant.
Centres forts : dépôts où les fourgons blindés de transport de fonds ramènent l’argent.
Jacques Mesrine, « l’ennemi public numéro un » en France. Auteur de nombreux braquages, condamné à de multiples reprises, il a été abattu par la police le 2 novembre 1979, porte de Clignancourt, à Paris.
Voir, infra, le chapitre « La longue marche ».
Le 31 janvier 1989, un fourgon de transport de fonds était attaqué sur l’autoroute de la mer à hauteur de Grand-Bigard par un commando fortement armé. Au cours de cette attaque d’une violence inouïe, les malfaiteurs parviennent à immobiliser le fourgon et l’éventrent avec une charge explosive tuant instantanément un des convoyeurs restés à l’intérieur.
À cette époque, les écoutes sont interdites en Belgique, mais pas aux Pays-Bas, lesquels prêtent leur concours aux forces de l’ordre belges dans la traque du gang Haemers en plaçant sous surveillance la femme d’un des membres du gang.
Fourgonnier : jargon policier pour désigner les malfaiteurs spécialisés dans les attaques de fourgons de transport de fonds ou de centres forts.
Une rançon de 2 550 000 francs aurait été versée en Suisse aux ravisseurs.
L’Italie était confrontée aux Brigades rouges, la France à Action directe, l’Allemagne à la Fraction armée rouge, et la Belgique avait déjà eu affaire de 1983 à 1985 aux Cellules combattantes communistes dont la Brigade socialiste révolutionnaire pouvait être une émanation… Toutes ces organisations terroristes d’extrême gauche revendiquaient leurs actes à travers des documents frappés d’une étoile rouge à cinq branches.
VDB a été libéré sain et sauf le 13 février 1989 aux abords de la gare de Tournai, moyennant paiement d’une rançon. Il est décédé le 8 janvier 2001 à l’âge de 81 ans.
À l’époque, les BRI ne faisaient que du « saute-dessus », c’est- à-dire des arrestations en flagrant délit. Elles rédigeaient rarement de PV, hors celui d’interpellation. La procédure proprement dite incombait alors à une autre brigade.
Michel Vander Elst, avocat au barreau de Bruxelles, sera arrêté en Belgique le 24 mars 1989. Il sera condamné à huit ans d’emprisonnement pour complicité d’enlèvement.