1962

174 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Allusion à l’invasion de l’État de Goa par l’armée indienne.

175 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

4 janvier 1962

Cher ami,

Il paraît des livres de cuisine et des anthologies de la poésie française, sans cesse. Ils disparaissent aussitôt. Chaque libraire en conserve un seul, le même, qu’il offrira (un ancien de préférence), se moquant de ce qu’on lui demande. Ce qui manque, pour la bonne cuisine, ce n’est pas la théorie, c’est la matière première.

Nous avons passé un jour à Paris (après trois semaines sans quitter La Frette), jour de ma fête. Ce fut un jour chargé : médecin, coiffeur, des magasins. Nous voulions déjeuner chez Prunier. Fermé. Le chauffeur nous a conduits à un restaurant de son choix : Au Pied de Cochon ; c’est aux Halles, un quartier que je ne connaissais pas, n’ayant jamais été noctambule. C’est parfait (le pied de cochon, en effet, supérieur) et pas trop cher.

Le médecin qui a l’œil sur moi depuis douze ans (il m’a été recommandé jadis par Gouverneur qui m’a opéré) me dit, après examen : « Vous vous portez à merveille, je n’ai jamais vu cela de ma carrière. » Ceci dit, il m’interdit la petite goutte de cognac que je buvais après le repas. Je proteste : « Puisque je me porte si bien ! » « Mais vous êtes vieux. » Sur ce point je l’écouterai. Déjà, j’ai remplacé (en idée) tout alcool par jus d’orange et sirop de cassis. En réalité, j’aime beaucoup mieux deux oranges pressées, sans eau, que le whisky, cognac, et tout alcool. Ce que c’est que l’entraînement !

Puis j’écoute sa litanie que je sais par cœur : marcher, un peu maigrir, très peu de pain, pas de remèdes, la plupart sont des poisons, notamment ceux qui viennent d’Amérique, honteuses exploitations commerciales, etc… En le quittant, je pense : « Je ne reviendrai plus, parce que vous êtes vieux. » Il n’a pas un grand âge, à peine 60 ans, et fait autorité à l’Académie de médecine. Mais il a l’esprit légèrement sclérosé.

La sclérose de l’esprit, c’est la vieillesse. Nos jeunes amis sont de petits vieux, presque tous sclérosés. L’esprit doit venir d’une source vive, toujours renouvelée. Les plis de l’esprit, invétérés, les façons habituelles de penser, en somme les idées toutes faites, et qui le reproduisent mécaniquement ; un esprit qui n’est pas toujours vierge, est déjà mort. Ainsi, je sais à l’avance tout ce que Bernard Frank peut me dire ; pour moi, il est mort. La vie, c’est l’imprévu. Forte sclérose chez Jouhandeau.

Je déteste les taureaux, le rugby, et, je crois, tout ce qui est animal.

Il me semble qu’il a fallu trois siècles pour exterminer cathares et albigeois, et encore, Paulhan y a échappé. Aujourd’hui, les Français, ce sont les cathares de l’Europe. Ça les sauvera peut-être.

À vous,

JC.

176 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

[4 janvier 1962]

Cher ami,

Vous me posez cette question : comment êtes-vous venu à votre position de 1940 ? Ce que je vais vous dire va vous scandaliser. Je n’y suis pas venu ; j’y étais installé depuis 1910. Je me souviens très bien de ce que je pensais en 1910 et 1912 ; sujet de mes conversations avec François de Curel. Je pensais que faire la guerre, nous reprendre l’Alsace-Lorraine (magnifique province qui n’a jamais été ni française, ni allemande), c’était folie ; la guerre avec l’Allemagne, c’était la fin de ce continent.

Après la Révolution et l’Empire, l’histoire de France n’est plus qu’une suite de sottises. Ce pays, naguère le plus peuplé de l’Europe, grande puissance, dont la population décroît brusquement (règne du fils unique), juge à propos de créer un empire colonial pour y envoyer qui ? Des fonctionnaires coûteux, y construire des palais, y déléguer des missionnaires et des professeurs qui enseigneront aux peuplades que l’on veut garder en tutelle les droits de l’homme et la dignité de la liberté, sans compter les médecins qui seront utiles pour multiplier la population indigène ; on y ajoutera des allocations familiales, pour encourager ce pullulement ; les Nègres auront le droit de vote, mais non pas les Annamites. Toutes les folies. Quant aux colons français, ils vont dans les colonies anglaises. On a conquis Madagascar pour le seul Paulhan1. Pour encourager le vigneron d’Algérie, l’État lui achète sa récolte deux fois sa valeur, et ne sait plus comment employer ce vin. Etc…

Ces chimères n’ont qu’un temps. On pouvait s’en apercevoir. Avant Octave Homberg2, il n’y avait à peu près rien en Indochine ; restait la chance d’y faire une guerre inutile.

Quant à nos rapports avec l’Allemagne, je pense encore ce que je pensais en 1910 et 1940 : la clef du continent est là, mais la situation est inverse. Il s’agit d’une Allemagne usée, amollie, qui veut être neutre, qui ne veut aucune guerre. La Russie (c’est bien clair après la Corée) ne veut aucune guerre. Elle n’a pas besoin de passer par l’Afrique, qui sera bientôt une horrible bouillie ; elle est au cœur de l’Europe. Elle sait attendre. L’entente de l’Allemagne et de la Russie fera le reste. Tout cela se fera doucement, lentement.

Pour implanter le bolchevisme en Espagne, nul besoin de la Russie. Un homme tel que Franco, qui gouverne avec un siècle de retard, suffira. Le bolchevisme n’est jamais venu de l’extérieur. C’est la sottise des derniers tsars qui a fait le communisme russe. En Suède, en Amérique, il n’y a pas de communistes. Il y en a très peu (de véritables) en France. C’est un Pompidou, et non un général archaïque, qu’il faudrait à l’Espagne. Il est très difficile d’être de son temps.

Conclusion : ce qui se passera dans le monde dans dix mille ans m’est indifférent ; donc, ce qui s’y passe aujourd’hui m’est indifférent.

Votre

JC.

1. Entre 1907 et 1910, Jean Paulhan avait enseigné à Madagascar. Il avait par la suite publié un recueil de poésie malgache, Les Hain-Tenys Merinas (Éd. Geuthner), en 1913.

2. Octave Homberg (1876-1941), collaborateur d’Alexandre Ribot en 1914, fut entre autres président de la Compagnie des eaux et de l’électricite de l’Indochine, de la Société indochinoise d’électricité et secrétaire général de la Banque de l’Indochine.

177 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

5 janvier 1962

Cher ami,

Je suis bien frappé par l’article de Poncet dans Le Figaro de ce matin 5 janvier1. Il est fortement documenté, sans aucun doute ; il est judicieux.

La difficulté, pour gens de notre âge, c’est de voir le présent (lequel est déjà façonné par l’avenir) avec des yeux qui ne sont pas façonnés par le passé ; ce que j’appellerai un esprit libre.

La méthode que les Russes emploient en Afrique et ailleurs pour implanter le communisme, minutieusement décrite par Poncet, est magistrale. À cela nous ne pouvons rien opposer. Il s’agit de peuplades primitives. Pour ces gens, le langage russe est clair. Le nôtre ne vaut rien.

Quand on a en main de tels instruments, et que l’on en use de cette façon, lente, douce, insinuante, prenant tout son temps, nul besoin de bombes et de guerre. La victoire est assurée avec le temps, et la « force de frappe » de De Gaulle n’aura pas d’emploi.

Le communisme ne signifie rien, ou est insupportable pour les pays de sociétés évoluées, c’est-à-dire l’Europe orientale. Quelle est sa surface si l’on regarde le globe ?

À vous,

JC.

P.-S. Je me figure que les Russes s’occuperont de l’Europe, beaucoup plus tard. Ils y perdraient leur temps maintenant. Quand ils disent : nous ne voulons rien vous imposer, c’est vrai sans doute. À quoi il faut ajouter : pour le moment.

Votre lettre du 2.

Ne croyez pas que c’est à moi que vous devez tout ce qui peut vous arriver d’agréable ; Caracalla n’a pas besoin que je le pousse vers vous ; il y court ; nul ne peut lui donner ce que vous lui apportez.

Nous n’irons pas à Seteais. Camille ne pense qu’à Menton.

Il n’y a point de conjuration anglo-américano-moscovite. Il y a le déroulement fatal des événements qu’ont préparés les extravagants de 14 et de 18. Les grands coupables, que seul Lyautey a dénoncés.

Depuis dix ans, je le dis à voix basse. Fabre-Luce m’a entendu sans y prendre garde ; il sera fixé avant de mourir. Chimère d’avoir cru un instant que l’Amérique s’exposerait à recevoir des bombes chez elle, pour sauver la Belgique ou l’Italie. Elle lâchera l’Europe qui, seule, ne peut rien. De tout cela, qui n’est pas bien éloigné, l’Allemagne s’avisera la première, et se tournera vers la Russie, où l’appellent tous ses intérêts. Mais la Russie, ce n’est pas Hitler. Elle ne prétend pas en quinze ans occuper la planète. Elle a le temps, et prendra tout son temps. Elle a pour elle la force souveraine du communisme : aujourd’hui, seul régime que les primitifs (les 3/4 du globe) peuvent comprendre. Seul régime qui implique une véritable autorité. Il faudra des siècles de régime implacable pour le monde qui se dessine.

Tout cela ne nous concerne plus. Mais la Chine, les complications qui viendront de ces côtés, cela surpasse toute prévision.

C’est difficile d’avoir quelques précisions sur Nourissier.

1. . « L’araignée communiste », Le Figaro, 5 janvier 1962. André François-Poncet (1887-1978), homme politique, diplomate, président de la Croix-Rouge française, élu à l’Académie française en 1952.

178 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Crans, 6 janvier 1962

Cher ami,

Je n’arrive pas à comprendre que vous aimiez ce que je fais, sauf si la loi des contraires joue ! Vous, si établi, aussi bien philosophiquement que moralement, socialement, etc… Moi, si franc-tireur. Vous si attentif à vous-même, d’une vie, d’un art si réfléchi ; moi, un gros bourdon maladroit, vain, brutal. Vous qui, comme vous dites, n’avez jamais « assez de nuances dans les gris ». Moi qui use de tous les tons violents. Vous, un protestant « qui s’est toujours privé ». Moi, un païen qui boit à tous les pots. Ce qui nous réunit peut-être : la conscience dans le métier, le goût de l’artisanat ?

Vous n’aimez pas Jouhandeau, mais vous aimez ses livres ; Journaliers (qui vient de paraître) très joli. C’est un autre aspect du ménage, du mari, « le seul homme auquel une femme ne s’habitue jamais ». Après le lit du fleuve, le fleuve du lit.

Ici, temps de carte postale. Je n’ai pas toussé une seule fois. Mais la vie en haute montagne n’est pas possible. D’autant plus que Crans, encore petit village il y a 4 ans, est devenu à la mode. Le propriétaire d’une boîte de nuit à Saint-Tropez est venu acheter une baraque, sur la route, où il vend des crêpes ! Les dames ont des pantalons fuseaux en cuir blanc (sic) et Lollobrigida1 achète la maison d’à côté. La mode, c’est une gangrène.

Janine Charrat2, à 14 ans, fille de capitaine de pompiers, m’avait joué La Mort du cygne ; Benoît Lévy, le producteur, l’avait découverte. La malheureuse continue à être entre la vie et la mort, urine son sang, des transfusions toute la journée. C’est effroyable, le nylon et le feu ; le nylon entre dans la peau, il faut l’arracher dans la peau, avec une pince.

Bonne année encore.

PM.

1. Gina Lollobrigida (née en 1927) avait débuté sa carrière d’actrice en 1946.

2. La danseuse Janine Charrat (née en 1924) fut découverte dans le film de Jean-Benoît Lévy, La Mort du cygne (1937), d’après une nouvelle et un scénario de Paul Morand. Elle fit carrière avec Serge Lifar et Roland Petit avant de créer sa compagnie de ballet en 1951. Bien que grièvement brûlée en 1961 sur un plateau de télévision, elle avait pris la direction du ballet de l’Opéra de Genève l’année suivante.

179 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

9 janvier 1962

Cher ami,

Si l’altitude est votre remède, vous n’en manquez pas autour de vous. Crans n’est pas indispensable. Mais puisque vous y êtes restez-y un peu.

Je vous admire, depuis que je vous lis, mais de plus en plus, et surtout maintenant. Ébloui comme au premier jour. Est-ce parce que vous êtes tout le contraire de moi ? Ce n’est pas une explication suffisante. Il y en a d’autres. C’est que vous incarnez, au degré suprême, ce que j’aime le plus au monde : le talent. Et cela, justement, à l’état pur. Un Morand impur, un simple virtuose, cela se trouve. Ce que je pense de vous, et pourquoi, vous le saurez un jour ; et bien dit. Non seulement vous êtes unique, dans ce siècle, vous l’êtes dans toute l’histoire littéraire.

Les plus belles pages que j’ai lues de Arland, vous les trouverez dans Saisons : « Lettre à Chardonne », son premier petit voyage, se croyant encore aveugle (l’étant encore à demi) en Charente. Je ne crois pas que j’ai eu de l’influence sur lui. Il était déjà formé. Ce catholique, c’est le vrai protestant. Il y a un rien de compassé (un homme qui se regarde trop, qui a peur), un manque d’aisance, qui sont ses limites, et me gêne souvent dans ce qu’il est, dans ce qu’il écrit. Voilà un auteur qui est bien le contraire de vous. Mais je vous recommande les pages que je vous signale. « Il y a plus d’une chambre dans la maison de mon père. » J’ai lu la Bible.

Je vous envoie la lettre de Nourissier1 qui vous intéressera ; je sais qu’il n’y trouverait pas d’inconvénient. Inutile de me la retourner. C’est la première fois qu’il me donne de ses nouvelles depuis deux ans. En résumé, il épouse bien la demoiselle en question ; ils vont avoir un chalet à Caux (le réarmement moral). À Paris, où tout le monde se voit, on ne peut avoir un renseignement exact.

Uckerman quitte Flammarion.

Je suis heureux que vous m’ayez donné une jolie idée de la réunion Proust. Je m’en tiendrai là. Nous n’avons pas de TV ici. Il faudrait sortir à 9 heures 30. Et pourquoi aller voir un spectacle que je ne peux pas regarder ? Plus grave : je ne pourrais l’entendre. Depuis quelques jours, du côté des oreilles, cela devient sérieux. Voilà qui vous change un homme. Quand on est seul, on ne s’en aperçoit pas. Et si, peut-être, on sent que l’on est un infirme. Et puis, si on n’entend pas, on n’a plus le droit de parler.

Voilà ce que j’ai eu pour ma fête, car je viens d’avoir 73 ans.

Bien à vous,

JC.

1. Aucune lettre n’est jointe à celle de Jacques Chardonne.

180 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

10 janvier 1962

Cher ami,

« La Mort du cygne », c’est une de vos plus belles nouvelles1, ou bref roman. Je me souviens du film (ravissant) que j’ai vu à Vaucresson, vers 1946, quand j’étais à la pension du Butard, avec fréquents voyages à Versailles, où un juge d’instruction juif, et un commissaire du peuple communiste, m’ont longuement examiné, et enfin m’ont absous, par lassitude.

Ce que vous me dites de Janine Charrat est épouvantable. La mort vaudrait mieux pour elle, que ces soins de l’enfer.

Je vous disais que depuis quelques jours je me sentais assez sérieusement sourd. Ce n’est peut-être qu’une sorte de refroidissement. Un sourd (vrai) le sent même s’il est seul. Il est privé de la vie du silence autour de lui. Il est en prison. Et c’est une infirmité ; différence avec la maladie. L’infirmité fait corps avec soi-même ; elle vous atteint dans l’être. On est un autre. Il y a six ans, au tout début, j’ai vu un spécialiste. Il m’a dit : rien à faire. C’est de votre âge. Vous n’entendrez plus les voix de femmes, les notes hautes.

Je veux une nouvelle consultation, mais un autre. J’en ai parlé hier à mon dentiste. Il est intelligent, de formation américaine, jeune, de première force, et, pour tout dire, fabuleusement cher. C’est le dentiste de Cocteau, Rostand et quantité d’actrices. Il m’a dit : « Il vous faut, pour les oreilles, un spécialiste américain. Je vais voir. » Je pense qu’il va s’informer à l’hôpital américain.

Je vous dis tout cela pour le cas où vous auriez un avis à me donner.

Dans Arts2 de ce matin, il est question de l’Orient-Express, à quoi on vous associe naturellement. De même dans un livre de trois critiques (B. Crémieux, Arland, Fernandez) que je feuilletais hier (auteur : Eustis3), il est question de vous (chez Crémieux) avec faveur, mais toujours pour vous mettre dans le train. C’est la vue classique Morand-Ouvert la nuit. Vue toute superficielle. D’un auteur, pendant cinquante ans, on ne voit que la surface.

À vous,

JC.

1. Première des nouvelles de Rococo, Éd. Grasset, 1933.

2. Sylvain Zegel, « Avec l’Orient-Express, cher à Larbaud, Morand et Greene, disparaît le dernier grand train de luxe international », Arts, 10 janvier 1962.

3. A. Eustis, Marcel Arland, Benjamin Crémieux, Ramón Fernandez. Trois critiques de La Nouvelle Revue française, Nouvelles Éditions Debresse, 1961.

181 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 13 janvier 1962

Cher ami,

L’article de Poulet, « Plaidoyer pour la frivolité » (dernier Rivarol1), très bon. En critique, ce sont des gens comme vous, comme nous, qui comptent. Les professionnels se sont toujours trompés. Rappelez-vous le mot sublime de Sainte-Beuve, le plus grand de tous, sur Balzac : « Balzac est essentiellement le romancier du moment. » Les créateurs voient le livre de l’intérieur ; les universitaires le perforent de l’extérieur. Malheureusement, ce sont les universitaires qui, seuls, lisent et qui font la postérité. Ce qu’il faut espérer, c’est que l’œuvre d’art, prenant d’autres formes que le livre, s’assurera un contact direct avec le plus vaste public, par-dessus leurs têtes.

La TV sur Proust, cela m’amuserait de savoir comment la presse l’a accueillie. À la revoir, je trouve que nous avons tous eu tendance, pour divertir le public (Cocteau surtout), à le traiter comme un rigolo. Et trop de Ritz ! Je ne m’imaginais pas aussi laid : cette bouche, ces bajoues, ces fanons, quelle horreur. On me dit que l’image de la TV arrondit le bas des images, le déforme ; peu importe, je me suis trouvé hideux, antipathique, et suis heureux que vous n’ayez pas vu ça. Par contre Hélène était d’une présence, d’une jeunesse incroyables ; Simone Maurois, qui pourrait être sa fille, avait l’air de sa grand-mère.

Venons-en à votre surdité : « Que d’idiots je ne vais plus entendre ! » disait mon père. On peut très bien parler, et être écouté, sans entendre. D’ailleurs, ceux qui parlent n’écoutent jamais, même quand ils entendent. Il faut faire la part du cathare ; les trompes se gonflent après le rhume, en se mouchant, etc… À Vevey, quand vous viendrez, il y a un jeune docteur Hubert Guénat, 14 rue Perdonnet, en contact avec les USA, et qui a fort bien soigné Hélène.

Oui, par facilité et paresse, les critiques se sont fait, une fois pour toutes, une image caricaturale de moi, datant d’Ouvert la nuit, sorte de Rouletabille pressé et sommaire, contre quoi il n’y a rien à faire. Personne, sauf des amis fidèles, attentifs et d’un goût certain, comme vous, n’a pris soin de rectifier. J’emporterai dans la tombe ce hideux moi-même.

Il fait doux et il pleut. Je rentre ce soir.

Tout à vous,

PM.

1. Robert Poulet, « Plaidoyer pour la frivolité », Rivarol, 11 janvier 1962.

182 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

13 janvier 1962

Cher ami,

Ce mot ira à Vevey ; je ne sais où vous êtes.

Proust a été annoncé dans tous les journaux (Candide1 plus particulièrement), avec éclat. Depuis, de grands compliments partout. Ce fut sûrement une représentation réussie.

J’ai fait la connaissance chez Lipp, de Piatier2 ; c’est une gentille dame, critique excellent dans Le Monde (le vendredi), grande amie de Chênebenoit3, le rédacteur en chef. Nous sommes, l’un et l’autre, paraît-il, fort goûtés au Monde, par Chênebenoit en particulier. J’ai dit : « C’est pourquoi Le Monde s’est tu sur moi dix ans. » Elle m’a dit : « On savait que vous étiez brouillé avec Herriot ; alors cela paralysait tout le monde. Sitôt qu’il a été mort, vous avez vu ! » Oui, j’ai vu. En effet, c’est ainsi que cela se passe.

Nous avons parlé, avec chaleur, un long moment, fort contents l’un de l’autre. Alors, je lui ai dit : « Ce qui m’ennuie, c’est que je deviens sourd ». Elle : « Moi aussi, je suis sourde. — Mais je vais voir un spécialiste américain. — Allez-y ; vous reviendrez bredouille ; il n’y a rien à faire. J’ai tout essayé. Même une opération. » Ces deux sourds qui parlent entre eux, cela a l’air d’une blague. Ce fut ainsi.

Bien sûr, ce n’est pas encore le dernier degré. C’est assez pour beaucoup attrister, changer la vie. Pour moi surtout, qui vivais des autres, qui vis par les yeux et par les oreilles. En parlant, j’entends tout ; les femmes surtout. Elles croient qu’elles n’ont pas parlé, que j’ai parlé tout le temps. Elles ont tout dit, sans le savoir. Mais il faut avoir l’oreille fine. Oui, les yeux, les oreilles, c’était ma vie.

Je ne suis pas un écrivain « moi et moi » comme Jouhandeau.

Votre

JC.

P.-S. Je me régale avec la pièce d’Anouilh (La Foire d’empoigne4). Le théâtre est fait pour être lu. Sur la scène, on perd tout. Ah ! les « Cent-Jours ». Gaulle, qu’est-ce qu’il prend ! Demandez-la à Déon (Table ronde).

1. . « Marcel Proust tel que l’ont connu trois écrivains français », Le Nouveau Candide, 11-18 janvier 1962, p. 15.

2. Jacqueline Piatier, critique littéraire au Monde.

3. André Chênebenoit.

4. Créée en 1961, cette farce eut un grand succès, notamment du fait que Paul Meurisse interprétait les rôles de Louis XVIII et de Napoléon.

183 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

15 janvier 1962

Cher ami,

Brenner a vu le spectacle Proust, et il m’en a parlé avec la franchise qui est sa première qualité. Vous pouvez le croire quand il dit que vous étiez parfait, d’allure et de propos, l’air d’un homme qui a moins de 60 ans.

Il a trouvé Berl très bien. Madame Maurois ridicule. Cocteau ne lui a pas beaucoup plu. Si j’ai bien entendu : toujours un peu rabâcheur et comédien. Sur Mauriac, il est moins sévère que vous, mais froid.

Je serai plus sévère que l’un et l’autre pour d’autres raisons : l’écrivain qui consent à faire un discours devant quelques millions d’auditeurs, et même beaucoup moins (à moins qu’il se propose de ne rien dire), se déconsidère, car il ne s’estime plus lui-même. On ne peut rien dire de sérieux, de vrai, de pensé, qu’à un tout petit nombre, fait pour vous entendre. Il n’y a aucun rapprochement à faire entre Balzac et Proust.

Brenner a trouvé que la servante pleurait trop ; trop de chagrin. Je vous le disais : le chagrin des larmes, deux ans. Il a trouvé très bien la brève apparition de votre femme.

Camille prétend que nous sommes légers quand nous parlons de pédéraste, à propos de tout célibataire. Elle déclare que Brenner est bonnement un gros impuissant, qui n’aime que la société des écrivains, et que Matthieu Galey, sitôt sorti du régiment, épousera une jeune fille riche, de noble famille.

J’ai trouvé éblouissante la pièce d’Anouilh1 au début : les Cent-Jours (et de Gaulle en transparence), et puis cela décline, et puis ce n’est plus rien. Il n’est plus l’auteur de jadis ; j’ai raffolé de ses premières pièces.

Pendant l’Occupation, il était l’auteur à la mode, fort goûté des Allemands, le chérubin de Je suis partout qui ne cessait de l’encenser. Je me suis dit, après : ça va mal aller pour lui. Pas du tout ; les Résistants l’adoptent. On s’était trompé sur lui, paraît-il. Aujourd’hui, j’ai des doutes. Je me demande si le vrai n’était pas celui de Je suis partout.

Votre

JC.

1. Jean Anouilh (1910-1987). L’une de ses pièces les plus célèbres, Antigone, avait été jouée pour la première fois en 1944. Pour les uns, elle faisait l’apologie de la Résistance, de la collaboration pour les autres. Avec Albert Camus et François Mauriac, entre autres, il avait tenté de sauver Robert Brasillach, poète et rédacteur en chef de Je suis partout, finalement exécuté lors de l’épuration.

184 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 16 janvier 1962

Cher ami,

Arrivé de Vevey, je repars pour Londres demain, après le cocktail Nimier, où j’espère vous voir, malgré l’heure tardive. Ce voyage à Londres, ennuyeux et fatigant, mais il faut que je refasse mon ancien Londres, le contrat avec Amstrong Jones, pour les photos de ce dernier, se terminant en août prochain.

Le nouveau train de luxe Paris-Lausanne est excellent ; il ne met que 4 h 1/2, battant l’avion de plus d’une heure. Quand vous aurez à consulter, prenez-le.

J’ai pondu pour Match un requiem sur l’Orient-Express (qui vient de disparaître), avec des souvenirs de jeunesse : en 1913, j’avais porté la valise diplomatique à Constantinople. Je termine en disant que les trains de luxe sont désormais aussi vieux jeu que les paquebots, y compris ce nouveau France que, nous autres contribuables, nous allons payer, pour qu’au nom d’une politique de grandeur, c’est-à-dire par vanité, des yankees avalent en notre honneur caviar et foie gras ! Désormais, le vrai luxe est à Orly.

Les prix français sont démentiels ; j’ai voulu remplacer un genévrier par un cyprès : 1 000 NF avec transport en bac. Hélène a voulu remplacer le store extérieur du grand salon : 3 500 NF. La France est bien plus chère que les USA.

J’ai bien reçu votre lettre de Vevey et j’ai répondu ; rien n’est perdu. Nourissier m’annonce son mariage, dans une très gentille lettre.

Ce qui a plu, à la TV, c’est que je n’ai pas fait allusion au vice de Proust (au contraire, j’ai dit qu’il était viril) ; Mauriac, lui, a mis les pieds dedans.

Spécialiste du couple, jetez donc un coup d’œil sur le roman d’une débutante, Sidonie Basil (Julliard1), assez influencé par Ch. Rochefort. C’est loin d’être mal : une étude d’un extraverti marié à une introvertie.

J’ai voulu, en Suisse, avoir un chien. Pas une chienne, un chien. Je me suis rendu compte que c’est incompatible avec un jardin. La vessie des chiens est inépuisable et leur urine corrosive ; trois gouttes sous la patte droite ; un jet sous la patte gauche, à l’infini : tous les buis et le bas des arbres, brûlés.

À vous,

PM.

1. Sidonie Basil, La Petite Musique de nuit, Éd. Julliard, 1962.

185 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

16 janvier 1962

Cher ami,

« Joue toujours comme si un maître t’écoutait », belle parole d’un peintre1. Un écrivain qui a le respect de soi ne doit jamais publier (même dans le moindre journal) dix lignes de lui qui ne soient les meilleures possibles. Il ne sait pas qui peut les lire, par hasard, et quelles seront les conséquences. Jadis, dans une revue quelconque, à l’hôtel, j’ai lu deux pages de Giraudoux qu’il avait bâclées. Je l’ai jugé sur cet échantillon, pour toujours. Là, il s’était dénudé. Un début éblouissant (comme personne n’a jamais écrit) et puis n’importe quoi, pris d’ivresse, et c’est pitoyable. Il était là, tout entier.

Hier, dans le salon d’attente du dentiste, je lis quatre pages de quelque Robbe-Grillet nouveau roman (Réalités). Il s’agit d’évoquer la gare Saint-Lazare. Ce sera par des bribes de conversations, à foison, sans liens, sautillant de l’un à l’autre ; et les plus insignifiants qui soient.

Je connais la gare Saint-Lazare. Pendant 40 ans, deux fois par jour. C’est l’endroit où personne ne parle. Foule d’isolés, et pressés toujours, la plupart courant. Dans quelques coins, des amoureux anéantis ; ce ne sont pas eux qui parlent.

Jugé, à jamais, le « nouveau roman ». Dans cette même revue, un article intéressant, et de belles images sur le rococo d’Autriche. Vienne, et surtout quelques églises aux environs. J’ignorais ce rococo-là. C’est merveilleux ! Le demi-rococo, plus sage, en d’autres pays, ce n’est rien.

Ceci, en faveur des extrêmes. Aller à l’extrême soi. Privilège de la vieillesse. En se surveillant toujours. Giraudoux ne se surveillait jamais ; ni Proust.

Je verrai demain un médecin pour les oreilles. Je suis pressé d’avoir un avis. Lausanne n’est pas exclu, pour plus tard.

Votre

JC.

1. Il s’agit en réalité d’une citation de Robert Schumann, dans Conseils aux jeunes musiciens (1848).

186 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

17 janvier 1962

Cher ami,

Vous êtes comme un moustique : on vous entend, mais on ne sait jamais où vous êtes. Londres ce soir, et tant de choses aujourd’hui. Je n’irai pas au cocktail Nimier pour plusieurs raisons ; la première, c’est que je ne vais pas là où je puis rencontrer mon fils.

Vous avez raison de penser à votre Londres. Cela aura un succès de vente. Le succès dépend, aujourd’hui, non pas du talent, ni même de l’auteur, mais du titre. Prenez garde, vous pourriez retarder ; ce serait grave, vous concernant.

La vitesse, c’était au temps de votre jeunesse. Aujourd’hui, ce qui importe, c’est le repos, la détente.

S’il y avait des trains vraiment de luxe, l’avion serait vidé.

Un beau paquebot, c’est l’idéal. Le meilleur repos, les plus belles vacances. Et même les seules vacances. On cherche des lieux de vacances. Il n’y en a plus. Il y a le paquebot. Détente. Il faut revenir à la lenteur, en tout.

Vous jugez un peu vite sur les prix. Je suis un gros client en Suisse, parce que les choses sont meilleures en Suisse ; ils ont plus de choses, et de bonne qualité toujours. Je ne vois pas qu’elles soient moins chères. Sauf l’Espagne, il n’y a pas de grandes différences entre les prix. Et si je jugeais la Suisse sur la montre que j’ai achetée il y a trois ans (plus chère qu’en France, et qui ne vaut rien) je risquerais, comme fait Kléber (qui trouve la Suisse pire que tout), de trompeuses généralisations.

J’ai sur ma table le roman de Sidonie Basil, dédié « à son auteur favori », ce qu’elle a pu vous écrire aussi, et à d’autres (La Petite Musique de nuit). Je crois que c’est assez bien. Mais il me faut attendre, même pour avoir le courage d’ouvrir un roman.

Il me semble que vous travaillez beaucoup ; prévenez-moi, quand Match publiera votre Orient-Express.

En juin, nous irons 15 jours à Glion, et nous prendrons le nouveau train que vous signalez.

À vous,

JC.

187 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

188 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Londres, 21 janvier 1962

Cher ami,

Je sais que des lettres de vous m’attendent à Paris ; Hélène vient de me téléphoner. Je n’y reviens qu’à la fin de la semaine, heureux de vous lire alors.

Depuis que je vous ai vu essayer et re-essayer chez le tailleur de Marbella, je sais votre coquetterie. Voici donc des nouvelles de Savile Row : les pantalons plus étroits (bien que les tailleurs élégants ne changent qu’imperceptiblement leurs modèles). D’ailleurs, qu’est-ce qu’un tailleur londonien ? Je le sais maintenant : c’est une vieille Écossaise qui tisse, aux Hébrides, les étoffes qu’il confiera à un coupeur juif d’Europe centrale (j’ai eu, de 1915 à 1938, un des meilleurs former cutters de Londres : il était tchécoslovaque), pour habiller un Américain. Bref, petits revers courts, pantalons étroits, vestons courts. Plus de pantalons retroussés du bas, c’est fini ! Les bottines commencent et les souliers vont disparaître, incompatibles avec des pantalons non retroussés. Oui, les bottines ! comme dans notre enfance. La nouveauté, c’est d’abord que les tailleurs anglais n’épatent plus du tout le monde, sauf quelques Américains snobs. La jeunesse française et italienne donne le ton à la jeunesse anglaise, très épatée et plus du tout sûre d’elle-même. L’influence continentale est devenue immense ; tous les Anglais retour de Saint-Tropez, Torremolinos ou Positano, veulent du vin, à tous les repas, sans renoncer au reste. Les gens, femmes surtout, fument comme des cheminées, ce qui ajoute au brouillard, jour et nuit, une cigarette après l’autre, dans la rue, au travail, au cinéma (sans doute une habitude prise dans l’atmosphère, pleine de nervosité, des raids). Au théâtre, chez Anouilh, Marceau, etc…, sans oublier Irma la Douce1 qui continue ! Par certains côtés, Londres reste Londres ; par bien d’autres, il change ; c’était le désordre organique : la folie du trafic automobile oblige à planifier, et les petites maisons basses le cèdent aux gratte-ciel, encore timides (pas plus de 20 étages). Ils reconstruisent beaucoup, mais c’est encore plein de brèches, alors que les Allemands ont fini.

Après 4 jours de Londres, ma bronchite n’a pas récidivé. J’espère tenir.

À vous,

PM.

1. Comédie musicale d’Alexandre Breffort créée en 1956 à Paris, reprise à Londres en 1958 dans une mise en scène de Peter Brook.

189 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

22 janvier 1962

Cher ami,

Votre Londres se partage fort bien : naguère (intouchable ; le passé ne bouge plus), aujourd’hui. L’important, ce sera de le faire savoir sur la couverture. On doit savoir dès le premier aspect, et du dehors, qu’il ne s’agit pas de votre ancien Londres1, mais de deux Londres.

Votre femme a raison, Nimier ne doit pas divorcer ; sans quoi il épousera de nouveau Nadine. Les jeunes hommes, qui sont toute jalousie, qui n’aiment personne, qui veulent douze enfants, qui ne peuvent rester mariés, ni divorcer, ont la vie difficile.

J’ai eu une éclaircie d’oreille, quand vous avez téléphoné. En réalité cela ne change pas ; sans remède, j’en suis convaincu. Mais j’entends tous les bruits. C’est la voix humaine (surtout en des temps où les gens bredouillent la bouche fermée) qui m’est interdite. Tant pis.

J’ai souvent dix éternuements de suite ; et avec plaisir. Chaque fois, il me semble que c’est un rhume que j’expulse. En fait, je ne suis jamais enrhumé.

Dans chaque Candide, au-dessus de la page « Mode », je peux lire cette « pensée » de Chardonne : « La mode est chose sérieuse ; on lui doit le respect. » Si j’ai jamais écrit cette phrase, je pensais à la mode, qui est effluve sérieux, venu des profondeurs sociales, et qui gouverne tout ; d’abord nos idées.

Parlons donc de la mode. Mon voisin, le tailleur parisien, pense que le pantalon noir relevé pose en effet un problème ; mais il doute que les bottines reviennent. Il conseillerait des souliers faits chez le bottier, sur mesure, légèrement haussés. Le bottier parisien demande 40 mille francs pour cet ouvrage.

Quand j’avais dix ans, j’entendais dire que les gens se promenaient à Londres toujours le parapluie ouvert, incliné en arrière, de crainte de recevoir un coup sur la nuque. C’était le temps où les anarchistes semaient la terreur partout. « Tout a toujours très mal marché », disait Bainville2 à Thérive. On ne peut dire mieux, et pour tous les temps.

Ce qui me semble particulier aujourd’hui, c’est que les journalistes ou écrivains se plaignent de manquer de liberté, alors qu’ils écrivent et publient tout ce qui leur passe par la tête, de Rivarol à L’Observateur. Les écrivains ont toujours eu beaucoup trop de liberté, car ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes.

Votre

JC.

P.-S. Celui qui a le mieux vu les événements des vingt dernières années, qui en a le mieux parlé, sans parti pris, alors qu’il n’y a que partis pris de tous côtés, c’est Robert Aron3.

1. Éd. Plon, 1933.

2. Jacques Bainville (1879-1936), journaliste, historien, élu en 1935 à l’Académie française.

3. Robert Aron (1898-1975), écrivain, essayiste et historien politique, ancien secrétaire de Gaston Gallimard, proche du mouvement surréaliste et théoricien personnaliste, il sera élu à l’Académie française en 1974.

190 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

23 janvier 1962

Cher ami,

Pour la mode, il faut tenir compte de l’âge. J’avais remarqué, dans ma prime jeunesse, que les vieux messieurs avaient une tendance à exagérer la mode de leur jeunesse ; d’où ces cols raides, de plus en plus hauts, qu’ils portaient, quand les cols avaient commencé à descendre. Je crois que vers 80 ans, il ne faut pas s’y plier trop, pas minutieusement. Le pantalon relevé, c’était une erreur ; en effet, je doute qu’il revienne. Je ne suis pas certain que le soulier soit incompatible avec le pantalon non retroussé. Question de chaussette. Quant au reste (détails de la mode), à 80 ans, perdu dans ses pensées, l’homme vénérable ne doit pas y faire trop attention.

Depuis que j’ai vu les Anglaises fumer (et de quelle façon !) je ne crois plus à l’élégance anglaise. Ils perdront d’un seul coup toute élégance, comme leurs colonies.

J’ai trouvé Josette très bien, très gentille (telle que l’on me l’annonçait) dans sa résidence, avec des domestiques d’emprunt. Elle avait besoin d’être transplantée. Dans l’ancien terreau, elle dépérissait. Sans doute. Il y a des arbres qui meurent quand on les transplante (je suis de ceux-là) ; d’autres y trouvent de nouvelles forces. Les actrices, je crois, n’aiment pas à jouer trop longtemps la même pièce.

À ce propos, j’écris à Marceau que ce n’est pas la peine de m’inviter à sa pièce1. Je n’entendrai rien. Voici venu les temps où je vais repenser tout.

Je reviens à la mode. Les revues féminines et leurs millions de lectrices hebdomadaires la détruisent. Où est la mode à sa première heure ? Dans le train La Frette-Paris ; toutes les petites vendeuses. Et je reviens aux quakers, qui avaient, me semble-t-il, toutes les élégances, les morales et les autres : la mode était proscrite, comme les ornements. Simple et même austère ligne de la belle matière ; rien d’autre.

Votre

JC.

1. Les Cailloux.

191 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Londres, 24 janvier 1962

Cher ami,

J’attends vos dernières lettres qu’Hélène me retransmet (me téléphone-t-elle) de Paris. L’hiver est très doux. L’air, nettoyé, comme c’est souvent le cas ici, par les vents de mer Ouest-Nord-Ouest ou Sud-Ouest, a épargné mes bronches ; mais quel travail je me suis mis sur les bras, que je n’eusse pas accepté, si j’en avais su l’ampleur. De mon Londres, vieux de 30 ans, il ne reste rien ou presque. Que la partie historique. Il fut écrit pendant la dépression des années 30 ; on en est loin. Le temps a passé ; la guerre et ses destructions ; j’ai souvent parlé dans de vieux livres, non seulement de ce qui n’intéresse plus, mais de ce qui n’est plus. Bref, tout est à refaire.

Pour refaire une synthèse de ma vie londonienne, surtout celle de 39/40 serait utile, il faudrait y placer la politique. Je n’en ai pas le goût. Non parce que j’ai peur de vouer mon futur livre à l’insuccès, non parce que je ne veux pas laisser croire que je regrette d’avoir quitté Londres en 40, mais parce que tout cela, qui me tient si fort à cœur, l’emporterait sur le reste et fausserait l’ensemble. Je n’écris pas une histoire d’Angleterre, ni de Londres ; j’écris mon Londres. Tout au plus lira-t-on, entre les lignes, que j’entoure poliment et affectueusement mon sujet du linceul de pourpre dont on entoure les dieux morts.

Nous pensons de même (vos dernières lettres sur le sujet ont mon adhésion entière) : l’Occident n’est plus ; il a peut-être les joues roses : des roses des embaumeurs ; il parle : c’est le massage du cœur qui permet aux défunts sursitaires de signer un testament. Les dés sont jetés depuis 40, il n’y a pas lieu d’y revenir. Les gens ont joué leur vie là-dessus, sans le savoir ; nous, en le sachant, c’est la seule différence.

Ce ne sont ni les nouveaux grands qui ont gagné, les USA qui n’arrivent pas à faire partir leurs pétards mouillés et donc le dollar va s’effondrer, ni l’URSS, qui n’en est pas à un étranglement dans le sérail et à un mauvais café près ; ni même la Chine comme le croyait Guillaume II, comme le disent Le Café du Commerce et les généraux. Ce qui gagnera, c’est personne ; c’est le Diable ; c’est ce Caliban dont je vous parlais à Marbella ; c’est la Machine et ses technocrates ; c’est le Grand Singe ; la primauté du Primate ; tout se tient ; tout tourne en rond ; c’est le yin et le yang ; on est toujours le fasciste et le communiste de quelqu’un ; on est toujours tourné sur ses ailes ; surtout en démocratie ; qui dit assemblée dit hémicycle, et cycle tout court. Le catoblépas1 se mange les pieds, spenglerien2 ou non.

À vous,

PM.

1. Bête fabuleuse qui a la tête trop lourde pour la porter et dont le regard est mortel, évoquée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle.

2. Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand, auteur du Déclin de l’Occident (1918 et 1922).

192 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 30 janvier 1962

Cher ami,

Non, je ne suis pas en fer ! J’ai vu un médecin nez-gorge-oreilles, Vallancien, cet après-midi, recommandé par Roland Cailleux1, l’ami de Nimier. Il espère faire cesser mes éternuements. Il parle d’allergie. Je ne crois pas à l’allergie. Mais il est bien outillé, à la Suisse, et si vous n’avez pas de résultats, vous pourriez le voir (16, rue Spontini).

Nadine a dit qu’elle divorçait, que Roger était furieusement jaloux, tout en la négligeant. Hélène lui a conseillé de ne pas divorcer, de se séparer.

Que Paris est curieux, après Londres. Ce n’est pas que ces capitales soient sans vie, mais dans notre Occident actuel, tout a l’air d’arriver avec cent ans de retard. Ce sont de beaux décors, mais pour des reprises ; les premières se donnent ailleurs.

Les banques disaient, hier, que la paix en Algérie était faite. Aujourd’hui, c’est moins sûr. Le FLN a peur d’être dupe ; il demande des garanties. Mais l’avenir ne se garantit pas, ou ce ne serait plus l’avenir.

Amstrong Jones2 est détesté à Londres ; on lui reproche ses dépenses et il entraîne la famille royale dans une politique dont elle s’est toujours tenue à l’écart.

Je retourne dimanche à Londres, avec Hélène, pour 8 jours. « Arland, c’est Chardonne ennuyeux », je vous ai dit sa boutade par téléphone. Le soir, je me couche. Hier, elle était à l’Opéra, pour entendre E. Schwarzkopf3 dans le Rosenkavalier ; j’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher d’aller ce soir au film tiré de la vie de B. Bardot4, pour lequel Malle lui aurait envoyé des places, et qui commencera… à minuit. Comme dit Jean-Albert, « ma grand-mère est une gamine ».

Nimier est en Suisse, chez Simenon5 ; il rentre demain.

Josée de Chambrun6 a vu Pierre Benoit, qui ne l’a pas reconnue.

Si vous passez par Paris, venez déjeuner le jour qu’il vous plaira. Nous serons chez nous toute la semaine. Je n’irai pas à la répétition de Marceau, pas plus que vous. La Bonne Soupe7 a du succès à Londres.

Il paraît que Bourdel ne quitte pas Plon dès à présent, départs échelonnés.

Merci pour Stock.

Tout à vous,

PM.

1. Roland Cailleux (1908-1980), médecin (notamment de Gide et de Martin du Gard) et écrivain, qui sera l’exécuteur testamentaire de Roger Nimier avec Bernard de Fallois.

2. Anthony Armstrong-Jones (né en 1930), lord Snowdon, photographe du « Swinging London », époux de la princesse Margaret de 1960 à 1978.

3. Elizabeth Schwarzkopf, cantatrice britannique d’origine allemande.

4. Il s’agit de Vie privée, film de Louis Malle, produit en 1961, avec : dans les rôles principaux : Brigitte Bardot, Marcello Mastroianni et Dirk Sanders.

5. L’écrivain belge Georges Simenon (1903-1989) habitait le château d’Echandens, près de Lausanne, depuis 1957.

6. Fille de Pierre Laval, épouse du comte René de Chambrun.

7. Comédie de Félicien Marceau, créée à Paris en 1958.

193 – PAUL ET HÉLÈNE MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 31 janvier 1962

Cher ami,

Ce matin, au Cercle, un vieux monsieur, tout en se rhabillant, citait Taine (l’adaptant au goût du jour) : « La dictature tempérée par l’anarchie. » Les gens ont très peur de sortir le soir, de ne pas s’arrêter à temps en auto, de ne pas interpréter comme il faut une sommation. Pour qui vient de Suisse ou d’Angleterre, ce tragi-comique est étonnant.

Si Stock pouvait m’envoyer un service de presse du nouveau Keyserling, Voyage dans le temps1 ? Je ne sais plus si la gentille Roumaine est toujours là ?

J’ai compris pourquoi les fleurs valent, en Angleterre, moitié moins cher qu’en France : c’est que le charbon y vaut moitié prix. Ceci va d’ailleurs changer avec le Marché Commun2. En Suisse, cela a commencé par la hausse des immeubles ; on en est à la montée des salaires.

Hier, chez la marquise de Polignac, Hélène voit entrer Simone Maurois, qui va droit à elle : « Chère Hélène ! donnez-moi vite des nouvelles de Pierre… » (Benoit). La comédie mondaine est admirable.

Tout à vous,

PM.

Cher ami,

Je sais que vous admirez les articles de Duhamel ; c’est pourquoi je vous envoie celui-ci3le maître s’est surpassé.

Bien amicale pensée pour vous deux.

Hélène.

1. Hermann von Keyserling, Voyage dans le temps, Éd. Stock, 1961.

2. Le Marché commun européen avait été mis en place par le traité de Rome en 1957.

3. Aucun article n’est joint à la lettre.

194 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 3 février 1962

Cher ami,

Je vous parlais de la comédie sociale ; elle bat ses records à la TV où l’on voit Guéhenno, « fils de cordonnier », accéder aux honneurs, et pas plus fier pour ça, dit-il, tandis que l’opérateur du son fait entendre, en accompagnement, le bruit du marteau du savetier reclouant des talons ! Hans Sachs1 n’était rien à côté. La pire des conneries de notre âge est la connerie sentimentale, d’importation américaine (pas vos quakers, certes, mais les Américains récents).

Je suis très content que la pièce de l’Atelier soit un succès ; Hélène s’y est beaucoup amusée, hier soir. J’ai dit que j’étais à Londres ; je ne peux plus supporter le théâtre, le défilé à la sacristie, et garer sa voiture place Dancourt est au-dessus de mes forces.

Oui, les gens bredouillent de plus en plus, cigarette à la bouche ; c’est le genre ; aucun acteur de cinéma ne sait prononcer ; or, le français n’est beau qu’articulé, puisqu’il vit par les lèvres, alors que l’anglais se parle de la gorge. À l’école, on me faisait mettre un crayon entre les dents serrées ; j’arrivais à parler anglais, ainsi, mais pas français.

La paix FLN ne paraît pas devoir être la fin des embêtements ; la paix faite, il lui faudra prendre possession des grandes villes, auxquelles il n’a présentement pas accès. C’est donc à l’armée qu’il faudra demander d’introduire l’ennemi d’hier, en admettant que celui-ci accepte de monter dans les fourgons militaires ?

Éternuer sans être enrhumé, c’est ce qui m’arrive depuis deux ans. Le docteur Vallancien, qui me soigne, a soigné Gide pour la même affection vers la fin de sa vie. Il ne l’a pas empêché de mourir. Les médecins n’empêchent pas de mourir.

Mon adresse à Londres : Brown’s Hotel, Dover St. Londres W.

Lundi, je vais être obligé d’aller à pied au British Museum, grève du métro, etc… Moscou ignore les grèves. Mais Moscou est un remède historique peu recommandable.

Tout à vous,

PM.

1. Hans Sachs (1494-1576), poète allemand et cordonnier.

195 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 4 février 1962

Cher ami,

En rentrant de Londres, dans le courant de la semaine (du 14 au 16 février) j’irai en Suisse. Si vous voulez vous débarrasser de notre correspondance 61, vous n’avez qu’à la déposer chez la concierge, en notre absence, le jour où vous viendrez à Paris, si cela vous convient.

Dînette, hier soir, chez Josette dans ce qu’elle appelle la roulotte : le chien montait la chienne, pissait partout, là, du moins, où il avait la place de le faire, le tapis étant jonché de papiers, livres d’images, machines à compter, bouteilles, plats de coquilles d’huîtres, chaussures, etc… À la TV Villemetz1, pour ses 50 ans de lyrics, recevait l’hommage de toutes les célébrités de la scène ; c’était brillant, nostalgique et fort charmant. Il y a eu là, en chansons et musique légère, de 20 à 35, une époque aussi brillante que l’ère Lecocq2 ou l’ère Messager3.

La petite Hinano4, à mesure que la soirée s’avançait, a fait un caprice exigeant que je couche sur place. Il a fallu jouer la comédie, m’étendre sur un canapé, tandis qu’elle m’enlevait mes chaussures et me bordait d’un plaid. Elle n’a consenti à se coucher qu’à ce prix ; mais par la porte de sa chambre restée ouverte, elle vit que je m’étais rhabillé et me préparais à partir. Ruisseaux de larmes. Josette, qui a beaucoup d’humour, disait : « C’est trop fort ! Avoir souffert pour toi tant d’années ! Trouver la paix de l’âme, enfin, dans un sentiment maternel pour ma fille d’adoption. Et voilà que tout recommence avec elle ! » Je croyais que Hinano serait une petite sauvageonne douce, sans caractère, une image ornementale à la Gauguin. J’ai vu, hier, la petite femme toute formée (à 6 ans 1/2 !), avec ses exigences, sa dureté de primitif, son égoïsme, sa violence, sa petite personne affirmée et monstrueuse. Josette a trouvé là son maître, je le crains.

Hélène, pendant ce temps, avait été à un bal chez d’Uckermann, que Flammarion met à la retraite. En réalité, l’employeur et l’employé se haïssent. Henri Flammarion aime à s’entourer de peintres ; d’Uckermann vient chez lui racoler les artistes pour sa galerie de tableaux de la rue du Cherche-Midi, à la grande fureur d’Henri Flammarion.

Henri Flammarion a patienté, pour ne pas avoir à payer à d’Uckermann une indemnité de renvoi ; mais dès que d’U. a eu l’âge de la retraite, il l’a limogé. Le grand mérite d’U. avait été d’amener Peyrefitte rue Racine ; Roger, c’était son homme. Mais, ledit Roger, invité ce printemps pour une convalescence, a séjourné chez Henri F., a, paraît-il, peu à peu oublié qu’il devait tout à d’U. ; il a évolué du côté d’H. F., puis passé tout à fait dans son camp, ce qui rend d’U. fort amer. J’avais refusé son invitation ; il m’envoya un mot très gentil, me reprochant ma misogynie. Ce n’est pas le cas, mais je ne bois pas, je n’aime pas veiller, je ne puis manger de bonnes choses, la fumée me fait éternuer, parler me fait tousser ; je ne suis pas pédéraste, dans un milieu ad hoc, et je n’ai plus que faire des jolies filles. Bref, si je ne sors plus, ce n’est pas par attitude, ni par humeur, mais pour des raisons purement matérielles. En Suisse, j’ai la paix, mais à Paris, c’est une lutte quotidienne pour défendre son repos.

Tout à vous,

PM.

1. Albert Willemetz (1887-1964), auteur de chansons (notamment Mon homme et Félicie aussi) et de paroles d’opérette.

2. Charles Lecocq (1832-1918), compositeur.

3. André Messager (1853-1929), compositeur.

4. Fille adoptive de Josette Solvay.

196 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

5 février 1962

Cher ami,

J’ai lu avec plaisir votre Stendhal dans La NRF. Ce que j’en pense, je peux le dire d’un mot : votre style est d’une incroyable jeunesse. Je le crains, vous ne vieillirez jamais.

On soigne les maladies ; souvent on les protège que trop. C’est la vie qui tue, et sans prévenir. Une voisine est morte hier soir, sur le coup, en regardant la TV à 60 ans. Elle se portait bien ; pas de tension ; rien au cœur. Cet enlèvement par la mort, comme un regret, a laissé, et même donné un beau visage calme, à la morte, qui ne s’est aperçue de rien, alors que le frère de Camille, qui a tant souffert trois ans, avait encore le visage crispé, sur son lit de mort. Le mari supporte mieux ce coup, il semble, que le lent arrachement.

Je vois que Josette vous reçoit avec moins de cérémonie qu’elle ne fait pour nous. De loin en loin (car je mange trop chez elle) nous avons plaisir à la voir. Je ne vois plus que quelques rares personnes, les mêmes toujours. Ou bien, comme Sérant1, des gens qui viennent à La Frette, consulter le vieux maître.

En général, il me semble que d’Uckermann est peu aimé.

Je déposerai les lettres chez votre concierge ; je ne sais quel jour, mais bientôt.

J’ai trouvé bien le roman que vous m’avez signalé. J’ai dit que vous m’en aviez parlé ; elle m’a répondu un mot qui n’est pas d’une sotte. Il s’agit de La Petite Musique de nuit2. En général, je ne lis jamais un roman.

J’ai terminé mon prochain livre : Demi-Jour. Je veux le garder quelques années encore. D’abord cela m’ennuie vraiment de publier un livre : ces tracas, cet émoi inutile, pour rien. Déranger les critiques, qui déjà se sont tant dépensés pour moi. Et puis, la nuit. Le livre est plus vivant sur ma table : il y a toujours une correction à faire, ou un mot essentiel à ajouter.

On ne pourra jamais s’en tirer de l’Algérie. La France s’y ruinera. Il me semble que l’on aurait dû tout de suite internationaliser l’Afrique, y admettre l’Amérique, tout le monde. La guerre se fait avec des alliés, on s’y met à plusieurs. La paix aussi.

J’ai bonne opinion (d’après ce que la presse en dit) des Mémoires de Fabre-Luce3.

Votre

JC.

1. Paul Sérant (1922-2002), écrivain et journaliste, auteur d’essais sur René Guénon, l’ésotérisme ou l’Action française.

2. Sidonie Basil, La Petite Musique de nuit, Julliard, 1962.

3. Alfred Fabre-Luce, Vingt-cinq années de liberté, Éd. Julliard, 1962.

197 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

7 février 1962

Cher ami,

« Des ennemis à vous ont changé d’avis, me dit Genevoix1. V.-Radot2 est pour vous. » Je lui réponds : « La haine est un sentiment sérieux, comme l’amour. Je pensais que V.-Radot me détestait et l’en estimais. Sinon, c’est du guignol. » « Bien sûr, c’est du guignol », a répliqué le secrétaire perpétuel.

Ce soir, un communiqué : « À la demande du Gouvernement britannique, la princesse Margaret et Tony Amstrong-Jones ne viendront pas à Paris en mars. » L’Entente cordiale.

Madame Simone m’a dit : « Je reprochais, un jour, à Bernstein3, de souiller les femmes par ses goûts ignobles. » Il me répondit : « Je suis enfermé dans mes vices. »

À vous,

PM.

1. Maurice Genevoix (1890-1980), écrivain, prix Goncourt 1925 pour Raboliot. Élu à l’Académie française en 1946, il en sera le secrétaire perpétuel de 1958 à 1974.

2. Louis Pasteur Vallery-Radot (1886-1970), médecin, résistant, petit-fils de Louis Pasteur, élu à l’Académie française en 1944. Il s’était opposé à la candidature de Paul Morand à l’Académie.

3. Henry Bernstein (1876-1953), auteur dramatique.

198 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 14/15 février 1962

Cher ami,

Je remets de jour en jour tout ce que j’ai à vous dire, tant je suis agité, vainement dans l’absolu, utilement dans le concret. Mes domestiques ayant pris 10 jours de congé (il faut tout supporter aujourd’hui), j’ai dû fermer la maison de Paris et emmener Hélène à Londres. J’ai rapporté de Londres une chienne, parce que les domestiques s’ennuyaient depuis la mort de la précédente. Comme ils n’étaient pas revenus à notre retour, j’ai dû tout faire, marché, vaisselle, etc… tout comme Jouhandeau. Le deuxième jour, avec une grippe du diable, il m’a fallu prendre le train pour Vevey, où je dois signer un nouveau bail. Ma toux ne finissant pas, je monte 48 h à Crans, chez Josette (et aussi pour voir Gaston Bonheur, pour un article), d’où je reviens dimanche à Paris. J’en serai bientôt chassé par un grand bal que notre neveu donne pour sa fille, avenue Charles-Floquet. 500 personnes, c’est une catastrophe, une épidémie, une migration. Il va falloir tout enlever. Je ne veux pas voir Hélène se tuer à la tâche et je reste à l’aider, ne me dérobant qu’une heure avant le bal. Pour un peu, je viendrais dormir à La Frette, sur votre canapé !

Il paraît que les Algériens négocient à Vevey ; je n’en ai rien vu ; la neige tombe épaisse. Tandis qu’à Londres, c’était le printemps, toutes les devantures à l’extérieur, en jacinthes et narcisses. Vous ai-je dit que j’avais demandé pourquoi, à Londres, les fleurs étaient pour rien, même l’hiver, et bien que les Alpes maritimes ne soient pas tout à fait anglaises ? C’est parce que le charbon coûte là-bas moitié moins cher que le nôtre. Idem pour la Hollande. Autant je déteste le muguet et le lilas des fleuristes, l’hiver, sans vie ni parfum, autant j’aime les iris, les jonquilles, les tulipes et les jacinthes de serre.

Pas grand-chose dans les journaux : M. Galey et Marcabru sont toujours excellents. À Arts Truffaut1 n’a pas été remplacé. La NRF, de plus en plus ésotérique et coupée de tout. Je n’ai pas encore lu le roman de Brenner. Déjeuné avec Nimier qui m’a paru en bon état. Je trouve Candide assommant.

Je vous remercie pour l’enveloppe contenant la correspondance 1961, trouvée en rentrant de Londres. Les Anglais sont terrifiés quand ils parlent de nous et nous croient des Espagnols de 1935.

Je vous quitte pour aller faire ma déclaration de revenus français et payer mes impôts suisses ; cela se surajoute, tout en prétendant s’exclure. Les finances d’États riches sont la ruine des particuliers pauvres.

À vous,

PM.

1. Le cinéaste François Truffaut était critique de cinéma dans la revue Arts depuis 1953.

199 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

19 février 1962

Cher ami,

Si votre lettre du 15 février 1962 atteint aux époques lointaines, elle va déranger l’idée que l’on se fera de la douceur de vivre en 1960. Mais elle peut montrer que les grands de la terre avaient bien des ennuis.

Je vous ai dit combien vos pages de La NRF avaient de jeunesse. La fraîcheur de votre talent suffit. Vous abusez de votre santé. Vous aurez de petits maux fort gênants, qui usent à la fin. Au lieu de prendre des remèdes, j’aurais prescrit, pour vous, trois semaines à la montagne, laissant tout en place.

Vous n’avez pas besoin de lire le livre de Brenner ; écrivez-lui un mot gentil. Le livre est bien dans son genre discret, honnête. Ce n’est pas pour vous. Un tout petit monde.

Du grand monde, c’est Fabre-Luce. Je viens de lui écrire une lettre chargée des plus forts compliments, et sincères. La façon dont c’est composé, disons troussé, l’allure de ce style parlé, l’intelligence, les vues politiques, l’art du conteur, étonnant, presque magnifique.

Je ne lui ai pas dit ceci : de là, il sort, homme courageux, par bien des côtés admirables, mais tout petit. C’est qu’il n’a connu personne. Si, peut-être, sa sœur avec qui, justement, il est brouillé. Il est incapable de connaître un être, sauf la surface. Il croit qu’un ami, c’est une personne qui a dîné dix fois chez vous. Il est creux. Il y a un vide pénible dans tout cela.

Je ne sors de La Frette que forcé. Pour certains devoirs, j’ai déjeuné au 12e étage d’un gratte-ciel parisien, près du Panthéon, qui a 20 étages. Ils ont fait des progrès. C’est le dernier en date de ces bâtiments. C’est moins bien qu’une petite maison sur le sol à la campagne ; c’est beaucoup mieux qu’un 3e dans n’importe quel ancien immeuble parisien. En tous cas, c’est l’avenir. Ce que nous pensons ne signifie plus rien, sur aucun sujet. Épreuve pour des penseurs. L’avenir se fait, hors de nous. Nous sommes des gens de trop.

Sortant de cette tour, je suis passé chez mon beau-fils André Bay (à côté) qui était de retour d’Amérique depuis une heure. Il connaît bien l’Amérique. New York l’a surpris : une ville de plus en plus haute, tout en verre, on dirait faite pour être écrasée. On ne se dirige plus qu’avec dix chiffres dans la tête ; effrayante mécanique. Il a vu Pearl Buck1, très solide encore, qui revenait de la Corée. Dans le pays de la liberté, elle ne peut écrire un mot de ce qu’elle pense sur ce sujet. Les riches ouvriers travaillent 30 heures. La viande est toujours bonne.

André me disait, à propos de vous : « Morand est fait pour se vendre en Livre de Poche ou bien en beau livre relié. » Pour l’édition, comme pour le reste, il faut attendre que l’avenir ait parlé. Jusque-là, on ne sait que penser. L’édition genre Julliard, Gallimard, et les autres, c’est fini. C’est tout ce qu’il est permis de penser. Mais il y a 200 mille personnes prêtes à acheter des livres (pas chez le libraire). Où sont-elles, comment les atteindre ? En Amérique, on vend tout, mais d’une autre manière. Pas par les libraires.

On vient de lancer une collection « Idées » ; des livres ardus, dont on vendait, lentement, péniblement, 2 à 3 mille. La première semaine : 30 mille sont vendus (Livre de Poche). Mais le Livre de Poche, pour le fabriquer, il faut des machines spéciales, qui coûtent des centaines de millions.

Ce qui va suivre, je vous demanderai de le lire quand vous aurez le temps, et de le lire attentivement. Il s’agit de ce qui s’est passé pour vous chez Stock, et de ce qui va suivre. Je désire que vous le compreniez bien.

Vous avez demandé, tout de suite, par Gallimard et Schoeller, que vos livres Stock soient transférés chez Gallimard. Que vous le demandiez, c’était tout naturel. Que Schoeller, qui ne savait pas plus que vous, en ces temps, ce qui se passait chez Stock, ait dit oui, cela s’explique aussi. Alors, André Bay a dit : « Je voudrais que l’on demande à Chardonne son avis. » J’ai répondu : « Pas avant six mois. » C’est que je savais ce qui se passait chez Stock ; Schoeller le sait aujourd’hui.

À présent, j’ai dit oui. On le sait chez Stock. Je tiens à ce que Gallimard sache que ce n’est pas moi qui mets un obstacle. Tâchez de le lui faire savoir, et qu’il en reparle à Schoeller.

Ce qui se passait chez Stock ? Des chefs de service, en place depuis 30 ans, quittaient leur fonction, sans demander d’indemnités, ne voulant pas servir de nouveaux maîtres. Ceux qui restaient travaillaient 16 heures par jour pour empêcher que tout croule. Dans cette gabegie, il fallait faire une scission de société, opération juridique la plus délicate et laborieuse qui soit. Le transfert que vous désiriez ne pouvait se faire dans ces conditions.

J’espérais vous offrir une compensation pour ce retard : c’est que l’on publie Parfaite de Saligny dans les Livres de Poche (cela rapporte un million). Schoeller était bien placé pour cette publication, dont il est le chef à présent. Je n’ai pu le voir jusqu’ici.

Candide n’est pas fait pour vous, ni pour moi. Ce n’est pas si mal pour le public qu’ils veulent atteindre. Démeron quitte Paris-Presse et entre à Candide (directeur littéraire).

Arts, ce n’est pas fait pour être lu ; c’est fait pour être respiré ; l’air de Paris, du moins les gens le croient.

Je crois que personne ne s’occupe à présent de La NRF. Arland et Paulhan, fort distants.

Votre

JC.

1. Pearl Buck (1892-1973), romancière américaine.

200 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 23 février 1962

Cher ami,

Merci pour votre lettre du 19, trouvée ici hier soir, en rentrant de Milan, où j’avais été voir mon médecin. Ne prenez plus de pénicilline ; les microbes s’en moquent, s’étant adaptés. En Angleterre, les usines Beechem viennent d’inventer un nouvel antibiotique qui fait des miracles, je vous le dis, en cas de pneumonie.

Je suis tombé sur un article anglais : « Oui, nous avons perdu l’Empire ; mais nous allons remonter la pente ; 50 ans après avoir perdu le royaume de France et ce qui en restait, Calais, commençait l’ère élisabéthaine. » À quoi on peut répondre : « Vous aviez alors Sir Walter Raleigh, Frobisher1, Shakespeare ; aujourd’hui, refaites donc un nouvel empire avec Cecil Beaton2, Noël Coward et Raymond Mortimer ! »

Le pauvre P. Benoit va mourir ; tous les journaux téléphonent ici. Il atteint son rêve : reposer à côté de Marcelle.

Votre Fabre-Luce, étonnant (« il croit qu’un ami, c’est quelqu’un qui a dîné dix fois chez vous »). Un ami, c’est quelqu’un qu’on ne voit jamais, qu’on aime de loin. Vous ne me rapportez sur moi que des propos agréables, même si ce n’est pas sur le papier à mensonges3.

Je vous remercie pour Le Livre de Poche. Je vous remercierai d’ailleurs plus longuement dans une prochaine lettre, mais la page 3 de votre dernière lettre est dans une valise déjà fermée, car je rentre ce soir à Paris.

Entre nous : il y a eu de la bagarre à Match (article sur la mort de la maréchale Pétain4). Intervention du Gouvernement. Jean Prouvost a, sans le renvoyer, expédié Gaston Bonheur à la montagne, pour s’y reposer. C’est la liberté de la presse, comme d’habitude. Si on veut avoir un journal, il faut n’avoir rien à craindre ; mais en ce cas on ne possède rien, et surtout pas un journal : cercle vicieux. Un fonctionnaire peut servir le régime suivant ; pour un journal d’actualité, c’est moins commode.

Je dois faire un hommage à Céline, pour une revue qui vient d’en consacrer un à Bernanos5. Des années 35-45, il restera ces deux-là comme écrivains. Deux anarchistes. Mais la pensée politique de Céline va tout droit (à part quelques interviews, après le Danemark, qui ne m’ont pas plu, sourire à L’Express, etc…), tandis que celle de Bernanos, ce sont des zigzags d’un ivrogne de génie.

À vous,

PM.

1. Martin Frobisher (1535-1594), navigateur.

2. Cecil Beaton (1904-1980), photographe de mode et costumier.

3. Jacques Chardonne utilisait deux types de papier pour sa correspondance : le papier blanc pour les mensonges, le papier quadrillé pour la sincérité. Les lettres adressées à Paul Morand sont écrites sur du papier quadrillé.

4. Jean Lagache, « C’est la fin d’un chapitre d’histoire », Paris-Match, 10 février 1962.

5. Georges Bernanos (1888-1948), écrivain, essayiste et pamphlétaire catholique et monarchiste qui avait rompu avec Maurras, s’était opposé à Franco pendant la guerre civile puis à Pétain et au régime de Vichy.

201 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

24 février 1962

Cher ami,

Mon médecin de Paris (fort réputé) interdit tous les remèdes. Il dit que les remèdes de ces temps sont un poison, ou bien n’ont plus d’action ; les réserver pour les grandes maladies. J’aurais ordonné pour vous trois semaines de hautes montagnes. On devrait revenir aux villes d’eaux. Je ne crois qu’à Roscoff.

Là encore, on ne sait plus rien. Nous sommes dans un monde en formation, dont on ne sait rien. On sait que les octogénaires sont nombreux. Voilà du nouveau pour la littérature. Les écrivains (sauf de rares exceptions bien connues) sont morts jeunes (50 ans, c’est jeune). À présent va apparaître une littérature d’octogénaires. La meilleure peut-être. C’est dur pour les jeunes écoles. J’y pensais en quittant Nourissier, rencontré dans la rue. Il a l’air d’un sorbet à la fraise. Rosé, sucré, avec un fond glacé, quelque chose à la fois d’amolli et de coupant. Il m’a dit grand bien de sa nouvelle épouse. J’avais envie de lui dire : « Et que pense-t-elle de vous ? » Un homme impossible. Beaucoup de charme. Il est de ces hommes-femmes, plus gracieux que les femmes, que nous appelons pédérastes, et qui n’en sont pas : Fasquelle, René Tavernier, Ketmann, etc…

L’Angleterre peut dire adieu à son Empire. Il y a des Empires en formation, avec des milliards d’habitants, auprès de quoi, le sien, dans toute sa force, c’était une bagatelle. À presque tout, il faut dire adieu.

Je lisais ces jours-ci un livre sur les coptes, dont on parle peu. Ce que pensaient ces gens, folie. Les hommes n’ont jamais eu que des pensées folles. Et ils veulent la liberté de penser.

Ce qui me gêne dans Bernanos, c’est qu’il était un peu fou. Du style, certes.

Il faut bien retenir ceci de ma dernière lettre : vous devez (par l’intermédiaire de Nimier par exemple) faire savoir aux Gallimard que ce serait nécessaire de renouveler leur demande à Schoeller, au sujet de vos livres chez Stock. Schoeller a dit oui une première fois. Il n’a aucune raison de changer d’avis. On n’admettra pas qu’il réponde : Chardonne s’y refuse. C’est faux. Stock est informé de mon opinion, qui est, à présent, oui.

À vous,

JC.

202 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 28 février 1962

Cher ami,

Autrefois, les femmes cédaient aux hommes ; actuellement, elles demandent, quand elles n’exigent pas. On ne met plus la main sous leurs robes, elles vous ont précédé, à la braguette. Je ne sais si cela ressort clairement des romans, mais c’est ainsi dans la vie d’aujourd’hui. Dans 20 ans, je crois que les hommes seront, non plus poursuivis, mais traqués : naissance d’un nouveau matriarcat, retour à la société primitive. Ce qui est étrange, c’est que l’homme (pédérastie, guerre, etc…) devenant rare, il n’est pas pour cela plus précieux ; les femmes ne le respectent plus. Josette m’expliquait avant-hier ceci : « Je ne puis trouver un compagnon ; les PD m’exaspèrent ; toutes mes expériences ont été lamentables : impuissants, maquereaux, maître chanteurs, etc… » Je lui ai dit : « Écris-le, tu viens de trouver un titre : il n’y a plus d’hommes. » Là-dessus, elle s’est étendue sur les PD : « J’ai connu les vieux, Cocteau, Marais, etc… ; malgré leur vice, ils restaient des gens dignes, des hommes bien. Aujourd’hui, ce sont des voyous. Ils se règlent en tout sur leurs petits amis, invisibles, mais dont on sent derrière l’influence, la domination ; de petits blousons noirs méchants, destructeurs, vils, des voyous. Tous mes petits amis PD qui venaient à mes déjeuners, ajoute-t-elle, n’y venaient pas pour moi, mais pour mon petit maître d’hôtel rouquin, qui était des leurs. »

Été voir les Kléber, hier, avant leur départ, au Claridge. Je ne puis plus supporter l’air, saturé de tabac et d’alcool, d’un bar. J’en reviens avec une bronchite immédiate. Nimier prétendait que, s’étant couché deux jours de suite de bonne heure, les Kléber étaient au bord du malaise et de l’indisposition. Il y avait là le docteur Cailleux, dont Nimier dit grand bien, Blondin, dont on finit de tourner Un singe en hiver1, et sa maîtresse, une horrible fille maussade et antipathique.

Un de mes amis, qui a eu, ces temps-ci, l’occasion de pénétrer profondément (une liaison) dans la province française, me dit qu’on atteint à des profondeurs de vice que Paris ne soupçonne pas ; dans les Forges, le haut commerce, etc… il n’a trouvé qu’inceste, échange de femmes ou d’hommes, bref toutes les combinaisons érotiques les plus effrayantes. Il parlait de la très haute société des grandes villes de province. Ceci, avec toutes les apparences sauvegardées, rites, dîners officiels, église, bonne tenue, enfants bien élevés, etc…

Mon neveu, qui donnait l’autre soir un bal à la maison, et qui, dans le courant de l’année, avait vu d’autres fêtes analogues, de Londres à Athènes, en passant par Genève, m’a dit : « Les jeunes gens parisiens se tenaient parfaitement bien ; à Londres, un bon tiers de ces 300 personnes eût été ivre ; ici, il n’y avait pas un danseur qui se tînt mal. »

Je pense que nous allons nous retrouver sur la Côte, Monte-Carlo est à mi-chemin de Cannes et de Menton. J’irai vous retrouver par le train, n’ayant pas de voiture. Cela me rappellera mes 20 ans ; à Monaco, en 1908, toutes les portières de train s’ouvraient ; je vois encore en sortir des tas de robes blanches, des toilettes très claires, des ombrelles, de grands chapeaux à brides…

À vous,

PM.

1. Réalisé par Henri Verneuil, avec Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo (1962).

203 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

3 mars 1962

Cher ami,

Je réponds à votre lettre noire du 28. Elle demande rectification au nom de la vérité. Il y a les choses comme elles sont, comme on les voit, comme on les raconte. Les choses, telles qu’elles sont, ce n’est pas à la portée de tous.

Lorsque Josette dit : « Mes amis PD venaient à mes déjeuners, non pour moi, mais pour mon petit maître d’hôtel rouquin », c’est burlesque et c’est triste. Josette invente tout ; voilà le plus fâcheux en ces affaires. Elle aurait quelques difficultés à désigner les « pédés », parmi ses hôtes. En réalité, je le sais, et cela je le sais vraiment, ils allaient chez elle avec le plus grand plaisir, s’en souviennent, et regrettent ces temps. Il a bien fallu constater qu’elle était fantasque.

Je vais vous faire part de l’expérience d’une longue vie, au bout de laquelle je ne crois plus rien de ce que l’on dit, sur aucun sujet. Les hommes sont des fabulateurs, faute de savoir regarder.

La littérature de « mœurs », c’est des fables. J’ai connu dans ma vie un nombre incroyable de femmes, n’étant pas trop mal fait, et sachant parler, ce qu’elles aiment avant tout. Rien n’a changé entre 1900 et 1960. Les femmes sont les mêmes. Ce qui a changé, c’est la façon de voir. La peinture des femmes (surtout celles de province, les petites provinciales), vers 1900, est ridicule. Aucun rapport entre la réalité et la fiction. Elles étaient alors ce qu’elles sont aujourd’hui. Aucun changement. La très grande majorité, à peu près frigide. La « braguette » ne les attire pas beaucoup, ni à présent, ni jadis. Elles aiment les paroles. Fort délurées en 1900 (les petites demoiselles), pas davantage aujourd’hui ; ce n’est guère possible.

Je vois deux changements seulement : les petites, de 14 ans, beaucoup plus libres aujourd’hui. Et puis la situation des filles, venues de province, et qui ont une chambre d’étudiant en ville. Reste juste l’opinion de Montherlant : « Il faut six ans pour dégeler une petite Française. »

Autre changement (mais peut-être qu’il en était ainsi jadis) : le nombre de Français qui sont des femmes : Cocteau, Drieu, Malraux, Giraudoux, Nourissier, Nimier, Blondin, Ketmann, Fasquelle, etc… Ce sont des femmes.

Quant aux véritables femmes, c’est comme aux temps de La Rochefoucauld : « Il faut beaucoup de discours. » Elles ont toujours un autre amour en tête, ou des regrets, ou la nature se rebiffe. C’est du travail. Il faut le temps, comme disait Pierre Mille1.

Il y a un immense volume de Proust sur les rapports des filles entre elles, qui se retrouvent dans une maison de douches, et cela en province, jadis. Quand on voit de pareilles fantaisies, on peut demander tout à un écrivain, sauf la vérité. D’ailleurs ce n’est peut-être pas son rôle. Alors, je dirai : soyez bref.

Notre hôtel, petit, presque plein, est bien. Menton agréable, quand on connaît le reste. Mais l’année prochaine nous irons aux Baléares, dans le bel hôtel où vous étiez. Il est moins cher que L’Aiglon.

C’est en hiver, avec un peu de pluie, que la Méditerranée est belle. Ce n’est plus le bleu étincelant et fixe. Ce sont d’infinies variétés, dans les tons, refusées à l’Océan.

Dès qu’il fera beau Camille vous téléphonera, et vous rappellera l’heure du train ; et puis elle sera un peu reposée. Je ne sais si le remède du docteur a agi ; cela va mieux de ce côté pour moi. J’entends même les femmes, sauf la mienne. Au téléphone, cela dépend des jours.

Votre

JC.

P.-S. Je dirai à notre amie : les hommes ou les femmes que l’on trouve dépend, non des autres, mais de soi. Et je dirai encore, mais cela à qui voudra m’entendre : les hommes se sont toujours trompés sur l’amour, et c’est pourquoi ils n’ont cessé d’en écrire. Il ne faut pas chercher l’amour chez la femme. Elle ne connaît qu’un seul amour : l’amour pour ses enfants ; et elle n’a de paix que si elle peut réduire l’homme à être l’un de ses enfants. Essentiellement dominatrice.

1. Pierre Mille (1864-1941), écrivain et journaliste.

204 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins. Mas des Roses.
Dimanche 4 et lundi 5 mars 1962

Cher ami,

Je suis encore toussant, fiévreux encore et le médecin ne veut pas que j’aille mardi à Ciboure, pour les obsèques de Pierre Benoit1, d’autant plus qu’il n’y a pas d’avion, et des trains impossibles. Pierre Benoit vivait comme un vieil étudiant, sauf qu’il n’étudiait plus, ne lisant jamais. « Comme je suis riche, depuis la mort de Marcelle, sans frais de clinique ! » disait-il. Il ne pensait ni à s’enrichir, ni à gaspiller ; j’allais avec lui au Crédit Lyonnais de Saint-Jean-de-Luz : il était perdu dans une banque. On lui avait conseillé de convertir en or ses droits d’auteur de l’opéra L’Atlantide ; il laissait l’or dans son garage, pendant des mois, sans se décider à prendre un coffre. Son séjour en prison, à la Libération, l’avait ulcéré. « De Gaulle m’a envoyé ses Mémoires, tome II, avec dédicace flatteuse ; j’ai répondu qu’étant incarcéré je n’avais jamais lu le tome I. »

Il ne parlait jamais de sa commanderie ; si bien que lorsque l’Académie le déléguait au Palais de la Légion d’Honneur, les huissiers lui disaient : « Pas décoré, Monsieur Pierre Benoit ? Est-ce possible ! Attendez, nous allons arranger ça. » Lui, qu’on disait si fin manœuvrier, m’a jeté dans cette affaire de candidature à l’Académie (avec ce niais de Chastenet), sans jamais s’être enquis des haines politiques que cela allait soulever ; il ne pensait qu’à sa propre revanche de 44 ; il ne négocia pas, il fonça, détestant Duhamel, Chamson, Mauriac, se brouillant avec Garçon, son avocat, avec V. Radot, le médecin de Marcelle. Sans autre résultat que sa sortie, en claquant la porte, qui affaiblit aussitôt une droite désemparée, divisée, bientôt matraquée par une gauche désormais bien assise.

Ce que les gens ont pu dépenser sur cette Côte d’Azur, depuis 30 ans, doit être astronomique ; ce ne sont que piscines néo-Hollywood, colonnades florentines, faux cloîtres romans, etc…, cyprès transportés par camions, tonnes de fleurs repiquées. Tout cela, pour un vilain ciel sale, comme celui d’aujourd’hui, pluie et vent d’est, jusqu’au printemps. Aussitôt après, c’est la ruée des voitures nordiques, de Pâques à octobre, les caravanes, le camping, les moustiques, l’air infesté de vapeurs d’essence, pas de place pour le bain ; nécessité de prolonger l’auto par un bateau ; là, nouvelle bataille, pour une place dans le port ; on se ruine en carénage, peinture, grattage de coque, vernis, etc…, pour retrouver, aux îles, les mêmes encombrements, en surface et même sous-marins, dans la vibration des hors-bords, l’essence en surface, les dangers du ski nautique, les vagues artificielles qui vous secouent. Bref, l’enfer.

L’hiver, ou il faut aller à l’île Maurice, à la Jamaïque, ou, à la rigueur, aux Baléares (à partir d’avril), ou au Caire, mais pas ici.

Vous avez bien fait de ne pas venir déjeuner aujourd’hui : c’est le déluge et vous n’auriez pu jouir du délicieux jardin. Maurice Solvay, qui aimait son mas, l’a aménagé avec ce luxe anglais sobre, discret, masculin, très coûteux, invisible, d’autrefois. Quelle différence avec l’absence de goût des armateurs grecs, les Giorgione2 sur le bateau, et les Gobelins dans les toilettes. Il y a une allée d’énormes lauriers, des cyprès en fuseaux comme aux jardins Boboli, des greens oxoniens, des parterres de primevères, cyclamens, giroflées et mille fleurs dont seul vous saurez le nom. Mais la vue des premiers, ou du moins des seconds plans est banlieusarde et n’a pas le grand style de la Vieille Montagne à Tanger ou des forêts vides de Marbella.

À vous,

PM.

1. Pierre Benoit est mort à Ciboure le 3 mars 1962.

2. Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione (1477-1510), peintre italien.

205 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Lundi 5 mars 1962

Cher ami,

Dans le livre, terminé, mais que je ne veux pas publier avant deux ou trois ans, le ruminant encore, il y a dix pages sur vous, auxquelles je tiens beaucoup, vous le savez, et dont je suis, en somme, content. Dix pages, c’est bien, mais on n’a rien saisi tant que l’on ne peut réduire à un mot, à l’essence, ce que l’on veut dire.

Ce mot, je ne l’avais pas trouvé encore. Lisant vos vingt lignes sur Pierre Benoit (Paris-Presse1) il me saute aux yeux. Votre prose est celle d’un poète, et tout est là. Elle est cela dans sa nature même, et en toute innocence ; et cela est sans exemple dans notre littérature.

La prose poétique ne manque pas ; fâcheuse en général. Celle de Cocteau par exemple, pour s’en tenir aux modernes. Cela est voulu, c’est conscient ; ce n’est pas dans la nature du mot, dans l’être même de l’écrivain, absolument inconscient, inévitable. Bernanos, Giraudoux en approchent. Ils ne font que s’en approcher.

Les gens d’ici nous disent avec tranquillité que mars est le pire mois de l’année. Tant pis. Pour Camille, c’est au moins le repos, mais ses os se plaignent. Pour moi, c’est bien.

À vous,

JC.

1. Paul Morand, « Ce voyageur qui ne descendait jamais à terre », Paris-Presse, 4-5 mars 1962.

206 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 5 mars 1962

Cher ami,

Vous avez sans doute raison, les hommes sont fabulateurs ; c’est qu’ils ne regardent pas avec leurs yeux, mais avec les yeux de leurs complexes. Je ne crois pas toutefois que les femmes jeunes soient les mêmes ; dans les générations (20 à 25) d’aujourd’hui les garçons ne parlent pas, sauf saouls ; ils prennent les filles sans leur dire un mot. Nous avions commencé ; le style d’Ouvert la nuit, c’était, déjà (peut-être en cela nouveau) : « Déshabille-toi, on verra après. »

Je ne connais pas la province comme vous, je ne la connais pas du tout ; mais ni dans Balzac, ni dans vos livres, on ne lit, on ne devine rien de ce que j’entends, pour la première fois, raconter. Il m’a fallu arriver à la cinquantaine, après avoir pratiqué des femmes de toutes les conditions, pour entendre une Française, une femme du monde dire : « J’ai envie de baiser », à haute voix, comme l’eût dit un homme de 1908, dans une chambrée. Elles le faisaient comprendre, jadis, mais ne le disaient pas à table, comme l’on dirait : « J’ai envie de déjeuner. » Ce que dit Montherlant, « il faut 6 ans pour dégeler une petite française », est archi-faux aujourd’hui ; l’éveil au spasme est maintenant presque immédiat ; d’autant plus que la petite Française est à Oxford, ou est bonne d’enfant à Minneapolis, ou poinçonne des tickets à Tizi Ouzou.

Les Français qui sont des femmes, c’est exact ; sauf Nimier. Les filles de Proust, vous savez bien ce que c’est : des bains clandestins pour hommes, en province ; ou comme celui de la cité du Retiro, en face de chez Abel Hermant, qui parlait volontiers de ce voisinage ; la vérité y est, cela se sent ; ses garçons sont habillés en filles, comme du temps de Shakespeare ; d’où ses lapsus : Albertine mettant les mains dans les poches de sa robe de chambre !

Le directeur de Formentor1 est féru de littérature ; il reçoit, et invite, ces jours-ci le Prix des Éditeurs et six concurrents littéraires. K. Haedens pensait un moment y aller pour Candide, lorsque je le vis, il y a 6 jours à Paris.

Votre ami,

PM.

1. Le prix Formentor, du nom du promontoire rocheux du nord de l’île de Majorque, est un prix littéraire international créé en 1960 par Carlos Barral.

207 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

7 mars 1962

Cher ami,

Je pensais bien que cela vous serait impossible d’aller à l’enterrement Pierre Benoit. Vous seriez arrivé en retard, comme à l’enterrement de Pétain. D’ailleurs vous lui avez donné la plus belle couronne (Paris-Presse). Je vous disais : vous êtes un poète, rien d’autre. Et malgré vous, sans le savoir. Le seul poète de la prose, pas du tout la prose poétique. J’aime bien un écrivain que l’on puisse définir tout entier d’un mot. Un mot suffit aussi pour peindre Lacretelle (voir son article dans Le Figaro sur le même sujet1) ; ce sera : médiocrité.

Pierre Benoit ne vous a pas mal servi, en vous poussant d’une façon enfantine (il faut prendre garde ; les écrivains sont des enfants) vers l’Académie. Reçu, vous étiez déconsidéré ; la bagarre fut une auréole.

Menton qui, l’an dernier, au début, m’avait déplu, est assez plaisant. Peu importe, un peu de pluie et de fraîcheur. Il y a une douceur qui vient du sol, et qui n’est pas à La Frette. Et puis la mer est très belle. Après mai, cette côte est impossible. Mais il n’y a rien d’approchant, autour de la méditerranée, à ce rivage, même pas la côte espagnole entre Saint-Sébastien et Bilbao. Rien en Italie. J’ai trouvé la neige à Toggourt en janvier. Il faut aller à Dakar. Alors commence l’enfer, les moustiques, l’air brûlant ou climatisé, les bêtes horribles sous le lit ; globe affreux. Tahiti : impossible, dit Schoeller qui en revient.

Disons tout, en deux mots : le monde extérieur, ce n’est rien. Peut-être Spetsai, où Déon est retourné ces jours-ci.

À vous,

JC.

1. Jacques de Lacretelle, « L’homme et l’écrivain », Le Figaro, 5 mars 1962.

208 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 7 mars 1962

Cher ami,

Ne parlez pas aux jeunes amis de ce qu’a dit Josette, vous savez ce que peut devenir un propos sans importance, où je ne voyais que du pittoresque, dans ce petit milieu bavard, futile et déformant d’hommes-filles, comme vous dites. Je pense descendre à Menton au début de la semaine prochaine et viendrai vous voir, ce qui vous évitera un voyage fatigant pour Camille.

Je ne puis vous dire combien me peine la disparition de Pierre Benoit ; j’avais cru en être quitte à meilleur compte, en me disant : après tout, le voici satisfait. Mais non. Il a suffi qu’à la TV, entre deux chienlits de mardi gras, je voie monter son cercueil, à dos de Basques, sous le soleil de Ciboure… (Saint-Jean-de-Luz est pour moi un lieu sinistre ; en 1918, j’y vis Debussy à la veille de mourir de son cancer, pour la dernière fois, avec sa figure de comte d’Orgaz1…), et derrière lui, les deux sœurs qu’il détestait, qui guettaient son héritage, qui haïssaient Marcelle, des filles, disait Pierre, capables de tout, faisant sans doute allusion à la mystérieuse disparition du testament de Lucien Daudet ; celui-ci avait toujours eu les femmes en horreur ; par quelle débilité moribonde avait-il cédé en se mariant in extremis, aucun de ses intimes n’a pu l’expliquer ; pas moi-même, étant alors à Bucarest, je n’ai rien vu.

Je ne puis vous dire quel pensum est pour moi cette nouvelle édition de Londres à préparer. J’y perds mon temps et mon goût d’écrire, d’autant plus que ces livres se vendent si mal. Qu’ont donc les éditeurs à ainsi courir à leur perte ?

Tout à vous,

PM.

1. L’Enterrement du comte d’Orgaz, du Greco (toile peinte en 1586-1588 pour la paroisse de Santo Tomé à Tolède).

209 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 8 mars 1962

Cher ami,

Ce climat d’Europe, février et mars, est infect. Pourquoi les gens se ruinent-ils ici en villas inhabitables, sinon pour passer l’été, immonde pour raisons inverses ? J’espère que vous êtes bien chauffé ? Nous, c’est parfait ; l’économie de la maison, impeccable.

J’ai téléphoné à Francine Weisweiller, qui m’avait télégraphié la mort de Pierre Benoit. C’est Cocteau qui m’a répondu ; toujours la « mauvaise santé de fer ». Il descendait d’Auron, dans la neige, et partait faire jouer une de ses pièces à Munich.

J’ai trouvé ici un Diderot (Pléiade1). Les Bijoux indiscrets, illisibles ; La Religieuse, du sous-Richardson2. Reste Le Neveu de Rameau, Sur les femmes, et, à la rigueur, le Paradoxe sur le comédien ; j’avais conservé bon souvenir des Regards sur ma vieille robe de chambre : une chronique de Daninos3 pour Le Figaro ; et toute la 2e partie, gâtée par un étalage de sentiments honnêtes, goody-goody, sur le bonheur de la pauvreté. Quant au Traité du beau, à L’Essai sur la peinture (sans parler du Salon de 1765, qui exaspérait mon cher père et que le présent volume ne contient pas), c’est non moins illisible. Reste la Correspondance inédite4 que je ne connais pas et les charmantes Lettres à Sophie Volland5 qui m’ont passionné. C’est peu pour une si grande statue. À la fin des Femmes, j’ai pensé à vous, en lisant ceci : « On leur adresse sans cesse la parole ; on veut en être écouté ; on craint de les fatiguer ou de les ennuyer ; et l’on prend une facilité particulière de s’exprimer, qui passe de la conversation dans le style. »

Les femmes, c’est bien connu, ont un dénominateur commun : la vanité. Je crois savoir pourquoi : elles sont hantées par le doute sur elles-mêmes, sur leur propre personnalité ; elles ne sont pas sûres d’exister ; elles croient (les plus intelligentes, les plus conscientes) qu’elles n’existent pas. C’est là une souffrance qu’elles n’avouent jamais, mais dont rien ne peut les guérir.

À vous,

PM.

1. Éd. Gallimard, 1946.

2. Samuel Richardson (1689-1761), romancier anglais.

3. Pierre Daninos (1913-2005), écrivain et humoriste, auteur des Carnets du major Thompson (Éd. Hachette, 1954).

4. Éd. Gallimard, 1931.

5. Ibid., 1930.

210 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 9 mars 1962

Cher ami,

Que les femmes n’arrivent que difficilement à l’orgasme, Diderot le dit fort élégamment : « Plusieurs femmes mourront sans avoir éprouvé l’extrême de la volupté. Cette sensation, que je regarderai volontiers comme une épilepsie passagère, est rare pour elles, et ne manque jamais d’arriver quand nous l’appelons. Le souverain bonheur les fuit entre les bras de l’homme qu’elles adorent. Nous le trouvons à côté d’une femme complaisante qui nous déplaît. Moins maîtresses de leurs sens que nous, la récompense en est moins prompte et moins sûre pour elles. Cent fois leur attente est trompée. Organisées tout au contraire de nous, le mobile qui sollicite en elles la volupté est si délicat, et la source en est si éloignée, qu’il n’est pas extraordinaire qu’elle ne vienne point ou qu’elle s’égare1. »

C’est ce que mon père disait : « Tu sauras qu’il n’y a pas une femme sur vingt qui éprouve le même plaisir que l’homme » (il y a 50 ans, on n’aurait pas osé dire : qui jouisse). Mon expérience fut qu’il y en avait bien la moitié. Beaucoup plus tard, aujourd’hui, c’est qu’elles jouissent presque toutes comme des hommes. Est-ce la fin de leur inhibition ? L’analyse publique des psychanalystes sur l’orgasme ? Bref c’est pour répondre à Diderot et à votre phrase sur la frigidité que je vous raconte tout cela ; oui, les femmes ont changé ! Elles pratiquent l’amour physique, aujourd’hui, presque comme des hommes ; ce n’est plus le simple plaisir de tenir dans ses bras un compagnon heureux et de profiter indirectement de sa satisfaction, et de le recevoir, c’est un spasme égal au sien, cela se voit, cela se sent aux contractions du vagin ; la femme actuelle, même à peine déniaisée, est devenue un homme ; quel chemin depuis Diderot ! Expliquez cela comme vous voudrez. Je verse simplement au dossier de l’histoire de l’amour mon expérience d’homme. Les femmes ne sont plus les mêmes.

Tout à vous,

PM.

1. Extrait de Sur les femmes (Œuvres, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996).

211 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

12 mars 1962

Cher ami,

Après la pluie vient le beau temps. Ainsi est fait le monde, qu’il faut l’accepter tel qu’il est, sans une plainte. Un monde qui change. « Mille fois ils ont détruit le monde et l’ont recréé ; il n’y a que cette alternative », disait Valéry, que j’ai oublié dans la liste des grands moralistes français.

Mougins, c’est un chef-d’œuvre de sobriété et de goût.

Partout où je vous ai vu, de Vevey à Malaga, quelque duchesse ou prince venait prendre le thé chez vous. On sent que c’est le monde qui vous convient, où vous êtes parfaitement à l’aise. Ce monde m’apparaît comme une vaste famille, dont les traits communs sont la simplicité et la politesse, et cela à l’extrême.

C’est à propos de ce monde que je me suis brouillé avec Revel1 et Frank ; et c’est une brouille que je payerai cher, parce que Revel, à ce moment même, avait demandé à me voir à La Frette, pour me présenter ses hommages, ce qui, de la part de ce « progressiste », était une démarche insigne.

Je n’aime pas du tout le livre de Revel sur Proust2, et je le lui ai fait savoir. Il dit que, chez Proust, le poète l’ennuie, mais que le peintre des mœurs compte ; nous savons maintenant que la noblesse ce n’est rien, jusque dans le passé. Je tiens pour zéro le « peintre de mœurs » chez Proust, mais j’ai une grande considération pour le poète. Il faudrait de longues explications pour définir en quoi il est un poète différent de vous. Vous l’êtes par la nature, dans chaque mot, vous l’êtes toujours, comme vous êtes un athlète, et sans le savoir. Lui, c’est par application, et de loin en loin.

Je suis l’homme de la grande bourgeoisie industrielle et artisanale. Je pense que ce sont eux qui ont fait la France. Vous avez admirablement marqué le départ de cette grande classe dans Isabeau de Bavière3. Elle a enseigné aux Français l’organisation, dont la noblesse et le peuple n’avaient aucune idée.

Bientôt paraîtra un livre de Pol Vandromme, dont je suis le titre4, mais qui est à propos de moi, non pas précisément sur moi. On a tout dit. C’est, si vous voulez, un livre sur la bourgeoisie, dont je serais le héros. Tout ce qu’il dit, de général, me semble de la plus grande importance, et c’est bien dit.

Il pense que je suis tout entier l’homme d’une certaine société (artisanale ; le produit de qualité), que toute mon œuvre (jusqu’à une certaine idée de l’amour, jusqu’au style) est incrustée là-dedans et ne peut s’expliquer autrement. Cette société (qui était mon être) je l’ai vue disparaître. Alors, je n’ai pas crié, je n’ai pas pleuré. Je suis allé à « Madère ». En même temps, j’ai déserté mon œuvre passée. Je n’ai plus décrit que des fantômes. Il goûte d’ailleurs beaucoup ces fantômes. Il me donne comme l’exemple d’un homme de droite, qui n’est pas futile, qui ne gémit pas.

Voici la dernière phrase : « L’amour, la vie, la mort, tout peut-être n’est qu’apparence. Mais il faut sauver les apparences pour les autres, et d’abord pour soi. L’existence doit être ce sauvetage. Il ne faut pas se tromper d’apparences, de femme ou de politique. Cet écrivain qui pense comme un philosophe hindou, conclut comme un père de l’Église. »

De ce livre, je ne connais encore que de larges extraits parus dans certaines revues. Je n’ai jamais vu l’auteur, qui pourtant sait que je dors beaucoup et que j’écris dix lettres par jour, ce qui est un peu exagéré ; et bien d’autres choses intimes dont je ne peux m’expliquer la provenance.

Jusqu’ici, il m’a appris une chose : un écrivain véritable, aurait-il par-dessus tout le goût de la clarté, est secret. Ce qu’il dissimule sans le vouloir, sans le savoir peut-être, c’est l’essentiel. C’est aux autres de le découvrir. Il n’existe finalement que dans le portrait que l’on fera de lui. Il ne faut pas trop de portraits, ou tout s’embrouille. Il en faut au moins un, s’il est bon.

J’espère, et même j’ose croire, que cette grâce vous sera offerte, et non par le premier venu. « Le vieux s’estime5. »

Votre

JC.

P.-S. C’est un grand malheur, pour les nations et pour les hommes, que l’ambition, la volonté de se grandir, hors de ses bornes. Il n’y a de sécurité et de vrai contentement que si l’on reste pleinement soi, si étroites que soient vos limites, sans prendre la mesure des autres.

Le dernier Poulet (Fabre-Luce) est d’une grande sottise. Ces Belges m’ennuient avec leur hargne de petites gens. Ils ne sont pas du tout des affranchis, esclaves de leurs propres préjugés.

Pour Thérive, revenu de Moscou, la société russe actuelle, c’est bonnement celle que rêvait Saint-Simon.

1. Jean-François Revel (1924-2006), philosophe, écrivain et journaliste, élu à l’Académie française en 1997.

2. Sur Proust, Éd. Julliard, 1960.

3. Paul Morand, Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, Éd. de France, 1938. Repris dans Le Lion écarlate, Éd. Gallimard, 1959.

4. Pol Vandromme, Jacques Chardonne, c’est beaucoup plus que Chardonne, Éd. Vitte, 1962.

5. Citation de Victor Hugo qui deviendra une devise de Jacques Chardonne.

212 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

14 mars 1962

Cher ami,

Nous parlions de critiques. Justement, je reçois deux gros volumes de La NRF : Tableau de la littérature française1. Dans le second volume, une étincelle brûle les yeux, c’est votre Beaumarchais. Tout près, Drieu parle de Diderot2. On écoute ce qu’il dit comme on écouterait un auteur. Vient un moment où l’auteur a disparu (sous trop de considérations) ; reste le critique. Il sera finalement le seul lecteur, supposant qu’il a relu l’écrivain dont il parle. Pour l’auteur, suffirait un bon portrait, une fois pour toutes, afin de dégager ses traits tout embrouillés dans l’œuvre.

À l’occasion, vous me direz ce que vous pensez de Saint-Évremond3. J’en ai bonne opinion, mais je ne veux pas le relire.

Je me suis trompé quand j’ai écrit Saint-Simon (Thérive-Moscou) ; je voulais dire Auguste Comte4.

Votre,

JC.

1. Tome 1 : De Rutebeuf à Descartes, préface de Jean Giono, Éd. Gallimard, 1962 et tome 2 : De Corneille à Chénier, préface d’André Gide, Éd. Gallimard, 1962. André Malraux était à l’origine de cette publication en 1939, laquelle fut reprise par Roger Nimier en 1962.

2. Dans le même volume, Jacques Chardonne avait donné le portrait de Mme de La Fayette.

3. Charles de Marguetel de Saint-Denys, marquis de Saint-Évremond (1610-1703), maréchal de camp et écrivain. La notice sur cet auteur avait été écrite par Jean Prévost.

4. Voir lettre du 12 mars 1962.

213 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 14 mars 1962

Cher ami,

Josette m’a envoyé Hinano ; Paris vit craintif. Nous jouons à cache-cache, avec une jolie gouvernante. Votre optimisme a raison : pour avoir du beau temps et en jouir, il faut d’abord de la pluie. Nimier m’a envoyé, en 2 tomes, le Tableau de la littérature française de chez Gallimard. Je vais vous lire cette nuit.

Charles (le vicomte) de Noailles, époux de Marie-Laure, née Bischoffsheim, petite fille de la comtesse de Chevigné, née Laure de Sade (une des 2 femmes qui a posé pour la duchesse de Guermantes), est un homme de ma génération, que je connais bien depuis 1916. C’est l’homme qui a le plus de goût en France, et le plus grand amateur de jardins. Sa discrétion, sa simplicité sont proverbiales ; il dit : « À New York, où j’ai, pour mon malheur, un petit coin… » (il possède un quartier de la ville). Il dit aussi : « Ma nièce a épousé un petit Autrichien… » (c’est un archiduc) ; « Ma femme aime ces deux tableautins… » (ce sont deux Goya célèbres).

Son frère aîné, le duc de Mouchy, est mort. Sa belle-sœur, la duchesse de Mouchy douairière, est, je crois, la sœur de la princesse Sixte de Bourbon-Parme ; vous l’avez séduite.

Je lirai Vandromme avec intérêt. C’est un esprit fin et juste. « C’est aux autres à découvrir l’écrivain » ; tout vaut mieux que l’image absurde, qu’en tous cas il se fait de lui-même ; généralement, il se croit Goethe. C’est ce que je voudrais dire à Denise Bourdet qui me presse de lui donner un self-portrait dans sa nouvelle collection Qui suis-je ?. Elle m’en veut de me taire, et ne me croit pas quand je lui dis que je ne sais qui je suis.

À vous,

PM.

P.-S. Votre « Madame de La Fayette » excellent. « Elle croit l’aimer… beaucoup plus qu’elle ne le sait. » Elle eût apprécié cette phrase.

Que l’aveu soit une étourderie, plus d’accord. L’aveu, c’est tout le roman. Un roman ne peut se fonder sur une étourderie.

Vous êtes toujours trop dur pour Robert Poulet.

214 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

15 mars 1962

Cher ami,

Mars est un mois dangereux : le soleil est perfide. Il y a aussi un âge dangereux ; tout est perfide. J’y pénètre avec les moindres risques, homme frêle qui ne s’est jamais exposé. Ce sera plus dur pour vous qui ne connaissez pas la prudence, homme qui aura toujours toute sa force.

Reçu un livre frivole, d’un jeune frivole, journaliste connu du Figaro, spécialisé dans le reportage frivole. Il s’agit de son journal privé, cette fois. Il parle de Romains, Maurois, Dutourd, Guth, et de tous les écrivains de ce genre, avec un mépris curieux, et ne se trompe pas sur les hommes. Ça, c’est la France. On ne lit rien, mais on sait classer les auteurs. Le succès vulgaire n’aveugle personne ; la bonne tenue est encore respectée. Ainsi Pierre Benoit, malgré un genre de succès et de talent qui pourront lui nuire, n’a jamais été maltraité. L’important, c’est d’être honoré.

Reçu aussi, avec une dédicace obstinément aimable, le livre de Revel, lu en une heure, et que je déteste.

Le dernier article de Poulet (sur Fabre-Luce) m’a agacé. Ce qui m’agace, c’est la façon dont il parle du « monde » de Fabre-Luce. C’est un monde qui en vaut un autre, et même beaucoup plus. Simplement, Poulet ne le connaît pas ; Belge un peu aigri. Il faut prendre garde à nos aigreurs ; elles nous perdent.

Fabre-Luce est seulement victime de lui-même : c’est un homme qui n’a connu personne ; il reste à la surface des êtres et des choses. Bon politique.

Votre

JC.

215 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

16 mars 1962

Cher ami,

Je crois que je peux justifier le mot étourderie (l’aveu, Madame de La Fayette). Le mot maladresse conviendrait mieux. En fait, c’est une erreur de sa part : « n’avouez jamais ». Je reconnais que l’aveu, c’est tout le roman. Le roman serait donc fondé sur une étourderie. Pourquoi pas ? Reste, dans ce cas, à trouver le sens de cette maladresse. J’ai proposé, comme explication : c’est une preuve d’amour, et suprême. Elle n’était plus capable de réfléchir et de se contenir, ni d’être adroite.

Avant d’écrire ce petit roman de critique j’avais lu les critiques précédents. C’est toujours de l’amant dont il était question ; jamais (ou à peine) du mari. J’ai constaté alors que Maurois ne fait que reproduire ce qui a été dit avant lui. Il résume bien.

Vous savez que Delamain1 est président de la société des graphologues ; lui-même graphologue érudit. J’ai beaucoup entendu parler de cette science. Elle me paraît fausse, quand on lui demande trop. Peut-être en est-il ainsi de beaucoup de sciences et de choses. Simplement, il y a quelques vérités là-dedans. Ainsi, je sais que mon écriture a un peu changé depuis quelques mois. Pas du tout la vôtre.

Le point de vieillissement que le médecin m’a trouvé aux oreilles (qui d’ailleurs vont mieux) doit être assez généralisé !

De même Freud (psychanalyse) ; il y a un peu à en retenir, très peu ; le peu est bon. Les savants sont des passionnés. Toutes les passions sont fatales.

À vous,

JC.

1. Maurice Delamain (1883-1974), associé de Jacques Chardonne aux Éditions Stock.

216 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 17 mars 1962

Cher ami,

Quel hiver interminable… Je pensais descendre à Nice, hier, mais j’ai repris mal et suis sur le bord de la fièvre, ce qui est pire que la fièvre. L’idée d’être fragile est, pour moi, tellement nouvelle, que j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre ; comme si on m’avait donné un autre corps à habiter.

Quel est ce Dictionnaire de la littérature1 dont parle Paris-Presse, édité par le Quai d’Orsay, et dont nous sommes paraît-il exclus, grâce à Boisdeffre ? Je ne savais pas l’État éditeur ? Est-ce la conspiration du silence ? Quand je pense que, lorsque j’étais aux relations culturelles au Quai, il y a 40 ans, j’ai arrosé le monde entier et toutes les bibliothèques françaises de l’étranger de littérature de gauche, parce qu’elle était la meilleure, et pas de droite parce qu’elle ne valait, sauf Maurras, pas grand-chose, sans m’arrêter une seconde à l’idée politique, je mesure le chemin parcouru dans l’abrutissement, la mauvaise foi et la frénésie partisane. Bien entendu, je n’envoyai jamais à l’étranger aucun de mes livres, ni ceux de Giraudoux, qui était au même service, d’abord par une délicatesse d’honnête homme, ensuite pour ne pas être attaqué, ou pouvoir, si je l’étais, me défendre, les mains nettes contre des éditeurs mécontents. Ce qui n’empêcha pas ce gros bourdon de Béraud2 de se lancer dans une campagne où il accusait Giraudoux de favoriser Gide et La NRF.

Nous restons jusqu’au 26 ; Josette dit qu’elle viendra vers le 22.

Mille pensées à Camille.

Tout à vous,

PM.

1. Dictionnaire de la littérature, 1900-1962, sous la direction de Pierre de Boisdeffre, Éd. Universitaires, 1962.

2. Henri Béraud (1885-1958), écrivain, avait reproché, dans un entretien accordé à Frédéric Lefèvre (Les Nouvelles littéraires, 10 février 1923), à Giraudoux et au Service des Œuvres françaises à l’étranger du Quai d’Orsay de n’envoyer que des livres édités par Gallimard, ce qu’il appelait « les longues figures de la littérature gidarde, gallimardeuse et farrigoulique ». Il reprendra cette critique dans L’Éclair du 27 avril 1923.

217 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Étienne Lalou, Igor Barrère, « L’Euthanasie », France-Soir, 20 mars 1962.

218 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Mougins, 23 mars 1962

Cher ami,

Comment font les gens pour se connaître ? D’abord nos amis, imbibés d’alcool ? Où est le vrai Blondin ? Le méchant qui casse tout, ou le gentil ? Et les femmes, dont les phrases commencent toutes par : moi ou je ? Les femmes sont des auberges espagnoles ; on y trouve ce qu’on y apporte. On croit avoir devant soi une personne et on en a cent. Une skieuse ? C’est qu’elle couchait avec son professeur de ski. On la retrouve un an après spécialiste des concours hippiques ? Elle aime un écuyer. Un an encore, elle vous sort un livre sur les Dravidiens1 : elle est partie avec un hindou. Et même les hommes si sûrs d’eux. Qu’un événement survienne, voilà un héros qui sort du capon, à son insu ; voilà un intellectuel qui entre dans les affaires et n’ouvre plus un livre ; les gens me font l’effet d’une série de bêtes qui sortent les unes des autres, chacune contenant un petit monstre. Et pas seulement les êtres fluides comme les Anglais, ou inexplicables comme les Russes, mais d’un trait bien cerné, comme les Latins. Et puis les hommes-femmes ? Et puis les femmes-hommes ? Tout ceci n’est pas nouveau. Ce n’est pas là ce qui me surprend.

Ce qui m’intéresse, ce que je voudrais qu’on m’explique, c’est comment font les gens pour vivre familièrement avec eux-mêmes, ne pas douter de soi, savoir d’avance comment ils réagiront, où sont leurs frontières : ici, et pas plus loin, etc… ? On peut toujours vivre dans l’ignorance et le mensonge ; les autres vous racontent leur histoire, ils ne vous racontent jamais leur géographie.

Tout à vous,

PM.

1. Populations noires du sud de la péninsule indienne.

219 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

220 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

28 mars 1962

Cher ami,

Peut-être vous n’aurez pas vu le bel aujourd’hui. Il y aura eu quelques beaux jours. Dans le souvenir on fera un compte : additions fausses, soustractions fausses, on vit dans une fausse comptabilité. Et maintenant, je réponds à votre question. On ne connaît pas les femmes, ni personne, soi-même compris, bien sûr. Comment peut-on vivre avec soi-même ? dites-vous. On vit mal. Ce qui sauve les hommes c’est qu’ils ne pensent pas. L’homme n’est pas du tout un roseau pensant. Pour les hommes, en général, la femme compte à peine ; le prochain n’existe pas. Ils ont un métier, voilà tout. Homme d’un métier, et puis ils ont des manies. Rien d’autre ; cela suffit. L’écrivain n’a pas de métier ; aussi c’est un malheureux, parce qu’il pense. Il est sauvé (comme Maurois) s’il fait de ses dons un métier. Une vie pleine de pensum.

Ce qui est horrible dans la vie, c’est la vieillesse, même sans tortures. Les dernières vacances, la dérision de la vie. L’homme décomposé, un peu vivant, à demi enterré, dans la solitude absolue. J’y pense, parce que je viens de voir Henri Fauconnier1 à Nice. Lui, qui a eu une si belle vie ; l’ombre de lui-même à présent, c’est trop dire, et il le sait.

Le trajet entre Menton et Nice, par la plus haute corniche, c’est une vaste splendeur. Ce pays est inhabitable à cause des voitures, mais il est beau. Nous partons le 1er avril.

On peut avoir une vague idée de ce que sera l’avenir dans un siècle ; aucune idée du lendemain ; le tout proche avenir est inconcevable, parce qu’il est en création, et nous sommes encore façonnés, tout entiers, par le proche passé, qui est mort.

Lénine pouvait penser (et il l’a dit) que les Russes passeraient par l’Afrique pour encercler le continent. Il ne le dirait pas aujourd’hui. Nul besoin d’un détour, les Russes sont au cœur du continent ; ils sont à Weimar. Rien devant eux. Ils feront de l’Europe une bouchée quand ils voudront. Mais justement, ils n’en veulent pas de cette bouchée, et voilà ce qui devient intéressant.

Se heurter aux Arabes en Afrique ? Quelle complication inutile ! Tout sépare l’Arabe et le Russe : la complexion, la religion, la doctrine. L’Arabe n’a aucun goût pour le despotisme russe et son communisme. Il a ses idées propres. L’Arabe veut de l’argent et des techniciens pour créer sa propre société. Il préfère prendre l’argent des Français d’abord. Le Français est libéral et ne sait pas compter. Il ignore encore combien de centaines de milliards lui ont coûté ses colonies-de-la-vanité.

Le Russe ne veut pas bouger. Il a des tas d’ennuis chez lui. Il attendra. Pour un Oriental, le temps ne compte pas. Il pense que l’Europe viendra à lui. C’est probable, Allemands en tête. Occuper l’Espagne ou la Hollande ? Pour quoi faire ? Quel embarras ! Occuper un pays conquis ? Chose périmée depuis l’expérience d’Hitler. Combien d’Allemands m’ont dit : « Quelle sottise épuisante ! »

Le communisme à la façon russe, première manière, cela n’existe plus. C’est éventé, parce que cela existe. On l’a vu. Le communisme chinois fait horreur.

Il faudrait savoir ce qui se crée en dessous, les germes vivaces et souterrains ; ce que veut Castro, ce que peut-être Israël a ébauché, ce que veulent les Arabes, du moins une bonne partie. C’est encore obscur. Ce qui est vivace, c’est l’obscur. Le communisme et l’économie américaine, c’est fini.

À vous,

JC.

P.-S. L’économiste J.-B. Say2 a écrit en 1838 : « Les colonies sont ruineuses pour la métropole, et cela finira par des guerres d’indépendance. » J’ai cru remarquer que toutes les philosophies se réalisent à plusieurs siècles de distance.

1. Henri Fauconnier (1879-1973), prix Goncourt 1930 pour Malaisie.

2. Jean-Baptiste Say (1767-1832), économiste, industriel, auteur du Cathéchisme d’économie politique (1815) et d’un Cours complet d’économie politique pratique (1828-1830) dans lequel il faisait l’apologie du machinisme et de la loi des débouchés.

221 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

29 mars 1962

Cher ami,

Je ne vous apprendrai pas qu’il fait froid. On m’écrit de Rabat que le temps est radieux et chaud. Des Parisiens qui viennent à Menton, tous les ans en mars, n’ont jamais vu un mars pareil. Il y a toujours du soleil ailleurs.

Je viens de lire le dernier Jouhandeau : Trois Crimes rituels1. C’est très bien. Du Jouhandeau supérieur. Sur une phrase je ne suis pas d’accord. Il dit : « L’objet profond de la littérature est la connaissance de l’être humain. » Peut-être est-ce l’objet de certaines sciences, pas l’objet d’aucun art. Les arts n’ont aucune raison d’être, du moins positive. Un plaisantin dirait : si, pourtant. Jouhandeau n’a pas tué Élise parce qu’il a écrit une douzaine de livres sur elle ; sans quoi c’était un quatrième crime rituel. Il y a de belles pages à la fin sur le suicide vu par un catholique : tout peut être racheté par un catholique, sauf le suicide. Ceci me fait souvenir du suicide du frère de Mauriac (son frère l’abbé2). Cette affaire fut bien étouffée, il y a 15 ou 20 ans. Je n’ai rien su.

Le vieux Menton est plaisant. Hier, m’y promenant, j’ai parcouru toute ma vie littéraire. Visitant le meilleur hôtel de l’endroit (l’Hôtel des Anglais), la directrice m’a dit : « Comme j’aimais vos livres quand j’avais 20 ans ! » Elle en était encore épanouie. Elle n’a pas lu un seul livre de moi, depuis ces temps lointains, c’était visible.

De là, nous allons manger une bouillabaisse dans un bistrot voisin. C’est, brusquement, les temps modernes. Une curieuse famille qui semble échappée du théâtre de Pagnol. Tous ont l’air fort intelligent, et un peu frotté de lettres. La fille : le portrait de Sagan. Elle me présente un énorme volume qu’elle vient d’acheter, tout juste paru : Dictionnaire des lettres pour toute l’Europe et me montre la notice qui me concerne. C’est bien. La vôtre aussi est bien. C’est du bon travail et gigantesque. J’ai vu le nom de Jacques Brosse parmi les trois auteurs. Toute cette famille, fort émue d’avoir Chardonne chez eux. Ils n’ont jamais lu un livre de moi et n’en liront jamais. C’est la France. Il restera les dictionnaires. De siècle en siècle, un critique, le dernier survivant du cortège, viendra rafraîchir le nom.

La fille a eu un mot admirable, qui va loin, qui est toute cette époque. Je lui demande : « Pourquoi n’êtes-vous pas mariée ? » Réponse : « Parce que je n’ai pas le temps. »

Votre

JC.

1. Éd. Gallimard, 1962.

2. Jean Mauriac (1884-1946).

222 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

30 mars 1962

Cher ami,

Vous vous souvenez de l’écho de Paris-Presse, sur un dictionnaire dont nous étions exclus. Je vous disais : attendons l’explication. Vous la trouverez dans l’article de Nourissier, ci-joint1 : il s’agit d’écrivains nés après 1900. Cependant, certains, hors cadre, y figurent. Nous pouvions être de ceux-là, dit Nourissier.

Je ne crois pas à la malveillance. Boisdeffre n’est pas, en principe, malveillant pour nous ; ni Vandromme pour moi, surtout, et il me semble avoir une grande part au volume.

C’est ainsi, et je me figure que personne ne sait exactement pourquoi.

À vous,

JC.

P.-S. Très beaux jours en ce moment. Départ dimanche.

1. Aucun article n’est joint à la lettre.

223 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 1er avril 1962

Cher ami,

Je pense que vous voilà rentrés. Nous sommes ici depuis aujourd’hui 8 jours, sous la neige fondue. Premier soleil ce soir. Les Dents du Midi, froides en dessous, tièdes dessus, font sur le lac une omelette norvégienne de 3 800 m. Vevey est désormais, le dimanche, une ville italienne et espagnole ; car il n’y a plus de main-d’œuvre suisse depuis que l’argent coule à flots. Tout ce monde bien chaussé, bien habillé, heureux de vivre, les bras pleins de paquets, le samedi, comme si c’était Noël. Au bord du lac, les ouvriers italiens chantent, de leur voix naturellement juste, qui fait contraste avec les chœurs de Romandie, entourant la guitare d’un des leurs ; c’est charmant.

Hélène est plongée dans les 612 pages du nouveau roman d’Abellio1 qui m’a l’air d’avoir refait Les Yeux d’Ezéchiel2 ; toujours des conspirations de polytechniciens récusant fascisme et communisme et rêvant de rebâtir le monde.

Été voir hier La Vie de B.B.3 de Louis Malle, à l’écran. L’idée était bonne de raconter l’histoire d’une star créatrice d’un mythe, et tuée par le mythe. Mais il a, comme tant de metteurs en scène, voulu écrire l’histoire, au lieu de s’en remettre à un romancier, ou à un écrivain. Or, un écrivain seul sait conduire un récit. Le sien, au bout d’une heure, chavire dans une banale histoire d’amour. Il y avait, à mon idée, une bien plus belle fin : montrer des millions de filles, la tête tournée, copiant B.B., devenues B.B. (bref, ce qu’on voit tous les jours), depuis les piqueuses de bottines jusqu’aux futures duchesses, les fesses en l’air dans des chemises de nuit trop courtes, la lèvre boudeuse, la mèche sur l’œil, offertes sans joie, envahissant l’univers de l’amoureux, qui en arrive à ne plus retrouver la vraie B.B., parmi les millions d’imitatrices ; ainsi la créatrice d’un mythe disparaîtrait, dévorée par le mythe qu’elle a créé.

Lu une très jolie préface de Fallois pour une réédition de Carmen.

J’ai parlé aujourd’hui, dans mon Londres revisité, de l’influence anglaise, colossale, sur la littérature française (de Voltaire à Charles Du Bos, quelle connaissance profonde des Anglais et quel amour pour eux), alors qu’ils nous ignorent à peu près complètement, de même jusqu’à la fin du romantisme ; c’est qu’ils nous considèrent comme des gens à idées, dont les idées n’ont pas de rapport avec la vie, vie de débauche et de cuisine compliquée. Des tas de personnages anglais, très bien venus, dans le roman français ; je ne parle pas seulement des tous les milords-lovelace, de Jean-Jacques, de l’abbé Prévost, de Madame de Staël, ni des romantiques genre Chatterton ; mais L’homme qui rit4 sur la noblesse anglaise est d’une documentation prodigieuse ; et même les petites Anglaises en vacances de Maupassant sont bien vues ; alors que les personnages français des romans anglais sont, ou inexistants, ou des poncifs ridicules. Aujourd’hui, l’Angleterre nous admire ; c’est dire où elle est tombée ! Et nous, de notre côté, nous tombons, en en parlant, dans cet humour juif, style viennois, dont le Bramble de Maurois et le Major Thompson de Daninos sont les traits représentants.

Tout à vous,

PM

1. La Fosse de Babel, Éd. Gallimard, 1962. Raymond Abellio (1907-1986), écrivain et philosophe spécialiste de la gnose.

2. Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts, Éd. Gallimard, 1949.

3. Il s’agit de Vie privée. Voir lettre de Paul Morand du 30 janvier 1962.

4. Victor Hugo, L’homme qui rit, Liège, Éd. du Cercle des lecteurs, 1960.

224 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Menton, 1er avril 1962

Cher ami,

À présent, je suis instruit sur le climat de Menton : il manque d’oxygène. C’est pourquoi je dors beaucoup, restant fatigué. En somme, climat dissolvant. C’est plutôt Roscoff qui me convient. Pour Camille, c’est différent. Désormais, nous ne voulons voyager (si nous voyageons encore) que dans l’assurance de trouver un palace, nécessaire à nos âges. Il n’y en a guère de parfaits. Celui des Baléares, je crois, et Tivoli, à Lisbonne.

Notre voisin, à la salle à manger, fut, quelque temps, un Anglais ancien style. Seul à sa table, bien habillé. L’Anglais, c’est le solitaire, le muet. Une solitude que l’on sent tout à fait vide.

Il paraît (renseignement recueilli dans un bar charmant, venant de Paris, ici, pour se reposer) que l’Américain parle toute la nuit pour ne rien dire ; le plus fatigant des clients, à cause de cette parole incessante, aussi vide que le silence anglais. Sauf le français, il pense que tous les peuples ne sont faits que d’ivrognes (sauf Français et Latins en général).

On interdit la drogue, les bordels. Mais on laisse accessibles les tables de jeu. J’ai eu sous les yeux les drames (casino) que cela fait dans les familles. Ce vice atteint toute la famille, ruinée par un possédé.

À propos des possédés, il y a ceux qui croient détenir la vérité. Ce sont des excités, en général. Ainsi Jean Rostand, qui est sûr de sa vérité, c’est un agité. J’en ai connu un autre, un thomiste, à La Frette, ami de Maritain1, professeur de philosophie (religieuse) à l’école libre. Grand travailleur ; un saint, très excité. Il vient de mourir, ayant survécu à une première attaque deux ans. Dans les derniers temps, paralysé, il riait tout le temps. Il est mort dans des éclats de rire.

À vous,

JC.

P.-S. Départ ce soir. Beau temps.

1. Jacques Maritain (1882-1973), philosophe thomiste, ambassadeur de France au Vatican de 1945 à 1948.

225 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Aucun article ne figure dans la lettre.

226 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

4 avril 1962

Cher ami,

Ici, c’est l’hiver. Tout est en retard d’un mois. Tempête, et ski à Glion ! Ce manque d’oxygène dont vous parlez m’a gâté la Côte d’Azur. Même en mer, on est mal l’été. C’est l’absence de marée. Le varech méditerranéen ne sent rien. Cette mer est une piscine ; j’aime les plages, lavées deux fois par jour comme un pont de navire.

Je trouve très réjouissante notre exclusion, dans l’anthologie Boisdeffre ; ni vous, ni Jouhandeau, ni moi, sur 140 écrivains, c’est parfait. Nous voici en posture de maudits ; c’est la meilleure barque pour s’échapper sur l’océan des âges. Je voudrais que cela se sût davantage, que le Quai et Boisdeffre soient mis en posture ridicule. Un article disant : nous ne voyons pas parmi les écrivains français, etc… Chardonne, Jouhandeau et Morand. Sont-ils des écrivains haïtiens ? (bon titre). Galey et Nourissier ont très gentiment marqué le coup, dans leurs articles, mais n’ont pas osé dire : que la politique vient-elle faire ici ? Tâchez de savoir par Vandromme où s’est passée l’intervention officielle, à quel étage. Les Œuvres françaises à l’étranger ? La Presse ? Le cabinet du ministre ? L’Élysée ? etc…

Pour la postérité, je veux dire pour la petite histoire littéraire, il faudrait le savoir. Si nous étions de gauche, vous vous imaginez les hurlements, défilés d’étudiants à banderoles, protestations de la libre Pensée, démission des syndicats d’écrivains, liste de signatures dans les Pen-Clubs, etc…

Ici, silence ravi des confrères. C’est fort comique.

Votre ami,

PM.

227 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

9 avril 1962

Cher ami,

Vous avez bien fait d’écrire à Boisdeffre ; il sera gêné. Lui-même ne doit pas comprendre ce qui s’est passé. Il y a bien des choses qui se font, auxquelles personne ne comprend rien. Guitard-Auviste, qui a lu cet ouvrage, n’a pas été offusquée. Vous et moi nous sommes nommés huit fois. Il y a d’autres absents peu explicables : Maurois, Duhamel, etc… Guitard dit que l’on sent un manque de direction ; chacun travaillant de son côté. Le tout assez incohérent. Avec Vandromme, les écrivains de droite ont la meilleure part : Brasillach1, etc… À écarter, l’explication de persécution politique, pour nous.

J’écarte Abellio, pour moi. Il regarde trop loin. On ne peut même pas voir les objets les plus proches. Les écrivains sont prétentieux.

Le manque d’oxygène, et un « je ne sais quoi », m’a fait trop dormir au bord de la Méditerranée, et j’avais toujours une morne fatigue. Sitôt dans le train, j’étais un autre. Il y a des gens que la Méditerranée excite. En arrivant à Sainte-Maxime, l’été, Henry Bidou2 avait la fièvre pendant huit jours. Les climats c’est chose très personnelle, importante, et, je crois, mal étudiée en France.

François Devay3 a quitté Paris-Presse pour fonder un petit hebdomadaire, genre Aux écoutes (Minute). Démeron est passé à Candide, direction littéraire. C’est un coup pour Paris-Presse. J’espère qu’ils garderont Kléber.

Il fait froid, ici, comme ailleurs ; le peu de printemps, dans les herbes, n’a pas l’air vrai. Je n’ai encore vu personne.

En somme, Déon dirige La Table ronde, qui va bien. Le livre de Soustelle4 est à 40 mille en dix jours. Cela appartient à La Table ronde qui se cache derrière un autre éditeur. Voilà ce qui se vend : l’information politique. La littérature, c’est fini, pour le moment.

À vous,

JC.

1. Robert Brasillach (1909-1945), poète, écrivain, rédacteur en chef de Je suis partout entre 1937 et 1943, fusillé en 1945 pour intelligences avec l’ennemi.

2. Henry Bidou (1873-1943), écrivain, historien.

3. Jean-François Devay (1925-1971), résistant, journaliste à Combat, rédacteur en chef de Jours de France, fondateur de Minute en janvier 1962.

4. Jacques Soustelle, L’Espérance trahie (1958-1961), Éd. de l’Alma, 1962.

228 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 9 avril 1962

Cher ami,

Ce soir Marina Vlady1 et Dorziat2, expliquant leur art à la TV ; la première vaseuse, confuse, ne sachant pas parler, pensant mou, infusoire ; la seconde, claire, nette, courageuse, vitale, passant la rampe ou crevant l’écran ; deux mondes, deux races, deux époques. Et Dorziat a 82 ans ! Le bafouillage des jeunes et celui des femmes saoules est quelque chose d’exaspérant.

J’ai voulu présenter mon vieux Londres par une nouvelle préface (Plon) et je me trouve avoir presque écrit un nouveau livre ; je dépasse les cent pages, après six semaines de travail. Encore un court voyage de dix jours à Londres et j’aurai terminé mon pensum, qui m’a d’ailleurs amusé. Le contrat de Plon avec Amstrong Jones, pour ses photos, expire en août, et il faut que tout soit fini pour cette date. Mais le livre va être prêt bien avant.

Ce qui est admirable, c’est que le monde entier, imitant les Russes, ne proclame qu’une seule et même chose, la prééminence de la démocratie ; c’est pour protéger la démocratie menacée que les militaires argentins ou syriens la mettent dans leur poche ; que tous réclament la dictature, le fascisme, le communisme, le roi, la reine, le tyran ou le père UBU ! Il n’y a plus qu’une seule phraséologie ; à vous de saisir les nuances si vous tenez à votre tête, nuances, hélas, diaprées, moirées, changeantes.

Un pamphlet, du genre farceur, L’Empire du bakchich3, anonyme, mais fait par un fonctionnaire d’une organisation internationale certainement, qui m’a été envoyé par Denoël, contient quelques pages profondes sur la façon dont les Américains sont faits cocus par les pays sous-développés, bien décidés à ne pas se développer, à ruiner les Blancs, et à les faire indéfiniment travailler pour eux.

Tout à vous,

PM.

1. Marina Vlady (née en 1938), actrice.

2. Gabrielle Dorziat (1880-1979), actrice et comédienne.

3. Éd. Denoël, 1962.

229 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 10 avril 1962

Cher ami,

Nourissier est par ici. Il a mal choisi son année ; Caux est sous la neige. Il a écrit quelque part que Boisdeffre était un polygraphe ; mais Boisdeffre n’écrit pas de tout puisqu’il n’a pas écrit sur nous. N’oublions pas qu’il a une carrière à faire, au Quai, au bout du quai. L’amusant serait que la postérité le démentît et que les 3 écrivains qu’il omit fussent justement ceux qui restent. Montherlant est une reine morte. Nourissier est un charmant nourrisson.

Le référendum n’est possible qu’en Suisse, petite. Il est vrai que, la TV aidant, la France aura vite la taille de la Suisse ; 8 % des votants ont dit non, pensant que le général les menait au communisme ; 80 % ont dit oui, pensant que le moment venu, il tirerait sur les communistes1. Hélène est de ceux-là. Mais ce sont des sujets qui, de ce côté-ci, ne nous intéressent que comme propriétaires en France ; politique immobilière.

Je ne reçois que des romans de 700 pages ; Hélène les lit en 8 jours, moi, il me faudrait un an ; je n’ai pas fini Pasternak2, c’est tout dire. À Bory, qui m’envoie son livre3, je vais répondre : « Vous renvoyez l’Histoire tout au fond de la classe et donnez le premier rang au quotidien, qui est l’éternel. Je vous dirai sans impertinence ce que Laval disait à Hitler : vous occupez l’Europe ; Châteldon s’en moque ; hier, j’ai acheté un veau ; c’est ce qui compte. »

Tout à vous,

PM.

1. Allusion au référendum du 8 avril 1962 sur le projet de loi concernant les accords à établir et les mesures à prendre au sujet de l’Algérie sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962.

2. Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, Éd. Gallimard, 1959.

3. Jean-Louis Bory, L’Odeur de l’herbe, Éd. Julliard, 1962.

230 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 13 avril 1962

Cher ami,

Savez-vous qu’il y a, dans ce déroulement des événements, une belle part de farce ! Les journaux disent que voilà le petit Bidault en demi-exil à Montreux, lui qui, il y a 18 ans, comme ministre des Affaires étrangères, me condamnait à ce même statut, dans ce même Montreux ! Comme me disait le Nonce, à Berne, quand j’allais, en 44, prendre congé de lui : « Attendez l’épuration des épurateurs ! » On vit Gil Blas !

Le livre d’Abellio est à lire lentement ; il est en progrès ; le style devient beau. Robert Poulet, à son sujet, est juste. Galey en parle un peu facilement ; je veux dire pas comme d’un des seuls livres récents importants.

Hélène, enchantée de La Proie des flammes de William Styron1, alerte, plein d’aventures et de personnages.

L’Abellio, évidemment profond, prophétique, apocalyptique, Les Possédés à l’échelle mondiale, mais c’est un polytechnicien épris de synarchie ; ses personnages sont des abstractions, des idées à qui l’auteur a mis des chaussures et un chapeau, des ventriloques qui parlent avec sa voix ; quant aux femmes, à l’érotisme, etc… cela a un peu le côté cul-cul de Robert Poulet. Ceci dit, c’est un livre infiniment plus nourrissant que tout ce qui paraît.

J’espère que votre bronchite va mieux. Essayez de la Polaramine ordinaire, suivie d’une petite cure de Polaramine A.R., à retardement 2 pilules par jour, à la fin, pour éviter la bronchite chronique. Mais le pharmacien français demande, je crois, une ordonnance. J’ai tout essayé depuis 9 mois ; c’est ce qui me semble le meilleur. En tous cas les suppositoires, inhalations à l’eucalyptus, etc… ne servent à rien.

Candide rappelle une vieille boutade ; je disais que j’aimerais réunir mes lecteurs, en les convoquant, comme un poète convoque ses partisans, ceci, pour évaluer le degré d’affectivité d’un public.

Si [mot illisible] l’opération d’aujourd’hui, je crois bien que nous déjeunerions en tête à tête. Madame Herter sera à Paris mercredi ; la maison étant vide, Hélène lui a offert le salon de Jean-Albert où il y a un lit. Elle a le téléphone. Josette est à Paris jusqu’à mercredi.

Histoire récente d’une jeune fille amie d’un de mes amis (français) venu me voir hier. Celui-ci ayant appris qu’elle était internée politique à Beaujon (sic) et qu’on ne pouvait communiquer avec elle, a écrit à François-Poncet pour le prier de faire visiter ladite personne par la Croix-Rouge. François-Poncet lui a répondu qu’on avait refusé l’entrée à l’hôpital de la Croix-Rouge. Je vais le dire à Chenevière, à Genève. Depuis lors, la jeune fille est rentrée chez elle, après interrogatoire, avec une jambe cassée.

Si je ne vous téléphone pas de Paris d’ici deux jours, je passerai Pâques ici, et y resterai encore une dizaine de jours.

À vous,

PM.

1. Éd. Gallimard, 1962.

231 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

14 avril 1962

Cher ami,

Depuis cinq jours je suis au lit, bronchite sans gravité, sans fièvre. Dans l’ensemble, languissant.

Je ne sais si vous connaissez assez votre bonheur : homme plein de force, qui fait en quelques semaines, en se jouant, un « pensum » difficile. Je vous aurai prévenu (je suis renseigné par Dante), les pires châtiments sont réservés à ces ingrats.

Oui, démocratie (surtout si on ajoute « populaire ») cela veut tout dire, sauf ce que le mot semble signifier ; il s’agit surtout de tyrannie. Ainsi pour tous les mots. Amour, cela signifie aussi tyrannie, et même crime. Ce faux langage universel, c’est fatigant.

Je vous l’ai dit je crois : le résumé que Sérant1 a fait de l’œuvre de Guénon2 (le seul qui ait parlé de l’Orient sérieusement) est sérieux, comme son modèle. J’aime beaucoup les résumés sérieusement faits ; tous les condensés, même le lait condensé. L’écrivain met toujours trop d’eau dans ses ouvrages. Pas vous.

Presque toutes les idées ou sentiments, c’est des maladies. L’ennui, c’est une maladie ; la vieillesse, c’est une maladie. La seule métaphysique, ou religion qui compte, c’est la métaphysique inexprimée. La Chine, jadis.

Pauvre Boisdeffre, qui n’a aucune idée de ses crimes, il reçoit le fouet de tous côtés.

Je vous ai dit qu’un Chardonne, de Vandromme, paraîtrait bientôt. C’est un livre important ; ce qu’il dit à propos de moi, et qui vaut en soi, jamais la droite n’a été mieux commentée ; j’y tenais beaucoup. Cela va paraître chez un éditeur de Lyon, qui n’envoie ses livres à aucun libraire, à aucun critique. Un toqué. Le livre sera mort-né.

La démocratie, c’est difficile à juger. Peut-être est-ce le comble du scepticisme, quelque chose comme les entrailles des poulets à Rome ; l’idée que le grand nombre, c’est-à-dire rien, c’est plus sûr que l’opinion d’un seul. Sur le tard, le royaliste Bonnard3 en était venu à ce renoncement. Il m’a dit : « Un roi, dans l’espèce Pétain, c’est buté ; impossible de lui faire changer d’idée. »

Votre

JC.

1. Paul Sérant, René Guénon, Éd. La Colombe, 1962.

2. René Guénon (1886-1951), philosophe, mathématicien, fondateur de la revue La Gnose.

3. Abel Bonnard (1883-1968), écrivain, ministre de l’Éducation nationale en 1942, exilé en Espagne, exclu de l’Académie française, jugé par la Haute Cour en 1960 et condamné à dix ans de bannissement.

232 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

19 avril 1962

Cher ami,

Abellio, je vous l’ai dit, ce n’est pas pour moi. C’est pour Robert Poulet, plein d’aspirations. Déjà, le tout proche, l’immédiat, c’est un monde de fantasmagorie, où l’on ne voit que des hallucinés. C’est bien suffisant. Je répugne à tout « au-delà ». Et puis le roman, c’est des balançoires. En fait d’au-delà, vous m’aurez suffi ; vous, le Kafka virtuose.

Je me borne à René Guénon, au livre de Sérant. L’homme est fou dès qu’il pense. Il faut connaître les hauteurs védiques ; simple voyage, et ne pas y rester. Pour effacer l’homme, pas besoin de prendre trop de peine. Il suffirait de dire : on perd son temps sur la terre.

Ma petite bronchite, forte toux, qui aurait duré un mois ou deux (sans fièvre), sous la direction de mon médecin de Paris qui a la phobie des remèdes, a été arrêtée net, en trois jours, par le jeune médecin de La Frette. Je ne sais plus quels remèdes (trois), mais l’effet a été foudroyant. J’espère qu’il ne m’a pas tué. J’ai demandé à Rostand par téléphone pourquoi je n’avais jamais de fièvre. Il a été surpris. Inexplicable. Chacun a sa complexion physique, où il est un solitaire.

Les Allemands ont un peu d’inquiétude, vous le savez. Ils s’aperçoivent qu’ils produisent au plus cher en Europe, leurs ouvriers étant les plus payés. Il y a une chose plus inquiétante, et qu’ils ne disent pas : l’Allemand s’amollit et travaille mal.

Je crains toujours un affaissement de l’Allemagne, et qu’elle se tourne vers la Russie. Alors, tous les rêves de l’Europe s’évanouiront. On y a pensé 50 ans trop tard.

À vous,

JC.

233 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

24 avril 1962

Cher ami,

J’ai reçu hier la visite de Gerhard Heller et de sa femme. C’est le premier Allemand que je vois depuis quatorze ans. Il ne peut guère bouger les bras, ou remuer les doigts. Il peut à peine marcher, et vit par les soins continuels de sa femme, qui est charmante. J’ai vu l’amour. Ils ont dîné chez Nourissier, dans le somptueux appartement de jeune fille de sa femme. Aucun doute, Nourissier est marié, et pour le moment, l’argent ruisselle autour de lui. Il y avait Denise Bourdet à ce dîner, où la femme de Heller faisait manger son mari. Il a vu la femme de Jean Paulhan. Elle est dans son lit, visage d’une morte, ne peut faire un mouvement, ni prononcer une parole. Elle entend seulement. Cela dure depuis 15 ans. Cette demi-morte est fardée ; les joues roses. Il a vu beaucoup de gens encore. Il est éditeur à Baden-Baden, mais il est de Potsdam, où se trouve sa famille, c’est-à-dire de l’autre côté du rideau.

Il paraît que les Allemands ne lisent que L’Express et L’Observateur. Nos journaux ou revues de droite les scandalisent. Le régime actuel (et orientation actuelle) n’aura pas une longue durée, pense Heller. Ils ont peur de l’Amérique, et ne croient pas à son soutien à la fois. Ils ne croient pas à une Russie envahissante ; reste à s’entendre avec elle, à ne pas la provoquer, à ne pas lui faire peur. « Cela peut demander vingt ans, mais cela finira de cette façon. Ils ont besoin de nous et nous avons besoin de quelques relâchements chez eux. Nous sommes faits pour nous entendre avec ceux-là. Le communisme, c’est souple ; c’est tout à fait secondaire maintenant. Nous avons compris ce que c’est que l’Ouest. » Il a ajouté : « Je n’aurais pas cru que j’aurais pu dire ces choses à Paris. Cela n’est possible qu’avec vous. Drieu ne vous aimait guère, parce que vous n’avez pas d’opinion. C’est cela qui permet de parler. »

J’ai reçu aussi la visite de Déon. Très fatigué, accablé de soucis et de travail. Il gagne ce que peut gagner un homme de lettres, avec de grosses charges : sa mère, ayant perdu l’esprit, dans un asile fort coûteux, etc… Au surplus, il n’est pas raisonnable, et cela m’agace. Un homme qui n’est pas raisonnable, cela m’agace. C’est un singe.

Il a une situation qui lui est offerte à La Table ronde, qu’il occupe à demi, qui lui donnerait la paix, pour la vie, la vieillesse comprise. Un écrivain, sans autre métier (s’il n’est pas riche) est perdu. Vieillesse tragique. Déon ne veut pas s’y donner. Il croit à la liberté. Il croit aux îles. La liberté, cela n’existe pas. Les îles, cela n’existe pas. Ce qui existe, c’est la paix. Elle demande d’abord que l’on soit raisonnable.

Et puis Déon est tourmenté par des rancœurs sans objet, des opinions politiques qui n’ont aucun sens. Tout ce qui est, tout ce qui se fera, c’est hors de nous. Tragédie, dans une langue étrangère, à laquelle nous assistons, sans y rien comprendre. Reste le chez-soi, et si l’on peut, la paix chez soi.

Et voici Pâques. Tout à coup, tout le monde est parti on ne sait où, dispersé comme une bande de moineaux. Lesquels reviennent assez vite. Je m’occupe d’eux en ce moment, parce qu’on renouvelle le gazon, et je protège mes semis.

Ma distraction, c’est de faire minutieusement mon testament, de tout régler pour tout le monde, comme si j’allais mourir demain. C’est très intéressant, ces ordres que l’on donne à distance. Le testament, ce sera votre dernière présence sur terre. Si je survis à mon testament (car tous ceux pour qui je légifère en ce moment sont bien frêles), je serai bien attrapé. En somme, le vrai drame, c’est de vivre trop longtemps.

À vous,

JC.

234 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 25 avril 1962

Cher ami,

J’ai de vos nouvelles par notre amie Madame Herter. N’oubliez pas de prendre des cachets d’ultra-levure, après les antibiotiques, pour vous refaire une flore intestinale.

Ici, c’est l’été, avec de la neige.

Toutes les mesures prises pour améliorer le trafic routier sont en retard sur le débit des autres ; les Suisses étaient tout fiers d’acheminer 160 autos à l’heure par le tunnel du Simplon ; le jour de Pâques, les voitures attendant de passer en Italie allongeaient une ligne de 4 kilomètres ; les frontières sont de vieux verrous mis à des portes que la poussée de ces migrateurs qu’on nomme (horriblement) des vacanciers va faire sauter.

Le roman de Styron qu’on porte aux nues, après 100 pages, tombe dans un délire éthylique.

J’ai livré à Plon le Londres revisité.

J’ai relu du Feydeau : la logique féminine, dans le dialogue des scènes de ménage, est admirable d’absurdité sans réplique (relisez N’te promène donc pas toute nue !). Et le ton dont on parle aux domestiques ; aujourd’hui, ils ne resteraient pas une heure… « La belle époque ! » dit Hélène. Il est vrai qu’en Roumanie, on ne les engueulait pas, on les rossait. Et on ne se donnait même pas la peine de le faire, on les envoyait chez le commissaire de police avec un « bon pour une raclée », dont les gendarmes se chargeaient. Ce qui était si pittoresque, en Roumanie de province (Moldavie), c’est qu’avec le retard des mœurs, on y vivait comme dans Pouchkine ou Tourgueniev ; c’étaient des provinces si souvent russes…

J’écris un court essai sur le général Souvarov, qui est un curieux mélange de XVIIIe, genre prince de Ligne, et de Dostoïevski.

Les Suisses sont atterrés par la prospérité croissante ; les États passent de la peur du chômage à la terreur du plein emploi. Jamais ils ne sont contents ; comme les paysans avec la température. C’est que l’or continue à sortir des États-Unis à flots ; les États sud-américains sont en décomposition ; l’Europe est gonflée à craquer de l’or américain et de l’hémorragie de Fort Knox, que rien ne peut plus éponger. Comment tout cela finira-t-il ?

Tout à vous,

PM.

235 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

28 avril 1962

Cher ami,

Vous êtes en pleine jeunesse ; sachez-le, connaissez votre bonheur. Ce Londres, déjà bouclé, quelle vigueur ! Et toute votre vie physique, quelle santé ! Cela ne va pas durer toujours, mais longtemps encore, je crois.

Je suis entré dans la vieillesse tout désarmé. C’est-à-dire : tout m’ennuie. Ce qui fait vivre, c’est un certain suc vital, propre à toutes les illusions, dont on ne connaît pas la formule. Quant il est épuisé, on est un homme de trop. Ma santé est bonne, et même singulièrement. Je suis seulement un homme fatigué. C’est l’âge. La vieillesse est chose morale ; une question d’années, non de santé. Elle est dure pour moi cette vieillesse, parce que je n’ai aucune distraction. Ni les cartes, ni la lecture, absolument rien. Et je n’ai plus aucune curiosité.

Je crois encore un peu à l’iode de Roscoff. J’y serai le 5 mai, dix jours. Et puis Glion, fin mai.

J’aime bien les gens de ma banque à Paris (BNCI) et ils sont particulièrement gentils pour moi. J’ai découvert que tout le personnel de cette banque (les autres aussi, je pense) gagne beaucoup d’argent. Je leur ai confié une somme limitée, leur disant : « Faites ce que vous voudrez, comme pour vous-mêmes. » Je suis surpris du résultat, mais je ne me laisserai pas entraîner plus loin. Ils jouent comme à la roulette. En général de petites affaires qu’ils ont l’air de connaître, en France. En dernier : Ricard. Très vite, ils prennent le bénéfice, et jettent la mise ailleurs, sans me consulter. Depuis un an, cela a réussi à chaque coup.

Votre

JC.

P.-S. L’article de Cocteau dans Candide1 est grotesque. Il était né assez intelligent, il finit « plus sot que nature » comme on disait jadis en Charente. Il répète depuis 40 ans qu’il est un mage, habité par la poésie. C’est à nous de le dire, pas à lui. Je dirai plutôt qu’il est un comédien et qui n’a guère changé de rôle : l’éloge de soi. À présent, il veut nous apitoyer sur sa pauvreté. Il s’agit toujours de nous arracher des applaudissements, ou des larmes. Finalement, il n’aura rien. Il a trop fait la quête.

À lui, comme à Montherlant, il a manqué une épouse pour lui dire quelques vérités.

1. Jean Cocteau, « La difficulté de vivre », Le Nouveau Candide, 26 avril-8 mai 1962.

236 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 30 avril 1962

Cher ami,

Je reçois, d’un coup, vos deux lettres du 24 et du 28 avril ; admirables, fortes et touchantes. L’esprit et le cœur intacts, si vous, vous êtes fatigué. Le portrait de Cocteau, 4 sentences affûtées comme un couteau, un couperet de Guillotin.

Vous avez peut-être raison de refuser les distractions. Je ne les refuse pas, elles m’ennuient, ou ne m’amusent que parce qu’elles amusent Hélène. Elle se perd le tympan à la radio, se tue les yeux à la TV Rien à faire pour l’en empêcher.

Vous avez raison de faire un testament minutieux. Je tâcherai, à mon tour, d’en trouver le temps.

Il fait beau et très froid. Je monte chaque jour respirer une heure à mille mètres. J’ai une sorte d’oppression des bronches (poumons souples, excellents, de sportif) qui me tombe dessus, très souvent, aux brusques dépressions atmosphériques, orages, etc…, et qui me mettent mal à l’aise. Il faut me coucher. Je ne puis parler sans tousser ; et la fumée des autres m’entre dans les bronches.

J’ai trois amies, seules, jolies, moins de quarante-cinq ans, douces, charmantes et pauvres ; elles n’ont qu’une pièce pour recevoir ; avec des filles couchées et entassées dans l’autre pièce, qui sent la cuisine ; je ne puis les voir. J’ai trois autres amies belles, très riches, très seules aussi ; elles sont victimes de la bouteille, pâteuses et inintéressantes, à partir de cinq heures du soir ; je ne puis les voir.

Abellio est un polytechnicien doué, pour je ne sais d’ailleurs pas quoi ! Il n’est pas romancier. Pour être un grand romancier, il faut une grande dose de connerie : c’est partie du génie de Jean Jacques, de Stendhal, de Dickens. Sans connerie (ne pas confondre avec le sentiment, le cœur), les personnages ne vivent pas, le lecteur ne marche pas.

À vous,

PM.

P.-S. Je vous envie Roscoff. J’ai un grand besoin de Bretagne.

237 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 3 mai 1962

Cher ami,

Ce que Heller vous a dit de l’Allemagne m’a d’autant plus intéressé, qu’un Furstenberg, qu’Hélène voyait ici au même moment, lui a tenu des propos identiques.

Mon médecin m’a dit hier qu’on pouvait prendre autant d’antibiotiques qu’il fallait, sans avoir à craindre l’accoutumance, hier redoutée, car la gamme actuelle des antibiotiques est si variée qu’on en trouve toujours un, aujourd’hui, qui surprend les microbes. Il m’a recommandé d’éviter les bronchites qui traînent car les poumons se sclérosent peu à peu sous une infection continue, la respiration s’en ressent et le cœur est obligé de faire le travail des poumons, ce qui est fâcheux. Je lui ai dit : « La mort, ce n’est pas si grave ; ce qu’il faut éviter, l’impotence. Mon rêve, ce serait qu’on dise de moi : ce matin encore, il faisait du ski ! Et le voilà raide. »

Une amie mariée à un Anglais, service diplomatique, et qui, bien qu’étrangère de naissance, vit dans un monde britannique m’a dit : « Vous n’imaginez pas combien les Anglaises se détestent entre elles. Ce sont toutes des femmes frustrées, accablées de travaux ménagers, faute de personnel, et sans compensations nocturnes. Je connais une femme qui a divorcé après 8 ans de mariage, vierge ! Elle n’avait jamais osé le dire, même pas à sa mère. » Les Anglais ont peur de la femme, d’où leur pédérastie. « Qu’y a-t-il derrière un Anglais ? » lui demandai-je. « Il n’y a rien, m’a-t-elle répondu ; à force de cacher et réprimer leurs sentiments, ils les ont tués. »

Je continue à lire Abellio : c’est la folie du cagoulard ; des réprouvés reviennent d’expéditions mystérieuses, sans qu’on sache jamais lesquelles. Il croit à la Femme, avec majuscule ; dit des choses profondes sur des dames qui ne me semblent pas dépasser Caroline chérie, malgré de la métaphysique au lit et dans les dancings. Mais d’autres pages d’une grande beauté !

Un voyageur retour d’Amérique du Sud me disait hier que tout le continent sud-américain est en train de sombrer dans un castrisme total.

J’écris à La Frette, ne sachant si vous êtes à l’Hôtel d’Angleterre. Vous avez bien fait de partir avant les migrations estivales, quand on a la nature à soi. La moto, la vespa, la 2 CV font qu’il n’y a plus de désert, plus de coin secret.

À vous,

PM.

P.-S. J’écris un petit essai sur le général Souvarov, mélange de Prince de Ligne russe et de personnage dostoïevskien. Sa campagne de Suisse, à l’automne 1799, un prodige.

238 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

4 mai 1962

Mon cher ami,

Je peux très bien parler de la vieillesse ; je sais ce qu’elle est, depuis peu. Elle exige beaucoup de sagesse, c’est-à-dire une vue juste des choses. Les plaisirs positifs (tous) c’est fini. Il faut tout considérer à contre-jour, dans un certain éclairage, où les choses apparaissent en négatif ; sans quoi on sera un ingrat. Hélène (à présent je peux bien l’appeler par son prénom) a une curiosité encore très jeune ; pas vous. Elle vous force à remuer, à sortir ; c’est bien. Elle entretient de la jeunesse autour de vous. J’ai une femme qui n’est pas stoïque, qui souffre de partout (les os, les entrailles, les rhumatismes, etc…). Elle est chagrine, ne bouge plus. C’est assez lourd pour le mari. Mais elle se couche de bonne heure.

Benjamin Constant s’est marié trois fois1, sans trouver la femme de ses rêves : une femme qui se couche de bonne heure. Cela me fait penser à ce mot charmant de Sacha Guitry, que vous connaissez sans doute ; un mari gémit devant un ami parce que sa femme l’a trompé : « Qu’est-ce que tu dirais, si tu avais de l’entérite ! » répond l’ami.

Je ne souffre de rien dans mon corps. Voilà ce que je dois me répéter tous les jours ; et je ne dois pas me plaindre.

Je regardais, pour chercher une phrase, le petit dossier de presse de Femmes2. Sans doute, jamais auteur n’a reçu de compliments plus suaves. Quel concert ! Mais c’est de la musique de chambre, pour moi seul ; personne, en somme, n’a lu ces articles.

Et ces petits livres que j’écris, passant des années sur un seul, il n’y a personne pour les lire. J’ai eu la carrière littéraire la plus grise, tout entière à mi-ombre. Ce que j’ai, tout de même, ce dossier de « coupures » ; s’il me manquait, quel vide ! Il faut que j’y pense.

J’en viens au principal : on ne sentira pas la vieillesse si on a des jouets. C’est cela qui va me manquer. J’appelle « jouets » des choses sérieuses, des outils, si on peut les garder en main jusqu’à la fin. Des jouets, c’est ce que vous appelez des pensums. C’est le laboratoire de Jean Rostand, c’est écrire les Habsbourg, Londres. Vous n’écrirez plus La Folle amoureuse, mais vous pourrez toujours écrire les Habsbourg, et qui ont leur valeur. Ce qui est resté de Voltaire, ce sont ses jouets. Cela suppose quelque chose qui me manque absolument : un immense fond de lectures et de savoir, quarante ans de fouilles en tous sens. Je n’ai jamais travaillé. J’ai fait de jolis bouquets de fleurs des champs, ce qui venait tout naturellement. C’est fini ; il y a une fin pour ces choses ; alors le vide. Je garde des années encore mon prochain petit livre qui est terminé ; il me tient encore un peu chaud. Quelquefois, j’ajoute une phrase. Ainsi j’ai écrit à Rostand quelques mots sur la vieillesse. Il a été terrifié. Un peu arrangée, cette lettre terminera mon livre. J’en suis content (de terminer par une lettre à Rostand). Je craignais que ce livre ait l’air de vous être consacré.

Vous avez de bons muscles, de bons poumons. Cela vous permet bien des choses. Respirer tous les matins à mille mètres. Songez-y. Reste une toux gênante. Je doute que vous la guérissiez par des remèdes. Prenez garde aux remèdes suisses, venus d’Allemagne. Vous savez que l’Allemagne est ravagée (il naît des centaines de monstres) par une innocente pilule calmante.

Je suis étonné par l’effet du « midi » pour quantité de gens. Des gens de l’Ouest. Ils en reviennent épuisés. J’y ai contracté une fatigue qui ne me lâche pas. Cela prouve qu’il y a encore, entre la nature et l’homme, plus de rapports qu’on ne le suppose. Je vais m’en remettre à la nature. L’air, les « eaux ». Ces vieilles stations d’eaux ont fait des miracles, jadis. On y reviendra.

L’Algérie finira par une bouillie sanglante. On ne peut pas s’en tirer. La France s’y ruinera.

Votre

JC.

1. Benjamin Constant avait épousé, en 1789, Wilhelmine von Cramm, puis, en 1808, Charlotte de Hardenberg. Jacques Chardonne pense sans doute, en évoquant la troisième épouse, à Juliette Récamier ou à Mme de Staël.

2. Éd. Albin Michel, 1961.

239 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Hôtel d’Angleterre
Roscoff, 7 mai 1962

Mon cher ami,

Ici, c’est bien mon climat ; une mer vivante. Je suis arrivé un dimanche particulièrement sacré (communion, je crois). Une petite ville toute religieuse. Le soir, à 9 heures, c’était Barbezieux de mon enfance : une ville morte, sans un bruit. La France a annexé quantité de peuples étrangers : les Bretons, les Albigeois, les Italiens, les Alsaciens, etc…

Le docteur m’a trouvé en parfaite santé. Il paraît que Mauriac est beaucoup plus démoli. J’ai dit au docteur : « Sa maladie, c’est l’ambition. » Il fait froid. Cet hôtel à demi vide est assez rudimentaire. Mais je ne reste que dix jours.

En première (dans le train) toutes les femmes sont laides ; on peut trouver une figure agréable en seconde ; il n’y a pas de troisième. Jadis, Pierre Loti et Gide voyageaient en troisième : des chasseurs.

Dans le train, j’ai découpé pour vous un bout d’article de Mistler. En somme, ce fameux dictionnaire, dont nous sommes exclus (mais nommés 7 fois), a fait scandale. Boisdeffre, si malmené, ne dit rien. Ceci est à retenir, je crois : il ne faut pas croire à la persécution dans les cas de ce genre ; plutôt croire à l’infirmité humaine ; des trous dans la mémoire ; distractions, travail bâclé.

Si je vous disais : nommez les six grands écrivains du siècle, vous oublieriez Courteline, bien d’autres, peut-être Proust. La mémoire n’est pas une faculté sûre. Pauvres écrivains, nous sommes à la merci de cette mémoire future.

J’ai déjeuné aux côtés d’un charmant soldat revenant du Sahara. Il pense comme nous. Ne s’en prend à personne, comprend tout, c’est-à-dire n’y comprend plus rien. Il avait bonne mine. On était plus heureux au Sahara que dans les casernes de ma jeunesse.

À vous,

JC.

240 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Roscoff, 9 mai 1962

Mon cher ami,

Je ne sais pas si je vous ai dit que le médecin m’avait trouvé en bonne santé. Il paraît que Mauriac est beaucoup plus délabré. J’ai dit à Bagot : c’est l’ambition qui le fatigue. À voir les choses comme elles sont, je me demande comment l’ambition a pu naître.

C’est bien étrange que Menton et Roscoff soient dans le même pays. Ce n’est pas la peine de faire le tour de la terre. Je suis bien sensible au climat, je vous l’ai dit. Ici, en arrivant, ma fatigue s’est dissipée. C’est un Roscoff que vous ne connaissez pas, avant l’été. Une ville morte, et belle. Pas de voitures.

Grande animation au port ; j’en sais la raison depuis hier. En juillet, tous les hommes partent pour l’Angleterre, chargés d’oignons. Pendant six mois ils restent en Angleterre et vendent ces oignons de porte en porte. Ils rentrent tous en mai. C’est aussi, en ces mois (c’est la fin), la grande migration des choux-fleurs. Ils passent en beaucoup de mains, des champs au bateau. J’ai suivi le parcours.

Si j’avais le goût d’instruire mes semblables, je voudrais leur expliquer ce qu’est le capitalisme. C’est de la magie. Au fond, il y a l’anarchie. Laquelle produit des organismes raffinés d’une extrême subtilité. Je vois bien ce que la raison, justice, égalité et autres vertus pourraient établir pour le transfert d’un choux-fleur, du champ à un hôtel de Londres ou Rotterdam ; résultat : il n’y aurait plus de choux-fleurs. Il faut les manger avec respect, mais ils ne sont parfaits qu’à Roscoff. Et aussi le beurre, les petites huîtres, les canetons, les crabes si délicats.

Ici, pour moi, cure supplémentaire : parlant trop, à l’ordinaire, je ne dis plus un mot.

Supprimer le catholicisme en Bretagne, il n’y a plus rien.

En somme, je ne toucherais pas au monde, tel qu’il est, laissant mourir de faim et de maladie (ce que fit la bonne nature) et très vite, la moitié des Orientaux, et autres peuples. Et je répéterai : on perd son temps sur terre.

Est-ce à vous que j’écrivais : j’ai horreur des courses de taureaux, et je ne peux même en entendre parler, par Montherlant ou Kléber. Comme corrida, de Gaulle me suffit. Ça, c’est du sport. J’admire.

Votre

JC.

P.-S. Parfait repas à l’hôtel. Chambres froides. Camille y serait morte.

241 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Roscoff, 10 mai 1962

Cher ami,

Dans cet hôtel, les repas sont un plaisir, et j’y ai même pris un peu d’appétit. Le bon chef n’est pas surmené, comme en été. Surtout les choses sont d’honnête provenance ; on ne les reconnaît plus.

Pour avoir une idée des restaurants de Paris, si divers, il faudrait une expérience étendue et ruineuse. Chez Calvet, et analogues, c’est 5 mille francs. Sauf Frank, on n’oserait pas y déjeuner seul. Y inviter des amis, principal agrément d’un repas, cela fait une belle somme. Nos jeunes amis (Saisons), Bory, Curtis1, Brosse2, Brenner, etc…, ont adopté Procope, vaste restaurant, bondé, repas copieux, 700 francs. J’y vais, pour voir des jeunes, mais je ne mange rien ; ce n’est pas délicieux. Il y a, près de Lipp, rue du Dragon, un petit restaurant élégant, aussi bien que Calvet : 2 000 francs. Quand je déjeune seul ou avec Camille, j’ai adopté le café du Rond-Point ; jolis environs ; notre ami Brisson est proche, c’est très bon : 1 800 francs. Mon coiffeur, qui est celui de l’hôtel Prince de Galles (près du George-V), me parle souvent de son déjeuner aux environs, et semble un connaisseur : 500 francs. Il y a de tout à Paris, comme ailleurs ; il faut une vie pour en faire le tour ; et l’on n’a qu’une vie.

Je crois bien que Nietzsche s’est trompé en toute chose. Vouloir se surpasser, c’est se détruire. Je l’ai constaté chez beaucoup, mon fils notamment. Il s’est toujours faufilé, adroitement, dans des fonctions au-dessus de ses moyens, pour se hausser. Il s’y est brisé.

Depuis Napoléon, la France a toujours vécu dans la démesure, au-dessus de ses moyens. C’est très bien de vouloir sauver l’Occident et de défendre l’Afrique contre la Russie et l’Asie. S’il s’agit de l’Occident, que tout l’Occident s’en mêle ; pas la « France seule ». On ne lui refusera pas des parts de fondateur. Je l’ai dit jadis à Fabre-Luce ; il n’était pas de mon avis. Nous verrons la fin. Cela coûtera cher.

J’admire beaucoup ce que Jacques Brosse écrit sur la Chine (Arts3).

Au fond je suis un Chinois. Il ne faut pas vivre, comme l’Occident, contre nature. On dira à Brosse : et le communisme en Chine ? J’ai idée qu’il répondrait : nous en reparlerons dans deux siècles.

Ce qu’il faut dire de toutes choses.

Votre

JC.

P.-S. Je vous annonce qu’un livre de moi va paraître : Détachements4. Il est publié par Caracalla. Il est tiré à cinquante exemplaires, hors commerce, vendus 25 000 francs.

Vous n’en aurez pas. Sachez, et cela suffit, que ce livre est grandement apprécié par ceux qui l’ont lu. Je l’ai écrit en 1945.

1. Jean-Louis Curtis (1917-1995), écrivain, prix Goncourt 1947 pour Les Forêts de la nuit, élu à l’Académie française en 1986.

2. Jacques Brosse (1922-2008), naturaliste, philosophe spécialiste du zen.

3. . « Chine contre Occident : le désaccord séculaire va peut-être prendre fin », Arts, 9 mai 1962.

4. Éd. Revue des Voyages, 1962. L’ouvrage sera réédité, en tirage limité, en 1964 (Éd. TD) et repris aux Éd. Albin Michel en 1969.

242 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Roscoff, 12 mai 1962

Cher ami,

J’écris un mot gentil à Bernard Frank. Ce misérable a le goût très fin. C’est si rare que l’on ne peut se brouiller avec un homme de goût. C’est à propos de son article sur Camus1 dans Candide du 10 mai. À comparer avec les bêtises que Boisdeffre écrit sur le même sujet, dans Les Nouvelles littéraires2 du 10. Et puis, avant de venir ici, j’ai relu le terrible article de Frank sur Mauriac, injuste, avec un fond vrai. C’est amusant ce qu’il dit de vous dans cet article : cette puissante radio qui couvrait la France, et le petit poste bordelais de Mauriac, tout cela très bien dit.

Ici, je peux imaginer (mais on ne peut rien imaginer) ce que c’est que d’être veuf. Un veuf, c’est un homme inoccupé. L’épouse est une grande occupation, ou préoccupation.

La région de Roscoff est sous la domination de l’Église, comme l’Espagne. Avant tout, l’Église, c’est une société ; c’est un gouvernement. Ailleurs, pas loin, ils sont communistes ; autre mystique. Les Français n’ont jamais supporté le gouvernement de l’Église, passé une certaine époque. Ils n’ont supporté aucun gouvernement. Ils étaient assez contents, il me semble, vers 1900, sous la Troisième. Pas d’impôts, une Chambre des députés pour les amuser, la liberté d’écrire n’importe quoi. Je pense à Henri Rochefort3, à tout ce que l’on écrit, et qui n’a aucun sens, 20 ans après.

Nous voici dans un autre monde. La science s’est émancipée, et la technique, elle nous mènera loin. Ce monde-là ne peut se passer d’un gouvernement, et pas d’un gouvernement d’orateurs et de comités, et d’intérêts divergents, qui ne permet même pas de déplacer les Halles.

C’est l’idée de Gaulle. Je la crois juste. On peut essayer le régime américain (en somme la meilleure constitution), en attendant le pouvoir absolu (régime communiste).

Votre

JC.

1. Bernard Frank, « Ce qui m’a agacé dans les Carnets de Camus », Le Nouveau Candide, 10-17 mai 1962.

2. Pierre de Boisdeffre, « Le livre de la semaine. Albert Camus, Carnets », Les Nouvelles littéraires, 10 mai 1962.

3. Henri Rochefort (1831-1913), journaliste, homme politique et écrivain, fondateur de La Lanterne en 1868 et de La Marseillaise en 1869.

243 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 14 mai 1962

Cher ami,

Après 3 jours à Paris, où Hélène avait des affaires, nous sommes revenus passer 10 jours ici. Saints de glace, pluie et froid sur les pommiers roses. Les tulipes s’effeuillent. Tous mes ambretias, phlox nains et autres plants de bordure ou de roches, ravissants, en fleurs, ne vont plus l’être, pendant onze mois, que des paillassons sans forme, ni couleur.

Enchanté de La Proie des flammes de Styron. C’est beaucoup mieux que Faulkner ; dialogues, personnages d’Américains saoulards en Italie d’après-guerre, d’une vie étonnante. Ce peuple ne peut conduire le monde ; il sera anéanti.

À Paris, j’ai été voir West Side Story, le film1 tiré de la pièce, mené là par l’unanimité de notre presse, de l’opinion : c’est, sur un vague thème de Roméo et Juliette, 3 heures de beatniks, de blousons noirs parmi des halls d’usine ou des préaux d’école, dans un effroyable tintamarre stéréophonique. Inentendable. Et impossible de fuir, au milieu d’une salle comble. Un supplice.

Je me suis trouvé, le lendemain, au milieu d’un déjeuner de 40 personnes donné par Florence Gould2 au Meurice. J’y ai vu Dominique Aury, qui m’a appris la mort de son père ; Kanters3, Peyrefitte, Bosco, Lacretelle, Curtis, James de Coquet4, Nimier, Marcel Aymé, etc… Peyrefitte m’a dit : « C’est drôle, voilà Crapotte interrogé, à l’Intérieur, là même où je le fus, en 44… » Quand je revois le Meurice de 1906, Alphonse XIII, la famille Rostand, l’endroit le plus élégant de Paris. Tout a changé, sauf l’ascenseur, resté une sorte de berline Louis XIV ; on est servi par des garçons qui vous poussent du bras, en servant : « Mangez-y, c’est bon, allez-y !… »

Les hôtels n’ont pas grand monde. Ma maison est au centre d’un quartier en état de siège, avec des projecteurs, la nuit entière éclairés, des barrières éloignant les passants des trottoirs, comme pendant l’Occupation, et des agents, le doigt sur la gâchette.

Hélène admire de plus en plus vos lettres.

J’ai lu ce dont vous parliez, l’article de Jacques Brosse sur la Chine, dans Arts. Faut-il croire Galey et lire les livres de Brosse ? Ou n’est-ce qu’un geste de camaraderie entre gens du même journal ?

À vous,

PM.

1. Comédie musicale de Robert Wise et Jerome Robbins, produite en 1961, avec dans les rôles principaux Nathalie Wood, Richard Beymer et George Chaldris.

2. Florence Gould (1895-1983), mécène américaine qui tint pendant plusieurs décennies en France un salon — entre autres au Meurice — réunissant les milieux artistiques et littéraires.

3. Robert Kanters (1910-1985), essayiste et éditeur aux Éd. Julliard et Denoël.

4. James de Coquet (1898-1988), chroniqueur au Figaro.

244 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 16 mai 1962

Cher ami,

Je ne sais si vous vivez dans un climat d’insécurité, comme disent les journaux (ou encore, sous le signe de l’incertitude !), mais nous vivons ici sous un climat antique ; en tous cas, à Roscoff, vous n’avez pas eu la pluie froide. Il paraît que le film de Maurois, Climats1 justement, est très mauvais. D’ailleurs ce mot climat (moral), qu’on lui attribue, est employé, 20 ans plus tôt, par Péguy. Là aussi, Maurois fut plagiaire.

Je suis poursuivi par mon académie (enfin !), l’académie de l’art de vivre, moi qui ne dois penser qu’à l’art de mourir. Caracalla me demande de présider son prix des amis de Larbaud. Je lui ai répondu que la présidence vous revenait. Quand on voit le sort de l’homme le plus décoré de France, la seule distinction honorifique, c’est d’avoir vierge le revers du veston.

Pendant le déjeuner Florence Gould, Nimier a arboré je ne sais quoi de rouge à sa boutonnière, comme si c’était une Légion d’honneur ; cela fait apparaître un complexe. Je lui ai écrit hier : « À force de vous décorer vous-même, vos ennemis croiront, ou feindront de croire, que vous désirez l’être ; ils vous feront avoir le ruban, et vous serez déshonoré pour de bon. »

Quand on lit les romans par lettres, on se dit que notre époque, avec ses grèves de facteurs, a du bon. Quel fatras, et comme on devait se crever les yeux, le soir, à en écrire si long à la demande !

Hélène est sortie de La Nouvelle Héloïse, disant que, si on en supprimait les 3/4 (éloges de la vertu), on aurait un aussi beau roman que La Princesse de Clèves.

À vous,

PM.

1. Film de Stellio Lorenzi (1962), d’après le roman d’André Maurois, avec Marina Vlady, Jean-Pierre Marielle, Michel Piccoli et Alexandra Stewart.

245 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 19 mai 1962

Cher ami,

Je vous écris à nouveau à La Frette, puisque nous voilà loin « des vieilles dames en pantalon, et qui fument ». On les voit ; tous les hôtels du monde en sont pleins.

J’ai fini La Proie des flammes. L’alcool, c’est le cancer de cette beat generation. Chez nous, le verre de whisky de trop d’un Blondin ou d’un Frank, ce n’est rien. Les Américains vivent la bouteille à la main ; ils n’ont même plus le temps de saisir un verre, ils boivent au goulot. Et, derrière les plus fins, les meilleurs, la brute déchaînée ; on comprend alors de quelle utilité était le corset de fer du puritanisme. La brute, on la retrouve derrière tous les peuples germaniques. Les Latins, les juifs, ne connaissent pas ça. Le soleil, plus le vin bon marché les rendent fous, méchants, terribles. Le Mason de Styron restera comme Lovelace ; c’est l’Américain du XXe, comme l’autre, l’Anglais du XVIIIe.

Il paraît que l’Académie va accueillir Kessel1 ; après le Russe arménien, Troyat2, le Russe israélite, Kessel. L’Académie va à Moscou, comme du temps de Voltaire, elle allait à Berlin, à Pétersbourg, etc…

Ce matin, j’ai vu une fourmi, une seule, si gentille que je ne l’aurais écrasée pour rien au monde. Eût-elle fait partie d’une longue file que j’aurais été à la fourmilière, et saisir la pompe à Fly-Tox. Si la masse nous écrase, nous lui rendons bien sa haine ; elle nous fait horreur.

Chaque fois que je reçois le roman d’un débutant, dédicacé à : « Notre maître à tous » ou « À celui qui nous a ouvert la voie », etc… je suis certain que le livre est exécrable ; pas de chance. Hier, c’était un jeune Russe blanc, Volkoff, chez Julliard3.

Voilà le MRP qui lâche le navire en perdition4 ; c’est un coup fourré des USA, en réponse à l’Europe des patries ; ce matin, c’est le désaveu des indépendants. On en est au parti unique.

La France est-elle un pays maritime ou un pays continental ? Le problème, qui se pose à tous les Français, n’a jamais été résolu depuis mille ans. En tous cas, vouloir, comme votre horrible Delcassé (j’ai été élevé dans le culte de cet homme !), qu’elle soit les deux, amie de Londres, alliée de la Russie, c’est vouloir l’impossible. Seule la haine pour l’Allemagne a pu réaliser cette promesse, qui nous a valu deux guerres, et aura duré près de 60 ans. Aujourd’hui, c’est fini. On en revient à 1939 : la France et l’Allemagne seront russes et continentales. De Gaulle l’a bien vu, comme Laval avant lui.

À vous,

PM.

1. Joseph Kessel (1898-1979) sera élu le 22 novembre 1962.

2. Henri Troyat (1911-2007), élu à l’Académie française en 1959.

3. L’Agent triple, Éd. Julliard, 1962. Vladimir Volkoff (1932-2005), écrivain français, fils d’émigrés russes ayant fui la Révolution.

4. Le 16 mai 1962, cinq ministres MRP avaient quitté le gouvernement pour protester contre les déclarations du général de Gaulle sur la force de frappe et l’Europe des États.

246 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 22 mai 1962

Cher ami,

Ne m’écrivez plus ici ; dans 2 ou 3 jours, je serai à Paris.

Il n’y a pas de moyen de faire coïncider les étrangers d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui. Vous, vous êtes l’Amérique d’Henry James ; impossible de vous trouver le moindre trait de ressemblance avec les primats de Faulkner ou de Styron ; le Russe navet rond cucurbitacée, brachycéphale des Congrès soviétiques n’est pourtant pas le père des Russes de Tolstoï, Tourgueniev ou Dostoïevski, ni au physique, ni au moral ? Le grand Normand d’Eton 1900 est introuvable dans les foules travaillistes de petits Anglais noirs et saxons, etc…

J’ai écrit à Nimier de dire aux Gallimard, en votre nom (puisque vous m’en avez donné congé) et au mien : Chardonne et Paul Morand ont 7 années de correspondance ; même en élaguant, cela fait au moins un volume tous les deux ans. Le voulez-vous post mortem ? Comme nous ne serons guère préoccupés, l’un et l’autre, par ce que nous laisserons après nous, mieux vaudrait leur céder dès aujourd’hui cette correspondance à retardement en toute propriété ; c’est — révérence parler et proportions très gardées — le contrat des Mémoires d’outre-tombe.

Je me demande si je vais acheter, au-dessus de Montreux, à 1 100 m, en pleine campagne, une petite maison de paysan au pied de sapins dévalant droit, où la vache vient à la fenêtre, où l’air est bon et que j’ai découvert ?

Je reçois votre lettre m’annonçant que vous arrivez le 25 ! Le jour de mon départ… Me voici privé de propos apaisants au-dessus du lac ; très beau temps en ce moment, froid la nuit et le matin, ensuite parfait. Vous verrez encore de jolis parterres devant le Montreux Palace, si vous vous dépêchez. Mais chez les horticulteurs, c’est toujours ce massif de papa, sauges, bégonias, ageratums. Pas d’imagination ; comme les bistrots suisses, toujours filets de perche et entrecôte. Il faut aller en Angleterre pour voir le génie de la fleur ordinaire, bon marché, splendidement simple, depuis le pavot jusqu’aux campanules immenses ; l’horticulteur déteste ça ; les seuls progrès, c’est dans les dahlias et les pieds d’alouette.

La France, l’Italie, la Hollande et l’Allemagne ont tellement de dollars qu’elles tiennent les USA à leur merci ; si elles achetaient l’or qu’elles ont le droit d’acheter, Fort Knox n’aurait plus ses 16 milliards de couverture et la Federal Reserve sauterait. Drôle d’époque…

À vous,

PM.

247 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

La Frette, 23 mai 1962

Cher ami,

La France est-elle un pays maritime ? Elle l’est par goût. Une très belle marine, toujours. Mais aucune sécurité pour elle de ce côté. Pour sa tranquillité, elle est continentale. De Gaulle, un peu tard, a compris l’importance de l’Allemagne. Il en a très bien parlé. C’étaient là des choses à dire, vers 1910.

Je connais votre fourmi minuscule. Elle vient de Menton. Ma chambre en était remplie. Ces fourmis minuscules sont très intelligentes ; elles se parlent entre elles, j’en suis convaincu, comme les abeilles.

J’ai vu Marcel Arland, assez longuement, hier. Je ne l’avais pas vu depuis 15 ans. Devant cette masse de malheurs, on ne peut plus se plaindre de rien. Presque aveugle ; une colère, lui qui n’est qu’orages, et il risque de perdre l’œil qui reste encore. Ravagé par toutes sortes de souffrances : les morales et les physiques. Pauvre. Il se bat pour diriger La NRF qui le tue. Paulhan reste chez lui ; il est malade et Aury le soigne. Les secrétaires lâchent tout, parce qu’ils ne sont pas payés. Lui non plus n’est pas payé. Gallimard est de ces tout petits bourgeois, autour de qui s’est formée, sans qu’ils y aient rien compris, une énorme affaire ; ils se croient habiles, quand ils ont économisé quatre sous. C’est d’ailleurs le vice des riches. Je me demande comment La NRF (revue) peut tenir encore dans ces conditions.

Dans le train, entre Roscoff et Paris, j’ai parlé 4 heures avec un homme qui m’a beaucoup intéressé, parce qu’il m’a parlé de son métier. Technicien, électricité, connaissant plusieurs pays, sous cet angle. Conclusions : le Français est l’homme le plus intelligent du monde. L’ouvrier français surpasse tous les autres (les Allemands le disaient). L’Américain est détraqué par de trop subtiles machines. Il sait les manœuvrer ; bientôt, il ne saura plus les réparer. Sa « personnalité » s’affaiblit rapidement. Déclin de l’Allemand ; ce n’est plus du travail fini. Il ne m’a pas parlé de l’Anglais.

Dans ma jeunesse, un seul écrivain (pour la jeunesse) Barrès. En 25, il y en avait quinze, fort distincts encore. À présent, cela foisonne ; une nébuleuse. Il n’en restera rien.

Votre

JC.

P.-S. Nos « disciples » sont notre caricature.

Après Roscoff, je ne peux plus rien manger.

248 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 23 mai 1962

Cher ami,

Quand on relit l’histoire de notre empire colonial, on s’aperçoit qu’il ne nous a rien coûté, ayant été édifié sur des explorations d’amateurs (Brazza1), de missionnaires (même genre que les Chinois, du père Hue à Foucauld2), d’officiers de carrière (depuis les Indes jusqu’au Canada), ou de marchands aventureux (merchant adventureur). Certains forts du Sahara, que j’ai vu maçonnés par la Légion, revenaient à la France à 35 francs. Combien plus coûteuse leur perte !

Vous verrez dans Le Nouveau Londres, en lisant entre les lignes, que je ne me suis jamais remis de l’effondrement de l’empire anglais, voulu par Churchill, ce demi-Américain (ceci, capital) par sa mère, que j’ai bien connue, et qui m’avait pris en amitié quand j’avais 25 ans ; Churchill est son portrait. Je n’ai jamais cru à la solidité de l’empire français et je riais quand Mandel3 me disait qu’il régnait sur 100 millions d’hommes. Je savais qu’il s’écroulerait. Mais je ne doutais pas qu’il dût y avoir un siècle d’écart entre la disparition de notre empire et la désagrégation de celui de l’Angleterre. Or, il a suffi de 10 ans ! Même Caillaux4, que j’entendais, dès 1913, répéter que tous les empires s’effondreraient si on n’y injectait pas de béton allemand, n’aurait pu imaginer cette chute verticale.

Voilà toute l’Assemblée contre Gaulle… Sauf les gaullistes. Nous voici donc arrivés au parti unique, fondement et caractéristique du fascisme. Plus va notre Führer, et plus je trouve admirable, s’appliquant à lui, la phrase que je vous ai déjà citée, d’Émile Ollivier5 sur Napoléon III : « Il cherchait à provoquer des conflits, afin de pouvoir les arbitrer. » C’est le rêve même de Gaulle, s’asseoir au-dessus des deux plus puissants empires du monde, et profiter de leurs embarras pour être plus fort qu’eux. C’est le fléau de la balance. Et quel fléau ! Le rêve même du fou mégalomane.

Depuis le temps que l’on répète aux hommes que les femmes sont des pièges, on ne comprend pas comment ils s’y laissent encore prendre. Si vous lisez le livre de Styron, vous verrez qu’arrivés à un certain degré d’ivresse, les êtres ne peuvent plus réagir ; les femmes les moins putains ne peuvent physiquement plus résister ; elles sont là, sur le dos, à la merci de qui veut, ou peut les prendre ; et ces couples font l’amour sur place, ensemble, plus du tout par vice ou curiosité, comme en 1925, mais parce qu’ils n’ont plus la force de rentrer chez eux se mettre au lit. D’ailleurs, dès 1925, on voyait ça déjà. Qu’il m’est arrivé de ramener chez elles, à New York, des Américaines ivres mortes, les portant sur mon dos, absolument inconscientes. D’ailleurs, pas seulement des Américaines ; Hélène m’a vu, à Séville, où nous avions donné un cocktail, ramener chez elle Carmen Penaranda, que je portais, dans la rue, car dans le barrio Santa Cruz, les voitures ne passent pas ; elle était ma voisine ; pour la guider jusqu’à sa chambre, il me fallait monter avec le corps, par un escalier en colimaçon où je n’avais pas la place de tourner ; j’ai manqué, d’épuisement, de la laisser tomber, elle et le collier de perles de l’impératrice Eugénie qu’elle portait au cou ; heureusement que deux femmes de chambre attendaient au palier, habituées à ce spectacle et qu’elles recueillirent leur maîtresse. Ceci pour vous dire que l’ivresse inconsciente explique tous les actes d’une société d’aujourd’hui.

À vous,

PM.

1. Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), explorateur et colonisateur, commissaire général du gouvernement au Congo français de 1887 à 1897.

2. Charles de Foucauld (1858-1916), explorateur et missionnaire.

3. Georges Mandel (1885-1944), ministre des Colonies, puis de l’Intérieur en 1940.

4. Joseph Caillaux (1863-1944), président du Conseil en 1912, puis ministre des Finances du 23 juin au 18 juillet 1926.

5. Émile Ollivier (1825-1913), avocat, député, ministre de la Justice en 1870, exilé en Italie jusqu’en 1873 ; battu aux élections dans le Var en 1876 et 1877, il se retira de la vie politique active, se consacrant aux 17 volumes de son Empire libéral.

249 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 24 mai 1962

Cher ami,

Les gens ne sont que complexes, d’enfance ou de jeunesse. Évidemment. Mais ce qui me frappe, c’est le retard de ces complexes ; quand une vie entière d’efforts parvient à les satisfaire, ils amènent avec eux leur décor, leurs personnages, ceux d’une époque disparue. D’où un pittoresque et un comique certains. C’est difficile à expliquer, mais pour moi, très clair. Gaulle a le complexe du chef fasciste victorieux 1925. Comme il n’atteint son but que 40 ans plus tard, ainsi l’Élysée avec ses motards et ses guetteurs sur les toits a-t-il l’air du palais d’un général guatémaltèque. Chaplin a, toute sa vie, rêvé d’être un dandy 1905 ; d’ailleurs ses imprésarios américains l’avaient tiré de music-halls du Londres de banlieue, où il faisait des sketches, et où il transposait le dandy des midinettes d’alors, Max Linder1. Proust, évoquant Haas2, rêvait, en 1918, d’être l’élégant des salons de 1888, et d’avoir à cette époque été invité aux thés de Bois-Boudran. Le jeune bibliothécaire Pierre Benoit, en mettant, en 1925, ses premiers triomphes aux pieds de la déjà âgée Spinelly, rêvait, à retardement, d’être le lion de 1906, etc… Si les complexes sont une des formes terrestres de l’enfer et une invention du diable, le diable court après sa queue.

Je vous ai sûrement parlé d’Édith Courvoisier. Cette vieille fille riche, qui n’est occupée que d’elle, collectionne, dans les conversations ou les journaux, tous les accidents, maladies des princes, coups de hasard malheureux, pour se mettre éventuellement en garde contre eux ; et sa mémoire de maniaque finit par n’être qu’un immense répertoire de faits divers. Fracture du fémur d’une dame qui a glissé sur une peau d’orange : surveiller les trottoirs ; chute d’un pêcheur dans le lac : ne pas s’avancer au bord sans s’être assuré du sol ; ce matin, un chien tombe dans la fosse à purin du manège : ne pas galoper à proximité des fumiers, où la fosse risque de ne pas être recouverte ; d’ailleurs, ce chien qui a été retiré vivant, survivra-t-il ? Il faut s’assurer que le purin n’est pas d’un contact toxique, etc… Les phobies sont un cancer qui envahit sournoisement l’être entier.

On s’étonne de l’accélération de l’histoire, mais l’ubiquité de l’étendue (quel style !) n’est pas moins stupéfiante. Ce soir, à 19 h 15, j’écoutais, assis sur les marches de mon perron, les dernières nouvelles, à mon transistor ; devant moi, le calme du soir, mêlé au calme du lac ; les marronniers verts d’où la poudre rose tombait comme des pralines écrasées ; deux pédalos d’amoureux sur le bleu ardoisé de cette nappe énorme, bordée par les falaises de Meillerie au pelage vert-noir, par-dessus les Dents du Midi, découpant leurs incisives de glace sur le ciel sans ces accidents gazeux que sont les nuages ; les gens prenaient le frais ; les enfants suçaient un eskimo ; un touriste emplissait son kodak de toute cette paisible torpeur ; et là-dedans une touchante interview d’un reporter, sur le quai de Marseille, mettant son microphone sur les lèvres de ces pauvres réfugiés hagards débarquant d’Alger, ayant couché 3 jours dans les salles d’attente de l’aéroport, terrorisés, n’osant pas crier leur fureur contre une métropole indifférente, contre des officiers parjures de 1958, en qui ils avaient cru, la voix étranglée de peur et de larmes, qui venait se mêler aux piaillements joyeux des enfants suisses, qui m’entraient par l’autre oreille.

À vous,

PM.

1. Max Linder (1883-1925), acteur et cinéaste.

2. Charles Haas (1833-1902), inspecteur général des Monuments historiques.

250 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 24 mai 1962

Cher ami,

Quand les acteurs parlent d’un « emploi », ils parlent du physique et du moral, du social. « Un emploi de soubrette », « un jeune premier ». Je crois que tout homme, à un moment de sa vie, rentre dans cet « emploi » idéal, providentiel ; à lui, aux autres, au hasard, à ses qualités ou à ses défauts, de provoquer la révélation.

Salan1 sauve sa tête ; Gaulle ne doit pas être content ; la mort, cela faisait sérieux, légal, historique ; or il est sans pitié ; il se veut l’Histoire ; il n’a eu de cesse d’être légal, après n’avoir été, si longtemps, que légalisé.

Londres joue la prochaine dévaluation du dollar ; l’or ne bouge pas, les banques en fournissent à leurs clients autant qu’ils en demandent ; mais les valeurs sud-africaines montent fortement, depuis 15 jours, car les Américains, ne pouvant acheter de l’or chez eux, se rabattent sur les valeurs aurifères ; ce qui prouve qu’ils ne croient plus que le dollar en ait pour longtemps. La récente réunion des banquiers à Rome, les achats d’or massifs par la Banque d’État hollandaise, tout va dans le même sens.

Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je demanderai à Bernard de Fallois de mettre, après nous, de l’ordre dans notre correspondance, d’en faire un choix et de s’entendre avec l’éventuel éditeur. Je donnerai des instructions dans ce sens à la bibliothèque de Lausanne. Fallois a bien travaillé sur les inédits de Proust2, il est sérieux, dans nos idées, nous ne trouverons pas mieux.

Confidentiel : Hélène a reçu une lettre de Nadine Nimier, désespérée parce que Roger a décidé de vendre toute sa bibliothèque. Elle l’accuse d’autodestruction et appelle au secours. À la réflexion, je n’interviendrai pas, n’en ayant pas le droit. Si Nimier veut faire table rase du passé, des auteurs amis ou préférés, et s’alléger, pourquoi pas ?

Je vous prie de n’en parler à personne, car Nadine ne s’en est ouverte qu’à nous, sans toutefois nous demander un secret que, moi, je vous demande. Mais il lui serait aisé de savoir que c’est moi qui vous ai entretenu de l’affaire.

Tout à vous,

PM.

1. Arrêté le 20 avril 1962 à Alger, transféré à Paris, le général Raoul Salan a été condamné à la prison à vie le 23 mai 1962.

2. Bernard de Fallois avait assuré la publication de Contre Sainte-Beuve suivi de Nouveaux Mélanges, aux Éd. Gallimard, en 1954.

251 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 25 mai 1962

Cher ami,

Désolé que vous arriviez ici par ce temps de chien. Pour Franco, cela se gâte ; déjà tous les progressistes, les démocrates, les Anglo-Saxons, la presse suisse, dansent la danse du scalp. Il est lâché par l’Église qui ne se souvient plus guère des 100 000 curés égorgés et nonnes violées d’il y a 25 ans. La démocratie dans la péninsule Ibérique ! Ils vont voir l’Europe prise à revers, d’ici 10 ans… Dès 44, je me disais que si l’Afrique du Nord était perdue, nous serions pris à revers (« Nous viendrons à bout de l’Occident par l’Orient », Lénine). Le chemin était long, mais sûr. Si j’étais seul, je liquiderais tout en Europe et irais m’installer sur les bords du Sacramento.

Je ne sais comment vous en êtes arrivé à vos positions politiques de 1940. Moi, comme tous les Français, il y a 60 ans, à l’école, j’applaudissais à Fachoda et aux défaites anglaises par les Boers. Quatre ans plus tard, je subis l’influence de mon oncle Combarieu (Abel1) qui était l’homme de confidence de Delcassé à l’Élysée (de Loubet) et qui y était secrétaire général ; il fut un des 4 ou 5 Français, avec Paul Cambon, à faire l’Entente cordiale (voir les Mémoires2 dudit oncle). Je me jetai alors (1904), pour 12 ans, dans une admiration éperdue pour l’Angleterre ; d’où, en 1916, à mon retour à Paris, Philippe Berthelot devait me ramener à un point de vue moins follement anglais (il admirait les Anglais, mais avec un humour réticent) ; dès 1917, la politique jusqu’au-boutiste de Clemenceau exaspéra le briandiste que j’étais ; aussi tombai-je, par contrecoup, sous l’influence du Caillaux, tel qu’on le voit dans le 1er tome de ses Mémoires, où il explique que la loi de 3 ans, l’aide inconditionnelle à la Russie, la conjuration Poincaré-Barthou nous a précipités dans une guerre slave qui fut folie et où nous n’avions que faire. Caillaux, que j’avais vu souvent avec mon père, traqué et vaincu devint mon grand homme, comme il le fut pour le jeune Alfred Fabre-Luce de 20 ans, celui de la victoire. Caillaux et Laval, j’ai toujours aimé les incompris et les causes perdues, et la joie amère d’être la minorité qui comprend ; aussi, dès 36 étais-je pour l’Angleterre conservatrice, celle de Chamberlain (celle qui faisait encore frein), puis pour Munich, d’où mon accord avec Georges Bonnet, mon désaccord croissant avec l’ami Mandel. Dès mars 1940, et dès l’arrivée de Churchill, je vis venir l’écroulement de l’empire anglais, et je compris, non je sentis, comme une révélation de la Providence, le pétrin effroyable où nous sommes.

En deux mots, au moment de partir, voilà l’histoire, que je crois logique, de ma petite vie politique toute simple.

À vous,

PM.

1. Abel Combarieu (1856-1944), préfet, secrétaire général de la présidence de la République en 1899.

2. Abel Combarieu, Sept ans à l’Élysée avec le président Émile Loubet. De l’affaire Dreyfus à la conférence d’Algésiras, Éd. Hachette, 1932.

252 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1er juin 1962

Cher ami,

Nous avons ici une grande « variété de situations » comme disait Humboldt1, parlant de l’Occident. Des jours éclatants et des jours ténébreux. Tout cela me plaît. J’y ai guéri un reste de toux. Nous revenons le 11 juin.

J’irai à Lausanne un jour. Nous déjeunerons avec Herter, dans le meilleur restaurant. Il est parfait. Il est du côté de la librairie Payot, au fond d’une rue. Ce sera plus cher, je le sais, que le meilleur de Paris.

Vous me parliez de ces Américains qui vivent de la bouteille. Ici, le Suisse vit de pilules qui le tuent. Un vrai noble, qui vous aimait beaucoup, charmant homme (le nom m’échappe ; tous les noms m’échappent, après les hommes), me le disait sur le quai de la gare, voilà dix ans je crois (c’est l’homme de la Fleur des pois). Je le lisais hier dans un journal suisse. Très dangereux, les pharmaciens.

L’homme blanc veut mourir.

Quelle faiblesse chez le Russe ! Cet homme qui parle tout le temps, ce Khrouchtchev qui a peur de tout.

Je voulais lire le Sue de Bory2. Je connais le sujet, qui m’intéresse. Lecture assez rebutante. Il y a de l’artifice dans ses façons. Il veut être à l’heure de Paris : difficile à lire.

C’est important, significatif la demande de Elle à votre endroit. On vous désire à tout prix. C’est le contrecoup de Match. Ces histoires-là sont vieilles, et de tous temps. À l’époque d’une pure République, c’était pareil. Drieu me disait vers 1930 : « Je ne peux écrire nulle part. » Quand j’ai publié L’Amour du prochain3, La Revue de Paris, qui avait publié tous mes romans, m’a fermé ses portes, à jamais. Il y a toujours un peu de persécution.

JC.

P.-S. Si les hommes savaient pleinement goûter ce qu’ils ont (la santé ou l’argent, etc…, et beaucoup d’étés), il y aurait tout de suite sur terre un énorme capital de satisfaction. Vous vous demandez peut-être pour qui je dis cela, et si vous êtes visé. Non, pas précisément. C’est pour moi.

L’an dernier, le cuisinier d’ici achète une bicyclette à son fils, lequel se tue avec ce jouet. Il en donne une ces jours-ci à sa fille, comme récompense. Elle vient de se tuer.

1. Alexandre von Humboldt (1769-1859), savant et explorateur.

2. Jean-Louis Bory, Eugène Sue, Éd. Hachette, 1962.

3. Éd. Albin Michel, 1932.

253 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Georges Duhamel (1884-1966), médecin et écrivain, prix Goncourt 1918 pour Civilisation, élu à l’Académie française en 1935.

2. Fernand Fleuret (1883-1945), poète, journaliste, érudit.

254 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Glion, 8 juin 1962

Cher ami,

J’ai eu grand plaisir de lire votre « Orient-Express »1. Herter me l’a envoyé ce matin. Vous me direz : ce n’est rien. C’est Morand. Le même toujours. Unique. Simplement l’éclairage a changé. Je préfère, pour vous, la pénombre d’aujourd’hui. On vous voit mieux. Vous avez connu les violentes projections. Ce n’est rien. Voyez Sue (Les Mystères de Paris,je suis dans le volume raboteux qui m’intéresse). Qui a eu, un moment, plus de gloire ? Ce n’est plus rien (reste le livre de Bory), et même il est mort pauvre.

Duhamel a eu la plus grande renommée ; peut-être l’écrivain le plus aimé. Nous disons : c’est un homme dégoûtant. De plus, il est mort à jamais, et il le sait.

Hélène a raison de vous emmener dîner là où vous vous ennuyez. Vous ne toussez pas à Paris. Il faut aussi de petites maladies qui vont mieux, qui vont plus mal. Sans quoi on ne se sent plus vivre.

Je n’ai guère d’espoir pour Roger2. Aucun progrès depuis ses premiers livres. Seuls les défauts s’accusent. J’ai fait mon possible (par phrases détournées) quatre ans ; en vain. Peu importe. De cette époque-ci il ne restera rien. Vous êtes le dernier. Ils le savent. J’entends : ceux de 40 ans ; les plus jeunes sont perdus d’avance. Ils ne sont pas sans talent (je pense à Jacques Brosse). Ils sont beaucoup trop nombreux. Et puis l’édition, c’est chose perdue ; par le nombre aussi.

J’ai lu dans un journal une phrase de moi que j’ignorais : « Le Français est un lettré de naissance qui ne lit rien. »

Hélène, qui lit tant, me fait penser à cette bougie toujours allumée, dans une église vide.

Alger, ça n’est pas drôle. Le tragique de l’histoire (pour ceux qui gouvernent surtout ; vraiment des héros), c’est que l’on paye les fautes cinquante ans plus tard. On se débat dans des choses auxquelles on ne comprend plus rien.

J’ai trouvé ici, en abondance, une fleur qui me plaît parce qu’elle forme tapis ; un joli tapis rose, et qui dure deux mois. J’ai eu beaucoup de peine à connaître son nom : phlox nain rose. Je vais me la procurer.

Votre

JC.

P.-S. Le drame de Roger, c’est qu’il n’aime que ses amis. Il n’en a guère, et ils sont pernicieux. C’est un malheureux ; il y a un diable chez lui.

1. Paul Morand, « Adieu à l’Orient-Express », Paris-Match, 26 mai 1962.

2. Nimier.

255 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

8 juin 1962

Cher ami,

J’ai déjeuné une fois chez le duc d’Harcourt, amené par les Nimier. Il y avait Benoist-Méchin et ses monologues. Les monologues, c’est intolérable en société. Il est permis de parler trop, mais il faut laisser des jours pour les autres, qu’ils puissent y glisser un mot. Les vins médiocres. Je n’ai pas vu le duc.

Un après-midi, une troupe débarque à La Frette, venant de je ne sais quel déjeuner. Il y avait le duc. Je vois un homme délicieux, dont je suis toqué depuis. Je ne sais pourquoi. Peut-être faut-il en rester là. Ainsi fait Nourissier.

Après un déjeuner fort réussi chez Calvet (Nourissier, Josette, et je ne sais qui), Nourissier dit, me jetant un regard presque tendre : « Surtout ne recommençons pas. » Il y a trois ans de cela. Depuis, je n’ai pas revu Nourissier.

Une des pires misères physiques ce sont peut-être les névroses. Une Américaine de bonne race, ancien genre, en est atteinte ici. Le parfum des fleurs est pour elle une torture. Je lui dis : « Pourquoi venez-vous d’Amérique à Glion, à la saison des narcisses et des lilas ? » Il paraît qu’il n’y a pas de montagnes en Amérique, sauf les Rocheuses, tellement chères, que l’on ne peut y songer. Je lui ai indiqué, aux environs de Grenoble, vers le Lautaret, des montagnes où il n’y a que des pierres, sans parfum.

Pour lire le Sue de Bory, il me faut deux mois. En somme, c’est très intéressant. On voit bien que Balzac, c’est Sue avec du génie. Là a commencé le roman. Le roman que je ne peux pas lire. Bory a beaucoup lu. Il vous a lu (une note : L’Eau sous les ponts1). Il n’y a pas chez vous de livres secondaires.

Je connais votre mal. En toutes choses, il vous a été beaucoup trop donné : vous n’aviez plus rien à faire.

Les jours radieux, à peine frais, se suivent.

Votre

JC.

1. Éd. Grasset, 1954.

256 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 10 juin 1962

Cher ami,

Je n’ai pu vous écrire ces jours-ci, ayant perdu mes lunettes dans la forêt, alors que je mettais en sac de la terre de bruyère pour nourrir mes rhodos. Moi qui ai si peu d’envie d’écrire, j’étais soudain pris d’une démangeaison furieuse à l’idée de ne plus pouvoir tracer une ligne. De plus, il me fallait préparer une interview avec Parinaud, sur Stendhal dans le Livre de Poche. Le thème étant : Beyle, qui écrivit pour les happy few, eût-il été heureux de se voir tirer à un million d’exemplaires ? (il tient la tête dans la collection). J’ai répondu que oui. Il aimait les femmes, les femmes aiment le succès ; un million d’exemplaires, cela vaut un baiser de la Pietragrua1. Malgré la laideur beylienne.

Un de mes collègues, Casenave, était laid comme un singe ; il eut néanmoins les plus belles Américaines. « Ma laideur me retarde de 8 jours », disait-il. D’ailleurs, même laid, Stendhal a belle figure, parmi tous ces romantiques qui, sauf Hugo, ont des figures molles : Musset, Sue, etc… Et toutes ces femmes, bien que brunes (sauf Delphine Gay2).

Je réveille Hélène la nuit pour qu’elle entende le rossignol, qui, en cette fin de juin, est sur le point de se taire. Quelle différence entre lui et les autres oiseaux ; ce soliloque dans la nuit, comme du velours ; c’est vraiment un chant de l’âme ; ensuite vient le jour ; aussitôt le pépiement de tous les autres oiseaux, des extravertis, des commères occupées de leur marché, de leurs enfants, des faits divers du jour, qui piaillent sans réfléchir.

Hier, j’ai été déjeuner chez Claude Gallimard, près de Vernon. Imaginez le paysage de La Frette, cent kilomètres plus haut ; des falaises (de cette craie qui va de Mantes à Douvres), un bras mort au premier plan, la Seine ensuite, puis, mille sortes de verts, des peupliers, un éclat d’argent dans un fouillis d’arbres, heureux de vivre sous le vent d’ouest. La maison est revêtue de bois blanc, cernée de balcons blancs, à l’américaine, très simple et agréable. Ils font, en outre, construire près de Toulon. 5 enfants, deux beaux garçons. Il n’y avait que Nimier. Le dimanche, Gaston reste coucher rue Saint-Lazare, à lire les journaux. Naturellement, toutes ces dames sont passionnées par le ménage Nimier. Divorceront-ils ? Hélène a conseillé à Nadine de tenir bon. Moi, je ne parle pas, non seulement par prudence, mais parce que je n’ai pas d’opinion ; si deux êtres ne sont pas heureux ensemble, mieux vaut qu’ils refassent leur vie à trente ans qu’à cinquante, non ? Je vous ai dit qu’ils couchaient, sans se parler, dans le même lit ; c’est inexact ; il paraît que Roger couche dans son bureau.

J’irai 4 jours en Suisse à la fin de la semaine. Je passe ce lundi de la Pentecôte avec Robert Bresson, qui a une petite maison à Épernay, près d’ici.

Mercredi, je serai rentré à Paris, c’est-à-dire en même temps que vous, heureux que vous soyez content de Glion et du beau temps.

Pour en revenir à Vernon, ayant eu, en ce dimanche de la Pentecôte, de la peine à avancer sur la nationale d’Évreux, je suis reparti par des chemins de traverse, prenant à Passy-sur-Eure la vallée de l’Eure jusqu’à Anet. À Passy, où Des Grieux rencontre Manon3 pour la première fois (à moins que ce ne soit la dernière ?), on monte sur un immense plateau dominant la Seine et qui fait suite à la corniche de Rolleboise ; on traverse d’immenses parcs, des châteaux Louis XVI, des bois d’un frais et d’un vert adorables, pendant une vingtaine de kilomètres. En descendant sur Anet, cela devient moins plaisant ; une pré-Beauce, à large horizon. À l’est on a Saint-Germain, sur la crête, et à l’ouest Rambouillet. Avant le XIXe, c’était un immense terrain de chasse, qui allait de Saint-Germain à la forêt de Dreux ; on chassait quatre jours de suite. Et Versailles n’a été bâti par Louis XIII, comme pavillon de chasse, que parce qu’il se trouvait à mi-chemin. Les autres forêts, à l’étranger, même à proximité des capitales, comme la Wenerwald, peuvent être belles, mais elles ne sont pas percées. En France, dans l’Île-de-France, des allées ont été aménagées partout, pour permettre aux rois de France de chasser ; ainsi peut-on y entrer jusqu’au cœur, même en voiture.

Aussi n’y a-t-il rien de plus beau que la ceinture des forêts parisiennes. Songez qu’aujourd’hui encore, on court le cerf à 45 minutes de la place de la Concorde. Plus pour très longtemps. Ma région, demain, sera Saint-Cloud.

Tout à vous,

PM.

1. Angela Borroni Pietragrua avait été la maîtresse de Stendhal à Milan.

2. Mme de Girardin (1804-1855), née Delphine Gay, femme de lettres.

3. Cf. La Véritable Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, de l’abbé Prévost (1731).

257 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

12 juin 1962

Cher ami,

Demandez à André Sabatier, adresse : Albin Michel, 22 rue Huyghens, Paris 14e, de vous envoyer le tome II de l’Histoire de la littérature par Henri Clouard. Il vous l’enverra avec plaisir. À côté, toutes les petites « littératures » de cette année sont une risée.

Ce monumental ouvrage (formidable travail) est le seul qui comptera pour la littérature du demi-siècle. Je le trouve admirable. Vous me direz : « Parbleu, vous êtes bien servi. — Oui, dans une petite assiette. »

C’est une nouvelle édition remaniée. C’est courageux ; il ne ménage personne. Pour cette indépendance, il a sacrifié l’Académie où il allait tout droit. Mauriac a un grand plat. Mauriac me disait, après la première édition : « Il y a beaucoup de pages. » Ainsi il était consolé. Mais ce qu’il avait lu, c’était dur. Cocteau pourrait en mourir, etc… Clouard n’a rien changé au chapitre Mauriac.

Il a modifié le vôtre. C’est bien. Naturellement, je n’admets que les pages que j’ai écrites sur vous. Cette réserve faite, oui, c’est bien. En différentes places, ailleurs, vous apparaissez. Il paraît que nous sommes, vous et moi, les deux élus de la génération présente. Le chapitre sur Sartre est nouveau. Il me paraît magistral.

Dans l’ensemble, on est interloqué par cette voix, qui ne paraît pas celle d’un vivant, d’un Parisien, encore mêlé à la société, et qui ose tout dire, comme s’il ne connaissait personne. C’est toujours très bien dit, le plus souvent, insinué. C’est de la haute critique. Robert Poulet dit (il est connaisseur) que cela suppose la lecture de 20 mille volumes.

La faiblesse, ou l’ombre, de cette sorte d’ouvrage, c’est que l’on veut parler de tout le monde, surtout dans les temps qui se rapprochent d’aujourd’hui. C’est excusable. Tel livre, qui bientôt n’existera plus du tout, on peut bien, à sa dernière heure, lui offrir deux lignes.

Séjour parfait à Glion. Revenus reposés. À Menton, Camille y a pris une sciatique ; comme Caroline Kléber Haedens à Nice. C’est étrange. À Glion, elle a trouvé un remède : l’air de Glion.

Votre

JC.

258 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

P.-S. Camille, qui n’a pas un impotent pour mari, dit que votre vitalité l’abasourdit.

Stendhal, s’il voit sa publication dans une collection populaire, est peut-être content. Mais il voit la suite aussi. Donc, il ne voit rien. L’éternité, c’est l’anéantissement.

Le rossignol chante la nuit, mais il dort le jour. Vous ne dormez pas le jour, et vous l’écoutez la nuit.

Un joli mot de Claude Roy causant avec Jacques Delamain (l’homme des oiseaux), et se demandant pourquoi les oiseaux chantent. Cela signifie pour eux : Je suis là. Le rossignol a une voix merveilleuse. Mais c’est toujours la même phrase.

À Glion, de frêles oiseaux, très vifs, le matin, entraient dans les chambres, par la fenêtre ouverte, pour le petit déjeuner.

259 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 15 juin 1962

Cher ami,

Merci pour vos renseignements téléphoniques sur la marche à suivre (mes livres chez Stock). Comme je vous l’ai dit, Claude Gallimard m’a paru plein de bonne volonté, mais n’arrivant pas à trouver le déclic qui fera tomber les livres d’une maison dans l’autre.

Hier, j’ai eu à déjeuner la gentille Dominique Rolin1, Michèle Perrein2, Nimier et Roger Stéphane. La petite classe était entre soi, se tenait très bien, un peu trop respectueuse, peut-être. Cela doit tenir à mon salon, fait pour de grandes réceptions, mais qui glace par ses dimensions. Il y faut, ce qui a disparu aujourd’hui, des robes de soirée et des habits. Sinon, cela ressemble vite à un océan, avec des naufragés accrochés à des bras de fauteuil ou à des dossiers de canapé, flottant sur des parquets.

J’ai été témoin indirect d’une histoire de province pas ordinaire. Un garçon beau et riche s’est marié, après avoir eu une passion orageuse et contrariée pour une femme plus âgée que lui, mais qui l’a marqué. Au fond de la vie conjugale, il n’a jamais pu oublier cette maîtresse de la jeunesse : toute sa vie d’homme mûr se passe à reconstituer l’atmosphère de l’ancien bonheur qu’il n’a pu garder. Il ne parle, à son épouse, que de cette maîtresse ; quand il en prend d’autres, elles ressemblent à la première ; il a près de lui une bonne qui ressemble à la bonne qui servait ses premières amours ; et il a fini par faire coucher avec sa propre femme le fils de cette première maîtresse, qu’il a installé à son foyer. Et bien d’autres détails que je ne puis dire ici, mais qui dépassent tout dans le domaine du transfert érotique par l’intermédiaire d’un fantôme.

L’amie qui avait recueilli Cocteau et son fils adoptif a pris, dit-on, un autre amant, ce qui a amené la dislocation d’un trio qui aura duré dix ans et qui délivrait Cocteau de tous les embêtements matériels.

Le jeune Pascal Jardin, que vous avez vu aux Hayes avec sa femme née Fayard, fait, en nègre, les dialogues pour Audiard. Il m’a dit avoir gagné 70 millions d’anciens francs cette année ; quand il a payé le fisc et ses dépenses courantes, sans aucune extravagance, il ne lui reste que 14 millions.

Je serai à Londres et en Angleterre la semaine prochaine, mais de retour à la fin du mois. Allez demander, tous les deux à déjeuner à Hélène, vous lui ferez plaisir. J’ai sarclé, biné, raclé ; c’est tuant. Quant à faucher, n’en parlons pas. Les queues de renard ont d’immenses racines dans une terre dure comme le roc, qui se cassent, et tout est à recommencer.

Ce matin, j’étais au marché de Houdan ; tous les gens riches ou jeunes font leur marché à Paris, en voiture ; les autres, les retraités, les pauvres, retenus sur place, sont la proie des commerçants locaux qui les exploitent honteusement ; ils paient tout le double. La France est dure aux vieux : en Angleterre, en Suisse, il y a pour eux des loyers bon marché, des clubs, des sociétés d’entraide, des asiles privés convenables ; ils peuvent mourir décemment.

Roger Stéphane (résistant, libérateur, policier amateur en 44, etc…) est devenu intime avec Jacques Laurent, qui est tout le contraire. Ils se voient presque tous les jours. Mystère.

À vous,

PM.

1. Dominique Rolin (1913-2012), écrivain, prix Femina 1952 pour Le Souffle.

2. Michèle Perrein (1929-2010), journaliste et écrivain, épouse de Jacques Laurent.

260 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 16 juin 1962

Cher ami,

Le Champ de Mars (et ma frontière avec lui, l’allée cavalière) devient bruyant, occupé par les joueurs de boules. C’était Hyde Park ; c’est Vincennes. « Que la France serait belle s’il n’y avait pas les Français », disait Bibesco. De l’autre côté de la Manche, vivent les seuls étrangers possibles, les Anglais, mais dès que leur intérêt national est en jeu, ils ne vous connaissent plus. Que les Anglais seraient charmants, s’il n’y avait l’Angleterre.

Avant-hier, au déjeuner dont vous parlait ma précédente lettre, je racontais aux jeunes que le colonel de La Rocque1 nous avait invités à déjeuner, Giraudoux et moi, place de la Madeleine, en cabinet particulier. Il nous exposa son programme. « Vous êtes anti-allemand, je ne marche pas », lui dis-je. C’était en 1936 ou 37. « Où avez-vous pris cette germanophilie ? » me demanda alors Roger Stéphane. « En Angleterre », lui répondis-je. Après coup, j’ai réfléchi que cela voulait dire : n’aimant plus les Anglais, je me suis mis, par contraste, à aimer les Allemands. Ce que je voulais exprimer c’était tout autre chose : tous les Français sont anti-allemands ; ce n’est qu’à Londres que j’ai pu avoir des contacts germanophiles : Balfour2 (dans l’autre guerre, que je voyais chez lady Cunard3), Oswald Mosley4, puis, après 36, Windsor, etc… Mais ce petit clan fidèle à l’Allemagne, démantelé en 1918, a été finalement emporté en 1940, et détruit à jamais.

Mercredi, on a voulu me faire déjeuner avec Bullitt5, l’ancien ambassadeur américain à Paris ; j’ai dit non, bien qu’ayant fréquenté chez lui, avant 40, pas mal. Voilà un homme qui nous a jetés dans la guerre, puis lâchés en 40. En 42, ce fut le tour de Murphy6 à Vichy, un autre envoyé américain. Nous fûmes alors nombreux à penser l’accompagner jusqu’à la frontière espagnole, et même au-delà, ce qui plaisait assez à Pétain et à Laval (deux adversaires réunis, une fois n’est pas coutume, par leur culte pour l’Amérique). Murphy nous en dissuada. « Vous êtes plus utiles à Vichy », nous dit-il. En 1944, plus personne. Il nous a laissé matraquer. Je m’excuse de revenir sur cette anecdote, que je vous ai racontée déjà. C’est pour vous expliquer le peu de cas que je fais désormais de la parole des Américains, surtout d’origine irlandaise ; après Murphy, voici Kennedy7. Ce sont des politiciens menteurs ou des ivrognes.

Quelle différence avec les Russes ; eux ne lâchent que leurs frères, pas leurs amis. Il paraît qu’à Marseille, en ce moment, les services communistes d’accueil aux Algériens repliés sont d’une efficacité prodigieuse.

Inutile de vous dire le chagrin que nous avons eu de la mort d’Alfred Cortot8, hier ; cancer généralisé. Quand il a fallu lui faire comprendre, il y a une dizaine d’années, que ses trous de mémoire ne lui permettaient plus de donner des concerts, c’est Hélène et moi qui avons dû assumer cette désagréable tâche, à la demande de Madame Cortot. Il laisse la plus belle bibliothèque musicale privée d’Europe, un opéra inédit de Debussy, etc… Plus les deux Wagner par Renoir, qu’il désirait, m’a-t-on dit, léguer au Louvre, en quoi il est bien bon, quand je pense à la façon dont il fut traité à la Libération, l’orchestre de l’Opéra, encore en 1947, refusant de jouer avec lui. En 44, il fut traîné à la police, à Paris, et ne s’en tira que grâce à sa double nationalité (Suisse). « Votre métier ? », lui demandait l’inspecteur. « Musicien. » « Et où chantez-vous ? » Je l’avais connu en 1916 chez Berthelot ; il avait épousé la sœur d’Auguste Brial. Il avait gardé l’esprit fort vif, plein d’un 1/2 siècle de souvenirs.

À propos des arrestations en 44, Claude Gallimard, qui déjeune avec Montherlant une fois par semaine, me disait que Montherlant n’a jamais oublié son transfert à Fresnes (?) dans le même panier à salade que Jouhandeau (qui décrit admirablement la scène). Même inoubliable affront chez Pierre Benoit : ces offenses à leur patriotisme les marquèrent à jamais.

Tout à vous,

PM.

1. François de La Rocque (1885-1946), colonel, fondateur des Croix-de-Feu et du Parti social français, résistant.

2. Arthur James Balfour (1848-1930), Premier ministre britannique de 1902 à 1905 puis ministre des Affaires étrangères de 1917 à 1919, organisateur de l’Entente cordiale avec la France.

3. Lady Emerald Cunard, née Maud Alice Burke (1872-1948), recevait dans son célèbre salon à Londres et était également la mère de Nancy Cunard.

4. Oswald Mosley (1896-1980), fondateur de la British Union of Fascists en 1932.

5. William Bullitt était ambassadeur des États-Unis à Paris en 1936.

6. Robert Murphy (1894-1978), diplomate, chargé d’affaires des États-Unis à Vichy en 1940.

7. John Fitzgerald Kennedy (1917-1963) avait commencé son mandat en janvier 1961.

8. Alfred Cortot (1877-1962), chef d’orchestre et pianiste le plus important de l’entre-deux-guerres, cofondateur de l’École normale de musique de Paris.

261 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

20 juin 1962

Cher ami,

Je vous disais que je ne regardais plus les fleurs en détail ; je les aime en tapis, en larges tapis de couleur. Pourtant, il y en a une que j’ai bien regardée : l’un de vos trois magnifiques iris. Je me demande d’où il vient ; je n’ai rien vu, en Suisse, comme fleurs qui soit différent des fleurs de France.

Je vous disais aussi que Henri Clouard, dans son étonnante littérature, signale que nous sommes, vous et moi, les favoris d’une partie des jeunes écrivains (c’est-à-dire la postérité) ; et vous pensez que je lui ai mis cette idée en tête. Non ; et pour une bonne raison : je ne l’ai pas vu depuis des années, et autrefois, très peu. Ce qui est étonnant, dans cette remarque, c’est qu’il vit tout à fait à l’écart ; comment cette idée lui est-elle venue ? Il faut croire qu’elle s’impose.

Il vit, rue Saint-Romain, dans un appartement noir, où il est tout à fait solitaire. Il ne voit personne ; peut-être un peu Thérive. Il avait épousé une jolie Martiniquaise. Depuis longtemps, il ne pouvait plus la supporter, et ne s’en cachait pas. Elle est morte et il eut un immense chagrin. On a cru qu’il allait mourir. Deux ans. Sa femme lui avait légué une vieille domestique, de Cahors, qui s’est occupée de lui. Elle devint plus insupportable encore que l’épouse de jadis. Il l’a renvoyée ; il fait son ménage seul. Il est rigoureusement seul ; il est content. Je sais tout cela par Albin Michel.

Il faut croire que la lecture, c’est un monde ; un monde vivant. Il n’a rien connu d’autre.

Votre

JC.

262 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Londres, 20 juin 1962

Cher ami,

Je pars ce soir pour l’Écosse d’où je reviendrai dans 8 jours. Il vente, sur ce pont de bateau. Malgré cela les pois de senteur, les robes avec leurs bordures herbacées (très courtes), les chapeaux de garden-party et les tubes gris annonçant l’été. « Sera-ce un Ascot à parapluie ou un Ascot à ombrelles ? » titrent les journaux. Naturellement, les ouvriers continuent à travailler et le monde à gémir ; on nous reproche de ne pas les voir et de ne décrire que la Royal Enclosure, la tribune du Jockey. Mais c’est qu’un artiste aime moins le mal, que les contrastes ; ce qui fait qu’un Anglais est pittoresque, ce n’est pas le conducteur du train (qui ici, d’ailleurs, est jamaïcain), c’est Ascot week, qu’on le veuille ou non, tout superficiel qu’il soit. Et zut pour l’humanité future !

J’ai visité hier les grands domaines clos de murs de briques très hauts où, à deux pas du centre de Londres, vivaient de puissants et égoïstes seigneurs, Osterly, Chismidle, Syon House (aux Northumberland). Ce sont des coquilles vides immenses. En URSS cela grouillerait de colonies de vacances ; en Angleterre, par une révolution plus évolutionniste et lente, le socialisme a tué le mollusque gras et laissé la coquille intacte, à l’état de demi-musée. Le National Trust en a hérité, sans les moyens de les entretenir. J’ai parlé au jardinier du Chismidle ; il avait honte de ses cèdres mal taillés, de ses gazons jaunis, de ses parterres sans fleurs. Voilà le fruit de la victoire. Pour reprendre la formule d’une de mes précédentes lettres : « Que les Anglais seraient aimables sans Albion. »

Je repensais cette nuit à ce que je vous avais récemment écrit sur le mot de Murphy en 1942 : « Restez à Vichy, vous y serez, pour nous, plus utile. » Je me disais : on va mal interpréter cette phrase, si on lit, plus tard, ma lettre : voilà le vichysme le plus avancé, qui souhaitait la victoire de l’Allemagne et qui voulait en même temps partir pour les USA ! Bref, avec deux ans de retard sur 40 qui faisait la politique de Gaulle ! Des opportunistes et des lâches ! Il faut répondre qu’en 62, Gaulle fait bien la politique pro-allemande de Laval en 42 ; et surtout que cette politique pro-américaine n’a jamais cessé d’être celle de Vichy auprès de Leahy1 ; et qu’enfin, tous les Allemands bien, avec qui nous étions en rapport, n’ont cessé de nous supplier d’être, entre eux et les USA, le chaînon manquant. Je pense à Achenbach2, à von Tirpitz, à Breker, à tous. Si les Alliés ont préféré l’alliance russe dans leur orgueil dément (qui les fait vivre aujourd’hui sous la menace de Moscou), ce sera, dans l’Histoire, une faute autrement plus grave que la nôtre.

J’ai voulu aller au théâtre : il n’y a plus de théâtre anglais du tout. À Londres, on donne, cette semaine, Judith de Giraudoux, les Châteaux en Suède, La Bonne Soupe, Irma la Douce, etc… Après Shakespeare, il n’y a plus de théâtre ici.

Tout le monde se prépare à la grande migration annuelle vers la Yougoslavie, l’Italie et l’Espagne : le vin et le soleil. Restent ici les écoliers, les amateurs de pêche, de yachting et de golf. Le vin et le soleil sont des plaisirs gratuits devenus, pour les Nordiques, essentiels, une fois qu’ils y ont goûté.

Ne m’écrivez pas en Écosse (Castle Hotel, Glendevon, Perthshire), je risque d’être parti avant l’arrivée de votre lettre. Téléphonez à Hélène pour lui dire bonjour. Ce que vous m’avez dit (Stock donne de la bande) me fait vivement souhaiter qu’on puisse retirer mes livres le plus vite possible. Dois-je réécrire à Guy Schoeller ?

Tout à vous,

PM.

P.-S. Pardon de cette lettre sur une note de blanchisseuse. Je suis logé au Browns, au 5e ; tout est plein et pas de sonnette sous les combles dans ma chambre de courrier.

1. William Daniel Leahy (1875-1959), amiral, ambassadeur des États-Unis en France de 1940 à 1942.

2. Ernst Achenbach, conseiller de légation à l’ambassade d’Allemagne à Paris de 1940 à 1944, chargé des relations avec la presse.

263 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Glendevon, 21 juin 1962

Cher ami,

La Jolie Fille de Perth1 est introuvable sous la pluie. Je retrouve les fleurs de l’Île-de-France de la mi-mai : les cytises, les rhodos, les premiers lupins. Les Anglais ont développé l’art d’échelonner, non seulement les fleurs, mais, pour chaque espèce (iris par exemple), de sélectionner les tardives et les précoces. Ainsi arrivent-ils à avoir les fleurs qu’ils aimaient pendant deux mois au lieu de 15 jours ; ce que font les Suisses en utilisant la hauteur, puisqu’ils ont 2 mois de cerises et de fraises, celles du 15 août récoltées à 2 000 mètres. Ce qui nous enlève ce serrement de cœur qui est le nôtre depuis l’enfance, de voir disparaître en 15 jours fruits et fleurs, surtout depuis la fin des colonies. Les primeurs, c’est bien ; les « tardeurs », c’est mieux. Nous en sommes l’illustration littéraire ! J’ai vu un Joyce, un portrait de 1935, par J.-É. Blanche, qui est nouvellement entré à la National Portrait Gallery.

L’effondrement de la Bourse de New York a fait baisser le cours des impressionnistes ; chez Sotheby’s, les prix de la vente des tableaux liquidés par la veuve du cinéaste Alexander Korda2 n’ont pas atteint ceux de la vente Maugham (vous l’avais-je dit ?).

J’ai voulu vivre ici quelques jours de ce qu’on nomme aujourd’hui le trekking, mot boer ; chaque jour un circuit différent à cheval, jamais au galop, bref une sorte de tourisme monté, où chacun panse son cheval, où on couche sous la tente ou chez l’habitant ; la jeunesse en raffole ; cela date exactement de dix ans ; c’est charmant, les vieux sont admis affectueusement. J’avais fait cela vers 56 en Irlande, vous vous rappelez ? Malheureusement il fait très mauvais. En Écosse, la pluie est gênante et le soleil, déplacé.

À vous,

PM.

1. Paul Morand, La Jolie Fille de Perth, Éd. Kra, 1927.

2. Alexander Korda (1893-1956), réalisateur et producteur de cinéma britannique d’origine hongroise.

264 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 27/28 juin 1962

Cher ami,

Je suis rentré hier à Paris, ou plutôt avant-hier soir, retour d’Écosse. Là-bas, tout vert, mais pluies habituelles ; cela n’arrête personne. Il m’a fallu quatre chandails pour me faire un vêtement d’hiver. Nuits de 4 heures : 11 heures du soir à 3 heures du matin. Les courses à cheval, qui portent le nom de trekking (vocabulaire boer), très en faveur, sortes de vacances montées, sont à la chasse à courre ce que le Café de Flore est à l’hôtel d’Edmée de La Rochefoucauld. Rien que des moins de 20 ans, n’ayant aucune idée de l’équitation, habillés en cow-boys, dansant le soir, pansant leurs montures, les grooms, que nous nommons lads, étant introuvables. Cela a commencé exactement il y a 10 ans, en 52, et fait fureur dans les îles Britanniques. C’est ce que j’avais fait en Irlande en 55.

Hier, tournées d’éditeurs. Vu Nimier à son bureau. Avez-vous lu les romans de Gaulène dont on parle1 ? Roger Stéphane me demande de parler de Claudel à la TV. Il m’a dit que le Quai s’était opposé à ce que j’apparaisse à l’écran, mais qu’il avait passé outre. Reçu des tas de Cocteau : Le Cordon ombilical, Le Requiem, L’Impromptu du Palais-Royal. Le trio, le ménage à trois est rompu, Francine Weisweiller ayant quitté Dhermit2.

Vous allez rire, mais samedi j’emmène Hélène à Vevey pour 8 jours. Nous devions aller au mariage Luynes, à Luynes, samedi, mais le duc a aplati sa Jaguar, à 180, sur l’autoroute, contre une voiture qui, pour prendre un raccourci, avait préféré enjamber le terre-plein en gazon qui sépare les deux sens de l’autostrade. À ces allures-là, il n’y a pas de freins qui tiennent. Je tremble pour Nimier, qui marche à ces allures-là, mais c’est friser la mort qui lui plaît, et qui court les routes la nuit. Les voitures sport sont, certes, moins dangereuses que les autres, mais il y a de plus en plus d’idiots qui ne savent pas conduire.

En arrivant sur l’aérodrome de Beauvais, je me suis dit : je vais juger la France par le premier mot rencontré ; ce mot-là, c’était POLICE. J’ai compris, comme on dit, le programme.

Tout à vous,

PM.

1. Guillaume Gaulène, L’Assaut et Le Mémorial secret, Éd. Gallimard, 1962.

2. Édouard Dermit ou Dermithe (1925-1995), acteur (Les Enfants terribles de Melville), peintre, fils adoptif et légataire universel de Jean Cocteau.

265 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

29 juin 1962

Cher ami,

La chaleur et le soleil tuent les fleurs ; évidence, mais je ne m’en étais jamais tant rendu compte qu’en Écosse, en voyant ces merveilles de couleur sous un ciel gris, dans les brumes genre chaudron de Macbeth.

Churchill s’est cassé le col du fémur. Demain, ce sera la pneumonie ; à son âge, cela ne pardonne pas ; le fossoyeur de l’Europe sera enterré avec la plus grande pompe internationale ; un Dies Irae suffirait.

Paul Reynaud, ce Churchill taille puce, publie dans Le Figaro de ce matin1 (que je lis chez le coiffeur, par exception, n’ouvrant jamais un quotidien français) un article bien écrit à point.

Pour mes livres chez Stock, malgré vos bons conseils, la gentillesse active de Nimier, le bon vouloir de Claude Gallimard, rien ne se fait ; je ne peux embêter davantage les gens.

Avez-vous lu ce Gaulène, dont je lis le nom partout ?

Parinaud a ressorti dans Arts, me dit-on, un vieil entretien2 magnétophonique sur Cocteau, effroyable ; des injures de Philippe Soupault3, des mots durs de Dutourd, que je croyais peloter l’Académie. Dutourd4, je l’ai rencontré avant-hier chez Gallimard. Il écrit un roman de 800 pages sur l’affaire Jaccoud, avec un bon titre : Les Horreurs de l’amour5. « Je travaille si intensément que, l’autre matin, m’a-t-il dit, je suis tombé évanoui sur mon manuscrit. »

Marie Claire m’a demandé de faire suite à Félicien Marceau (Les Femmes de Balzac) et à Curtis (Les Femmes de Proust) avec Les Femmes de 1925.

Caracalla m’annonce votre livre ; il doit m’attendre à Vevey, car je n’ai rien reçu. Puissé-je le trouver dimanche !

À vous,

PM.

P.-S. Il me faut le taux d’acide urique de Camille.

1. Paul Reynaud, « Feu l’Europe ? », Le Figaro, 29 juin 1962.

2. . « Le procès de Jean Cocteau : de quoi l’accusent ses ennemis, que répondent ses amis », Arts, 20 juin 1962, p. 3. Débat organisé par Jacques Legris, avec Philippe Soupault, André Parinaud, François-Régis Bastide et Jean Dutourd.

3. Philippe Soupault (1897-1990), poète dadaïste et surréaliste, co-auteur des Champs magnétiques et cofondateur du mouvement surréaliste avec André Breton. Également journaliste et écrivain.

4. Jean Dutourd (1920-2011), écrivain, résistant, journaliste, conseiller littéraire chez Gallimard de 1950 à 1966, élu à l’Académie française en 1978.

5. Gallimard, 1963. L’affaire Jaccoud, du nom d’un avocat genevois accusé de meurtre, défraya la chronique en Suisse et en France entre 1958 et 1960.

266 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 3 juillet 1962

Cher ami,

Quel bonheur, une lettre de vous d’hier, qui me suit ici. J’approuve vos tapis fleurs. Cocktail après-demain à La Guilde, avec Christiane Rochefort et Nourissier. Je ne pourrai y aller, car je monte sur le Gothard pour 2 jours. Tout ce que vous dites du sérieux des journaux me paraît vrai. Que faut-il lire de Brosse ? À propos des journaux, certains sont drôlement titrés. Exemple : Un mari se sait trompé en voyant le premier amant de sa femme tirer sur le successeur.

Visite de Rahn, conseiller de l’ambassade d’Allemagne pendant l’Occupation. Il est président du Lion’s, sorte de grand Rotary Club international, et représentant de Coca-Cola pour l’Allemagne. La baisse des Bourses est due, selon lui, à la peur de la guerre, Kennedy ayant fait savoir à Khrouchtchev qu’il ne céderait pas sur Berlin, que ce serait plutôt la guerre. D’après lui, la réconciliation franco-allemande est plus qu’une manœuvre politique, que les racines deviennent chaque jour plus profondes ; je n’en crois rien. Le PC veille ; défilé des internés de Buchenwald pour Adenauer, pluies d’œufs sur les panzerdivisionen casernées au pays de Galles, etc… D’ailleurs, le sentiment anti-allemand est plus fort en Angleterre qu’en France, c’est le contraire de 1919. Il serait curieux d’en analyser les causes.

On ne peut pas être en vedette, comme Cocteau, et être aimé. Soupault est le dernier surréaliste à détester Cocteau, qui a su habilement désarmer (en y mettant le temps) Aragon et Breton (je crois), de même qu’il a réussi à faire sa paix avec La NRF, qui l’a longtemps écarté.

Je me demande si Laffont reprendra Julliard. Comment font ces éditeurs, qui éditent des livres qui leur coûtent 50 millions, et qui mettent des années à les vendre, pour trouver des banques prêteuses, et pour payer en attendant les intérêts.

Josette se défait, c’est vrai ; ce qui est plus grave, elle devient opaque ; la richesse est une aussi grande épreuve que la pauvreté.

Pour en revenir à Rahn, il disait aussi : l’amitié, c’est très cher. L’amitié américaine, l’amitié française, nous coûtent un argent fou (troupes en Allemagne, payées pour ne rien faire ; pool charbon-acier ; dollar à soutenir, etc…, et les colonies françaises à subventionner).

Curieuse insubordination des troupes anglaises au Hanovre, bagarres avec les Allemands, rixes auxquelles les officiers assistent impuissants, vols et gangstérisme.

La politique allemande du Gouvernement Pompidou est habile, mais était-ce la peine de tuer 100 000 Français pour refaire la politique de Laval ?

Je trouve Hélène fatiguée, un peu de bronchite, un peu de lumbago. Ma vie ne tient qu’à un fil, c’est elle. Personne ne s’en doute.

À vous,

PM.

267 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 5 juillet 1962

Cher ami,

Lu Détachements avec tout l’attachement que méritent vos malheurs — un peu les mêmes —, votre politique et votre personne. « Il y a trop d’Angleterre chez l’Anglais » se rencontre avec la formule que vous envoyait ma dernière lettre. Les pages sur Drieu, fameusement senties. Vous avez une douceur, une objectivité, une sérénité, plus frappantes que les invectives et qui sont les plumes de la flèche, les flèches de la plume. Mademoiselle Olanier1 devient type historique. Je suis heureux d’avoir ce livre. Merci.

Déjeuné chez Albert Mermoud, dans sa charmante maison, ce matin, avec Nourissier et Christiane Rochefort. Bonne cuisine, air pur, au sommet de Lausanne ; sa femme, aux yeux bleus magnifiques. Repas très agréable. La nouvelle femme de Nourissier, fine et charmante ; pas le type juif. Lui, engraissé, grosses joues, les yeux ont disparu, il ressemble à Jean Fayard. Il compte habiter la moitié de l’année à Caux. Sa maison ne sera prête que pour l’hiver.

Mermoud sera à Paris la semaine prochaine. Nous rentrons dimanche. Dites-nous quand vous venez aux Hayes ? Nous y serons jusqu’en septembre. J’ai terminé mon Claudel pour la TV (Portrait-souvenir de Roger Stéphane). Il pleut, on gèle comme en Écosse. Je suis monté hier au Gothard ; brouillard effroyable ; condensation de deux courants d’air : sans doute le catholicisme chaud du Tessin et le protestantisme froid des 4-Cantons qui se rencontrent.

Tout à vous,

PM.

1. Mlle Olanier est l’un des personnages de Femmes, contes choisis et quelques images de Jacques Chardonne (Éd. Albin Michel, 1961).

268 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

8 juillet 1962

Cher ami,

J’ai toujours vu Anglais et Allemands se détestant (surtout au début du siècle, quand les Allemands si actifs l’emportaient sur les Anglais dans tous les marchés) ; mais Hitler et Goebbels avaient sûrement un faible pour l’Angleterre. Les Allemands ont toujours été détestés partout ; ils le sentaient bien. J’ignore la raison. Peut-être moins détestés en France qu’ailleurs.

C’est inutile, pour vous, de lire Brosse. Dans sa vaste histoire de la littérature en Europe (sorte de dictionnaire) la notice sur vous est bien. On me dit que le chapitre sur vous, dans le livre posthume de Thiébaut1, est bien (Hachette).

Aucun banquier ne prête de l’argent à un éditeur. Les banques sont sérieuses. Il y a des gens (des Worms) assez disposés à perdre de l’argent dans l’édition, le théâtre, les journaux. Julliard avait du génie pour trouver de l’argent. Il en a ramassé partout ; en France d’abord, en Suisse, à Monaco, à Vichy, au Maroc. Il l’a employé (en partie) à ravager l’édition française. J’ignore l’état financier actuel. Laffont, c’est une petite maison sérieuse, bien dirigée. Je doute que Laffont s’aventure dans le marécage Julliard. Enfin, pour le présent, je ne sais rien.

Je reçois les épreuves du livre de Vandromme sur Chardonne (plutôt : à propos de Chardonne). Dans la première page je lis : « On étonnerait les critiques en leur disant que les grands écrivains d’aujourd’hui sont : Céline, Paul Morand, Chardonne, Rebatet, Marcel Aymé et Vialatte. J’ajouterais bien Montherlant, mais depuis dix ans, son exécuteur testamentaire ne publie que ses œuvres posthumes. »

Chaque jeudi, je lis dans Candide, en haut de la page sur la mode, cette pensée de Chardonne : « La mode est chose sérieuse ; on lui doit le respect. » Il s’agissait, bien sûr, d’une autre mode que celle de la parure. Me voici autorisé à en parler. Je me demande en quoi la mode est aujourd’hui une distinction ; les premiers à l’adopter, dans la première heure, ce sont les ouvrières et les galopins de La Frette. Je trouve qu’il n’est pas convenable pour un octogénaire de s’en soucier. Il doit avoir plus de personnalité. Je réprouve le pantalon qui n’est pas relevé au bas. Il n’est pas fini ; il ballotte bêtement sur la cheville. Je doute que cette mode actuelle soit durable.

Martin du Gard m’annonce sa visite. Il me croit de l’Académie. C’est toujours les gens qui vous ennuient qui viennent vous voir ; ce ne sera pas le duc d’Harcourt. Mon jardin est une splendeur, personne ne l’aura vu. Après tout, un écrivain est habitué à ces choses.

Henri Clouard s’est plaint de son épouse, sa vie durant. Quand elle est morte, il a été accablé. Elle lui léguait une vieille bonne-gouvernante. Il n’a pu la supporter. Il m’a écrit (voilà deux ans) : « Enfin, je suis seul, que je suis bien ! » Il m’écrit, avant-hier : « Je me suis remarié ; je ne pouvais supporter la solitude. » Mais la lettre se termine par cette phrase : « Quand vous verrai-je seul à seul ! »

La vie, ça finit mal. Une seule exception, ma sœur, la femme de Jacques Delamain, l’homme des oiseaux. Ce fut 50 ans le couple le plus uni, et le plus tendre. Symbole du bonheur. Il eut une attaque, auprès de sa femme. Elle n’a pas appelé le médecin ; elle a voulu qu’il meure tout de suite. Je ne sais pas si elle a jamais porté le deuil : toujours en blanc, les cheveux blancs. Elle est restée la même dix ans. Rieuse, avec un air de bonheur. Elle détestait voir pleurer, et entendre une plainte. Il y a un peu d’Amérique là-dedans.

Tout de même, le Français est étonnant ; le seul homme dans le monde qui ne change jamais. J’ai connu, jadis, l’Arabe si pousseux, prenant le tramway pour faire cent métiers. Je vois, ici (ce sont nos esclaves), de rudes travailleurs pour les travaux les plus rudes. L’Allemand ? j’en aurai vu quatre espèces absolument différentes, se succédant. Une autre est en formation. Le Russe ? L’Anglais ?

Nourissier ne vivra pas longtemps. La femme de Mermoud était ravissante naguère. Mermoud dépense trop : en travail, en soucis, en amours divers. Il couve toujours une idylle dans ses bureaux, où il a pris sa femme, et puis le reste. L’amour, c’est très fatigant.

Votre

JC.

P.-S. Je me demande si ce n’est pas MER 38 qui m’a rendu sourd. Attention aux remèdes. Vous trouverez les dernières nouvelles sur la maison Julliard dans Minute de cette semaine2. À côté, vous verrez ce qui plane sur Louise de Vilmorin : sa maison3.

Les Hayes ? Je ne vois pas cela possible pour nous avant assez longtemps. Femme peu transportable ; grande fatigue, sur les maux divers. « Aux pauvres gens tout est peine et misère. » Aux pauvres en forces, aussi.

1. Marcel Thiébaut, Entre les lignes, Éd. Hachette, 1962.

2. . « Conseil de Régence chez Julliard », Minute, 5 juillet 1962.

3. . « Graines de colère chez les Vilmorin », Minute, 5 juillet 1962.

269 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 9 juillet 1962

Cher ami,

Lu C. Belguise sur Menton (Cahiers des Saisons1). Je repense à Détachements. Voix d’outre-tombe par la sérénité, d’après la souffrance. Quel mépris pour le pardon !

Julliard ne laisserait pas une si mauvaise situation ; ce sont des bruits que fait courir Hachette, pour reprendre l’affaire à meilleur compte.

Nous nous installons aux Hayes (Tel. N° 1, par Bourdonné, Seine-et-Oise) en fin de semaine.

Il y a une page dans les Cahiers des Saisons sur la fin des vins et de la cuisine2, dans les restaurants français, qui dit exactement la vérité ; on ne mange plus dehors ; il faut être chez soi ou chez des particuliers : ailleurs, c’est un décor gastronomique pour touristes.

Faulkner était un vieux réactionnaire3 ; mais comme il louait les Nègres, cela le plaçait à gauche ; d’où le Nobel4. Ce dernier mot me fait penser aux réceptions d’une vieille snob, E. Faure-Dujarric : « Venez dîner ; il n’y aura rien que des Nobels ! »

À vous,

PM.

1. Camille Belguise, « Pages de Carnets », Cahiers des Saisons, été 1962.

2. Mario Soldati, « Un déjeuner à Port-Royal », Cahiers des Saisons, été 1962.

3. William Faulkner était mort le 6 juillet 1962.

4. Prix Nobel de littérature en 1949.

270 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

271 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 11 juillet 1962

Cher ami,

Hélène a rencontré à Lausanne un ministre de Hollande qui venait de prendre sa retraite après un poste aux Antilles : « J’aurais voulu me fixer à Montago Bay (Jamaïque), pour finir mes jours dans cet Éden ; mais l’insolence des Noirs, depuis quelques mois indépendants, que… me voilà en Suisse. »

J’étais cet après-midi dans le bureau de Bourdel, lorsque G. Roditi, le nouveau directeur de Plon (Clermont-Tonnerre, président), est entré, rayonnant. Bourdel, « Président d’honneur », recroquevillé, dans un bureau rétréci ; un demi-cercueil.

Ayant été élevé en Angleterre et dans la France de Loubet1, où la police était invisible (et en Angleterre jamais armée) je ne puis me retenir d’être désagréablement surpris par toutes ces mitraillettes, tous ces revolvers, tous ces sabres, tous ces barrages de trottoirs dont Paris est plein, et qui me rappellent la Gestapo, les SS (tant blâmés !). Cela, non seulement éloigne les touristes, mais déplaît à mes vieilles habitudes : on ne voit jamais ça chez Franco. On sent que dès l’avènement des communistes, ceux-ci n’auront qu’à utiliser l’immense appareil policier préparé par leurs prédécesseurs. Il n’y a, en effet, pas plusieurs polices : il n’y en a qu’une, qui sert successivement, ou à la fois, tous les régimes.

Gaulle, avec son art infiniment trompeur, promet sa succession au Comte de Paris, à Mollet, à Barrachin2, à tout le monde. « Et si les gens se rencontrent dans l’antichambre ? », me répondait un homme d’esprit.

Les Américains se démènent comme des diables, à Londres et à Zurich pour défendre leur dollar. La confiance baisse, les États remboursent leurs dettes. Les mines d’or montent, comme le thermomètre.

Ce que j’aime dans votre livre, c’est qu’il n’y a jamais d’idées générales, de profondes vues politiques, etc…, rien que de tout petits faits locaux, de modestes impressions personnelles.

À vous,

PM.

1. Émile Loubet (1838-1929), président de la République de 1899 à 1906.

2. Édouard Barrachin, membre du Parti républicain de la liberté fondé en 1945 par Joseph Laniel.

272 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

12 juillet 1962

Cher ami,

Les « affaires », ce n’est pas du travail, c’est du discernement. De même, la littérature, ce n’est pas du travail, c’est le talent. Le travail est souvent dangereux (son excès ; voir Mermoud). Le travail, sans discernement, course à l’abîme.

Le discernement était une qualité française. Keyserling1 disait que cela venait de la bonne cuisine : elle exige du discernement et le cultive. Soldati a remarqué (Saisons) qu’il n’y a plus de bonne cuisine.

Cela m’étonnerait que Hachette s’intéresse à Julliard ; ils ont encore Stock dans la gorge. Ils ont acheté Stock sans discernement, sans se demander s’ils avaient une personne en réserve pour les maisons qu’ils achètent. Ils y penseront désormais. Stock est sans doute la dernière maison cédée avantageusement à un acquéreur distrait.

Ne vous inquiétez pas de votre apparition à la TV (Claudel), de ce que vous dites, et comment vous le dites. Ce sera très bien. C’était très bien la dernière fois : mes journaux me l’ont dit, et des gens.

Physiquement, vous qui résistez à tant de choses, vous résistez aux déformations de cet écran, funeste à la plupart.

Votre

JC.

1. Hermann von Keyserling (1880-1946), philosophe et écrivain allemand, fondateur de l’École de la Sagesse de Darmstadt.

273 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 13 juillet 1962

Cher ami,

J’ai vu, à peu près à la même époque, vers 45, deux de mes amies passer d’une condition ordinaire à la plus extrême richesse. La première y était née. Tout s’est passé sans altérations extérieures dans l’ordre social et moral ; la seconde en a été déséquilibrée et détruite, bien qu’infiniment plus intelligente, plus sensible, plus vibrante que la première. C’est un beau sujet ; parallèle.

J’ai vu naître, depuis deux mois, à la porte voisine, une administration ; il s’agit de l’aide aux rapatriés d’Algérie. On pourrait croire qu’une administration, c’est un pont établi entre le pouvoir et le public ; or, ce que j’ai vu, c’est cet office commençant par se transformer en une forteresse inaccessible, par une sorte d’autodéfense de ces fonctionnaires dont la raison d’être est un guichet, et qui le fabriquent le plus petit possible, jusqu’à n’être plus qu’un orifice grand comme la main, devant qui le cochon de payant doit s’incliner pour être entendu, comme devant un tabernacle. Dès le trottoir, des barrières ; puis des agents défenseurs ; des concierges, femmes de postes ; des bureaux maussades, des guichets fermés ; des crédits introuvables ; le tout, sous un grand drapeau menteur, dont les couleurs promettent l’entraide.

J’ai lu La Cabale des dévots1 de Revel. Vous connaissez le thème : les gens de gauche sont prisonniers d’une vaste doctrine éternelle, immuable, immense ; des prisonniers conservateurs ! Les vrais révolutionnaires, les audacieux, sont à droite. Les ennemis de Revel l’accusent d’être réactionnaire ; pas à tort.

Votre

PM.

1. Éd. Julliard, 1962.

274 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

275 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

276 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

13 juillet 1962

Cher ami,

Vous êtes chez Plon au bon moment (votre Londres), c’est-à-dire l’arrivée de Roditi et de l’argent frais. Vous obtiendrez là, pendant un moment, tout ce que vous voudrez : davantage d’argent, pour telle ou telle raison, ou autres modifications ; mais il faut demander.

J’oubliais un pays que Julliard a écrémé, en dernier : c’est la Tunisie, après le Maroc. Bourguiba.

Il y a deux façons de vieillir. Si on est un homme sain, on vieillit en durcissant, selon ses propres traits. Ce n’est pas toujours agréable pour les autres.

Reçu hier la visite de Martin du Gard. Il a beaucoup changé ; tout amolli, un peu gâteux. Alors, l’âge est une défaite.

Michel Déon me demande de signer une protestation, pour je ne sais quelle injustice (des injustices, je n’ai rien vu d’autre ma vie durant). Je lui réponds : « Je n’ai jamais signé une protestation collective, et voici la raison : j’ignore, dans ce genre de texte, ce que les mots signifient exactement1. »

Ce que les mots, les idées signifient, aujourd’hui, voilà la grande misère de ces temps. Un peu plus qu’autrefois, car le discernement, haute qualité française disait Keyserling, a beaucoup faibli chez nous. On croit penser ceci, on se trompe ; on n’a plus une pensée libre. On croit blâmer l’injustice ; non, c’est de Gaulle qui est visé (moi j’admire de Gaulle pour des raisons toutes esthétiques). Ou bien vous pensez à l’Algérie, et vous pensez à l’Algérie pour une autre raison encore. C’est l’époque des arrières pensées, c’est-à-dire époque toute populaire. Ce que l’on dit ne signifie plus rien. Quand la France s’est agrandie en reprenant l’Alsace-Lorraine, j’ai pensé : cela coûtera cher, on n’a pas fini de payer. Je pense qu’il faut regarder au prix des choses, et aux moyens dont on dispose, et ne pas appeler un gouffre une mine d’or.

Les Arabes sont nombreux à La Frette. Au moins, on ne les appelle plus des Français. Ils n’ont pas une mine bien rassurante, et nous souhaiterions un peu plus de police à La Frette. Paris n’en manque pas, heureusement. Du temps de Loubet, les passants n’étaient pas si redoutables.

Je demande à de Gaulle deux choses, qu’il est le seul à pouvoir faire. L’une de ces deux choses est faite, et magistralement. Il a répondu à la volonté d’Adenauer comme il convenait. Là-dessus, on ne reviendra plus.

La seconde, c’est de nous doter d’une constitution qui se rapproche le plus possible de la constitution américaine. Ce que nous avons vu pendant 40 ans, cela suffit.

Je sais bien que les communistes feront mieux dans ce sens. Mais ils ne gouverneront pas l’Europe tout de suite. Avant le pouvoir absolu (que « la science exige », et le pullulement humain) on peut essayer d’un régime intermédiaire.

Martin du Gard me disait hier gravement (il déteste de Gaulle, comme tout Français) : « Je suis radical-socialiste. » Ces mots archaïques sonnaient drôlement.

Votre

JC.

P.-S. Deux lettres de vous. Le bon usage de la richesse suppose un siècle d’éducation. C’était l’honneur d’une certaine haute bourgeoisie.

Je m’étais trompé sur Revel. Je m’en suis aperçu en lisant La Cabale des dévots. Erreur fâcheuse, car Frank devait l’amener à La Frette. Revel le lui avait demandé ; j’ai refusé. On juge toujours trop vite, et surtout, on se fie à des impressions insignifiantes. Il faudrait d’abord un bon dossier.

Des femmes comme Hélène, Simone, sont du roc. Pas toutes. Le plus grave chez Camille, c’est une hypertrophie des perceptions. Mais elle vous remercie de vos encouragements.

Votre mort ? Vous serez le seul à ne point la connaître. Je doute qu’elle laisse les gens indifférents. Pour le moment, ils n’y pensent pas.

Pour d’autres raisons, c’est en effet difficile de converser avec nos contemporains. Et cela, avec l’âge, de plus en plus.

Si les administrations ne se défendaient pas contre les administrés, aucun employé ne survivrait.

J’ai lu, je ne sais où, une réplique de Revel à Paulhan, sur la peinture, pourchassant Paulhan sur son propre terrain. Il m’a paru, sur ce sujet, de première force. Un érudit.

1. Malgré cette affirmation, Jacques Chardonne avait pourtant signé le « Manifeste contre les excès du nationalisme, pour l’Europe et pour l’entente franco-allemande » publié dans Notre Temps le 18 janvier 1931, puis le « Manifeste des écrivains français » publié dans Les Lettres françaises le 16 septembre 1944 et enfin la motion du Comité national des écrivains publiée sous le titre « Aux quatre vents » dans Le Figaro du 9 septembre 1944.

277 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 14 juillet 1962

Cher ami,

Je lisais hier le livre de Massis, Barrès et nous1. Le Barrès anarchiste de L’Ennemi des lois m’avait plu, dans ma jeunesse. Vinrent ensuite les histoires de Lorraine et de renaissance nationale qui m’assommèrent d’autant plus que je n’habitai plus la France à partir de 1913. Bref, aucune influence. Aujourd’hui, il est oublié. Mais son parcours, c’est le voyage de l’existentialisme sartrien à de Gaulle et à la force de frappe, non ? Et la récente messe à la cathédrale de Rennes, avec Gaulle et Adenauer, me paraît un chapitre éminemment barrésien. Il n’aimait pas qu’on s’avilisse. S’avilir, c’était détester l’Allemagne, quand tout poussait à cela. À lire le reportage de Jean Cau sur le voyage en France d’Adenauer, on sent les Français abasourdis devant ces troupes franco-allemandes défilant ensemble. Comme je vous le disais, c’est la politique de Laval, avec cent mille Français tués, en plus ; y compris les troupes de Syrie et l’Algérie en moins. Les nations fortes d’Europe, n’ayant pu, en 14 et en 40, arriver à s’entre-détruire, ont dû faire appel aux esclaves, aux faibles, aux sous-développés, Russes, négroïdes, et ce sont ces derniers qui ont gagné. Comme ont gagné les communes, lorsque les féodaux, s’entre-tuant aux Croisades, durent leur abandonner leurs privilèges ; « trois quarts de Lorrain, un quart d’Auvergnat », se disait Barrès, pour en revenir à lui. Si de Gaulle avait compris, s’il avait tendu la main à Laval, la France aurait pu ainsi avoir un gouvernement trois quarts de Lorrains, un quart d’Auvergnats.

J’ignorais tout de la mort du fils de Philippe Barrès2, Claude, tué en Algérie. « Je suis dans l’armée avec l’équipe des gars sans amour, sans désir et au fond sans patrie, qui aiment le métier. » Barrès eût été bien surpris, s’il avait lu son petit-fils. En admettant que cette souple intelligence dût être jamais surprise. J’ai connu Barrès chez la comtesse Joachim Murat. Il y avait Anna de Noailles3 ; ils se parlaient peu, comme des gens qui se sont trop parlé et qui n’ont plus rien à se dire d’essentiel. On ne parle jamais d’elle, à propos de Barrès, aujourd’hui. Or, elle a compté extrêmement pour lui. Il est naturel que Massis n’en parle pas, puisqu’il fut l’ami du neveu de Barrès4, qui se tua pour Anna de Noailles.

Les Déon sont ici, très gentils, très courageux. Ce doit être dur de rembrayer sur le travail de bureau et la vie de Paris quand on n’aime que la mer, la solitude et le soleil. Les gens n’aiment plus que ça.

Vous ai-je dit que j’étais, l’autre jour, au sommet du Gothard : une fourmilière humaine, des voitures tirant leur maison et leur bateau ; beaucoup plus de bateaux que les autres années, sur remorque : une ruée danoise, suédoise, allemande surtout, vers la mer latine, sous l’œil éperdu de trois malheureux douaniers suisses, emportés par cette avalanche humaine qui dure maintenant de la fonte des neiges aux premières chutes, et qu’on appelle les vacances.

Tout à vous,

PM.

1. Henri Massis, Barrès et nous, Éd. Plon, 1962.

2. Philippe Barrès (1896-1975), fils de Maurice Barrès, journaliste fondateur de Paris-Presse en 1945, député gaulliste.

3. Comtesse Anna de Noailles (1876-1933), née princesse Bibesco, poétesse, qui reçut dans son salon de l’avenue Hoche toute l’élite intellectuelle et artistique du début du XXe siècle.

4. Charles Demange se suicida en 1909.

278 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

16 juillet 1962

Cher ami,

Notre femme de journée est à Deauville. Vous avez très bien expliqué dans votre première lettre le cas des deux dames.

Je pense de Barrès, aujourd’hui, ce que j’en pensais à 14 ans. Homme chez qui tout est faux. Ses premiers livres, ce n’est rien quand on a lu Nietzsche avant ; c’était mon cas. Tout le reste, des attitudes. Mauvais style, prétentieux et fabriqué. Il avait un carnet, m’a dit Tharaud, où il notait les mots nobles, les mots qui chantent. Sa politique, une misère et un crime. Il a eu une chance : il était seul. « Barrès ne sera pas toujours là », me disait Mauriac en 14. Barrès disparu, l’espace semblait libre. Ce ne fut pas le cas.

De Gaulle ? J’ai rayé tout le passé. Aujourd’hui, il m’intéresse. Force de frappe ? Une folie sans doute. Cela entre dans un certain genre. Je crois qu’au Second Empire, je serais resté à Paris ; cela ne valait pas la peine d’aller à Guernesey1. Il y avait du bon. Cela s’est terminé par une guerre malheureuse. Il y en a eu d’autres. Les résistants d’alors ont beaucoup aggravé les choses (des conditions deux fois plus dures). Décidément, je ne suis pas du tout un résistant.

Une chose me paraît assez sérieuse : à partir de 1900, les socialistes ont toujours eu raison en politique étrangère (et cela compte !) sauf pendant 10 ans, stupide politique (avec les Anglais) à l’égard de Mussolini. Ce que l’on reprochait aux socialistes, c’était de mal gérer les finances, de trop dépenser. On se souviendra que notre empereur ne craignait pas la dépense.

Massis est stupide. Il vit dans un autre monde, tout à fait révolu, et dont il n’a pas à être fier. On peut vivre chez soi comme dans une île. Mais pas 5, avenue Charles-Floquet. Quand on habite (quelquefois) ce palais, le devoir, c’est d’y inviter de jeunes écrivains (on est ce jeune homme jusqu’à 50 ans). Ce que vous faites. Ils ne reverront jamais cela. Vous serez pour eux l’image du dernier patricien.

Votre

JC.

P.-S. Le malheur de Déon, c’est qu’il est aigri ; comme on dit d’une crème : elle a tourné.

1. Allusion à l’exil de Victor Hugo après le coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851.

279 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 19 juillet 1962

Cher ami,

Ne me croyez pas reparti (avec le ci-dessus en-tête1) ; je n’ai même pas le temps de me commander du papier à lettres, bien que me levant à 5 heures du matin. Hier, j’ai enregistré ma part de Claudel, chez Roger Stéphane ; on ne verra cela sur l’écran qu’en janvier. Imaginez 17 personnes et 2 projecteurs, plus un grillage au-dessus de ma tête, entourant mon fauteuil, dans une toute petite pièce d’un 3e étage de la rue du Bac. Je crois avoir été fort mauvais ; il me faut du temps et du silence pour réfléchir et parler ; les mots ne me servent pas, ils me trahissent. Si j’ai un peu d’esprit, c’est celui de l’escalier. La prochaine fois, je me parlerai seul à seul, dans la nuit, avec un magnétophone. Je voulais dire aux Affaires étrangères (qui ont voulu m’empêcher d’être de cette émission, m’a dit Stéphane, lequel est passé outre) un certain nombre de choses désagréables. Passeront-elles ? J’ai dit : « Le génie et l’Annuaire diplomatique ne font pas toujours bon ménage. Non que les diplomates méprisent les écrivains ; au contraire, ils les aiment trop ; leur secret, c’est d’être tous des auteurs méconnus, frustrés ; chacun a dans son tiroir (de Chauvel2 à Hoppenot3) des inédits ; d’ailleurs (et c’est un des attraits de la France) chaque Français est un écrivain en puissance. Et, en pensant à des cas plus récents, j’ai ajouté : si Bonaparte s’est voulu Empereur, c’est que Le Souper de Beaucaire4 n’avait pas eu de succès. »

Je regrette de ne pas vous avoir aux Hayes ; c’étaient des vacances dans les grandes. Nous nous y installons vendredi.

Tout à vous,

PM.

P.-S. Hitler et Napoléon sont morts de leur admiration pour les Anglais. Ils auront été les derniers. Ils méritent des statues sur Trafalgar Square.

Julliard, à Vichy, me poursuivait pour que je lui fasse avoir des caisses !

1. Paul Morand utilisait le papier à lettres de l’hôtel Brown’s de Londres.

2. Jean Chauvel (1897-1979), diplomate, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères en 1945.

3. Henri Hoppenot (1891-1977), diplomate, ambassadeur à Berne en 1945.

4. Pamphlet politique écrit par Napoléon Bonaparte en 1793.

280 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 20 juillet 1962

Cher ami,

J’ai trouvé à Paris vos deux grandes lettres. Je ne puis y répondre, tant il y a de vérités indiscutables. Sauf le Guide, où nous différons.

Kanters m’écrit qu’un jury réuni à Lausanne a donné le prix Rencontre à Fermé la nuit, à l’unanimité ; à part lui et Curtis, je ne connais personne du jury : Gilbert Sigaux1, Maurice Nadeau2, Ollivier et Magny ; pouvez-vous me dire qui ils sont ?

Je vais conduire Hélène en Touraine, lundi, à Luynes, pour un mariage et ne reviendrai ici que mardi. Elle est en bas, un peu fatiguée des reins, en train de relire les entretiens Amrouche-Claudel3 ; je l’entends dire : « Ce vieux pharisien de Claudel qui dit que la Création est une fête ! Les conseils d’administration ! Les honneurs ! Dieu qui l’attend au Paradis ! L’argent ! Quel bénisseur ! Quand on pense à l’immense cri de désespoir, de douleur et d’angoisse qui monte de sa Création ! »

Je vous recommande, dans le dernier Express, l’article sur le principe d’incertitude4 d’Heinsenberg5 ( ?) : lui, Planck6, Einstein, toute la révolution de la physique est allemande. Quel effroyable chaos ! C’est tout le déterminisme qui est par terre ; de la science, du temps de Renan, dont nos pères suçaient le lait agnostique (la science, c’est ce qui, expérimentalement, peut être répété, etc…), il ne reste rien. Retour du yin et du yang, du bienheureux hasard, de l’infini, de l’inconnaissable. Tout est par terre.

Lettre de Cocteau, qui regroupe ses amis, pour se défendre, autour de Fraigneau. Se défendre n’est guère utile ; se faire défendre, c’est lamentable. On n’est défendu que par son œuvre, par le temps, par les ennemis de ses ennemis.

La maison sent le chèvrefeuille et le tilleul en fleur. J’ai planté un grand conifère, genre cyprès. Commandé en février, on ne me l’a livré qu’en juin ; le pépiniériste (très grande boîte) m’affirme qu’il plante de ces arbres-là toute l’année. Est-ce possible ? Il y avait, pour le planter, je dois dire, une motte énorme, une cuve de terre, six hommes, beaucoup d’eau, etc… Mon jardinier dit : l’arbre ne reprendra pas. Et il semble qu’il ait raison, car les feuilles, près du tronc, en dessus de l’intérieur, commencent à jaunir. J’en ai eu pour 1 000 NF. Quand j’ai demandé si on me garantissait la transplantation, le pépiniériste m’a répondu noblement : « Je connais mon métier ! »

Nimier est rentré à Paris.

Je regrette de ne pas vous montrer la grande pièce où nous vivons ; le blanc des murs crépis de chaux, les lys, les roses blanches, le bleu des chintz en satin, tout cela fait un ensemble bleu et argenté qui eût ravi notre J.-É. Blanche, à cette époque de l’année où il allait s’installer à Offranville.

Mille choses à Camille. Portez-vous comme ma charmille.

Votre

PM.

1. Gilbert Sigaux (1918-1982), écrivain, directeur littéraire du Cercle du bibliophile à Genève, ami de Georges Simenon.

2. Maurice Nadeau (1911-2013), écrivain, critique, éditeur, fondateur de La Quinzaine littéraire.

3. Paul Claudel, Mémoires improvisés. Entretiens avec Jean Amrouche, Éd. Gallimard, 1954.

4. Éric Kraemer, « La grande mutation », L’Express, 19 juillet 1962.

5. Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, Éd. Gallimard, 1962.

6. Max Planck (1858-1947), physicien allemand.

281 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 20 juillet 1962

Cher ami,

Déon m’a dit de sa mère : c’est la fin. Le général Norstad1 avait annoncé un drame à Berlin pour cette année. Il part, sans l’avoir eu, son drame. Les gens placés très haut ne dominent rien. Et ils se font mal en tombant.

Nos 2e Bureaux nous ont coûté des milliards : ils ne savaient rien en 1914, ni le nombre des divisions allemandes, ni l’attaque par la Belgique. En 1940, ils n’ont rien prévu. Les diplomates, n’en parlons pas. Le mot de Margerie2, directeur des affaires politiques en 1914 est connu : « Je vous rends le dossier austro-serbe (il arrivait, avec Poincaré, de Pétersbourg, et on lui apportait le dossier dans le train) ; rien de grave. » Le plus fin de mes ambassadeurs, Jules Cambon, écrivait de Berlin, le 12 juin 1914 (j’ai vu la lettre ; son frère Paul me l’a lue) : « Je suis loin de penser qu’il y a une menace pour nous : bien au contraire. » La tradition ne s’est pas perdue, avec le « Tenez-bon, Hitler bluffe » de Coulondre3 en 1939.

À vous,

PM.

1. Lauris Norstad (1907-1988), général américain, commandant des forces de l’OTAN de 1953 à 1963.

2. Roland de Margerie (1899-1990), diplomate, ambassadeur en Allemagne de 1962 à 1965.

3. Robert Coulondre, ambassadeur à Berne jusqu’en juin 1944, date à laquelle Paul Morand lui avait succédé après son retour de Bucarest.

282 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

22 juillet 1962

Cher ami,

Félicitations pour le prix Rencontre, pour cette unanimité ; elle a un sens qui devrait vous toucher ; là-dedans vous n’avez pas que des amis. Maurice Nadeau, critique connu, nouveau roman, nouveau toute chose, dirige une revue1 d’avant-garde chez Julliard. Claude Edmonde Magny2 (une femme), professeur en Angleterre, critique, du même bord. Gilbert Sigaux, c’est un critique sérieux, grisâtre, homme bien, effacé, qui dirige la collection Rencontre, où a paru, il y a peu, L’Épithalame, avec une très bonne préface3 de lui, de 30 pages. Je ne vous apprends pas que Rencontre, c’est le grand concurrent de La Guilde.

Cocteau ferait mieux de rester tranquille. À vouloir trop, et toujours, il perdra tout. Après lui, ce sera un grand silence, car c’est lui qui faisait tout le bruit.

Je pense que votre grand conifère reprendra. C’est là du grand luxe. Bien arroser. Ne vous inquiétez pas du jaunissement. Ces conifères ont toujours des branches jaunissantes, et d’autres qui verdissent ; la mort et la vie assez emmêlées.

Le déterminisme est par terre. Tout est par terre. C’est le chaos, et cela partout. Belle époque pour l’indifférence absolue. J’ai facilement cette indifférence, sauf pour les petites choses. Cela vient d’un organisme à vif, dans l’intérieur. Sensibilité maladive, comme dans l’adolescence (beaucoup de rapports avec la vieillesse). La moindre contrariété est démesurée, usante. J’en ai une avec un voisin. Il s’appelle Grunwald, pour vous faire plaisir. Il y a eu un léger tort de ma part au début (je n’avais pas lu d’assez près Montherlant ; il dit : « Tue ton ennemi, ne lui fais pas honte »). Camille a montré un certain dédain. C’est un « bruiteur » au cinéma, qui a construit sa maison presque seul, et elle est vaste ; cela a duré plus de dix ans. Il vient de se déclarer mon ennemi, et me fera tous les ennuis possible. Cela commence par des arbres trop près de la clôture et que je dois couper. Ceci n’est rien. Mais les huissiers, peut-être un procès à Versailles, etc…, ce qui n’est rien pour d’autres m’affecte d’une façon stupide ; tandis que le sort du monde, je m’en moque. On voudrait au moins une compensation : c’est que, à mon âge, les plaisirs soient ressentis, avec l’acuité des petits ennuis. Ce n’est pas le cas. Emerson4 s’est trompé sur les compensations. On s’est trompé sur tout ; cela peut durer encore deux milliards d’années.

Je ne sais si je vous l’ai dit : je viens d’apprendre que le Guide, s’il y avait un sincère référendum, aurait plus de deux voix ; il en aurait trois. La troisième est celle de Benoist-Méchin. Il me semble que j’aperçois un grand dessein : ce serait, après avoir soudé l’Allemagne à la France, de ramener le tout à la Russie. Il n’aura pas le temps, ni les forces pour l’accomplir. Ce sera fait, j’imagine, par l’Allemagne. Les conséquences ne seront pas les mêmes pour la France.

Votre

JC.

P.-S. Dites à Hélène que Claudel avait raison d’admirer les conseils d’administration. Il a vu là des gens sérieux. Pour le reste, je suis bien de son avis : un grand farceur.

Je vous parle (dans votre jury) de Claude-Edmonde Magny. Une femme notable et désagréable. Mais ce serait peut-être Olivier de Magny dont il s’agit. Je ne le connais pas.

Vous avez des murs blancs parce que vous êtes vraiment à la campagne. Sinon, impossible ; noircis tout de suite, et personne pour les blanchir. Il faut aller loin, pour l’air pur.

1. Les Lettres nouvelles, revue lancée en 1953.

2. Claude Edmonde Magny (1913-1966), essayiste et romancière.

3. Jacques Chardonne, L’Épithalame, préface de Gilbert Sigaux, Éd. Rencontre, collection « Les chefs-d’œuvre du XXe siècle », Lausanne, 1962.

4. Ralph Waldo Emerson (1803-1882), essayiste et philosophe américain.

283 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 24 juillet 1962

Cher ami,

Stéphane m’a dit : « D’après vous, Claudel était encore détesté au Quai ; dans ses Entretiens avec Amrouche, ses Mémoires improvisés, il dit le contraire. » À quoi j’ai répondu : « Je vous parle du Claudel trente ans avant, inconnu à Paris, et non pas du président du conseil d’administration de Paul-Louis Weiller, couvert de crachats, châtelain de Brangues, académicien. Le mien était âpre, rude, paysan du Danube ; l’autre poli par le succès et le traitement royal de Gnome-Rhône1. »

Hier, j’ai traversé cette Beauce qui déjà m’enchantait, il y a 60 ans. Mon abbé, le RP Lallemand, me ramenait en disant : « Il a trouvé ça beau ! il n’y avait qu’une plaine à blé, sous la fournaise ! » Et pourtant je n’avais pas encore lu Zola, qui « faisait » la Beauce en notaire, le calepin à la main et prenait des notes pour Germinal.

Il fait 5° de plus en Beauce que chez moi ; et encore 5° de plus en Touraine. La Loire, magnifique de sauvagerie, au sein d’une petite civilisation parfaite, celle du XVIe. Mais le tuffeau, cher à Balzac, n’est pas une pierre solide. Et pas d’eau, même dans la Loire ; à se demander comment on y avait des services réguliers de bateau. Beaucoup de pêcheurs à la ligne ; on pêche beaucoup en août, le seul mois de l’année où il n’y a pas de poissons, où ils sont au fond, pour avoir frais, où ils ne mordent pas.

Merci pour les conseils horticoles.

N’entamez pas de procès contre votre Grunwald ; subissez-le, car il est notre maître à tous, et les tribunaux à sa merci.

À Luynes, la Loire flambait de tous ses sables ; les gros donjons tronqués du château ne faisaient plus penser à personne, avec leurs douves sèches pleines de fleurs. Il y avait mille personnes sous les marronniers, d’un frais noir et bienvenu ; on a bu du Luynes 1953, recommandé par les serveurs (je les crois toujours). Le duc, qui a failli laisser sa tête dans une collision sur l’autostrade de l’ouest, il y a 3 semaines, mariait sa 2e fille (la 1re à Napoléon Murat, il y a un an).

Le type gratin disparaît sous la mode, vers 18 ans, mais reparaît vers 70 ans (Proust l’avait bien vu). Les gens ne prennent tout leur caractère qu’en perdant la vie. Je ne sais qui disait (est-ce vous ?) : « Sur leur lit de mort, toutes les concierges ont l’air de duchesses. » Beaucoup de vieux chapeaux (les modistes disparaissent) ayant figuré trente ans dans les cortèges de mariage, jacinthes, jasmins, lilas. Ces Botticelli sous des momies étaient un charmant memento mori. Et le rouge aux joues, sous les vieilles peaux grises, prend des tons d’embaumeur des plus émouvants. Madame de Brissac m’a demandé de vos nouvelles. Je lui ai dit que vous lui aviez fait tellement d’impression que vous souhaitiez que votre première visite fût la dernière, ce qui l’a flattée (j’aime vos fausses insolences, qui sont la meilleure des louanges). Je vous ferai connaître sa fille, curieux produit de 1944 ; une des grandes héritières du marché matrimonial, fort jolie ; elle a épousé un des vainqueurs de l’époque, un juif, Nora2, fils de mon voisin d’ici, l’urologue. Lequel n’aurait eu (inspecteur des finances brillant) qu’à attendre, pour mettre la main sur le Creusot3. Il a préféré vivre vite, divorcer. Marie-Pierre s’est alors lancée dans le professorat ; elle prépare une agrégation, une thèse sur Spinoza, vit dans le milieu Express-Observateur, mais a gardé beaucoup de fraîcheur et de joliesse ; très intellectuelle ; surprise, chaque fois qu’on lui met le nez sur le monde extérieur ; elle nie l’influence, sur elle, de Simone de Beauvoir, mais cette influence est visible. D’ailleurs, elle écrit son journal métaphysique. Mais (c’est le côté de cette jeunesse forte en thème) elle nage et boit bien.

À vous,

PM.

P.-S. Merci pour les intéressants et curieux renseignements sur Rencontre.

1. Le directeur de la Société des moteurs Gnome et Rhône, Paul-Louis Weiller, protecteur des artistes (notamment Cocteau), avait fait entrer Paul Claudel à son conseil d’administration en 1938.

2. Simon Nora, inspecteur général des finances, dont elle a divorcé en 1955.

3. Sa mère, duchesse de Brissac, était née May Schneider, de la grande famille industrielle du Creusot.

284 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

26 juillet 1962

Cher ami,

Vigny, qui avait des ennuis, dans sa petite propriété de Charente (assez misérable), disait : « Si j’avais su, je me serais fait notaire. » Vous pourrez toujours penser que vous avez le métier de chauffeur. C’était bien prévoir l’époque. Ce mariage devait être bien. Seule caste, en France, qui a conservé de bonnes façons. Peut-être les notaires aussi.

Stock a publié naguère un livre intéressant de Ortega y Gasset, La Révolte des masses1 ; premier tirage épuisé tout de suite ; on a eu peur ; on n’a pas retiré. Après dix ans, nouvelle édition, il y a un mois. On ne le sait pas ; on ne le saura jamais (on ne peut faire de la publicité, si coûteuse, pour un ouvrage de ce genre). Ainsi pour tous les livres : éclairage violent ou la nuit.

Tous les écrivains aiment la lumière. Cocteau, par exemple. Ça lui est égal que ses livres ne se vendent pas du tout, pourvu que l’on parle de lui tous les jours, et bien.

Les Guth2, Daninos et toute cette bande, font le compte de leurs ventes et sont contents. Quelle est la sorte de gens qui les lisent, et ce que pensent d’eux les bons juges, ils s’en moquent.

Pour ma part, je suis content. Une phrase de Henri Clouard dans son admirable littérature me suffit : « Le secret ne se devine pas ; c’est léger comme le verre le plus fin, et pourtant rien d’autre que la barbarie ne le brisera. » Je ne demande rien d’autre, je suis content de moi.

Si le critique n’est pas un sot, on peut croire à ses éloges. Ce qui lui déplaît sera moins sûr. Je suis sûr de mon jugement quand j’admire ; moins assuré dans la critique.

Étonnant livre cette littérature de Clouard, si honnête, si courageuse. Mise au point équitable de Giraudoux, Mauriac, Cocteau, Sartre, etc… Il n’a peur de rien. Il dit de Céline et Bernanos ce que je pense et n’oserais dire. C’est un solitaire. Des milliers de livres, bien jugés, en quatre lignes. Bien entendu il s’agit de l’éclairage d’aujourd’hui.

J’avais remarqué l’article de L’Express (Heisenberg). C’est pour des articles de ce genre, qui dispensent de lire le livre, que je lis les journaux.

Que vous preniez un verre de bière, au café du Rond-Point ou autre Terminus de Saint-Lazare, dans tous les grands cafés de Paris, on vole sur la note. On dira peut-être : ceux qui vous servent ne sont pas des Français (de même en Suisse, il n’y a plus de Suisses). Ce n’est pas moi qui m’en aperçois. C’est l’œil perçant de Camille. Elle pourchasse le vol partout. C’est sa façon de chasser.

À vous,

JC.

P.-S. Je vous le dis encore : seul Schoeller compte chez Stock.

1. José Ortega y Gasset (1883-1955) avait publié La Révolte des masses en 1930.

2. Paul Guth (1910-1997), professeur de lettres et écrivain.

285 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 27 juillet 1962

Cher ami,

Les jardins ont de grands vides en ce moment ; après la disparition des lupins, delphiniums et tout ce que juin a exalté, on n’a, pour combler ces vides, que les cannes, les bégonias, les sauges, les dahlias, les œillets d’Inde, tout ce qu’on déteste depuis l’enfance, et que ma grand mère piquait dans le pain bénit qu’elle offrait à l’église, le 15 août. Seuls les glaïeuls, qui ressemblent à des pinacles gothiques, ont fait de grands progrès depuis 20 ans.

J’ai fini Souvarov.

Les visages qui seuls vieillissent bien sont ceux qui ont une âme derrière, ou ceux qui sont bien architecturés, dessous. Mais les visages ronds à petits traits, les visages Nattier-Frago1, de jolie charcutière, quelle misère, à 50 ans.

La maison que la 2e femme de Nourissier avait achetée ici, à Faverolles, ancien presbytère, elle l’habite maintenant avec un Sénégalais, passant ainsi du blond au noir le plus d’ébène.

Reçu un roman américain de Christine de Rivoyre2 ; aucun talent. Des chroniques théâtre de J.-J. Santin, avec de beaux portraits, Robert Hirsch, Gérard Philipe, etc… Je le trouve très impartial ; quand Anouilh est bon, il le dit ; mauvais, il ne le cache pas. Thierry Maulnier3 est son ami ; il avoue très franchement que ce charmant garçon est nul, homme de théâtre comme moi homme de peine.

Je suis en froid avec Josette ; son or est trop lourd pour elle ; elle ne peut plus nager, elle coule bas.

La TV offre chaque soir une petite collection de critiques intellectuels prudemment gauchisants : Desgraupes, Dumayet, Max-Pol Fouchet ; c’est du nanan ! Et une sinistre bande israélienne, Bloch-Morhange, Lazareff, Zitrone, Sabbagh, etc…, à faire frémir ! Plus une série de commis voyageurs camelots en plein vent, Nohain4.

Je lirai La Révolte des masses, puisque vous en dites du bien. La phrase de Clouard sur vous est juste et ravissante : « Le secret ne se devine pas. »

Les prix des petits marchés des environs d’ici sont effarants ; le double de la Suisse ; et les cafés ! bière, coca-cola, café, exactement le double ; sont-ce les impôts ? on comprend la ruée des Français, l’été, vers l’étranger : ils courent économiser ; autrefois, le voyage était une dépense ; de nos jours, seuls les avares, les regardants, les pauvres, s’en vont faire l’arbitrage des prix nationaux. Je ne m’étonne plus de voir tant de gens partis pour le tour du monde, puis recommencer indéfiniment, sur des cargos ou des tankers scandinaves ou grecs : on y vit pour rien.

Ce matin, j’ai payé le rembourrage (laine et crin) d’un matelas, pour mon gardien : 35 000 anciens francs. Il y a un mois, à Clarens, dans la vente d’un grand hôtel, j’avais acheté deux lits jumeaux complets, sommiers métalliques et matelas en tubes de caoutchouc, modernes et moelleux pour 10 000 anciens francs (100 FS) les deux.

Vu la Mondiovision ; photos des plus banales, reflétant tout l’ennui de la vie américaine. « Le dollar ne sera pas dévalué, a dit Kennedy ; si nous voulions ne pas avoir une balance des paiements déficitaire, il suffirait à l’Amérique de ne pas aider les sous-développés et de ne pas entretenir d’armée contre les communistes. » C’est naïf ; c’est justement ce qu’il ne peut pas faire, et c’est pourquoi son dollar sautera. Il a assuré la protection du monde libre, qu’il en supporte la charge.

Plus aucune nouvelle de Nimier, ni de personne, sauf de Fabre-Luce, qui nage dans sa nouvelle piscine, ayant décidé de tourner le dos à cette Seine au bord de laquelle sa belle maison fut construite, au XVIIIe. Les péniches diesel en font un enfer. Même chez Claude Gallimard, près des Andelys. Et chez nous, à Vevey, le calme lac renvoie au centuple les vrombissements des hors-bords. La proximité de l’eau, si recherchée, est devenue malédiction.

Je suis bien vôtre,

PM.

1. C’est-à-dire ceux peints au XVIIIe siècle par Nattier et Fragonard.

2. Christine de Rivoyre, La Glace à l’ananas, Éd. Plon, 1962.

3. Thierry Maulnier (1909-1988), journaliste à L’Action française, écrivain, critique, dramaturge, élu à l’Académie française en 1964.

4. Jean Nohain (1900-1981), parolier de Mireille, animateur d’émissions et auteur de livres pour enfants.

286 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

29 juillet 1962

Cher ami,

Ma femme qui souffre, d’une façon à peu près constante, et qui n’est pas stoïque, c’est pénible pour les deux quand l’autre arrive à l’âge de la susceptibilité nerveuse, proche de la neurasthénie, et que l’on nomme vieillesse ; l’âge où tout blesse et rien ne distrait, où l’on fait son propre désert. Je ne reprocherai à personne d’être frivole ; pourvu que cela dure. La cause de ses souffrances, dans les os ; le nom, le traitement qu’il faut, il y a des médecins en bon nombre penchés sur ces choses, et qui se débrouillent mal là-dedans. Bagot, à Roscoff, dira bientôt son mot. En attendant, les radiologues travaillent.

Je n’ai pas reçu (ce sera bientôt) les Écrits de Paris où je trouverai votre Rousseau1.

Galey, qui est chez Grasset, me dit que Mauriac publiera bientôt, chez Grasset, un livre qui a pour titre Ce que je crois2 (c’est une collection). Cela se vendra sûrement. Je me suis proposé pour la préface, et je dirai : « Ce que Mauriac croit ou ne croit pas, cela n’a pas plus d’intérêt que le cri-cri du grillon. » Un écrivain ne doit pas trop se confesser.

Je me suis trompé. Mon horrible voisin n’est pas juif. C’est un pur Lorrain. D’ailleurs, sa femme est bien pire. Elle fait partie de la Société protectrice des animaux. Cloîtrée chez elle, sa distraction, c’est de dénoncer comme tortionnaires tous ceux qui possèdent un animal. Je peux imaginer la paix perpétuelle imposée au globe ; plus de guerre. Mais le voisin sera toujours là, et la guerre civile ; la vraie guerre, pour laquelle on a toujours du cœur.

Votre

JC.

P.-S. J’ai vu dans L’Aurore, qu’une chambre est montrée aux visiteurs du Palace de Sintra, comme ayant été habitée par l’ancien roi du Portugal puis par Morand et Chardonne.

1. Paul Morand, « Rousseau à Vevey », Écrits de Paris, juillet-août 1962.

2. L’ouvrage sera publié en décembre 1962.

287 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 29 juillet 1962

Cher ami,

Ce matin, à 8 h 50, les volets de la receveuse, au 1er étage du petit pavillon des PTT à Houdan, s’ouvrirent ; la receveuse des Postes s’éveillait ; sa voiture attendait à la porte ; elle était en pyjama rose ; elle passa sa main dans ses cheveux courts et blonds (moins à la racine) ; bref, plus aucun rapport avec les vieilles à pince-nez dont les romans de Giraudoux se moquent. La France, c’est maintenant le paradis des petits fonctionnaires socialistes, comme tout l’Occident d’ailleurs, une ère petite, mais parfaitement close et sans risques.

Hier, nous écoutions à la radio Pierre Bertin1 lire (admirablement) Paludes. Hélène et moi avons eu la même impression : à quel point vous avez de ressemblances morales, Gide et vous ; le Gide de cette époque, protestantisme éclairé par l’honneur, grâce dans la pensée, bonheur de style ; ce je ne sais quoi d’impalpable dont Clouard parle à votre propos s’y retrouve ; mais chez Gide, travaillé, chez vous, naturel.

Les entreprises locales, je vous l’ai dit, m’étonnent ici par l’absence d’ouvriers ; j’en vois bien chez les Renault et autres grandes maisons ; ailleurs, c’est le vide. Quand je vais chez mon horticulteur, je vois, penchés sur les plants, de 7 heures du matin à 6 heures du soir, une douzaine de jardiniers ; quand je vais chez mon petit réparateur de pneus à Vevey, il y a là huit ouvriers à leurs tâches ; quand je vais à mon garage, à Lausanne, il y en a quarante, etc… Ici, c’est partout le château de La Belle au bois dormant ; les pépinières sont désertes ; qui soigne les arbres, car il y en a, de beaux, de très chers ? On s’y promène tous les jours sans jamais voir figure humaine ; le patron, par téléphone, introuvable ; les garages vous mettent de l’essence, mais personne quand il s’agit de lever le capot, etc… Comment la France marche-t-elle ? Elle exporte, elle produit, elle vit bien, mais tout cela me semble se passer au-dessus de la tête des consommateurs, de l’usager, du quotidien, dans l’empyrée des grands plans Monnet et des statistiques des ministères.

Où est la main-d’œuvre en France ? Je quitterai cette terre sans avoir, non pas résolu, mais compris un certain nombre de problèmes. C’est comme celui des femmes riches et des femmes pauvres. Ces dernières (les plus charmantes) sombrent sous le poids de la vie quotidienne ; elles y perdent vite jeunesse, beauté, gaieté ; les riches, d’une richesse récente et fortuite, sont, comme je vous disais, entraînées au fond par le poids de leur or ; les plus vivables sont celles d’une richesse ancienne et qui sont nées avec elle. Mais là, on trouve l’avance de classe, la sécheresse de cœur, la méfiance, tout un appareil de défenses et de tabous qui dénature l’être. Alors ? Ce ne sont pas là (remarquez-le) des idées abstraites, mais le fruit d’une longue pratique. La seule solution : rencontrer des êtres exceptionnels : aiguilles dans le foin.

À vous,

PM.

1. Pierre Bertin (1891-1984), comédien et metteur en scène, sociétaire de la Comédie-Française.

288 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

30 juillet 1962

Cher ami,

Nouvelle rectification : Grunwald serait bien juif, me dit un autre de mes voisins, Alsacien, grand tailleur à Paris. Ce grand tailleur, encore jeune, était un simple coupeur il y a 20 ans. Il vient de dépenser au moins 30 millions dans son jardin. Il habite une belle maison ; il achète les tableaux les plus chers. À côté de lui, c’est un Italien, que j’ai vu, voilà 30 ans, fort pauvre maçon ; aujourd’hui, il habite un petit palais de marbre, du meilleur goût italien. Ce qui ne change pas, ce sont les gens ; les mêmes que jadis, qui ont l’air de camper chez eux. Il y a plus de trente exemples de ce genre, sous mes yeux, dans le petit district de La Frette. Ce n’est pas toute la France, ce n’est pas la Bretagne, ce sont les environs de Paris. Mais c’est peut-être Grenoble aussi, et d’autres endroits en France.

On voit les conséquences de ces rapides promotions (rien de semblable naguère) : quand les « ouvriers » feront leur « révolution », ils auront à réduire d’autres « ouvriers. »

J’ai été déposer mon testament chez le notaire du boulevard Saint-Germain. L’homme est bien ; j’ai idée que cette caste n’a guère changé. Une vraie caste. Mais Balzac ne reconnaîtrait pas les tristes bureaux qu’il a décrits. C’est tout plein de pimpantes demoiselles. Un harem.

À voir si vite la société changer, on devient sceptique. Plutôt, indifférent, un peu endormi, comme on regarde par la vitre, en chemin de fer. En somme, tout m’est indifférent, sauf l’humour des gens.

J’ai vu que Gallimard ajoute un étage. Il ne cesse de grandir. Énorme affaire ; comme Hachette. Rien de semblable à Julliard, tout creux. C’est l’État qui ramassera tout cela.

Je plains beaucoup ceux qui partent pour le bord de la mer.

Votre

JC.

289 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 30 juillet 1962

Cher ami,

Je vous ai vu, cette nuit, en rêve ; j’étais, avec deux personnes inidentifiables, en face d’un grand lit où Vaudoyer agonisait. Vous êtes entré, doux et implacable : vous étiez le médecin. Vous avez dit : puisqu’il n’y a plus rien à espérer, il n’y a aucune raison de le laisser souffrir ainsi ; je vais lui faire une piqûre. Vous avez regardé la figure convulsée de Jean-Louis, l’avez piqué et vous êtes étendu près de lui, le visage en larmes, pour lui adoucir le passage de la terre au ciel ; les draps se sont soulevés sous un gros soupir de Vaudoyer. C’était fini. Alors vous vous êtes relevé, et vous avez été parler à la cantonade, le visage tourné vers le mur, dans l’angle de la pièce. Pourquoi vouloir guérir ? Recommencer à vivre ? J’ai connu un mourant qui disait : « Si j’en réchappe, ce sera la grande vie, des voyages autour du monde, le Siam, les Boeing… » C’est idiot.

Vous voyez le « drôle de rêve », comme on dit ; comme si tous ne l’étaient pas.

J’ai retrouvé, en classant des papiers, hier, une lettre où Larbaud me dit qu’il est trop malade pour faire avec moi un grand tour de France en auto ; et que, d’ailleurs, il n’aime plus l’auto, comme l’aimait Barnabooth1 : « Il y avait alors si peu de voitures sur la route que si l’on en croisait une, on avait envie de s’écrier : tiens, un confrère. »

J’ai retrouvé aussi un poème dédié aux plongeurs ; il date d’il y a 32 ans, avant la vogue de la vie sous-marine. C’est l’été ; cela amuserait-il, à titre d’exposition rétrospective, les Cahiers des Saisons ? Je vous l’envoie, à tout hasard2.

Votre ami,

PM.

1. A. O. Barnabooth, dandy milliardaire, personnage et pseudonyme de Valery Larbaud.

2. Aucun poème ne figure dans la lettre.

290 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 2 août 1962

Cher ami,

Si vous me donnez le taux d’acide urique dans le sang de Camille, je vous dirai comment la débarrasser de sa sciatique. J’en ai eu toute ma vie et crois m’y connaître un peu.

Vous dites que rien ne vous amuse plus. C’est vrai pour moi, mais pas pour vous. Quant à Hélène, tout l’amuse. Moi, je ressemble aux poissons de Paludes (ne pas écrire : « la stupeur opaque » des poissons, dit-il, se moquant de l’écriture artiste).

Je viens de mettre le nez dans deux énormes bouquins (je mets le nez, sans lire, je feuillette), La Guerre d’Espagne de l’anglais Hugh Thomas1, assez impartial ; et une 2e biographie de Joyce2 par Richard Ellmann (NRF3). Son dernier livre, Finnegans Wake4, est certainement d’un fou.

Un des officiers jugés, ces jours-ci, a dit au prétoire ceci, si juste : « Il n’y a plus de conscience ; il n’y a que des cas de conscience. »

Rencontré Dutourd. Me parlant de son prochain roman, Les Horreurs de l’amour, il m’a dit textuellement : « Je crois avoir fait, dans certains passages, aussi bien, mieux que Balzac et que Proust ! »

Vu Dominique Aury. Je lui avais promis Souvarov pour La NRF, mais je suis obligé de le réserver à La Revue de Paris, ayant, par inadvertance, donné à Écrits de Paris le « Jean-Jacques à Vevey », que j’avais aussi réservé à La Revue de Paris. Ce n’est pas du gâtisme, mais j’ai 3 maisons et mes archives sont toujours dans celle où je ne suis pas.

Pour en revenir à Joyce, je ne l’ai jamais rencontré que chez Adrienne Monnier ou chez Sylvia Beach. Il m’a paru très timide, très aveugle, très introverti. Comme Claudel, comme Saint-John Perse, il se considérait comme le plus grand écrivain vivant. Je crois qu’il restera comme une grande curiosité littéraire, un monstre libérateur, qui aura eu son utilité, mais pas le maître d’une génération ; c’était un artiste, mais plutôt un artiste musicien, beaucoup plus que littérateur. La destruction du langage, qui est son œuvre, correspond à la destruction de l’image par les peintres abstraits, trente ans avant : Gleizes5, Delaunay6.

Très touché que vous donniez mon poème à Brenner, mais le successeur de Julliard va-t-il continuer les Cahiers des Saisons ?

Je crois qu’un écrivain doit se confesser inconsciemment. Tout livre est une confession ; les seules qui m’intéressent sont les invisibles, les inconscientes. Ce que je crois (je n’ai rien donné, Grasset m’en avait parlé dès avant le 1er volume), ce sera aussi faux que les Mémoires.

Je retournerais bien à Seteais 2 semaines en octobre, mais, d’abord, je ne suis pas invité, et ensuite les vendanges dans la vallée du Douro, que je voulais voir, n’intéressent pas Hélène.

À vous,

PM.

1. Hugh Thomas, Histoire de la guerre d’Espagne, Éd. Robert Laffont, 1961.

2. James Joyce (1882-1941), écrivain irlandais qui s’était installé à Paris et y avait publié, grâce à Valery Larbaud et la libraire Adrienne Monnier, son Ulysse en 1922.

3. Richard Ellmann, James Joyce, Éd. Gallimard, 1962.

4. James Joyce, Finnegans Wake, suivi de Anna Livia Plurabelle, Éd. Gallimard, 1962.

5. Albert Gleizes (1881-1953), peintre et théoricien cubiste, membre fondateur de la Section d’Or et du groupe Abstraction-Création.

6. Robert Delaunay (1885-1941), peintre et initiateur de l’art abstrait en France, qui fit de la couleur la composante essentielle de son art.

291 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

3 août 1962

Cher ami,

Je ne crois pas que vous ayez une juste idée de la Poste ; ce n’est pas un paradis socialiste, c’est l’enfer. Enfer dont on peut s’évader, qui sera peut-être bientôt vide. Par miracle, les lettres arrivent encore, et assez ponctuelles. Est-ce durable ? Il y a des héros là-dedans. La receveuse de La Frette a pris sa retraite l’année dernière, mais pour entrer en clinique ; elle y avait laissé sa raison.

De ces employés des postes, qui ont à faire à un public impossible, on fait des banquiers. C’est eux qui versent toutes les allocations et retraites ; de plus, la Caisse d’épargne ; bien d’autres caisses. Ils sont personnellement responsables de leurs erreurs. Comment n’en pas faire, dans ce surmenage ? Aussi, les employés s’en vont. Tout cela pour des appointements dérisoires. On ne trouve plus à les remplacer.

J’en ai dit un mot dans l’un de mes derniers livres. « L’exploitation de l’homme par l’homme », c’est l’État. En tous temps, la société a demandé beaucoup trop. Elle est la grande inconsciente.

Les Allemands admiraient beaucoup les ouvriers français. Ils me l’ont dit souvent. Bien supérieurs à l’Allemand, on le sait. Les ouvriers russes ont fait pitié à ceux des nôtres qui les ont vus : la lenteur même. Mais où sont les ouvriers français qui étaient jadis les soldats de nos grandes armées ? Des Suisses, des Polonais, des Allemands. Qui a fait l’occupation de l’Allemagne en 45 ? Des Arabes et des Nègres. Qui remplit les grandes usines que je vois entre Argenteuil et La Frette ? Des Chinois, des Arabes, des Italiens.

Mon voisin, le tailleur, a 18 ouvriers ; tous italiens. Les employeurs payent ces étrangers le même prix que le Français. Simplement, le Français, on ne sait pas où il est.

J’ai eu des craintes au sujet des bruits sur la Seine ; cela viendra. Je serai encore épargné quelques temps. Il y a aussi le bruit dans les airs, de petits avions, très bruyants, qui volent bas. On est menacé partout.

Plus tard, on s’étonnera que des gens aient construit leurs maisons au bord de la Seine ; comme on s’étonne, aux abords de Paris, de ces rangées de maisons contre la voie du chemin de fer.

Les prix en Suisse et en France ? Difficile à déterminer. Il faudrait une minutieuse enquête. Pour nous, 15 jours à Glion sont plus coûteux que 15 jours à Menton ou à Roscoff, dans des hôtels du même genre. Tel ou tel objet est plus cher en Suisse, plus cher en France.

Brenner me dit que l’écrivain le plus admiré par Bernard Frank, c’est vous. Frank est l’homme le plus économe en admiration.

Jardin. Mon jardin est rutilant, et le sera jusqu’en novembre. Une fleur est jolie en soi (iris, delphiniums, glaïeuls, etc…) ; cela dure dix jours ; cela se cultive dans un coin, pour le salon et les vases. On fait un jardin d’été avec des fleurs laides en soi (du moins neutres) mais de couleurs vives, qui durent dix mois, plantées très serrées, formant des nappes de tons violents, bien disposées, un tableau de peinture abstraite. Votre jardin des Hayes ne convient pas à ce genre de peinture. Et puis il faut la présence, presque continuelle. Vous avez beaucoup mieux qu’un jardin ; vous avez « la nature », des arbres, la forêt.

Je doute que sur les pentes des vignobles (du côté de Chardonne) on ait arraché des arbres. Le sol qui convient à la vigne, ne convient pas aux arbres. Musset parle des « verts pommiers » ; ils sont encore là. Il y a quelques arbres, tous malingres. La vigne, ce n’est pas si laid. Et puis, elle produit les vignerons ; la plus belle race de Suisse.

La revue Finance, une revue que Camille lit, dit que Hachette va sans doute reprendre Julliard. Alors, il n’y aura rien de changé. Cela convient à Hachette de perdre de l’argent.

La sciatique de Camille, c’est secondaire en ce moment. Quand elle recommencera à s’en plaindre, je vous donnerai son taux d’acide urique. La grosse affaire, c’est l’arthrose. Cela va être mieux éclairé à Roscoff.

J’ai toujours su me préserver, par avance, et d’instinct de ce qui n’était pas fait pour moi. Jamais lu une ligne de Joyce. Quelques pages de Kafka m’ont suffi. Dites à Gide que « la stupeur opaque du poisson », c’est très bien. Un bon écrivain a tous les styles, tout lui est permis, tout lui est possible. Gide était un pauvre et, de plus, comme beaucoup de pauvres, prétentieux. Dutourd est un bon journaliste ; qu’il s’en tienne là. C’est déjà beaucoup.

Oui, vous avez trois maisons. C’est beaucoup trop.

Le jazz, la peinture abstraite, Joyce et Cie, c’est la fin d’un monde, visible comme au bord de l’océan.

Cette phrase de Barrès, citée par Massis : « Je n’ai jamais tenu qu’à une chose : la reprise de Metz et de Strasbourg. » Hélas !

Pour l’Afrique, je pense toujours à ce que j’écrivais à Fabre-Luce il y a trois ans. Il fallait « internationaliser » une affaire qui surpasse nos moyens : fourrer là-dedans Américains, Allemands, Italiens, etc…, et nous retirer avec des parts de fondateurs et quelques indemnités.

Votre

JC.

292 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 3 août 1962

Cher ami,

Je trouve curieux que nos langages (français, anglais, …) soient actuellement démantibulés par des écrivains, qui ont ceci de commun d’être des hommes de frontière : Ionesco, c’est la Roumanie ; Beckett et Joyce, des Irlandais ; Tzara1, juif de Kechinev ; il y a là comme une morsure, un grignotage de l’intérieur par l’extérieur, non ?

Les agriculteurs demandent que la terre soit à ceux qui la cultivent. Or, la moitié sud du pays repose sur le fermage, qui est exactement le contraire. À ce compte-là, les cordonniers pourraient revendiquer les chaussures pour leurs seuls pieds, les raffineurs, l’essence pour leurs voitures, à l’exclusion des autres, etc…

Claude Martine2 m’a dit : « Jacques Laurent est parfaitement heureux ; il ne possède rien ; n’ayant pas de besoins, il est comblé ; quand il lui faut de l’argent, il va chez Del Duca et dit : il me faut tant… Il n’a que le complet qu’il porte, et un cahier pour écrire. Son don verbal tient du prodige ; il peut dicter 6 heures, sans une rature. Il n’a besoin de personne. Je le regrette tous les jours, dit-elle. C’est la gentillesse, la bonté, la générosité, le charme même. »

Existe-t-il un produit qui, comme la chaux vive, brûle les ordures, à la campagne ? Je déteste les fumiers, surtout depuis qu’on a ces sacs, si propres et sans odeurs, des fumiers de synthèse. Mais vous êtes un citadin, avec poubelles, et ne saurez me répondre.

Je suppose pourtant qu’avec tous ces campeurs, on a dû trouver une issue à leurs ordures ? Inutile d’enterrer, les chiens et les chats viennent, la nuit, tout sortir.

Louis XV, puis l’Autriche (en 1799 et en 1848), puis l’Angleterre, quand ils ont utilisé les Russes dans la coalition, s’en sont toujours servis avec une prudence extrême ; explosif dangereux pour qui le manie. Il a fallu l’ignorance et la bêtise de Churchill et de Roosevelt pour les employer avec blanc-seing. Autrefois, les Russes étaient une sorte de légion étrangère inépuisable, mais qu’on avait soin d’endiguer, après usage.

Tout à vous,

PM.

1. Tristan Tzara (1896-1963), écrivain et poète francophone né en Roumanie, fut l’un des fondateurs du mouvement dada à Zurich (au Cabaret Voltaire, en 1916), avant de s’installer à Paris en 1920.

2. Claude Martine fut l’épouse de Jacques Laurent.

293 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 4 août 1962

Cher ami,

Il y a dans le Herald Tribune d’aujourd’hui un ravissant article qui a l’air d’une nouvelle de Mandiargues1 : au Musée naval de La Spezia est exposée Atalanta, une figure de proue qui porte malheur, car dès qu’on la voit on en tombe amoureux ; repêchée en mer, tout l’équipage du bateau sauveteur devint fou d’amour ; il y eut révolte à bord. Le gardien du musée de La Spezia, qui en avait la garde, se jeta à la mer. Pendant la guerre, un lieutenant allemand, Kuntz, la prit chez lui ; il se suicida pour elle et sa lettre est exposée au Musée.

J’en ai fini avec Le Nouveau Londres. J’ai expliqué Londres, l’inexplicable ; c’est une erreur ; les architectes modernes aussi l’expliquent, autre erreur. J’y ai fait plus que mon éducation ; Londres m’a fait : les bonnes choses, les premières solitudes, le respect des animaux, le sens des paroles non dites, les romans détectives, les sports, les primitifs, les tapis noirs de 1913, les chiens, les chevaux, les cigares, les statues de l’île de Pâques, du Bénin, du Mexique, des temples indiens, les bières, les homards, les soles, l’aquarelle, les courants d’air, le thé, l’avion, les premières nages, les fleurs, les habits, les laques, la pipe, tout cela je l’ai appris là-bas. Et j’y ai trouvé Hélène…

« Le duc de Gramont2 s’est éteint dans son château ancestral de Vallières », écrit aujourd’hui le New York Herald. Le duc du jour ! Ayant épousé une Rothschild, Vallières fut construit, avec l’argent de la banque, dans le plus pur style 1885. C’était un ami de Proust, qui aimait en lui le juif et révérait le duc. Chaque fois que Proust m’a fait dîner avec lui, Gramont (alors Guiche) le traitait avec une sorte d’affection dédaigneuse et amusée. Mais Guiche, c’était le salon Greffulhe (par sa femme3) ; donc, capital pour Proust. Joli homme (moins le nez, Rothschild), plaisant beaucoup aux femmes, savant (optique) pour salons ; repêché il y a deux ans, pour l’Académie, par Jules Romains, Dieu sait pour quelle combine !

J’approuve (une fois encore, une fois est coutume !) toute votre lettre du 3 août, sauf le sort de la receveuse des PTT, milieu que je connais mal. Mais à Houdan, une lettre mise à 17 heures, à 58 km de Paris, n’y est pas distribuée le lendemain matin à 8 heures ; ce qui ne se verrait ni en Suisse, ni en Angleterre. Oui, il y a des ouvriers français ; où sont-ils ? Pas faits pour les particuliers.

Votre science des jardins me plaît, car on sent l’expérience derrière, jamais la théorie.

Il fallait internationaliser l’Afrique du Nord, c’est certain ; il fallait faire, en tous cas, le contraire du Congo actuel.

Aux bruits de la campagne suburbaine, ajoutez la tondeuse à moteur.

Ce que vous me dites de B. Frank me console un peu, car chaque fois qu’un écrivain me dit : « j’ai tout lu de vous et m’en suis pénétré », je m’aperçois qu’il n’a aucun talent.

Londres avait un climat impossible ; mais c’était un « musée d’anomalies » (Emerson) ; le futur Londres européen gardera son climat, mais ressemblera à tout, même à ce qui est bien ; même en mieux.

Morte Marilyn Monroe4 ; cette vie de cinéma est « tuante » ; elles s’y brisent toutes, B.B. ou celle-là. Il faut les plaindre. Mais que la plus belle fille du monde ne trouve la paix que dans le suicide, cela en dit long sur le bonheur humain.

À vous,

PM.

P.-S. Je jette un coup d’œil dans l’énorme bouquin que Hugh Thomas vient de publier sur la guerre d’Espagne, chez Laffont. J’y vois votre ami Léon Blum, théoricien révolutionnaire, annoncer d’abord aux républicains espagnols qu’il marche à fond avec eux ; puis il rencontre Eden, qui lui dit ces seuls mots : « Soyez très prudent. » Aussitôt, pris d’une sainte frousse, il bat en retraite et n’ose plus que de très peu efficaces interventions. L’idéologie devant les réalités, c’est toujours comique.

1. André Pieyre de Mandiargues (1909-1991), écrivain proche du surréalisme, amateur d’érotisme, prix Goncourt 1967 pour La Marge.

2. Armand de Gramont, duc de Guiche (1879-1962), scientifique, qui avait publié en 1956 ses Souvenirs sur Marcel Proust.

3. Le duc de Gramont avait épousé en 1904 Élaine Greffulhe.

4. Marilyn Monroe, née en 1926, était morte le 5 août à Los Angeles. Paul Morand n’a donc pas posté sa lettre le 4 août.

294 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

5 août 1962

Cher ami,

On juge d’un mot, et ce mot n’est pas juste parce qu’il est trop bref. Si vous me demandiez : que pensez-vous de Lacretelle ? Je dirais : « Médiocre, il n’en restera rien. » Pour être équitable il faudrait en dire bien davantage. Une chronique de lui sera toujours de premier ordre ; cela n’est pas rien. C’est un esprit distingué ; c’est un homme bien. Et même, il écrit bien. Mais il ne mériterait pas un si long discours. On sera donc injuste.

Reçu de Jean Paulhan une lettre bien curieuse au sujet de Détachements. Il en a été fortement touché, on le sent. Peut-être un peu gêné. Il dit qu’il n’a pas voté la liste des écrivains maudits1. En effet. Il veut avoir été en prison lui aussi : trois jours2 dans une chambre, d’où l’a tiré Drieu, tout de suite. Sur Drieu : « Je ne l’ai pas assez aimé, pas assez admiré. »

Autre sujet : « Le destin qui semble conduire vos réflexions est une sorte de destin manichéen, où tout bien entraîne un mal équivalent, et tout mal un bien. Et toute décision, l’événement contraire. Ce à quoi les hommes d’État ne se résignent pas. » Autre sujet : « C’est curieux de lire aujourd’hui Détachements ; aujourd’hui que de Gaulle semble bien décidé à former une Europe franco-slave, et dont il sera le Charles Quint. » À quoi je lui réponds : « Il n’en aura pas la force, ni le temps. Ainsi pour tous les grands desseins. Seul, Delcassé, a vu le terme de son grand dessein ; il l’a eue, sa guerre. Je me figure que c’est l’Allemagne qui terminera l’affaire ; mais dans un autre sens. »

Que faire des détritus du jardin ? Il y en a qui sont féconds. Les feuilles, les herbes, tout ce qui se décompose, produit du terreau, matière précieuse, sans odeur. C’est à mettre dans un trou. Le reste, on le brûle. Feux dans la campagne, c’est le titre d’un roman de Jaloux3.

Je suis plus embarrassé avec nos monceaux de journaux. La cave est pleine. Personne n’en veut. Les brûler, c’est risquer de faire flamber La Frette.

Votre

JC.

P.-S. Camille n’a pas trop de cris, et de ses deux mains, pour applaudir à votre plongeon, se demandant comment cette splendide page n’a pas encore été publiée. J’ai compris ma sottise. Je n’avais pas vu que c’était un homme qui plonge. Facile à voir. On a des yeux ou on n’en a pas, pour telle ou telle chose. Si on n’en a pas, on est stupide sur ce point.

Brenner, revenant de Normandie, téléphone qu’il dînera à La Frette (bistrot) ce soir. Il aura votre poème ce soir.

1. Allusion au « Manifeste des écrivains français » publié dans Les Lettres françaises, 9 septembre 1944, dressant la liste des écrivains considérés comme ayant collaboré pendant l’Occupation. La liste sera complétée dans Les Lettres françaises du 16 septembre 1944 puis dans Le Figaro du 9 septembre 1944 (« Aux quatre vents »), qui précisera qu’une voix « s’était élevée au sein des juges », demandant de reconnaître à l’écrivain « le droit à l’erreur », celle de Jean Paulhan. Jacques Chardonne évoquait les 200 proscrits de la liste noire dans Détachements.

2. Jean Paulhan avait été arrêté et incarcéré à la prison de la Santé, en mai 1941, pour avoir abrité chez lui, rue des Arènes, la ronéo qui servait à imprimer le bulletin clandestin du Comité national de salut public, Résistance.

3. Il s’agit de Fumées dans la campagne, publié en 1918 (Éd. Plon-Nourrit).

295 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 11 août 1962

Cher ami,

Je suis content que vous ayez vu Marbella à temps ; des nouvelles que je reçois, il résulte que la lèpre estivale s’étend, comme le feu de l’Estérel : onze hôtels en construction, plus de terrains vagues, des boîtes de nuit comme à Saint-Tropez, et au joli marché, la queue ! Bref, un nouveau Torremolinos. La Méditerranée devient une piscine infecte.

Ici, le matin, j’arrache les mauvaises herbes et pousse la brouette ; le soir, je regarde la TV, entouré du chef, de la femme de chambre, du jardinier et de la gardienne : de sorte que je me sens à la fois manœuvre agricole et seigneur féodal.

Beaucoup estiment que la nomination à l’ambassade des États-Unis à Paris de Bohlen1, l’homme de Yalta, est une insulte à l’Europe tronçonnée et partagée par ses soins.

Reçu carte de Nimier, qui est en Bretagne, sa terre natale.

Les journées, depuis la nouvelle lune, sont admirables. 25 degrés, les gazons pas paillassons ; ni vent, ni orages. Nous avons l’eau de la ville, ce qui change toutes les conditions. J’ai raté mes phlox et mes dahlias ; c’est une culture qui, pourtant, me semble facile. Je dois avoir de trop vieilles plantes (3 à 4 ans) ou ne pas mettre assez d’engrais. Je lis des manuels de jardin anglais ; les cultures les plus simples sont d’une difficulté infinie : veut-on planter des lys, suivant leur nature (tigrés, orangés, etc…) ils veulent des terrains différents, une plantation à des profondeurs différentes, etc…

Ici, il n’y a aucun jardinier ; rien que des arboriculteurs, toujours absents, d’ailleurs, et invisibles, comme je vous l’ai dit.

À vous,

PM.

1. Charles Eustis Bohlen (1904-1974), diplomate, avait été en poste à Tokyo en 1941, à Moscou en 1953 et à Manille en 1957.

296 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

297 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 11 août 1962

Cher ami,

Le Gouvernement veut nationaliser l’agriculture. Gaulle a dit : « Comment gouverner un pays qui a 200 fromages ? » Mais c’est ça, la France ! Pourquoi en faire l’Amérique ? Toujours la grandeur : la fausse.

Marguerite Higgins, la plus intelligente rédactrice du New York Herald, cite ce mot de Malraux : « Comment voulez-vous que les Russes désarment ? Ils ont bien trop peur de la Chine. »

Chaque année le Midi brûle : les campeurs. Dans quelques années, il n’y aura plus qu’un paysage de charbon de bois.

Chapitre agricole ; les ordures (suite). Comment la chimie ne nous a-t-elle pas encore débarrassé des ordures et excréments ; au lieu d’une chasse d’eau aux WC, pourquoi n’a-t-on pas une chasse de poudre qui réduise tout cela, en un dixième de seconde, en une petite fumée ? Engraisser les terres, polluer les rivières, c’est le Moyen Âge.

Je relisais un manuel d’histoire américaine : la guerre de 1777, contre les Anglais, dura sept ans. Mais quels petits effectifs ; rarement plus de 30 000 hommes. Ce que je ne savais pas, c’est que parmi les Américano-Anglais, il y en eut plus de 60 000 qui ne voulurent pas, à la paix, devenir américains, et qui rentrèrent ou allèrent aux Antilles.

Le mouvement néo-nazi d’Angleterre n’est pas inattendu ; j’ai vu, en 1915 (ou 16), dans l’East End (de Londres) des saccages assez terribles de boutiques juives, à cause des noms allemands, mais, en réalité, de l’antisémitisme. Le débarquement d’Hitler, dans cette île qui a le goût des histoires de fantômes, avec vingt-deux ans de retard, c’est savoureux.

Je commence un récit historique dialogué qui se passe au Hanovre, au XVIIe siècle, pour la radio, en me servant d’un vieux projet, retrouvé dans mes papiers.

Déon m’a dit qu’il vous attendait à déjeuner à Paris ce vendredi. Comment l’avez-vous trouvé ?

Dois-je acheter les littératures de Clouard1 et de Pierre-Henri Simon2 ?

Hélène a des douleurs lombaires, probablement rhumatismales, ou osseuses, qui la font souffrir. Nous habitons partout des rez-de-chaussée ; je crois (bien que deux sur trois de nos maisons soient sur caves) que le contact direct avec le sol est malsain.

Tout à vous,

PM.

1. Henri Clouard, Robert Leggewie, Anthologie de la littérature française, New York, Oxford University Press, 1960.

2. Pierre-Henri Simon, Histoire de la littérature française au 20e siècle, Éd. A. Colin, 1956.

298 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

13 août 1962

Cher ami,

Les ordures : il faut se renseigner ; voir ce qui se fait dans ce genre dans les campings ; cela existe. Cela sera perfectionné. Comptez-y. Tout ce qui est du côté chimie, mécanique, n’ayez aucune crainte. Dans l’immense domaine de l’État, qui est la campagne que j’ai sous les yeux, sur une route vide, je voyais aller et venir un bizarre instrument : une voiture, qui filait à l’allure d’un avion ; je ne sais quel avion-auto. Nouveau, je pense. Dans cette France-là, en effet, ne demandez pas 300 sortes de fromages, ou 400 espèces de pommes comme dans ma jeunesse. C’est une autre France, et qui sera toujours autre. Le passé, le présent, l’avenir, on ne les voit pas. On est toujours à réinventer le passé ; cela s’appelle l’érudition. J’en ai une idée par les livres du jour, bien résumés, quand c’est Thérive qui s’en charge. Il paraît que le Paris avant La Reynie1, c’était un horrible cloaque ; la vie sous Louis XIV, affreuse. On a toujours gémi.

À propos des bons livres : la littérature de Henri Clouard (tome II) est la seule qui compte, la seule qui restera, pour l’époque. Inutile de l’acheter ; demandez-la à André Sabatier (Albin Michel, 22 rue Huyghens, Paris XIV), il sera flatté. Mais ne lisez pas la littérature de Simon, c’est médiocre. Critique médiocre, mais pas le pire. Il a paru cette année une demi-douzaine de grosses « littératures ». Vous y êtes bien traité. Mais toutes sont médiocres, sauf Clouard.

Voulez-vous une nouvelle de dernière heure qui aurait fait frémir Valéry : ce ne sont pas les gens de la Méditerranée (tous abrutis) qui ont conservé et nous ont restitué le génie grec et romain : ce sont les Celtes.

Sur Déon, je vous ai dit mon sentiment : un malheureux.

Ce ne sont plus les déchets et égouts de Paris qui sont déversés dans la Seine ; ils sont traités dans d’immenses usines que je vois, cachées dans les arbres, transformés en une eau pure. Reste des engrais. Et cela fait, ce domaine de l’État que je contemple, où les légumes poussent et mûrissent, en peu de temps (plusieurs récoltes par an), tout à fait insipides, nourriture des Parisiens, la France de demain.

Vos « papiers » sont assez riches ; vous en tirez toujours quelque chose. Vous avez toujours un peu de travail à faire. Je vous envie. Un peu, il en faut.

À vous,

JC.

1. Gabriel de La Reynie (1625-1709), premier lieutenant général de police de Paris en 1667, organisateur de la police et de l’hygiène publique dans la capitale, notamment par la suppression de la cour des Miracles.

299 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Les Hayes, 14 août 1962

Cher ami,

Deux cures par an à Roscoff : c’est un succès. J’espère que vous serez aussi bien qu’en mai, à l’hôtel.

Avez-vous lu La Vie rêvée de Bastide1, dont on me dit du bien ?

En lisant le dernier Robert Poulet, sur un livre de P.-H. Simon2, j’ai mesuré la profondeur du changement apporté à la sensibilité française par les démo-chrétiens. P.-H. Simon, c’est Fribourg, c’est-à-dire le déisme de Jean-Jacques gauchi du côté du Christ, à mi-chemin entre Rome et Luther, entre la déesse Raison et l’Immaculée Conception, devenue le Progrès, l’humanité Progrès. Accuser Pascal de « pessimisme aristocratique et conservateur » est d’une cuistrerie sublime ! Poulet a raison : cette critique est à la littérature ce que les Salons de Diderot sont à la peinture. L’art, c’est, pour eux, zéro, et pour nous, tout. J’aime mieux l’impératif communiste que la dictature vaseuse de l’esprit par cette démocratie chrétienne. Le pion-curé, le cuistre, non plus bénédictin, mais Frère de la Doctrine chrétienne, je le vomis. Diderot, quand il ne pensait pas, vous sortait Le Neveu de Rameau ; eux, rien. Et dire qu’un talent comme Mauriac peut respirer là-dedans !

À la TV hier, un portrait de Max Jacob3, se terminant, bien sûr, par un couplet sur les enfants juifs emmenés dans les chambres à gaz en Allemagne, alors qu’il est mort d’une pneumonie à Drancy. Ce chantage n’est pas tolérable. Si j’avais, à cette époque, été averti du danger, j’aurais été le premier à Saint-Benoît sur Loire4 et, lui évitant Drancy, l’aurais installé à la maison ; mais j’étais en Roumanie et personne ne m’avait parlé de lui. Comme Irène Némirovsky5 ; quand Hélène a été trouver, pour elle, la Gestapo, il était trop tard, elle était déjà partie en Allemagne ; son mari ne nous a pas avertis à temps.

Je lis un roman policier anglais qui se passe à Paris, pour admirer la couleur locale : la porte Saint-Martin y est le centre de clubs de nuit, où des ventilateurs électriques nettoient l’air (comme à Hong-Kong) ; un des héros habite 645 (!) avenue Montaigne, où l’on entre, en frappant à un heurtoir de cuivre, comme à Londres. Un autre personnage fait la guerre contre les Riffs prenant une montagne pour un tube ; il est en garnison dans une ville nommée Maroc. Et l’auteur du livre, The Waxworks Munder, Dickson Carr, est très connu.

Vous peignez très bien le cas Déon. À la rentrée, j’espère que je vous verrai plus que ce printemps. J’avais espéré vous retrouver à Glion, en fin septembre, mais non… Mille pensées à Camille, qui ne valent pas les siennes. Et merci pour Brenner. La seule chose amusante de ce poème, c’est qu’il a 32 ans. J’y chantais ce monde sous-marin qui, depuis, a fait une belle fortune littéraire.

Tout à vous,

PM.

1. François-Régis Bastide, La Vie rêvée, Éd. du Seuil, 1962.

2. Critique littéraire au Monde, Pierre-Henri Simon s’était élevé contre la torture en Algérie en 1957. Il sera élu à l’Académie française en 1966.

3. Max Jacob (1876-1944), poète né à Quimper, ami de Picasso et d’Apollinaire, converti au catholicisme.

4. Entre 1921 et 1928, puis à partir de 1936, Max Jacob s’était retiré à l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire, où il est arrêté par la Gestapo en février 1944.

5. Irène Némirovsky (1903-1942), écrivain russe de langue française, découverte en 1929 grâce à son deuxième roman, David Golder, publié chez Grasset. Paul Morand avait fait publier des nouvelles d’elle chez Gallimard.

300 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

15 août 1962

Cher ami,

Rater des dahlias, ce n’est pas permis. Ils poussent partout, sans aucun soin. Les phlox c’est plus délicat ; il y a des jardins qui ne leur plaisent pas, le mien par exemple. Aussi je les ai bannis depuis longtemps ; plantés pour la [mot illisible] humide, plutôt. Il y a des lys de sortes bien diverses ; je m’en tiens au lys royal blanc, très beau. Il vient facilement, par groupes de six, rapprochés, avec un peu de sable mêlé à la terre. Le lys ordinaire ne se manifeste qu’après deux ans.

Le jardinier, c’est une espèce disparue ; comme le serrurier ; bien d’autres.

Nous avons plus de vent que vous, je crois (on sent l’océan tout près), et un peu trop d’avions dans le ciel.

Après le déjeuner Déon, nous sommes allés à un cinéma voisin. Ce jour-là, Camille pouvait marcher un peu mieux. Nous n’allons jamais au cinéma. Camille a fait cette remarque (elle n’en fait jamais, cette muette) que je trouve juste : le cinéma est indiscret ; il fait violence à l’être ; ses images s’impriment trop fort dans l’esprit ; cela suffit pour détruire une société.

Je vous recommande Candide de ce matin. Une grande page sur la libération de Bordeaux, par Robert Aron1, homme très bien. C’est la réplique de mon récit sur la libération de Cognac. Je connaissais tout cela. Bordeaux, Cognac, Limoges furent libérées (et restées intactes) dans des colloques, chez des gens de ma famille. Celui qui a tout fait à Bordeaux, et que Bordeaux appelait « l’oncle Louis », c’est un oncle à moi, Louis Eschenauer. Dire que j’ai connu sa mère ; que je suis vieux !

Regardez les photos de cette page. Louis Eschenauer, et celle d’en face ; photos qui me plaisent. La figure du bas, horrible ! Tous les défauts, dans cette tête-là.

L’Allemand qui a consenti à tout cela risquait sa vie. Aron le fait remarquer. Un seul détail manque. Sitôt Bordeaux libérée, par bonne volonté, et laissée intacte, on a mis Louis Eschenauer en prison (le libérateur), où il est resté deux ans, et y est mort.

Cela ne sera jamais pardonné.

Votre

JC.

1. « Comment Bordeaux ne fut pas détruite », Le Nouveau Candide, 15-22 août 1962.

301 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Paul Morand, Lampes à arc, Éd. Au Sans Pareil, 1920.

302 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

17 août 1962

Cher ami,

La fort intéressante Année balzacienne, que publie Garnier, m’apprend que Balzac ne mêlait pas les jaunes et les blancs, en battant l’omelette ; il les traitait séparément (comme dans les soufflés), disant que cela donnait de l’onctuosité. Je vais suggérer cela à mon chef, sans toutefois m’y essayer, car il entre en fureur si j’approche de la cuisine.

Nous partons le 28 pour Vevey, après un déjeuner chez Fabre-Luce, à La Rivière ; je m’arrêterai en route à Saint-Honoré-les-Bains, voir comment on y traite l’asthme. Je ne connais, pour ma part, qu’un remède : vivre à 1 200 m.

Vous êtes encore à La Frette ? Ma lettre d’hier, je l’envoyai à l’Hôtel d’Angleterre, à Roscoff.

Lu Candide ; votre parent a été mis en prison pour avoir fait rater à la Résistance la destruction de Bordeaux. D’ailleurs, en août 40, toute l’ambassade de France à Londres disait : il faut que Paris ne soit pas proclamé ville ouverte, mais qu’on s’y batte, maison par maison. Le clan Churchill-Spears applaudissait. J’étais mis à l’index pour oser dire le contraire ; et déjà traître !

En 1799, Souvarov libère l’Italie ; les Italiens, qui venaient de se vautrer aux pieds des armées françaises, se retournent, achèvent les blessés, égorgent les solitaires, arrachent les arbres de la liberté qu’ils avaient plantés en grande pompe. Dans ces retournements, toutes les plèbes valent les Italiens. Les grands hommes s’en servent, mais (à juste titre) pleins de mépris pour elles.

Merci pour les parcelles de votre science horticole. Je croyais les phlox à toute épreuve, vous me consolez.

Nos petits amis de La Table ronde, qui avaient déjà vendu 60 000 Soustelle, vont être contents de voir l’affaire rebondir, après l’arrestation en Italie1.

J’écris pour la radio un drame historique dialogué qui se passe au Hanovre, au XVIIe siècle, Sophie de Zell. Souvarov passera le 1er octobre à La Revue de Paris2 ; je suis sûr que le personnage vous amusera ; tellement russe d’avant les voyages dans l’espace.

Pour exprimer les correspondances entre microcosme et macrocosme, en mimétisme, le poète anglais Francis Thompson3 a cette image : « Je ne peux toucher une fleur sans déranger une étoile. » Ce Francis Thompson était, avec Housman4, le grand poète de mes années 1908, à Oxford, où j’avais pour ami James Elroy Flecker5, autre poète, mort jeune ; j’ai retrouvé ces jours-ci une traduction que j’avais faite alors du Lévrier du ciel.

Tout à vous,

PM.

1. Jacques Soustelle (1912-1990), ethnologue, député, ministre, gouverneur général de l’Algérie, exilé en Italie en 1961 sous le coup d’un mandat d’arrêt, amnistié en 1968, élu à l’Académie française en 1983.

2. Paul Morand, « Le général Souvarov », La Revue de Paris, octobre 1962.

3. Francis Thompson (1859-1907), poète et essayiste.

4. Alfred Housman (1859-1936), poète anglais.

5. James Elroy Flecker (1884-1915), poète d’inspiration parnassienne, mort de la tuberculose.

303 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

20 août 1962

Cher ami,

Rien de plus doux et lumineux qu’un beau jour, inséré dans une suite de jours pluvieux, et grand vent.

Je me demande pourquoi le nom de Chamfort1 existe, pourquoi il a une petite place dans la littérature. C’est nul. Est-ce pour son affreux suicide manqué2 ? À quarante ans, il a décidé d’être vieux, et s’est retiré de tout. Ce moment ne vient que trop vite, aujourd’hui, vers 80 ans. Quel est le remède ? Le mal, c’est le même pour tous. J’ai fait une enquête. C’est l’ennui, jusqu’au tragique. La femme s’ennuie moins parce qu’elle a quelque besogne dans la maison. Il ne faut compter sur aucun plaisir. Reste le mouvement. Rostand a son laboratoire. Vous aurez vos restes d’athlète. Et puis vous pourrez toujours écrire sur n’importe quoi ; ce sera toujours très bien. Le talent reste. Le talent, c’est justement pouvoir écrire n’importe quoi ; et cela chante, et cela brille. Hugo a eu du talent jusqu’à la fin ; et peut-être le meilleur. Le talent n’a pas besoin de « sujets ».

Je m’avance dans le désert. J’ai été amené à relire Chimériques3. C’est très bien. Je n’ai fait aucun progrès depuis. Chimériques, c’est Détachements en roman, écrit à la même époque, à Vaucresson, pendant que l’on m’examinait à Versailles, au tribunal, examen qui a duré deux ans4.

Demi-Jour, qui est terminé, que je publierai dans deux ans5 (cela me tient compagnie), c’est bien. Fortement composé, c’est une œuvre. Mais c’est la dernière. Je ne pense pas faire deux fois le même livre. Un livre, pour moi, c’est une certaine structure originale et fondamentale. Cela, c’est fini. Alors, tout est fini.

Une carte de Nimier, venant de Bretagne. Deux mots ; il ne dit rien, avec tout l’esprit qu’il peut. Ce que je reproche à Nimier, c’est de dire : je ferai ceci, et de ne rien faire. Manque de sérieux.

À vous,

JC.

1. Sébastien Roch Nicolas, dit Nicolas de Chamfort (1740-1794), moraliste, élu à l’Académie française en 1781.

2. Sachant qu’il allait être arrêté, au moment de la Révolution, Chamfort avait tenté de se suicider en se tirant un coup de pistolet, ne parvenant qu’à se crever un œil, puis en se tranchant la gorge.

3. Jacques Chardonne, Chimériques, Éd. Albin Michel, 1948.

4. Chardonne avait été emprisonné à Cognac en septembre 1944. Le Comité national des écrivains, chargé de l’épuration dans les lettres, avait interdit ses livres de publication et l’avait relevé de ses fonctions d’éditeur, mais en 1946 le tribunal de Versailles statuera un non-lieu, grâce aux témoignages de son fils Gérard Boutelleau, résistant, et de Jean Paulhan.

5. Éd. Albin Michel, 1964.

304 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Arthur Koestler (1905-1983), écrivain (Le Zéro et l’infini), journaliste (emprisonné pendant la guerre d’Espagne) et essayiste anglais d’origine hongroise, partisan de l’État d’Israël et antistalinien.

2. Jean Bruller, dit Vercors (1902-1991), écrivain, avait fondé clandestinement avec Pierre de Lescure les Éd. de Minuit où il publia en 1942 Le Silence de la mer.

3. À cette lettre, Paul Morand avait joint le texte ci-dessous :

« Le rapprochement franco-allemand est loin d’être un fait accompli. Ce qui existe (je m’en suis rendu compte dernièrement au cours d’un voyage en Allemagne) c’est un rapprochement berlinois-parisien. Ce sont les Mayer de Kurfurstanden qui sont contents de retrouver leurs cousins Mayer de la rue du Sentier. À l’heure actuelle, la France déteste l’Angleterre, hait l’Amérique, redoute la Russie, méprise les nations méridionales : c’est ce que la plupart des gens nomment l’amitié franco-allemande.

» Et d’abord, de quelle France parle-t-on ? Il y en a deux, celle du Nord, poétique, religieuse, germanique, celtique, corporative, franque ; celle du Sud, latine, athée, levantine, politicienne et versificatrice. De quelle Allemagne ? Munich, très 1875, Hambourg et les milieux hanséatiques, encore très 1900 ou Berlin, très, trop 1950 ?

» S’aimer, hors de la famille ou du lit, c’est très long et très difficile. Je crois que, sauf des groupements locaux et temporaires d’instincts, les peuples continueront de s’ignorer ou de se mal comprendre, à moins de catastrophes européennes ou universelles, ou à moins de révélations supraterrestres, toujours possibles : création artificielle de la vie, découverte de la quatrième dimension, TSF avec les planètes ou avec Dieu.

» Toutes les divergences entre deux peuples se ramènent à une : la différence de langage. Grâce à la radio, l’usage d’une langue universelle est prochain. Il est possible que ce soit l’anglais et que les Allemands et les Français s’aiment dans cette troisième langue.

» Je ne vois qu’un trait commun entre nos deux pays : c’est le goût profond et gratuit du travail. Les Latins et les Orientaux ne travaillent que pour manger ; les Anglo-Américains pour être riches. L’Allemagne travaille comme une femelle, avec ordre, courage, abondance, dégoût du gâchis, optimisme et foi dans ses maîtres ; la France travaille en mâle, avec ingéniosité, envie, avarice et désespoir.

Paul Morand, Français. 23 août 1929 »

4. Dans le coin supérieur de cette lettre, Paul Morand avait indiqué : « À recopier, à garder, à envoyer à M. A. Kuckenberg, 38 rue Chevert, avec lettre ci-jointe. »

305 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

22 août 1962

Cher ami,

Dans un récent Paris-Presse1, un journaliste, qui a vu Cocteau, reproduit la conversation, et à tout moment s’écrie que c’était merveilleux ! quel homme ! Or ce qu’il relate, ce n’est rien du tout ; les propos les plus insignifiants. Il est victime du prestige de l’acteur. Cocteau joue ce qu’il dit ; il y a la figure, la voix, le costume. Bonnard avait plus d’esprit, mais cela ne se voyait pas. Il y est question (mon dentiste me l’avait dit) de la maigreur de Madame Weisweiller. Elle semble mourante.

Je vais peut-être rabâcher : Caracalla m’écrit de Saint-Palais qu’il lit « l’admirable Fouquet ». Il découvre que, pour la première fois de l’année, en vacances, il peut lire, la tête assez fraîche. À noter que, maintenant, ce sont les hommes qui lisent, pas les femmes. Ils n’ont que quelques jours dans l’année.

Dans Candide, Haedens dit : « Un grand écrivain de notre époque a dit : Tout vous est donné par l’opinion sincère de cinq ou six personnes de haute classe. Le reste, ce n’est rien. » Cet écrivain que je connais a bien raison.

Téléphone d’Hélène. Il paraît que des lettres m’attendent à Roscoff. Nous y serons le 25.

Et vous partez pour la Suisse. En somme, vous êtes un papillon. Je suis une larve. Ne vous en plaignez pas, ni Hélène. L’immobilité, c’est la mort. Mais il faut une forte tête pour bouger.

Nous n’irons pas en Suisse cet automne. Temps incertain à cette époque et puis économies. J’ai fait de grandes dépenses dans mon jardin, pour me clore davantage, me cacher de mon voisin : barrière d’ifs en grand nombre, buis (hauts) à grandes feuilles, très coûteux. En somme, je suis très bien chez moi ; reste à m’y plaire. Sur la Seine, je n’ai pas les mêmes bateaux que Fabre-Luce. Ils sont plus nombreux que jadis, tout aussi plats, d’une curieuse variété, venant de tous pays. Tout cela est fragile. On est menacé, partout. C’est comme la santé.

À vous,

JC.

1. Edgar Schneider, « Quand Cocteau prend la défense de Soraya », Paris-Presse, 22 août 1962.

306 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

P.-S. Vous allez dire que mon papier à lettres est ignoble, et vous aurez raison. Mais l’humidité de l’hiver colle toutes les enveloppes avant que j’aie écrit.

1. Emma Bardac Moyse, que Debussy avait épousée en 1905.

2. Louise Cahen d’Anvers, née Louise de Morpurgo (1845-1926).

307 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

308 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Hôtel d’Angleterre
Roscoff, 27 août 1962

Cher ami,

J’ai eu la surprise de retrouver (malgré la fatigue de fin de saison et l’affluence) la bonne cuisine du mois de mai. Elle tient d’abord à la matière première. Elle m’a rendu un peu d’appétit. Cet hôtel d’Angleterre est bien de France. Il n’y a que la cuisine qui soit bien. Le reste, rudimentaire. Il fait assez froid.

Le premier livre de Denis de Rougemont1 avait pour titre Penser avec les mains. On pourrait le dire de Bagot : des doigts magiques, pour trouver le point où un rhumatisme se déclare. J’en ai un qui vient de naître, et que je ne soupçonnais pas.

Retrouvé ici quelques gens de l’an passé. Le comte de La Baume, grand propriétaire près de Montélimar, assez agréable. Le type de l’homme bien, et cultivé. Il lit Le Monde. De la littérature actuelle, il ne sait rien. Il ne lit pas un roman, pas un critique, ne connaît pas un nom. Ainsi dans toute la France. Les quelques livres qu’il lit sont des livres sur l’histoire de notre temps. La littérature c’est fini. Il s’agit d’instruire, alors que l’on ne sait rien. Dans l’ensemble, société nerveuse, presque malade. Si l’on vous dit un mot, que ce soit à voix basse. Ne pas prononcer le nom de Gaulle. Ce serait très vite une émeute. Les cris viendraient de la gauche, comme de la droite. Toutes les opinions sont extrêmes ; en vérité, un peu folles. Il y a ici une cousine de De Gaulle ; elle ne sait où se cacher. Il y a des gens que je connais depuis quatre ans. Physique immuable, malgré les maladies. Ce sont les jeunes filles qui vieillissent vite ; défigurées en trois ans.

Matthieu Galey et Brenner arrivent demain. Je leur ai offert trois jours à Roscoff, dans une auberge. Matthieu Galey a des rhumatismes. Bagot va l’éclairer et il partira avec ces lumières. Brenner n’a jamais vu l’océan. Cela m’amusera de le présenter. Ainsi, il se reposera trois jours, ce qui ne lui arrive jamais. C’est assez dur d’être jeune, quand on est pauvre et sérieux.

Demi-Jour paraîtra en février 1964, pour mes 80 ans. Ma dernière œuvre, et qui est à votre gloire. En même temps, paraîtra, avec une longue préface de Brenner, Catherine, un roman que j’ai écrit à 22 ans, découvert cette année et que j’ignorais. Comme on peut s’oublier ! Et ce sera fini ; du moins mon œuvre.

Votre

JC.

P.-S. Votre lettre du 24. Il faut voir aussi ce que Clouard dit de vous en différents endroits. Je ne pense pas que ce soit, dans l’ensemble, un bon jugement. Il n’y en a aucun sur vous. Il y en aura un, le mien, qui suffira.

Il vous est arrivé des choses très particulières. Vous avez été l’écrivain le plus célèbre vers 1925. Trop de lumière, tout de suite, à la fois. Il faut quarante ans pour s’en remettre. Cette trop vive lumière a aveuglé tout le monde. Giraudoux en a profité. On vous a vu dans un faux jour, à travers des partis pris. À présent, peu à peu, la jeune génération s’en aperçoit, Frank en premier. On révise tout ; attendez encore un peu. De lui-même, Clouard s’en avise. Et Paulhan, et bien d’autres.

Les écrivains à grand succès prompt disparaissent vite. De Duhamel, il ne reste plus rien ; etc… Dès à présent, vous êtes sauvé. Vous le devez à la génération présente, et il faut bien le dire aussi, à vos œuvres depuis 1945. Non pas qu’elles soient tellement meilleures que les meilleures de jadis, mais elles ont tout consolidé.

À présent, je vais vous scandaliser ; et sans aucun ménagement. Tenez-vous bien. Les grandes dames juives, derrière les grands hommes dont vous parlez, étaient (sauf le cas de Maupassant) des femmes très intelligentes et d’envergure.

Les juifs (les hommes surtout) sont, de beaucoup, les gens les plus intelligents de cette terre. Quand ils régnaient en Espagne, occupant toutes les places, l’Espagne était une grande nation. Grande matériellement, prospère, et en même temps, liée à cette prospérité, une grande époque des arts. Ils ont chassé tous les juifs. Restait l’Espagnol paresseux. L’Espagne est tombée à plat ; elle ne s’en est jamais relevée.

Votre idée sur les juifs n’est pas de vous ; ce n’est pas un jugement personnel, c’est un tic, une idée de caste, une idée apprise. Celles auxquelles on tient le plus ; rien de plus tenace et virulent que notre « moi » qui n’est pas « personnel ». Les idées vraiment « nôtres », on n’est jamais sûr.

C’est le seul travers que je vous connaisse.

1. Denis de Rougemont (1906-1985), écrivain et philosophe suisse francophone, personnaliste, tenant d’un fédéralisme intégral, fondateur avec Emmanuel Mounier (1905-1950) de la revue Esprit en 1932.

309 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

310 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 28 août 19621

Cher ami,

Hélène qui relit Le Pour et le Contre2, de Lacretelle, dit : « Curieux type : mélange de convention et de cynisme. »

30°, les vaches meuglent devant des auges sans eau.

3 millions de Français reviennent ici, ce soir, de vacances austro-suisses, à moitié prix de la France.

Les pyroscaphes antiques du lac penchent d’un côté, du côté des admirations ; ils forment dans le paysage une symphonie très Manet, laqué blanc, aigue-marine de l’eau brassée, et bleu brumeux du lac ; quelques gouaches de mouettes.

Merci pour l’interview Nourissier ; curieux et aimablement perfide.

Votre rhumatisme : réaction entre le sel et les premiers froids. Vous étiez parti un peu plus tard. Et deux fois l’année, pour quelqu’un de pas entraîné, c’est trop.

Un couple d’amants : le mari se suicide, l’épouse de l’autre se tue ; les amants, mis en face d’un avenir aplani, ne peuvent plus se supporter. L’amante fut la première à ne plus aimer. La petite amie de Porto-Riche3 tombe amoureuse d’un jeune homme ; elle l’annonce ainsi à son vieil amant : « Il vient de nous arriver un grand malheur : je suis amoureuse. »

À vous,

PM.

P.-S. Nourissier, très putain, déclare que nous, les vieux, faisons des avances aux jeunes ; il omet de dire qu’étant recruteur d’auteurs, soit pour maison d’extrême droite (Carbuccia), soit pour Grasset, soit pour des revues (La Parisienne, etc…), il nous recherchait et nous caressait ; pour commencer, les avances venaient de lui.

Si vous souffrez trop, prenez de la butazolidine, après avoir vu un médecin.

1. Lettre publiée dans les Cahiers Jacques Chardonne, no 13, 1990.

2. Éd. Milieu du Monde, 1947.

3. Georges de Porto-Riche (1849-1930), écrivain, élu à l’Académie française en 1903.

311 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Roscoff, 29 août 1962

Cher ami,

Reçu toutes vos lettres. Notez que Roscoff est dans le Finistère.

Bagot a sûrement un bon œil pour les rhumatismes. Il a vu le point pour Camille et prétend le guérir. Il se trouve que j’ai un rhumatisme naissant (ma première maladie) que j’ai pris en mai à Roscoff. Il va s’en occuper. Il est certain en tous cas que Roscoff réjouit mon être physique. Il suffit pour moi d’y arriver.

J’ai passé des années à Saint-Honoré1, soignant alors ce que l’on appelait trachéite, et je m’en suis trouvé bien. Ce sont des eaux assez douces (La Bourboule, en doux). Surtout indiqué pour les enfants. L’asthme ? Je crois que c’est psychologique. Inguérissable. À Saint-Honoré, il y a de beaux arbres ténébreux.

Une particularité du wagon-restaurant, c’est que des gens venus de partout se trouvent à la même table. Quelquefois, il y en a un d’intéressant. Il n’a rien dit, on le découvre à la fin du repas et on parle pendant trois heures. Du moins, moi je parle. C’est la seule façon d’interroger les gens. Ils ont une façon, nuancée, de dire oui ou non, tout ce qu’ils osent dire. Alors, ils ont dit tout, sans le savoir.

Ma journée dans le train (Paris-Roscoff) fut occupée par une de ces confessions. L’homme, indéfinissable. Longtemps, je n’ai pu démêler de quelle nationalité. Il revenait d’Allemagne. Il faisait partie de la seule internationale qui existe : celle des gens du monde. Ils se ressemblent tous. C’est un Hongrois. Sûrement assez grand personnage dans son pays, jadis. Connaissant bien la famille d’Hélène, et vous-même. De vous, vos livres.

C’est moi qui parle ; lui se livre dans les nuances du oui. Je dis : « Les Russes ne feront jamais la guerre — Jamais dit-il énergique. Les Russes ont peur — Oui — On leur a fait peur trop souvent, c’est mauvais — Oui — Il faudra un siècle pour réparer cela — Oui — Vous représentez, vous et les nations asservies, leur ceinture de protection ; cette ceinture les accable ; ils ne demanderaient qu’à s’en débarrasser — C’est probable — Il faudra un siècle. Je crois les Allemands à jamais usés — Je le pense aussi. »

Il m’a dit que les choses allaient mieux en Hongrie depuis la Révolte. C’est bien pire en Roumanie.

Enfin, il m’a dit : « Êtes-vous français ? » J’ai dit : « Je suis de partout ; du pays où l’on ne croit à rien, sauf à la bonne prose. »

Votre

JC.

P.-S. Je ne lirai pas La Vie rêvée. On s’est trompé, je crois. Giraudoux est unique, c’est là son excuse. Il ne faut pas recommencer.

Intéressant votre discours sur l’Allemagne (l’ouvrier).

1. Saint-Honoré-les-Bains, commune de la Nièvre dans l’arrondissement de Château-Chinon.

312 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 29 août 1962

Cher ami,

On a l’impression que l’Occident est plein. Je rêve avec nostalgie à la crise de 32, où on montait dans les trains, où l’on descendait dans les hôtels sans retenir sa place, où, comme l’écrivait Larbaud, on avait envie de saluer les rares automobilistes qu’on rencontrait sur les routes, comme des membres de la famille. Je rêve d’une maison abandonnée, comme dans les romans de Régnier1. Les Hayes étaient ainsi ; aujourd’hui j’ai des voisins riches, qui y passent le week-end, étant le reste de la semaine en Californie ou en Nouvelle-Zélande ; ce ne sont que tondeuses à gazon pétaradantes et toutes les nouveautés des salons agricoles ; les meubles de jardin ressemblent à l’étage horticole de Primavera ; il ne manque (je l’attends) que la brouette peinte en blanc, avec des géraniums dedans.

Il y avait encore, au-dessus de Collioure, ou dans la Montagne Noire, quelques villages déserts ; la TV nous les montre pleins de chantiers de jeunesse qui s’activent à les rendre à la vie.

Je ne reproche pas au monde d’éclater de vie, de beauté, de jeunesse. Je lui en veux seulement d’être si bête dans son éclatement. Ne peut-on éclater intelligemment ? C’était si beau, la faillite, l’herbe entre les pavés, les foins qui restaient sur place ; maintenant, on refuse du monde partout. Et, en fait de faillite et de mort, je n’aurai guère que la mienne, à offrir à un monde gavé et survolté, avec primes de natalité.

Hier, en plein Jura, dernier désert, nous nous sommes arrêtés, au-dessus de Poligny, dans une vieille ferme restaurée, tenue par un Anglais qui fait l’aubergiste : Military Cross, Légion d’honneur, excellent français, bref le type de l’agent de l’Intelligence Service en retraite. À l’office, il y avait 6 femmes, de tous les âges, épluchant les légumes : une scène de mon enfance. Cela, parce que le pays est encore pauvre et sans communications. Un proverbe chinois dit : « Une femme laide est un trésor dans la famille. » On pourrait dire, de même : « Une province pauvre est un bienfait pour les poètes. »

À vous,

PM.

P.-S. Bien reçu vos premières roscoffiennes. La nièce, « qui ne sait plus où se fourrer » nous a bien amusés.

La rivière, hier matin, dans une brume de journée chaude, avec la Seine vert-bleu, les arbres gorgés d’eau, une forêt qui, elle, ne brûle pas trop (il n’y avait qu’un incendie) était admirable. Alfred2 a raison : c’est le matin qu’il faut voir la forêt. C’est ce que je dis, quand je refuse de monter à cheval à la fin du jour, sauf que c’est l’heure où les cerfs et les biches sortent du hallier.

J’attends Demi-Jour avec impatience et, en attendant, relis Détachements.

1. Henri de Régnier (1864-1936), romancier et poète symboliste, membre de l’Académie française.

2. Fabre-Luce.

313 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

P.-S. Ce qui a dû ravir de Gaulle, dans son actuel voyage1, c’est de pouvoir enfin humilier une Angleterre qui attend justement que la France et l’Allemagne décident de son avenir. Il doit se venger, tel qu’on le connaît, en cette journée du 3 septembre, de toutes les humiliations à lui imposées par Churchill, de toutes les couleuvres avalées pendant quatre ans, de deux débarquements faits sans lui en 42 et 44. Le gros éléphant ne pardonne jamais. Et Gaulle de célébrer cette première rencontre franco-allemande « dans la dignité ». Ce qui veut dire : la précédente, Pétain-Hitler, c’était dans l’indignité. Mais où est la dignité d’un Adenauer vaincu ? Car la défaite a changé de camp, mais il y a toujours un vaincu, en cette affaire !

1. Du 4 au 9 septembre, le général de Gaulle avait visité plusieurs villes allemandes.

314 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 4/5 septembre 1962

Cher ami,

Dans les vieux ménages (c’est connu), les conjoints finissent par se ressembler, ou par accentuer leurs divergences. Hélène et moi avons choisi une troisième voie : chez nous, il y a eu échange de caractères. Je l’ai connue introvertie, fermée, sans contacts avec l’extérieur ; et moi, tout le contraire, extraverti en diable, dispersé, ouvert à tout, offert à tout. Un demi-siècle après, ou presque, c’est elle qui s’intéresse à la vie, adore la société, accepte la jeunesse et est d’elle acceptée, toujours passionnée (pour ou contre) par le présent, et moi, refusant, replié, pessimiste, anti-social, etc… Je ne vous raconte ça que parce que vous êtes l’écrivain du couple.

Chaque génération a ses prénoms, son argot, ses tics, ses parfums ; les Nadine de 1930 sont devenues les Nathalie de 1960 ; le Trèfle incarnat Piver 1900 a été suivi par Moustache (Rochas), puis par le 5 de Chanel (ce n’est pas une adresse de bordel) ; le Madame la marquise de 1930 par Le Clair de lune à Maubeuge ; les formid 1950 par les sensas 1957, suivis par du tonnerre 1960, etc… Joli bagage ! Je vois très bien un [mot illisible] établissant ainsi un tableau synoptique que les romanciers consulteraient pour leur documentation.

Les Américains publient souvent la liste des grosses fortunes et des principaux traitements, ce qui, en France, serait impensable. Un numéro d’une feuille comme Minute aurait un vif succès s’il imitait sur ce point les journaux d’outre-Atlantique ; tout s’y mêlerait : le goût bourgeois pour le secret, l’envie démocratique, l’inquisition fiscale, le civisme, la dénonciation, la publicité, etc… Paris en rirait une semaine, ne trouvez-vous pas ?

Wilhelm Kempff1 a joué un concerto de Mozart, hier, triomphalement, et du Chopin beaucoup moins bien que Cortot. Chopin est un intellectuel sensuel ; un bon exécutant de Chopin doit être un chat, avec des étincelles au bout des pattes ; Kempff est trop exact, trop puissant.

Mille choses à Camille.

À vous,

PM.

1. Wilhelm Kempff (1895-1991), pianiste allemand.

315 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Gérard Boutelleau mourra au mois de novembre. Roger Nimier l’aida à achever son roman, Le Grand Ensemble, qu’il publia chez Gallimard, et fut à ses côtés pendant la maladie, contrairement à son père.

316 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 7 septembre 1962

Cher ami,

J’ai à déjeuner aujourd’hui Simone Porché1 (84 ans) et Denise Bourdet (66). Hélène et moi, on croit que les vieilles femmes ont été calmées par l’âge : erreur ! Ce sont des jeunes femmes exacerbées. Simone ne dormait pas sans soporifiques, depuis des siècles ; on vient de l’opérer de la vésicule biliaire (opération qu’autrefois on n’eût jamais tentée, à son âge) ; elle vit à 1 500 m d’altitude et dort naturellement. Hélène était, au début de l’été, pliée en deux par une sciatique ; elle n’a voulu ni médecins, ni médicaments ; et elle court ! Quant à Denise, elle bondit du Festival d’Aix à celui de Montreux, en passant par Bayreuth et Salzbourg, via Lucerne. De quoi tuer un athlète !

Ce qui est, physiquement et moralement difficile, c’est la fin de la jeunesse, de 50 à 60. Après, on entre dans la vieillesse totale, on se soigne, rien ne vous fait plus souffrir, « ce sont les grandes vacances » (Jouhandeau).

Nourissier est un homme d’esprit, bien au courant de tout, l’œil très ouvert. Cœur d’un mufle. Un malin, la qualité la plus appréciée des Français.

Certains journaux d’ici attribuent le séisme iranien à une explosion souterraine russe ; la presse française n’en parle pas.

Avez-vous vu les chiffres terrifiants donnés par A. Fabre-Luce dans son nouveau livre, sur la progression de la natalité ? Malthus, si décrié, avait vu juste. Nos successeurs, en un siècle, auront un mètre carré par homme à leur disposition ; pas même la place d’étendre les jambes. Et nourris au plancton ! Mais comme les poissons mangent du plancton, je suppose qu’il n’y aura même plus de poissons ?

De Gaulle doit exulter. Sommet de la gloire. Les Allemands n’ont de patriotisme qu’à de très courts moments de leur histoire (1813, 1914, 1935). Et quelle revanche pour lui sur les infinies humiliations anglo-saxonnes de 40 et 1944 ! L’éléphant piétine son cornac.

Tout votre,

PM.

1. Madame Simone s’était mariée en troisièmes noces, en 1923, avec le dramaturge François Porché.

317 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 9 septembre 1962

Cher ami,

Hélène m’a fait couper dans le futur Londres le passage suivant (elle dit que d’un ouvrage descriptif, je fais un ouvrage politique) : « L’Angleterre ne veut courir aucune chance pour les affaires des autres » (Chateaubriand, 1822). Deux guerres viennent de les lui faire découvrir. Entre ce passé et cet avenir, elle flotte, dans son horreur du goût du jour. Or, le Common Market, c’est la mode. Elle s’en va donc, à tâtons dans l’ouate. Elle a toujours vécu empiriquement, même impérialement, Muddling through (se débrouillant), même dans les plus grands dangers ; la voici qui flotte (comme on dit de la direction d’une voiture), donnant à regret ses voix aux conservateurs, les retirant à regret aux travaillistes, les offrant aux libéraux (mais juste pas assez pour qu’ils gouvernent) avec quelques tentations communistes à Blackpool ou à l’extrême droite à Nottinghill gate. Londres 1962 est l’image de ce vau-l’eau. The waves rule Britannia.

En tous cas, il est surprenant de voir (d’après la presse anglaise d’aujourd’hui dimanche) l’Angleterre attendre que la France et l’Allemagne décident de son avenir. Gaulle célèbre cette première rencontre franco-allemande « dans la dignité ». Ce qui veut dire : Laval l’a célébrée mais, lui, dans l’indignité du vaincu. Mais de Gaulle s’adresse à une Allemagne vaincue. La défaite a seulement changé de camp. L’indignité reste : c’est Adenauer qui l’a sur ses épaules.

Nourissier rentre d’une croisière en Sardaigne : yacht, grande vie rothschildienne. Le voici à droite (yacht) mais restant paré à gauche : Roth-Schild, en allemand, cela veut dire rouge-bouclier !

À vous,

PM.

P.-S. Est-ce une bonne affaire pour Robert Laffont de se séparer de Julliard. Plus aucune nouvelle de Nimier, de Gallimard.

Roditi revient de vacances, chez Plon. J’ai commencé un joli petit roman de Jean-Claude Brisville, La Fuite au Danemark1. Qui est-ce ? N’écrit-il pas dans Arts ou dans Cahiers des Saisons ?

Madame Simone, remontée à Villars après son déjeuner ici, n’a pas l’air d’avoir de candidat Femina cette année.

Je suis très ému par ce que vous me dites de votre fils. Un petit mot affectueux serait-il intempestif ? Bon retour. Temps splendide.

1. Éd. Julliard, 1962. Jean-Claude Brisville (1922-2014), romancier et dramaturge.

318 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

P.-S. Votre lettre du 9. Hélène voudra-t-elle me pardonner ? Je n’aurais pas coupé les phrases de Londres qui la choquent. Hélène a vécu, pour son salut, dans une autre époque. Elle est sensible à des choses qui n’affectent plus personne : le langage est différent. Il ne signifie plus rien. Je crois que tout Anglais peut lire les lignes en question sans sourciller ; tout Français aussi. Nous sommes dans une époque où les mots ne veulent plus rien dire. On peut tout entendre. En France, les journaux de gauche et de droite couvrent de Gaulle d’injures, criant ensemble, du même cœur : « C’est intolérable, on ne peut rien dire, il n’y a plus de liberté. » Ce que vous dites, c’est une peinture sociale, pas une opinion personnelle.

Jean-Claude Brisville est en effet un auteur des Saisons. C’est une garantie.

Voulez-vous de ma part offrir à Simone son prix Femina : c’est le roman de Jacques Serguine1 (Gallimard) publié ces jours-ci. L’auteur est tout jeune, je ne le connais pas ; il est très timide. En outre, c’est un garçon très bien, de la bonne droite. Cet éloge, venant de moi, pourrait lui nuire. N’en dites rien. Il faut s’en tenir à son talent, qui est certain.

Je ne sais où est Nimier.

Le roman de Serguine (très joli talent) a paru dans la revue NRF.

Laffont est un homme avisé et sérieux. S’il quitte Julliard, peut-être est-ce flairant Hachette, mais sûrement c’est avec raison.

1. Jacques Serguine (né en 1935), Mano l’Archange, Éd. Gallimard.

319 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 12 septembre 1962

Cher ami,

Reçu votre première lettre retour à La Frette.

Il n’y a pas plus de 2 ans, tout Italien travaillant en Suisse était attaché à son usine, comme le moujik à la glèbe. Aujourd’hui, période de plein emploi, il est le maître des Suisses, comme partout l’employé l’est de l’employeur. On accepte toutes ses conditions, on en passe par où il veut.

Simone descend, la nuit, de Villars, pour un concert à Montreux, soupe, remonte (1 600 m de dénivellation) à 2 heures du matin. J’ai encore connu le temps où, pour monter à Saint-Moritz, on s’y reprenait à deux fois et on couchait à Coire !

Hier soir j’ai dîné chez Soldati1, l’ambassadeur de Suisse à Paris ; petit château XVIIIe au-dessus de Morges, vue sur le lac ; le tout, très puritainement caché. Il y avait Denis de Rougemont, et tous les ambassadeurs de Suisse dans le monde, ou presque, venus pour leur congrès annuel, où (excellente formule) on les fait, non seulement se rencontrer, mais se mêler à d’autres officiers ou fonctionnaires. Cette formule heureuse (reprise par les Américains) date d’un siècle.

Plus je réfléchis à la tournée de Gaulle en Allemagne, plus je pense : une grande défaite anglaise et américaine. « Il leur fait payer tous les bidons d’essence qu’ils lui ont refusés pendant la guerre », me disait Soldati.

Chaleur tropicale. Correction d’épreuves. J’ai Gérard Bauër2, ce soir ; il m’a fait demander à me voir par Denise Bourdet.

Serguine m’a envoyé Mano l’Archange.

Tout à vous,

PM.

1. Agostino Soldati (1910-1966), ambassadeur de Suisse en France et mécène.

2. Gérard Bauër (1888-1967), critique littéraire, directeur de Paris-Presse, membre de l’Académie Goncourt.

320 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

La Frette, 13 septembre 1962

Cher ami,

Je vous ai dit, peut-être, qu’il y avait à Roscoff (à l’hôtel) du beau monde : la fleur des pois de Lille et de Lyon, et de Montélimar et de Fribourg. Ces gens ne lisent rien et n’ont rien lu, jamais ; la littérature, c’est fini.

Chez soi, on est hors du monde. J’ai plaisir à être chez moi, du moins un moment. Les déplacements me fatiguent, fatigue de tête. Je renonce aux Baléares et au Maroc pour cet hiver. J’irai à Roscoff en mai, voilà tout. La Frette est tout près de Paris, mais la route est encombrée ; pour les voitures, c’est tout un voyage. C’est trop demander à des amis qui travaillent. Solitude assez opaque pour moi, finalement.

Je sais enfin qui est de Gourko : c’était le généralissime des armées russes en 14. Vieux, il est venu au secours de la fille de Many Trarieux1 qui était enceinte d’un infant d’Espagne et l’a épousée. Sa prétendue fille, aujourd’hui, est espagnole, mais elle croit que son père est Gourko. Et tout le monde a fini par le croire.

Toute cette famille (grand’mère, fille et descendants) n’a qu’un amour : la Russie, la Sainte Russie. Ce pli de l’esprit commande tout leur cerveau. De là, découlent toutes leurs idées, sans la moindre réflexion : la haine de l’Allemagne (dont ils ne savent rien), la haine de De Gaulle, etc… Tout le cerveau est façonné par une seule passion.

Comment cette passion est-elle venue se loger dans une brave famille de bourgeois charentais ? « C’est la Sainte Russie qui sauvera le monde. » Rien d’autre dans leur tête. Cela commande toute la cervelle. Ils ne sont pas du tout communistes.

Le cerveau humain, pitoyable machine. Quand on rencontre, de loin en loin, par hasard, un homme sensé, un esprit libre, on devrait se prosterner. Je leur ai dit (moi qui aurais eu à me plaindre de lui) : « J’admire de Gaulle, parce qu’il résiste à la pluie et aux balles2. »

Depuis le départ de Gaston Bonheur (il est vraiment exilé) il me semble que Match (que je regarde de temps en temps) dépérit. C’est maigre. Matthieu Galey me dit que le tirage est de 300 mille. C’est peu pour un hebdomadaire de ce genre. Les pages « Les Parisiens » sont faites par Ketmann. Pas fameux.

À l’instant, un mot de Nimier. Il dit qu’il va publier un roman amusant, Cinq ans avant3. Est-ce vrai ? Ou une farce. Je n’aime pas les farceurs.

Votre

JC.

P.-S. Me desséchant de plus en plus, je deviens de plus en plus sérieux. Nimier m’ennuie, parce qu’il n’est pas sérieux. Quand il dit : je ferai ceci, il ne le fait pas. Rien n’est sûr avec lui. Cela est remplacé par une espèce de sentimentalité à la Blondin. Je ne suis pas du tout sentimental.

Nimier a sûrement du cœur. Mais le cœur, c’est fait de quoi ?

Les gens du Nouveau roman ont sûrement une grande facilité de plume. Un moment, cela plaît ; et d’autant plus que ce n’est rien.

1. Many Boutelleau (1875-1957), qui avait épousé Gabriel Trarieux.

2. Le général de Gaulle venait de survivre à l’attentat du Petit-Clamart, le 22 août 1962.

3. Roger Nimier, D’Artagnan amoureux ou cinq ans avant, Éd. Gallimard, 1962.

321 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

La Frette, 16 septembre 1962

Cher ami,

Je me demande si le Soldati que vous avez rencontré dans votre réception d’ambassadeurs est le même (Mario) dont j’ai lu quelques pages aux Cahiers des Saisons, et ailleurs, toujours excellentes et d’un homme fort intelligent. On n’a jamais pu me renseigner sur lui.

Bauer demande à vous voir ? Étrange.

Dans Aux écoutes, je vois que Laffont, pourvu de beaucoup d’argent américain, va s’installer ailleurs. Je le comprends. Madame Julliard est une peste, et une sotte. Au lieu de fuir, Julliard a préféré mourir.

Il se confirme (Match) que Nimier va publier un roman.

Je voudrais vous dire un mot sur le cœur, réceptacle des sentiments. Étrange organe, dont je suis dépourvu, je crois, quoique je ne manque pas de quelques bons sentiments. En Charente, quand il arrivait un malheur aux paysannes, elles poussaient des hurlements et versaient des torrents de larmes ; le lendemain, elles n’y pensaient plus. Ma mère me dit, quand j’avais 14 ans : « Tu n’as jamais ri et tu n’as jamais pleuré. » Je peux le dire encore ; de ma vie, je n’ai versé une larme. À Rostand, je dis un jour : « Je n’ai jamais eu de chagrins. » Cela fit un scandale, que j’ai dû atténuer, ajoutant : « Aucun de mes amis ne sont morts [sic]. » Aucune femme n’a eu le pouvoir de me causer la moindre peine, si beaucoup m’ont agacé. La mort de mes parents n’a pas compté pour moi, mais j’ai beaucoup pensé à eux, et de plus en plus, avec admiration. Je crois que j’ai seulement la pensée assez sensible.

Vous réduisez trop le grand éclat de De Gaulle en Allemagne ; seul, il pouvait l’imposer de cette façon qui va marquer. Depuis 70 la France ne pense qu’à la guerre avec l’Allemagne. Il fallait des alliés, et tout naturellement l’Angleterre et l’Amérique ; ils ont leur propre politique dans l’intervalle, qui ne convient pas à l’Europe. Sûrement, de Gaulle voit plus loin, mais il n’aura pas le temps d’accomplir ce qu’il rêve, et je doute que personne en soit capable après lui : apporter l’Europe de l’Ouest à la Russie, en établissant une paix continentale et des libérations de territoires qui s’ensuivraient. Sans doute ce sera l’Allemagne, qui n’a aucune envie de faire la guerre à la Russie (elle se souviendra longtemps des hivers russes) qui fera le dernier pas de ces côtés. Ce sera bien différent pour la France.

À vous,

JC.

322 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 18 septembre 1962

Cher ami,

Nourissier est un malin ; il n’est sans doute que cela. Jetant à Caux les fondations d’un chalet et d’une nouvelle fortune, il a aussitôt donné à Match1 un éloge de la Suisse, qui a ravi les Helvètes. À sa première femme, il a donné des enfants à élever ; à la seconde, la fille du négrier, il a demandé une maison de Faveroles ; à la troisième, l’appui Rothschild. Nourissier se sert de sa queue comme d’un mât de Cocagne !

Un homme assez informé m’a dit hier : le futur référendum2 est une machine à retardement, destinée à préparer les voix au comte de Paris ; lequel, sans les voix de gauche, même du PC, assuré qu’il ne rassemblera jamais les tronçons du Reich, le prétendant n’a contre lui… que la droite.

La différence est très subtile, du cœur et de la pensée « assez sensible » ; c’est la même conscience, mais qui intervient à des moments, à des étages, différents, j’imagine.

Je ne sais où habite J.-C. Brisville, qui m’a envoyé son livre ; si vous le connaissez, ou si vous avez un point commun, dans vos relations, faites-lui dire d’envoyer son roman à Madame Simone, Chalet le Toucan, Villars-sur-Ollon, à l’occasion ; elle n’a pas de candidat au Femina.

Le festival de Montreux continue ; la philharmonique de Prague, d’ailleurs très médiocre, repart pour la Tchécoslovaquie, amputée de 8 musiciens, violonistes et clarinettistes ayant choisi de rester du bon côté du rideau de fer.

J’ai assisté ce matin, au cours de ma promenade à cheval, à l’ouverture de la chasse. La chasse est devenue quelque chose d’absurde, de sauvage, sans effort, où le gibier n’a plus aucune chance ; les fermiers, ayant repéré le gibier, sortent de partout, le traquent en voiture ; là où il aurait fallu, jadis, deux heures pour cerner un champ, on le nettoie aujourd’hui en cinq minutes avec deux jeeps, une à chaque bout, ou 2 CV Citroën. Ces permis à 25 francs se tiraillent de partout dans les jambes et rien ne leur échappe. À Rambouillet, c’est bien pire ; je vis, le dimanche, entouré d’un feu de peloton, se déchaînant sur quelques pauvres faisans qui se sont échappés des élevages voisins de banquiers ou de présidents de la République (pour eux, pas de Petit-Clamart). Par une dernière pudeur, le browning à 5 ou 8 coups (comme en Amérique) est interdit ; on se demande pourquoi ?

Il pleut, il grêle-neige à 1 500 mètres. Tout sent le champignon, la feuille morte, le chrysanthème, le marron d’Inde et le civet de lièvre.

Un diplomate à Paris me disait : « Gaulle n’a qu’une admiration : Staline. » Je lui répondis : « Laval aussi. » Le même ajouta : « Devant l’ambassadeur d’URSS, très gêné, il continue à chanter les louanges du disparu. »

Certain que ce fut le seul héros de la guerre, et de la paix russe, qu’il fit en pleine guerre.

Septante ans de Milhaud (Darius) ; Hélène dit : « C’est le Saint-Saëns des Six. »

Noyé dans les placards d’épreuves, je termine en hâte.

Votre

PM.

P.-S. Pourquoi certaines maisons (Laffont) ont-elles d’excellents correcteurs d’épreuves, et d’autres (Plon) en manquent-elles ?

1. François Nourissier, « Les Français n’ont pas encore découvert la Suisse », Paris-Match, 1er septembre 1962.

2. Allusion au référendum du 28 octobre 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel.

323 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

19 septembre 1962

Cher ami,

Plus vous différez la publication des Habsbourg, mieux cela vaudra. Londres, vous ne retrouverez pas cela tout de suite. Le lancement d’un livre, cela s’étale sur des mois, surtout maintenant. Dans un an, vous lirez encore des articles sur Londres. En ces jours, on est encore dans le dégel ; il y aura le printemps. Le succès d’un livre tient à sa valeur, bien sûr ; il tient davantage au titre et au nom de l’auteur. Londres réunit tout. Cela ne se retrouvera pas.

Que Plon choisisse l’époque des placards. Mais ils sont indispensables (dans ce cas) à l’époque voulue. Je crois qu’il y aura spectacle à la TV pour Londres. Très bien.

En réalité, je n’aime que la littérature. Après Londres, c’est le livre de Suzanne Chantal1 qui m’échauffe. Je sais qu’elle sera une victime. Elle sera reléguée avec les livres d’histoire. J’ai écrit à une dizaine de personnes : « Prenez garde ; c’est un écrivain ». Cela ne servira à rien. Galey m’a dit : « Ce n’est pas mon rayon. »

Dans quelques lettres j’ai dit : « Paul Morand et moi trouvons le livre très bien. » Je connaissais votre opinion. On ne peut en avoir deux. Ce n’est pas un abus de confiance.

À Brenner, que je remercie ce matin pour un gentil article sur le Vandromme, je dis : « Il ne faut pas exagérer le désespoir de Chardonne, même contenu. Si j’en ai eu, c’est à Barbezieux, à 12 ans. Et le mot angoisse, à la mode, me dégoûte. »

Si on me demandait : à quelle époque auriez-vous désiré vivre ? Je dirais : celle-là, parce qu’elle se trouve dans un bon éclairage. Nous savons aujourd’hui et pour la première fois peut-être, que civilisations, nations, politique, religions trop positives, passions amoureuses, et bien d’autres choses, ne signifient rien, que cela n’est qu’un moment. Alors, on peut penser à des choses sérieuses. Lesquelles ? C’est le secret de chacun.

Votre

JC.

P.-S. Le froid sauvera peut-être Paulhan. Ses principaux ennemis ont plus de 90 ans, et ne sortent pas2. J’ai connu une curieuse espèce : l’académicien humilié. Un vieux garçon pédéraste3, dans une chambre d’étudiant, auteur du Sang des races et d’un Saint Augustin4. Il était entré à l’Académie par surprise, peut-être à la faveur du froid, comme Guitton. Il me disait : « Personne ne me connaît à l’Académie ; personne ne lit un livre de moi. » Il ne faisait que ronchonner, crucifié à l’Académie.

1. Suzanne Chantal, La Vie quotidienne au Portugal après le tremblement de terre de Lisbonne, 1755, Éd. Hachette, 1962.

2. Jean Paulhan sera en effet élu à l’Académie française en janvier 1963.

3. Louis Bertrand (1866-1941), romancier, essayiste et historien, élu à l’Académie française en 1925.

4. Le Sang des races avait été publié en 1899 aux Éd. Ollendorff et Saint Augustin en 1913 aux Éd. Arthème Fayard.

324 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

325 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 20/21 septembre 1962

Cher ami,

Je ne vois pas un Nimier désespéré ; il a passé un bon été, a navigué, m’a envoyé de partout des cartes gaies… Je n’ose écrire à votre fils, car il en serait sans doute étonné, puis inquiet, étant donné que je ne lui écris jamais ?

Lu dans Arts ce qui vous est consacré1 ; tout ce que vous dites nous a enchantés, cet après-midi.

Avez-vous vu ce nouvel arrosage souterrain, dans des tubes de plastique, qui fait des gazons velours, et toujours verts ? Une fois qu’on a planté des crocus dans les pelouses, les y laisse-t-on, d’une année sur l’autre, ou faut-il les mettre à sécher, comme les tulipes ?

La radio annonce qu’à Buenos Aires, l’artillerie a tiré sur l’infanterie ; courte victoire, car la marine a aussitôt attaqué l’artillerie. C’est sans doute l’aviation qui tranchera le débat ? C’est ce que j’essayai de rendre dans cette malheureuse nouvelle sur une révolution portugaise, dont les Portugais ont mis longtemps à se remettre, et où, chaque navire de la flotte de guerre portant le nom d’un jour glorieux de victoire démocratique, le 22e de juin se mettait à tirer sur le 14 juillet, tandis que le 13e de septembre coulait2.

Frappant était ce matin le contraste entre la banque d’ici, d’où les capitalistes sortaient appauvris, à demi ruinés par 4 mois de déflation mondiale, et la ruée dans les boutiques d’ouvriers payés n’importe quel prix et achetant n’importe quoi, pour le plaisir. D’ailleurs, dans ma paisible cité, personne ne parle plus la langue du pays ; elle n’est habitée que par des manœuvres italiens faisant ripaille avec des bonniches allemandes ; la Suisse a disparu. Hier, j’ai demandé l’heure à trois reprises, et à quelques mètres de distance : personne ne comprenait le français ; c’est Babel.

Reçu un petit mot de Brisville ; j’ai pu ainsi avoir son adresse. Merci.

Je n’ai pas les Cahiers des Saisons depuis longtemps. « Une petite revue, c’est de la fumée au-dessus d’un feu », me disait Giraudoux ; je trouve leurs feux, Kern, Thomas, Schneider, etc…, un peu fumeux.

Tout à vous,

PM.

1. . « Pour ses 80 ans, Jacques Chardonne publie ses posthumes », Arts, 19 septembre 1962.

2. . « Lorenzaccio ou le retour du proscrit. » Voir ce texte dans Nouvelles complètes, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1994.

326 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

22 septembre 1962

Cher ami,

Il est entendu que vous répondez à mes lettres quand vous avez le temps. Aucune ne demande de réponse. Sans quoi, vous me gênez. Je vous l’ai dit : moi, j’ai toujours le temps, hélas !

Pourquoi Laffont a de bons correcteurs et pas les autres ? Parce que Laffont est une bonne maison. Peut-être la seule. Un bon correcteur est une espèce quasiment disparue ; métier ingrat, il est vrai.

Brenner, qui connaît tout le monde, fera votre commission auprès de Brisville (La Fuite au Danemark1, Simone). Hélène pourrait dire aussi à Simone que le roman de Cabanis (Les Cartes du temps2) est apprécié en général ; moi, je vote Serguine.

C’est drôle (tout est drôle) les embarras du jour à propos du projet3 de Gaulle. On se demande ce qui est le pire : un homme ou une foule ? Napoléon III, ce n’était pas si mal. Hugo fut bien sot. Cela a fini par une triste guerre. On en a vu d’autres, avec de bonnes assemblées. La dernière, la pire, déclenchée par Reynaud, élu à une voix de majorité, et qui n’a même pas consulté l’Assemblée.

Les Gourko sont partis ; venus une fois, et partis sans nous dire adieu. Ils ont dû comprendre qu’ils m’avaient horripilé. Pourtant, c’était tout intérieur ; je suis resté aimable. Il faut prendre garde aux voix intérieures.

Votre

JC.

1. Jean-Claude Brisville, La Fuite au Danemark, Éd. Gallimard, 1962.

2. José Cabanis, Les Cartes du temps, Éd. Gallimard, 1962.

3. Le général de Gaulle avait proposé à la nation, le 12 septembre 1962, de se prononcer par référendum, le 28 octobre, sur l’élection du président de la République au suffrage universel.

327 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 22/23 septembre 1962

Cher ami,

L’idée qu’on évitera le communisme en nourrissant les gens est une idée de primaire, de yankee. Les gens ne sont pas guidés par la faim, mais par leurs passions, y compris celle de se détruire eux-mêmes, qui n’est pas la moindre. Ce n’est qu’ensuite qu’ils se disent : « Et si l’on cassait la croûte ? »

Vous dites que je lis beaucoup : c’est la seule manière, pour moi, de communiquer avec le reste, le meilleur, du genre humain. Je ne puis respirer, si je sens qu’on me déteste. Les indifférents, avec leur cortège de relations polies, mondaines, je les fuis aussi ; quant à ceux qui m’aiment, je n’ai jamais pu supporter le poids de leur amour. Je n’ai pu vivre — sauf une exception — qu’avec Hélène, parce qu’elle m’aime sans me peser. Peur, égoïsme, lâcheté, je ne puis supporter un être sur mes épaules ; je coule ; trop lourd.

J’ai beaucoup vu, vers 1930, la princesse Marie Bonaparte1 (Georges de Grèce) qui est morte vendredi à 81 ans. Je l’avais connue chez les Berthelot. Briand était très épris d’elle en 1916 et cela explique toute sa politique grecque. Je ne pense pas qu’elle ait été sa maîtresse (il était Président, certes, mais si pelliculeux !). En tous cas, elle faisait la pluie et le beau temps au Quai. Les repas, rue Adolphe-Yvon, étaient très ennuyeux, surtout quand son mari, le prince Georges, était là. Puis son fils a grandi, très charmant. La princesse a eu ensuite le coup de foudre pour Freud et son salon y a gagné en intérêt. Nos relations se sont refroidies quand j’ai laissé mourir, faute de l’avoir fait piquer, un chow qu’elle m’avait donné. Puis, en 36, elle est devenue franchement anti-allemande, quand les nazis ont touché à Freud (elle se considérait comme sa fille). Il faut lire d’elle la psychanalyse d’Edgar Poe, son meilleur livre2. C’était curieux, cette atmosphère compassée, diplomatique, royauté, de la maison, comparée aux ouvrages de la princesse, pleins de détails sur les tendances sadistico-anales de Poe ! Je rencontrais là Langevin3, Émile Borel4, Painlevé5, Sylvain Leis et d’autres vieux savants charmants.

« On m’a pris mon appartement, mes enfants, et des objets venant de mon père », m’écrit Nimier. C’est donc le divorce. Il me dit que Gallimard a pris le roman6 de Gérard, ce qui fait très plaisir au malade.

« On m’a pris mes enfants… » (j’en reviens à la lettre de Roger) semble indiquer que le divorce a été prononcé par le tribunal, et contre lui ? Je crois qu’il sera moins malheureux ainsi. Mais Nadine (à qui Hélène avait, il y a près d’un an, recommandé de ne pas divorcer) n’a plus donné signe de vie.

Très à vous,

PM.

1. Marie Bonaparte (1882-1962), fondatrice de l’Institut français de psychanalyse et traductrice des œuvres de Freud aux Éd. Gallimard.

2. Edgar Poe, sa vie, son œuvre. Étude analytique. Avant-propos de Sigmund Freud, Éd. PUF, 1958. Elle avait traduit et publié, avec une préface de Paul Morand, Le Sphinx et autres contes bizarres, de Poe, Éd. Gallimard, 1934.

3. Paul Langevin (1872-1946), physicien, élu à l’Académie française en 1934.

4. Émile Borel (1871-1956), mathématicien, député, ministre, élu à l’Académie française en 1921.

5. Paul Painlevé (1863-1933), mathématicien, président du Conseil en 1917, puis en 1925, élu à l’Académie des sciences en 1900.

6. Le Grand Ensemble.

328 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

24 septembre 1962

Cher ami,

On laisse les crocus en terre. Ils refleurissent chaque année. Je n’ai rien de spécial pour mon gazon (arrosage) qui n’est pas mal. En réalité, je simplifie autant que je peux mon jardin : peu de sortes de fleurs, bien choisies.

À La Frette, comme à Vevey, on ne voit plus de Français. Je laisse tout mon argent en dépôt dans deux banques, avec interdiction de le placer en titres. Il dort, maigrira un peu, sans catastrophe ; et je le dépenserai peu à peu.

Je comprends que vous n’écriviez pas à mon fils. Ça lui ferait peur. Peut-être aurez-vous l’occasion de lui écrire deux mots, à propos de son roman. Gallimard compte beaucoup sur ce roman, avec raison. Je viens de le lire. Sans aucun doute, mon fils est essentiellement un romancier. Il n’est que cela ; la tête un peu folle dans la vie ; pas fait pour la vie. Fait pour écrire des romans. Je crois que ce roman aura un grand succès. Tout cela est assez dramatique, quand on sait où en est l’auteur.

Depuis qu’il y a des hommes, et qui pensent, il ne faut pas chercher à être original. Stendhal aura été bien nuisible à ses disciples. Nimier, une grande victime. Il veut être original, même surprenant, toujours, et dans chaque mot. Ça le conduit à lire vraiment cet illisible Alexandre Dumas, et à vouloir nous le faire lire. Mais il se peut que ça lui ait donné une bonne idée de roman, à sa mesure.

Saisons ne paraît que chaque trimestre. Giraudoux, en son temps, ne connaissait pas la valeur de ce genre de revue. Sa valeur, c’est de n’avoir pas de lecteurs. Rien n’est plus horrible que l’idée juste que l’on peut se faire des lecteurs. Une foule de ces lecteurs (comme en ont certaines revues) c’est terrifiant.

Cela me choque beaucoup de voir un écrivain faire un film de l’un de ses ouvrages. Il me semble que c’est douter de soi, comme écrivain, être traître envers soi-même.

Ceci dit, l’admirable film La Mort du Cygne, que j’ai vu jadis, ne m’a pas scandalisé ; ni le film tiré de La Symphonie pastorale1 de Gide. Je ne chercherai pas à concilier les deux opinions.

Votre,

JC.

P.-S. Ce que vous dites de Nimier (c’est bien le divorce, d’après ce que vous dites) fait peur. Il sera plus heureux ? Ce n’est pas sûr. Oui, en somme. Mais il a le malheur en lui. Cela dépend de la femme qu’il trouvera, de son logement, de toutes petites choses bien incertaines. En attendant, il me semble qu’il ait trouvé chez Gallimard une espèce de famille. Il faut dire qu’épouser Nadine, c’était une folie ; et ce fut fait avec répugnance.

Vous direz à Hélène que je tiens de vous la plus belle parole d’amour : « Elle m’aime sans me peser. »

Je ne vous reproche pas de trop lire ; je vous envie de pouvoir lire. Il est vrai (reproche, envie), on peut confondre les deux choses.

Je ne pense pas (je me suis posé la question) que les Occidentaux aient l’illusion de nourrir ces multitudes asiatiques à jamais condamnées à la famine, sur leurs déserts. C’est un geste, je me figure, visant la Russie. Ne pas la laisser seule dans les beaux rôles. Ce n’est pas sûr que le communisme convienne aux Orientaux. Ils trouveront leur formule, laissant une part à leur religion invétérée. Sauf les Chinois.

1. Film tiré du livre d’André Gide, par Pierre Bost et Jean Aurenche, porté à l’écran en 1946, avec dans les rôles principaux Michèle Morgan, Line Noro et Pierre Blanchar. Le texte avait été publié, avec une préface de Jean Delannoy, par la Nouvelle Édition, « Les classiques du cinéma français », en 1948.

329 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 27 septembre 1962

Cher ami,

J’ai essayé de faire un Nouveau Londres pas trop cruel, mais où je dis des vérités ; après tout, qu’ils fassent la grimace, outre-Manche, nous la faisions bien aussi, et à cause d’eux ! J’ai vu, et n’oublierai jamais, leur panique en septembre 1940, quand ils sentaient que nous faisions notre possible pour ne pas marcher… En mai 1940, lors d’une promenade solitaire, dans un Hampton Court désert, en pleine retraite française, j’ai eu brusquement l’intuition que c’en était fini de la suprématie anglaise. Plus de 30 ans, où j’avais cru, s’écroulaient… Je ne veux rien évoquer de cela, pour ne pas jouer les ronchonneux, le diplomate en retraite du genre je-l’avais-bien-dit. Mais cela fut, cette sensation soudain que nos deux pays passaient soudain au rang de la Hollande et du Portugal. Je l’ai ressentie dans ma chair, vingt deux ans avant tous les Français. C’est alors, comme je voulais épargner à mon pays le sort de l’Angleterre, l’abîme où elle allait se précipiter, que j’ai pensé qu’il fallait passer outre la honte momentanée (et périmée) d’un désastre militaire, et jouer aussitôt l’Allemagne. Il a bien fallu en venir là, après 22 ans d’erreurs.

Les juifs (pardon), que je plains, sont venus se précipiter en travers de l’Histoire, avec leur propre tragédie, la faisant passer au premier plan (alors qu’elle eût dû rester au second) et brouiller toutes nos cartes. Tant pis. C’est fini. Amen.

J’avais, sur placards, à peu près réécrit, en marge, mon Nouveau Londres, au hasard de mon humeur. Tant de corrections qu’il m’était impossible d’en prendre des notes. Le jeu de placards, envoyé d’ici à Plon, en exprès et recommandé, s’est perdu. Plon dit « à la Poste », mais je suis sûr que c’est chez eux. Bref, il m’a fallu tout recommencer ; un travail affreux.

J’attends impatiemment votre impression sur l’affaire Nimier. Très confidentiellement, les Français de passage ici racontaient que Roger était l’amant d’une dame importante de la rue Sébastien-Bottin. Je crains une catastrophe. Mais en parler la provoquerait.

À vous,

PM.

P.-S. La Fille aux yeux d’or1 en film moderne ! Ce qui est émouvant chez Balzac, c’est le vice d’aujourd’hui dans une époque de toupets et de pantalons à sous-pieds. Le placer dans notre âge d’automation et de perversion (devenue la normale), c’est installer Balzac aux Galeries Lafayette.

1. Film de Jean-Gabriel Albicocco, produit en 1961, avec dans les rôles principaux Paul Guers, Marie Laforêt, Françoise Prévost et Françoise Dorléac.

330 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 27 septembre 1962

Cher ami,

Le centenaire de Massenet1 ! Il avait dix ans de moins que mon père. Ils avaient collaboré à Grisélidis2 au début du siècle. Je me souviens de la rue de Vaugirard, où habitait Massenet, et où m’amenait parfois mon père, une vieille maison XVIIIe, sortie d’un roman d’Henri de Régnier, avec la vue sur le Luxembourg, les jardins du Sénat ; des boiseries gris Trianon, des meubles XVIIIe et, là-dedans, ce charmant vieil oiseau léger, gai, gazouillant, d’une grâce tellement vieille France, gai jusque dans la mélancolie, sensuel jusque dans les scènes d’Église, comme Des Grieux. Il jouait du Schubert, comme on patine, en effleurant la glace. J’ai encore ici toutes ses partitions, avec une grande écriture Louis XIV, pleine de panache et d’élégance. Quel dosage habile des voix et des instruments, des sens et de l’esprit. Je savais par cœur Werther, Manon, et tous les airs de Grisélidis : Il partit au printemps ou le Loin de sa femme qu’on est bien, l’air de Fugère dans le Diable.

Je vous ai dit que j’avais été amoureux de votre amie Tipheine (c’était bien votre amie ?). Je lui ai même envoyé (j’avais 13 ans) une déclaration d’amour, restée sans réponse. Quand Massenet venait déjeuner à la maison, il apportait des catleyas à ma mère ; je lui dois la découverte des orchidées.

Ma chienne a des yeux si intelligents que la maison entière considère qu’elle parle. « Voilà deux fois que la chienne me répète qu’elle n’a pas eu son porridge », dit la femme de chambre ; « Il y a une mare dans la cuisine », dit le chef ; la chienne « affirme » que ce n’est pas elle.

Les gens immensément riches ont appris à vivre dans leur or ; ils ne se rendent pas compte que cette atmosphère d’or est irrespirable pour la plupart des gens qui les approchent, les femmes surtout, les jeunes gens pauvres, les petits (par exemple les domestiques) qui étouffent. Étonnant qu’il n’y ait pas plus de crimes autour de l’or ; mais il n’y a que des vols.

Je viens de recevoir le roman de Gérard Boutelleau.

Avez-vous vu L’Éducation sentimentale3, de Nimier et Astruc ?

Votre oreille dure, c’est peut-être de la tension ? Mon père disait, vers la fin de sa vie : « Je n’entends plus les gens dire de bêtises, c’est parfait. »

R. Payot disait ce soir qu’il y a 2 millions 1/2 de chômeurs en Algérie.

Tout ce que je vois, tout ce que j’entends dire des jeunes femmes actuelles est terrifiant. Ce sont de petits animaux indomptables, violents, capables de tout, passant d’un mâle à l’autre, au hasard d’une piscine ou d’un lavabo. Vous suçant et vous montant dessus n’importe où. Dans ma jeunesse, rares étaient les femmes qui suçaient ; même dans les bordels, les prostituées ne suçaient pas ; à Toulon, il fallait aller dans des boîtes où des putains de la plus basse catégorie s’y prêtaient. Et rares, aussi, les femmes qui vous grimpaient dessus d’elles-mêmes sans être sollicitées. Ces accouplements de sorcières, elles le pratiquent maintenant couramment, comme les hindous se servent du lingam4 de bois laqué, dans les temples civaïstes. L’homme n’est qu’un prétexte, un godemiché !

À vous,

PM.

1. Jules Massenet (1842-1912), compositeur.

2. Conte lyrique par Armand Sylvestre et Eugène Morand, musique de Jules Massenet, créé à l’Opéra-Comique le 20 novembre 1901, avec Lucienne Bréval dans le rôle-titre.

3. Film d’Alexandre Astruc, dialogues de Roger Nimier, produit en 1961, avec dans les rôles principaux Jean-Claude Brialy, Marie-José Nat, Dawn Addams et Michel Auclair.

4. Symbole phallique du dieu Çiva, dont le culte est lié au concept de création.

331 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

332 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 30 septembre 1962

Cher ami,

Merci de votre coup de téléphone. Paris-Presse et les journalistes s’étaient déjà abattus ici, par téléphone. Tantôt, j’y vois s’accomplir un destin inévitable, une vie de malchance (que vous avez souvent annoncée) et tantôt je reçois cela comme une offense personnelle, un coup de massue à moi destiné. Roger riait, quand on lui disait : « Plus tard », ou : « lorsque vous serez vieux ». Il portait en soi un malheur intérieur, organique, dont l’accident1 n’est que l’expression voulue parce qu’il ne faut pas mesurer le hasard. Mais c’est affreux ; je le ressens comme une blessure qui ne guérira plus jamais. Il était ma liaison avec la jeunesse, avec la vie, les éditeurs, les journaux, les films. Et, toujours, avec moi, si égal d’humeur, si respectueux, si affectueux, sans aucune manifestation sentimentale. Nous étions, un peu, son père. C’est la douzième année, il vint, avec Jacques Laurent, déjeuner au Crillon, en 1951, pour la première fois. Je ne le remplacerai pas ; me voilà rejeté dans la vieillesse, la solitude, qui n’avait que trop d’attraits pour moi. Je vais m’y enfoncer. Vous, Denise, Josette, m’avez appelé. C’était chaud de vous sentir près. Peut-être allait-il aux Hayes ? Il avait l’habitude d’y arriver en pleine nuit, en 25 minutes, ce qui fait du 135 de moyenne, c’est-à-dire roulant à 170 km/heure. Il me répondait : « Personne sur la route à 3 heures du matin. Et je suis prudent. » Je ne le voyais pas de tout le week-end. Il dormait, la fenêtre ouverte sur le pré, pour toute une semaine, et ne se réveillait que le lundi. Nous deux, Hecquet, Blondin, Kléber Haedens, Déon, Laudenbach, Roland Cailleux, Louise de Vilmorin, nous aurons été son seul bonheur de vivre. Il aimait ses enfants, mais ses enfants, c’était Nadine, qu’il ne pouvait supporter. Elle lui avait fait une mauvaise réputation, la dernière année… Mais à sa décharge, il faut dire que personne n’eût pu vivre avec lui, maritalement. Il gardait toute sa gentillesse, sa gaieté, sa discrétion, son attention, sa serviabilité, sa tendresse pour ses amis. Mais pourquoi vous l’expliquer ; vous avez vu si clair, avant nous tous.

Je ne sais quand partir. Claude Gallimard me dit que le permis d’inhumer, qui doit clore l’enquête, ne sera pas délivré avant demain. Donc, je crois qu’il ne peut y avoir d’obsèques avant mardi ou mercredi. J’ai écrit à sa mère. Hélène a écrit à Nadine. Mille pensées de nous deux à Camille et à vous. J’ai refusé les articles nécrologiques ; j’ai besoin de mon chagrin pour moi seul.

PM.

1. Roger Nimier s’est tué le 28 septembre sur l’autoroute de l’Ouest, au volant de son Aston Martin, en compagnie de la romancière Sunsiaré de Larcône.

333 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 1er octobre 1962

Cher ami,

Je pense à ces êtres où le malheur s’installe ; il est chez lui ; il s’installe sans résistance, comme le ver dans une substance homogène, où tout a été rongé par quelque chose de beaucoup plus virulent que le taedium vitae1 romantique, et qui est de notre époque ; bien plus atroce ; le désespoir d’être. « Des êtres pas construits, dit Hélène, on ne sait jamais ce qu’ils vont faire. » Il (Roger) m’écrivait deux lignes, quelquefois plusieurs fois par jour ; ce n’étaient pas des lettres, c’étaient des clins d’œil ; des éclairs de jeunesse ; de petites tapes dans le dos ; de petites farces tendres, mais respectueuses. Il me respectait ; il avait un peu peur quand je lui disais de ne pas conduire si vite, bien qu’il fût adroit, habile conducteur. En juin, il me conduisit, des Hayes à Verrières, chez Louise de Vilmorin, avec une prudence que je ne lui demandais pas, pour me montrer, de lui-même, qu’il savait avoir cette sagesse des vieux champions.

Il y a une sorte de contamination internationale du bien-être. Notre femme de ménage suisse, qui travaillait tous les jours de la semaine, d’abord stupéfaite de voir que nos domestiques français se reposaient deux jours par semaine, se met à les imiter. Toute la main-d’œuvre espagnole qui travaille ici, repart socialiste. Il est vrai que la main-d’œuvre italienne, qui arrive ici communiste, voit l’ouvrier suisse posséder sa maison, au bout de dix ans, et repart plus modérée.

J’ai écrit à Gérard, votre fils ; son roman est bon, très flaubertien, infiniment travaillé, sérieux de ton et de forme, avec un don évident de pur romancier ; personnages, dialogue, tout y est. Et ce sujet neuf, pitoyable (où La Frette est présente souvent, d’après ce que vous en dites), cette désagrégation de la campagne devenant banlieue. C’est l’œuvre d’un écrivain qui a beaucoup vu, beaucoup pensé et souffert, comme tout honnête homme de cette décomposition sociale où on vit, qui n’est plus la France, mais qui n’est ni la Russie, ni l’Amérique. Se hisser au 1er rang, pour une nation, c’est difficile ; mais descendre au second, quand on a tenu la tête, comme nous et les Anglais, ce n’est pas moins malaisé.

À vous,

PM.

1. Le dégoût de la vie.

334 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

3 octobre 1962

Mon cher ami,

Vous savez sans doute que l’enterrement est à Saint-Brieuc. Je ne sais s’il y aura une cérémonie réduite à Paris. Déon, ce matin, semble le dire. En tous cas, je n’irai pas. Je ne vais jamais aux enterrements. Pour le mien, à l’aube, il n’y aura personne. Je supporte mal ce genre de réunion, trop mélangée.

On sent que pour Roger, il n’y avait pas d’articles écrits à l’avance, comme il y en a pour les vieux. C’était de l’impromptu. J’en ai lu d’étonnants, de sensibilité et de style : L’Aurore1, hier soir ; Le Monde2, bien d’autres. Que de talents et de finesse, chez beaucoup, qui ne laisseront rien.

Reçu une bonne lettre de Denise Bourdet. Je vais lui expliquer que le seul terriblement touché, c’est vous, et pourquoi. Il était votre double, physiquement ; la même chair. Seulement, il était tourné vers la mort, dans une demi-asphyxie, et vous, vers la vie. Quand je dis, pour vous, tourné vers la vie, il faudrait de longues explications ; elles seront données un jour. La vie des choses, non celle des humains ; enfin, une forme de vie, à vous. Un talent mieux dessiné, chez lui, l’aurait sauvé. Il n’était pas construit, comme dit Hélène ; et vous, construit en fer. Vous perdez votre meilleur lien avec une jeunesse qui vous aime beaucoup. Avec lui, vous aviez pu créer un lien. C’est difficile, pour un homme comme vous, qui bouge tout le temps, de créer un lien.

Candide, que je viens de regarder, se conduit bien avec lui. On lui fait une bonne place3. Je n’aime pas beaucoup le Jouhandeau4, qui parle surtout de lui-même et s’y appesantit. En somme, je n’aime pas beaucoup Jouhandeau, en général. Il est quelquefois très bon écrivain, et souvent médiocre. Ce qu’il montre dans ce texte.

Muller a vu mon fils ; il ne souffre pas et fait des projets, tout heureux des lettres qu’il reçoit. Étrange ce cancer qui va l’emporter bientôt et qu’il ne soupçonne pas.

Camille me dit que vous avez très bien lu son roman (vous ou Hélène). Comment est-ce possible, si vite ? À présent, ce qui ne va pas chez Camille, c’est la tête, ce qui m’inquiète le plus. La tension est normale. La raison c’est que, elle surtout, voix aiguë, je ne l’entends pas du tout ; elle s’épuise à crier. Voilà la cause, je crois. Aussi, je m’impose un régime de silence. À La Frette, on ne va plus parler.

Vu Jean Rostand, il y a deux jours. C’est un homme très bien, qui a écrit quantité de choses intéressantes dans un domaine où il est savant ; des livres de variétés, Journal d’un caractère5, Les Familiotes6, dans sa jeunesse, qui sont à retenir ; enfin les Pensées d’un biologiste7, maximes, dont la moitié est de premier ordre. Dans l’ensemble, c’est quelqu’un.

Chez lui, quelque chose m’a toujours un peu gêné. Je l’ai trouvé avant-hier assez démoli. L’âge l’a marqué. Alors, ce qui m’a toujours un peu gêné m’est apparu clairement (trahison de l’âge). Au fond, il est sot. Je ne dirais pas de mon voisin le tailleur, ou de mon dentiste qu’il est sot. Mot qui ne signifierait rien dans leur cas. C’est un mot qui n’a de sens que chez une catégorie d’hommes : ceux qui cultivent l’intelligence.

Ce n’est pas à La Frette que mon fils a pensé, dans son roman. C’est à une autre région des environs de Paris, assez différente, là où est sa petite propriété, près de Palaiseau, du côté de la Beauce.

Votre

JC.

P.-S. Vu ce matin, dans les journaux, deux photos de mon fils ; c’est effrayant pour moi ; ce n’est plus lui.

Dans Match, je trouve Nourissier assez bien ; il reste vrai ; ces deux-là (Nourisier et Roger) ne s’aimaient pas. Il le dit8. Et il dit (ce qui est bien) : « Nimier restera peut-être le seul, et l’incarnant, de la génération 25. » Et il devra aussi cette stature à une mort jeune ! En réalité, les premiers romans (les seuls) sont très bons. C’est un peu plus tard qu’il a faibli. Le « journaliste », chez lui, était faible, trop tarabiscoté. Tout cela s’effacera vite.

Je vois, plus tard, Nimier avec quatre romans9, très rapprochés (il disait qu’ils ne formaient qu’un seul roman), représentant, tout seul, la littérature après 40.

À l’occasion, vous pouvez signaler aux Gallimard (ces illettrés) qu’il y a à publier un bref volume de Nimier : quelques nouvelles parues dans la NRF, et ailleurs aussi, très bonnes10.

1. Gilbert Guilleminault, « C’était un prince du tumulte », L’Aurore, 1er octobre 1962.

2. Bertrand Poirot-Delpech, « Nimier, aux yeux baissés… », Le Monde, 3 octobre 1962.

3. Candide avait publié, en première page du numéro du 3 octobre 1962, la photo de Roger Nimier dans son uniforme de hussard de 1945.

4. Marcel Jouhandeau, « Je me souviens du délicieux mystificateur », Candide, 3 octobre 1962.

5. Éd. Fasquelle, 1931.

6. Les Familiotes et autres essais de mystique bourgeoise, Éd. Fasquelle, 1925.

7. Éd. Le Club français du livre, 1957.

8. François Nourissier, « Un seigneur », Paris-Match, 6 octobre 1962.

9. Les quatre premiers romans publiés furent Les Épées (août 1948), Perfide (février 1950), Le Hussard bleu (septembre 1950), Les Enfants tristes (novembre 1951).

10. Un recueil de contes et de nouvelles, Les Indes galandes, sera publié en 1989 aux Éd. Rivages par Marc Dambre.

335 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 4/5 octobre 1962

Cher ami,

Votre article1 de Candide, juste ce qu’il fallait. Quelle belle couronne ! Nimier cherchait son sort : vouloir s’engager en Indochine, puis en Algérie, aimer les voitures éclairs, apprécier Céline, prôner Paul Morand, signer des manifestes de droite, bref, se consacrer à des causes perdues, c’était vouloir finir sur cette autostrade.

Les Claude Gallimard, retour de Saint-Brieuc, m’ont dit ce matin, au téléphone, qu’ils s’y étaient rendus en trois voitures (Nadine, une ; la mère de Nimier, deux ; eux, trois), et que la cérémonie funèbre s’était terminée à la fin du jour. À l’hôpital Poincaré, de Garches2, assistance très émue, sans ces effusions de répétition générale des grands enterrements parisiens ; la NRF (Dutourd, D. Aury, M. Mohrt), Antoine Blondin désemparé, Louise de Vilmorin en larmes, etc… Claude Gallimard indigné de l’article de Kanters3 dans L’Express ; je lui ai dit que cela m’étonnait de lui. « C’est un raté, avec toute l’aigreur des pédérastes contre l’homme à femmes. » En tous cas, le mot sur vous4 est grossier. Ce qu’il dit, au fond, est dur, mais non faux, à savoir que c’était une génération qui n’a pas tenu ses promesses (ce que toutes vos lettres disent) ; mais on ne peut en tirer une conclusion définitive quand il s’agit d’un homme de 35 ans5. Et, en tous cas, ce n’était pas le ton d’un article nécrologique ; je le lui dirai.

Madame Simone, ici, m’a fait lire Derrière la baignoire, un très joli roman sur la mort d’un chien, de Colette Audry (NRF6) ; elle y pense pour le prix Femina. Le prix est bon pour la vente ; elle m’a dit que cela avait fait gagner 50 millions d’anciens francs à Dhôtel7.

Simone m’a dit aussi qu’elle est au courant de la succession Julliard, étant liée avec la mère de celui-ci. Julliard a laissé un milliard, et, à sa mère, 250 millions AF que G. d’A. a demandé à sa belle-mère de laisser dans l’affaire.

Les Claude Gallimard m’ont dit que Candide avait grossièrement donné congé à Nimier, par une simple lettre administrative. Et comme Nimier avait négligé de se faire signer un contrat, il avait peu de chance de réussir à se faire donner une indemnité, bien qu’il ait entamé une action dans ce sens, à la veille de sa mort. Bref, il était fâché avec Max Corre8 ; le jour de sa mort, sortant de chez Lazareff, Nimier rencontre Max Corre qui entrait. « Quel con ! lui dit-il à haute voix, devant tous ceux qui attendaient ; aussi con que de Gaulle. » Malgré tous ces ennuis, les Gallimard m’ont dit que Nimier avait, dans les derniers temps, très bon moral, enchanté de son nouveau roman, sur lequel il comptait. Qu’il n’avait pas laissé grand-chose comme inédit. Il n’y avait rien, d’après eux, entre Nimier et la jeune romancière9 tuée dans l’accident. Ils devaient dîner ensemble, parler du roman de cette personne, puis rentrer à Paris, où Nimier devait reprendre sa valise, pour aller passer le week-end chez les Gallimard en Normandie ; qu’il jouait au tennis avec le fils de la maison10 le samedi matin.

À chaque moment je sens le besoin d’un mot à écrire à Nimier, de quelque chose à lui téléphoner ; c’était mon agent de liaison avec la vie de Paris, avec la jeunesse, avec la littérature. Cela est brisé irrémédiablement et je me sens rejeté dans mon vieil âge.

Si juste ce que K. Haedens dit, qu’il aimait Les Trois Mousquetaires parce que c’était le roman de l’amitié. Je me sens l’âme d’Aramis enfermé dans un couvent jésuite.

De Cocteau (ici, en ce moment), Hélène dit : « Égocentrique, mais sans l’ombre de prétention ; le naturel même dans cet égocentrisme. » Il donne ici ce soir avec Markevitch11, l’Histoire du soldat, cette lourde légèreté de Ramuz12, soutenue par la musique de Stravinsky13, heureusement. Peter Ustinov tient bien sa partie dans cette lecture concertante ; j’ai été à la répétition, ce matin. Markevitch et Cocteau ont vécu à Vevey, enfants, et ils ont eu, tous deux, la très charmante attention de venir donner ici cette représentation au profit d’œuvres locales.

Mille amitiés de

Paul Morand

1. Jacques Chardonne, « L’abus de l’esprit était sa forteresse contre le monde », Candide, 3 octobre 1962.

2. Roger Nimier était mort peu avant minuit lors de son transfert à l’hôpital de Garches.

3. Robert Kanters, « Un hussard perdu », L’Express, 4 octobre 1962.

4. Allusion à la fin de l’une des phrases de l’article : « … et avec la bénédiction édentée de vieillards bien portants comme M. Jacques Chardonne. »

5. Il allait avoir trente-sept ans, le 31 octobre.

6. Éd. Gallimard, 1962.

7. André Dhôtel avait obtenu le prix Femina 1955 pour Le pays où l’on n’arrive jamais aux Éd. Flore.

8. Max Corre, journaliste à France-Dimanche puis au Nouveau Candide.

9. Suzy Durupt, dite Sunsiaré de Larcône (1935-1962), modèle. Son premier et unique roman, La Messagère (Éd. Gallimard), était sorti une semaine avant sa mort.

10. Antoine Gallimard.

11. Igor Markevitch (1912-1983), compositeur et chef d’orchestre.

12. Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) avait publié Histoire du soldat en 1920. La première du spectacle monté sur tréteaux avait eu lieu à Lausanne le 28 septembre 1918.

13. Igor Stravinsky (1882-1971), compositeur russe, naturalisé français, puis américain.

336 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

6 octobre 1962

Cher ami,

Je pensais : la mort a sauvé Roger. C’était fini. Dans cinquante ans on aura oublié le médiocre (le « journaliste ») ; on découvrira la qualité de ses premiers romans ; et puis la mort jeune ; il sera le seul, tout illuminé. Mais j’ai lu des bribes (dans l’affreux Elle) de son nouveau roman1. Non, ce n’était pas fini.

La mère de Déon, pas très âgée, le cœur solide, vous le savez, est paralysée ; elle n’a conscience de rien ; immobile. Cela peut durer des années. Il faut une garde jour et nuit. Vu Déon, hier. Chantal m’a dit que cela coûtait plus de 12 mille francs par jour. Déon vit de sa littérature et de ses emplois divers comme écrivain. C’est cela qu’il gagne, à peu près. Ce qu’il dépense pour une maladie incurable. C’est trop respecter « la vie ». Sur les routes de France, on est moins scrupuleux.

Lu La Revue de Paris. Je vous envie de pouvoir écrire les pages que vous écrivez2 (ce côté actif, que cela implique, tout ce savoir).

Suivant le drapeau Reynaud, la droite ardente, la gauche frénétique, veulent défendre, cause sacrée, le régime parlementaire, dont nous avons vu, pendant 50 ans, le bel ouvrage. Tardieu3 (que je n’aimais pas), dix fois ministre, bon républicain, dans son gros livre4 (des dernières années), parle exactement comme de Gaulle.

 

 

[Ici Chardonne avait collé un court article de Bernard Frank sur Roger Nimier.]

 

C’est joli le talent, ça ne ressemble à rien.

Votre

JC.

P.-S. : Il semble (Nimier) que c’est la « séparation » qui a été prononcée ; non le divorce. D’où la phrase « on m’a volé… ». Mais on ne pouvait confier à Roger la garde des enfants.

1. D’Artagnan amoureux ou Cinq ans avant paraîtra fin octobre.

2. Paul Morand, « Le général Souvarov », La Revue de Paris, octobre 1962, p. 59-71. Ce texte sera repris sous le titre « Un Russe, prince d’Italie : Souvarov ou le général En Avant (1729-1800) » dans Monplaisir… en Histoire, Éd. Gallimard, 1969.

3. André Tardieu (1876-1945), député, ministre, président du Conseil de novembre 1929 à décembre 1930, puis de février à mai 1932, s’était retiré de la vie politique en 1935.

4. La Révolution à refaire, Éd. Flammarion, 1936.

337 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 6 octobre 1962

Cher ami,

« Vieillard édenté ! Imbécile de Kanters ! s’écrie Hélène. Tout ce que dit Chardonne est toujours vrai, il va jusqu’au fond. D’une intelligence !… » Nimier m’a écouté ; il ne m’a pas entendu. Sinon, il vivrait. Si mon pays avait fait ce que je pensais, dès 1930, qu’il fallait faire, il serait encore une patrie de premier ordre. En 1951, j’écrivais à Nimier : « Vous avez du talent. Et maintenant, surtout pas d’articles ! Et pas de femmes qui aient besoin de robes ! » Me rappelant cette phrase, il y a 3 mois, il me disait : « Vous fûtes prophétique. »

De Gaulle a « brûlé » le Parlement1 (comme on brûle un feu rouge). Hitler a brûlé le Reichstag2, mais autrement.

Je n’ai pas lu tous les articles (Le Monde, etc…) dont vous parlez, mais ce que j’ai lu fait que j’approuve votre jugement ; les gens ont bien vu Nimier dans l’ensemble. Gallimard m’a dit qu’en réponse à L’Express, disant que Nimier avait rue Sébastien-Bottin une situation de second ordre, ils avaient répondu que sa situation chez eux était, bien au contraire, de premier ordre.

Hier, l’Histoire du soldat. Musique charmante et bouffonne d’un Stravinsky encore très proche de celui de Petrouchka3 (1917). Le texte de Ramuz, idiot, lourd ; c’est un soldat de plomb que le sien. Ce que Ramuz a fait de mieux, c’est Giono4.

Ustinov tenait le rôle du diable ; c’est un gros malin, gâté par le public des théâtres anglais, appuyant sur la pédale, alourdissant ses effets. Igor Markevitch, qui offrait à Vevey ce concert, pour son cinquantième anniversaire, a parlé de Vevey de façon naturelle et charmante.

Madame Simone a été impayable, à déjeuner, avec ses souvenirs sur un Gregh5 revitalisé par l’Académie, se jetant sur Suzanne Colas : « Donne-moi ta bouche ! » hurlait Gregh, redressant sa barbe à poux. Il disait à Simone : « Ma femme se doute que je la trompe, mais toujours avec d’autres que les vraies ! »

Cocteau, hier, disait : « L’Académie est pleine, maintenant, de gens impossibles et de second ordre. » Je lui ai trouvé mauvaise mine, toujours en sueur ; il se plaint d’un point congestif. Mais qui résisterait à ces voyages éclairs, à ces salles d’un air infect, à ces signatures d’autographes ? Le concert a fini à 11 h 15. Jusqu’à minuit, où je le ramenai en auto, c’est-à-dire pendant trois quarts d’heure, il signait des autographes aux fillettes des pensionnats de Clarens.

À vous,

PM.

1. Après l’annonce officielle devant l’Assemblée nationale du référendum sur l’élection présidentielle au suffrage universel, une motion de censure contre le gouvernement de Georges Pompidou avait été votée par 280 voix contre 200, le 4 octobre 1962, conduisant à la démission du gouvernement et à la dissolution de l’Assemblée nationale le 10 octobre 1962.

2. Allusion à l’incendie du Parlement allemand, le 25 février 1933, par Van der Lubbe, dont Hitler profita pour accuser les communistes et installer un régime d’exception le 28 février 1933.

3. Ballet en 4 tableaux créé à Paris le 13 juin 1911 pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev.

4. Jean Giono (1895-1970) avait rencontré Ramuz en Suisse en 1932. Son influence sur son œuvre, et notamment le roman paysan, sera considérable.

5. Fernand Gregh (1873-1960), écrivain, élu à l’Académie française en 1953.

338 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 7 octobre 1962

Cher ami,

Puisque les écrivains écrivent pour les écrivains, puisque les femmes s’habillent pour les femmes, etc…, on se demande de quoi se nourrit le public, les gens pas avertis ? Ils arrivent en retard au vrai (les Américains n’y arrivent jamais, sauf quand les juifs le leur expliquent). C’est ainsi que les idées (le freudisme, l’existentialisme, etc…) pénètrent au bout de dix ans dans les romans, au bout de vingt ans au théâtre ; Picasso 1905 devient la publicité des Galeries Lafayette en 1955.

Je trouve ennuyeux le Fabre-Luce sur la surnatalité (Dix Milliards d’insectes) ; le monde périra par le trop, on le savait ; la machine à supprimer le trop n’a pas été inventée ; la meilleure de ces machines, c’était la Nature ; elle produisait trop, elle aussi, mais, heureusement, elle gâchait beaucoup, et perdait plus encore.

Madame Simone nous a dit avoir reçu trois lettres ravissantes de vous, auxquelles « elle n’ose s’égaler ». Madame Simone dit qu’on nomme Paul Vialar1, romancier prolifique et nul, BALZAC 00-00 ! Vous voyez, l’air de Paris arrive ici ! Elle m’a dit qu’elle n’avait eu aucune vocation théâtrale. Elle voulait être psychiatre. Elle s’essaya au théâtre, un jour qu’elle avait critiqué Le Bargy2 et que celui-ci lui avait répondu : « Essaye-donc ; tu verras si c’est facile ! » Très joli ce que dit K. Haedens, que Nimier aimait Dumas, parce que Les Trois Mousquetaires est le roman de l’amitié.

Match a reproduit un ancien article3 de moi sur Nimier qui avait un petit ton de camaraderie, un peu rigolard, et qui ne convenait pas à une nécrologie ; mais je ne l’ai pas su à temps.

« Que pensez-vous de l’au-delà ? », demande un interviewer à Tristan Bernard4. « Je suis déjà assez occupé par l’en-deçà », répond-il. C’est un souvenir de Madame Simone, hier, à table.

J’assistais hier à une séance de télévision où Cocteau parlait de son Requiem. Il répétait ce qu’il dit depuis trente ans : « Je suis l’objet traversé par la foudre de l’inconscient ; l’intelligence n’intervient jamais dans ma poésie. » Disant cela, son petit œil perçant pétillait d’intelligence, à son insu.

Hélène, qui lit le dernier roman de Serguine, après avoir lu Sud dans La NRF5, dit que les romans sur l’inceste foisonnent cette année. Connaissez-vous Jean Follain6 qui écrit dans La NRF ?

J’étais sorti à cheval, ce matin, avec cinq cavaliers ; j’étais en queue ; mon cheval, très vigoureux, écumait, encensait, luisait de sueur, tirait tant qu’il pouvait. Je pris la tête : aussitôt devant les autres, l’animal se calma, devint léger et doux ; je pensais : certains hommes, fougueux, dans l’opposition et au dernier rang, il suffit d’un grand cordon, d’un fauteuil académique, pour qu’ils trottinent sagement et s’endorment !

Je vous remercie des coupures envoyées ; l’article de B. Frank est d’un galant homme.

Oui, j’avais promis un texte à D. Aury ; je l’ai donné à La Revue de Paris à qui j’avais promis « Jean-Jacques à Vevey », que, par erreur de ma part, les Écrits de Paris avaient déjà publié ! Je suis toujours content de paraître à La NRF, et vais trouver autre chose. Mais je ne puis retourner rue Sébastien-Bottin, en pensant que le bureau de gauche est vide7… L’autre jour, en revenant des Hayes, je pensais à cette horreur : les trois bornes fauchées, sur l’autoroute, au pont de La Celle.

À vous,

P. Morand

1. Paul Vialar (1898-1996), écrivain, président de la Société des gens de lettres, auteur de quatre-vingts romans.

2. Charles Le Bargy (1858-1936), comédien.

3. Paul Morand, « Tous les dons », Paris-Match, 6 octobre 1962.

4. Tristan Bernard (1866-1947), romancier et dramaturge.

5. Yves Berger, « Sud », La Nouvelle Revue française, 1er octobre 1962. Ce roman obtiendra le prix Femina 1962.

6. Jean Follain (1903-1971), écrivain et poète, grand prix de poésie de l’Académie française en 1970.

7. Le bureau de Roger Nimier chez Gallimard se trouvait au rez-de-chaussée, à gauche dans le hall d’entrée.

339 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

8 octobre 1962

Cher ami,

J’aurais envie d’écrire à Kanters : « Édenté ? Je ne vous ai donc jamais mordu ? » Il me déteste ; cela ne me touche pas, il déteste des gens très bien : Montherlant, etc… Il est tout consacré à Mauriac, à qui il doit tout. Il n’écrit rien, sans penser à Mauriac. Il n’est pas sans talent, et il a de la lecture. C’est Gide qui disait, je crois, à peu près : aimez vos ennemis, cela prouve que vous existez encore. Je suis heureux tout de même de la saine réaction de Claude Gallimard.

Je ne comprends rien à ce qui s’est passé à Candide. Ils ne voulaient pas parler de Roger, ils étaient brouillés. Quelqu’un exige qu’ils en parlent et beaucoup et bien. D’où, à la dernière minute, le téléphone éploré d’Orengo à La Frette, à quoi j’ai cédé. Qui a parlé à Candide avec cette autorité ? On m’a dit : c’est Gallimard. Et puis on m’a dit : non, Gallimard n’a aucune autorité sur Candide.

Une vieillesse frivole (Cocteau), c’est la mort prochaine. Jouhandeau ne va pas bien : le cœur, assez grave. Sa fille adoptive est mariée ; enceinte de six mois, mais pas avec le père. Elle a ruiné Jouhandeau ; Gallimard l’a secouru. Élise tourne autour du lit, avec son gros sac d’argent. Du vilain monde.

Je vous disais, mais je veux le répéter : Roger a mal employé ses dix ans1 ; comme journaliste (un grand art) il ne valait rien. Il n’y mettait que le pire de lui. Je n’avais plus d’espoir dans son avenir. Sans doute, je me trompais ; j’ai flairé un peu (Elle) son prochain roman ; je crois que c’est bien.

Déjeuné hier chez Josette. De très loin en très loin, je peux le supporter : la fatigue d’un déjeuner et du champagne. Il y avait Ketmann. Jacques Brenner manquait ; c’est beaucoup. Le gros Brenner me repose profondément ; ce gros homme ne dit jamais du mal de personne, et quand il en dit du bien, c’est justifié. À sa place Ketmann, qui est toute aigreur. Une pitoyable aigreur, faite de ses doutes, son malaise interne ; cela me fatigue.

Il ne faut plus vous brouiller avec Josette ; cela n’en vaut pas la peine. Il faut prendre les gens comme ils sont. « Prends-moi, comme tu es », c’est de Donnay2, je crois.

En somme, Josette a moins d’argent que nous ne pouvions le croire. Elle a d’énormes charges : ses maisons, ses domestiques. Elle va s’installer autrement dans la vie. Alors, ce sera le vide. Une vieillesse éblouissante, cela fut donné à Hélène, à Simone, peut-être, bientôt, à Denise Bourdet. Josette était faite pour être jeune ; elle sera restée à mi-chemin de tout.

Ce n’est pas comme éditeur que Julliard a gagné son milliard. C’est comme ratisseur d’argent.

Ketmann disait hier à Camille : « On ne m’aime pas et je le mérite. » Ces poches à fiel, qui veulent de l’amour.

Je comprends que Josette réduise tout l’appareil de sa vie ménagère. Mais elle a tendance à renvoyer tout le monde pour rien ; il faut changer sans cesse ; c’est dangereux.

Votre

JC.

1. Roger Nimier avait promis à Jacques Chardonne, inquiet de son rythme de travail, qu’il ne publierait pas de romans pendant dix ans.

2. Maurice Donnay (1859-1945), auteur dramatique, élu à l’Académie française en 1907.

340 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 9 octobre 1962

Cher ami,

Cocteau (qui moque l’Académie, mais n’en perd rien) nous a amusés l’autre soir :

 

Jules Romains — J’estime qu’il faut faire un geste de confraternité envers le Maréchal Juin1, tenu à l’écart, par l’arbitraire du pouvoir, de notre Compagnie.

V.-Radot — Je m’y oppose absolument !

Jules Romains — Écrivons-­lui, et faisons-lui tenir un message, etc…

V.-Radot — Je m’y refuse !

Cocteau — Faisons un geste qui n’ait rien d’officiel. Disons, par exemple, qu’ayant appris qu’il avait mal à la gorge, nous prenons de ses nouvelles.

Jules Romains — Vous avez tort de ne pas vouloir signer une lettre ; peut-­être que dans un an, vous ne le regretterez pas !

 

On le savait, mais c’est admirable tout de même.

À vous,

PM.

P.-­S. Reçu une lettre charmante de Gérard, de l’hôpital.

1. Alphonse Juin (1888‑1967), maréchal de France, élu à l’Académie française en 1952.

341 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Mardi 9 octobre 1962

Cher ami,

J’espère que vous avez reçu ma lettre mise à la poste hier soir. Si je l’ai mise à la poste, c’est en pleine inconscience. Pour les actes habituels, j’ai des moments d’inconscience absolue, des moments de mort. J’ai été, avant d’aller à la poste, au bureau de tabac pour acheter un timbre ; il en manquait un. Après, je ne sais plus rien.

Stupide article de Poulet sur Nimier. Je viens de le moucher gentiment. Ces Belges se croient tout permis. Je lui dis : « Ne parlez pas de choses et de gens que vous ne connaissez pas. L’imagination n’est pas la folle du logis. Elle en est la servante idiote. C’est là un sujet pour Morand et Chardonne. »

Après vos pages, bien agréables à lire, dans La Revue de Paris, j’ai lu l’article sur Freud1. J’aime beaucoup ces résumés bien faits, qui vous dispensent de lire de gros livres où l’on se noie. En somme, je connaissais bien le principal. J’en accepte la moitié ; je récuse ses explications juives. En réalité, de tout cela, et de bien d’autres choses, on ne sait absolument rien.

J’ai pris conscience des risques d’une longue correspondance. Où iront mes lettres à Nimier ? Elles appartiennent aux héritiers. J’espère que Claude Gallimard s’en occupera2. Je désire qu’elles soient reléguées dans une cave. C’est une tranquillité pour moi de savoir les miennes à vous dans vos mains.

Camille a lu le roman sur la petite chienne, avec froideur. Je ne le lirai pas, vous pensez bien. Par contre, elle admire beaucoup le second livre3 de Schneider. Moi, je vote toujours pour Serguine.

À vous,

JC.

P.-S. Josette renvoie ses gens, pour rien ; parce qu’elle les a vus quelque temps. Toujours changer. De même ses amis, mais elle ne les perd pas tout à fait. À la fin, on est seul.

1. Georges Heuyer, « Propos sur la psychanalyse », La Revue de Paris, octobre 1962.

2. La correspondance Nimier-Chardonne (1950-1962) sera publiée par Marc Dambre en 1984 (Éd. Gallimard).

3. Marcel Schneider, Les Colonnes du Temple, Éd. Grasset, 1962.

342 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

343 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 11 octobre 1962

Cher ami,

« Quelque chose pour La NRF », dit votre lettre d’avant-hier, au sujet de Nimier. On ne m’a rien demandé. Est-ce un article nécrologique ? Que lui consacre-t-on ?

Hier, j’ai été en Valais, au-delà de ce pont suspendu sur la route de Crans, avant Lens, qui vous emplissait d’une terreur respectueuse, il y a 3 ou 4 ans. Je me cherche une cabane à 1 200 mètres pour pouvoir fuir des crises d’asthme ; mais il serait plus simple d’aller à l’hôtel ? Je n’aime pas les hôtels, par goût de la solitude.

Hélène dit qu’en vieillissant Cocteau a l’air d’une petite araignée, de la bouche de qui sort un flot de paroles, qui dévide un long fil d’œuvres. Il peut ne parler que de lui, pendant des heures. Mais ce moi est pittoresque, gracieux, bien élevé, cultivé, sans peser jamais sur l’auditeur.

Et Stendhal, avec son égotisme, qui n’est que de l’égoïsme dandysisé, fait-il autre chose que de nous parler du soi ? Stendhal détestait Paris, mais ne se plaisait que là. Il a aimé le Milan de ses 20 ans, c’est tout. Il a couru après, toute sa vie, et ne l’a jamais retrouvé. D’abord, il n’existait plus. Les Italiens changent, comme l’opinion publique change ; je l’ai bien vu en étudiant Souvarov. En 1799 (début de l’année) il n’y en a que pour les Français, arbres de la liberté ; tout le monde collabore. Souvarov chasse les occupants, un mois plus tard. Aussitôt les Italiens arrachent les arbres de la liberté, égorgent les soldats français isolés, jusque dans les hôpitaux et retournent leur veste, tout comme le Paris d’août 1944. Je ne reproche pas à Paris de l’avoir fait, je lui reproche de ne pas valoir mieux que les Italiens, ce qui m’humilie pour lui.

On sent autour du trou dans lequel est tombé Nimier, un cercle d’amis qui restent liés par son souvenir. Ce don d’amitié était profond et continuel. Je n’ai pas été gâté, en amitié, comme je le fus en amour. C’est sans doute de ma faute ; ce l’est certainement. J’étais, à 20 ans, lié avec Giraudoux comme il n’est pas possible. Nous nous voyions du matin 9 h à 2 h de la nuit, sauf les quelques heures qu’il passait au Matin ou au Quai d’Orsay. Dès que je me suis mis à écrire, il a cru que je lui prenais son succès et il n’a plus jamais été le même. Notre amitié pure (pure d’amertume) aura duré de 1905 à 1922 ; le triomphe d’Ouvert la nuit l’a tué. Plus tard, j’en eus pour Pierre Brisson, une amitié (où je n’ai eu qu’une chose à me reprocher, mais il vivait si séparé de Yolande…) profonde ; elle n’a pas résisté à la politique, à la Libération. Or, pour moi, l’amitié se serait accrue si je l’avais eu pour un traître, un être vil, un voleur ou un assassin. Sinon, ce n’est que du goût, comme celui des femmes (infidèles). J’avais colmaté la brèche avec Nimier. Et voilà. C’est fini.

Il me restera de me promener dans la vie sans être connu de personne. Je comprends Stendhal qui adorait la solitude dans la foule ; descendre d’avion, pendant une escale, à Singapour ou Valparaíso, en sachant que personne ne vous invitera, ne vous parlera, c’est exquis. Depuis 10 ans, je vais à Londres sans faire signe à âme qui vive ; dans ce Londres où j’ai connu tout le monde : c’est délicieux. Hélène, foncièrement sociale, être de relation, que je laisse à l’hôtel, je la retrouve ayant lié conversation dans le hall avec quelque dame qui lui raconte sa vie, tant elle a senti de cœur, d’intérêt, de chaleur humaine en celle qui l’écoute.

À vous,

P. Morand

344 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

11 octobre 1962

Cher ami,

Si Cocteau était traversé par la foudre de l’inconscient, il ne s’en douterait pas. Il ne le sait que trop, ce gentil farceur, et n’en fait que trop d’usage.

Ce qui m’a frappé dans la lettre de Kléber, c’est sa remarque sur le peu de goût que Nimier avait peut-être pour sa voiture. Aux temps où il publiait Le Grand d’Espagne1 (24 ans je crois) il n’avait aucun des goûts que nous lui avons connus plus tard : rugby, connaissance des vins et de la cuisine, etc… Il a tout fabriqué pour faire de lui un personnage. Son drame, c’est le vide. C’est cela son désespoir, et il était vrai. Il n’avait, en vérité, qu’un cœur très chaud pour de rares amis.

Ce personnage était copié sur vous. Voici la différence : vos goûts, votre être, étaient vrais. Si je veux vous peindre, je trouve exactement le même homme, il y a quarante ans et aujourd’hui. Vous avez toujours été Paul Morand ; identique à soi.

Je m’explique, à présent, votre texte de Match qui m’avait surpris. On doit savoir qu’il est ancien, car Muller m’en parle comme d’une inconvenance des mœurs du journalisme d’aujourd’hui.

Vous me demandez qui est Jean Follain. C’est un poète estimé. Coté à La NRF où il écrit souvent. De son métier, juge près de Paris2. Il est venu une fois à La Frette. Je trouve l’homme très ennuyeux et médiocre. Mais cela ne signifie rien.

Le roman de Serguine est le seul que je trouve écrit, depuis des années que je flaire des romans, les refermant vite. Je pense qu’un roman qui n’est pas écrit, c’est zéro. Je n’ai pas vu tellement l’inceste. Cela m’aura échappé. Un roman écrit est toujours pudique.

Dans le livre de Fabre-Luce, il y a tout de même un gros travail, et des statistiques intéressantes où il se pavane. Une de ces statistiques m’a frappé. Une toute récente donne comme vierges 80 % des jeunes filles d’aujourd’hui. C’est exactement à ce chiffre que Jaloux évaluait la proportion des vierges, il y a 40 ans.

Votre

J.C3.

1. Éd. de La Table ronde, 1950.

2. Jean Follain avait été avocat au barreau de Paris de 1927 à 1951, date à laquelle il devint magistrat au tribunal de grande instance de Charleville.

3. À cette lettre, Jacques Chardonne avait joint une lettre de Matthieu Galey, dans laquelle il écrivait : « Hier, déjeuné avec Jean Cau. Il revient d’Algérie et du Maroc, où il a passé un mois. C’est un garçon intelligent ; ses analyses, même si elles sont contradictoires entre elles, sont d’une admirable rigueur. Cette fois-ci, il revient quasiment OAS. Il dit que c’est là-bas la catastrophe ; que la religion musulmane interdit tout progrès pour cent ans ; que ce peuple formaliste ne désirait que le mot indépendance, mais surtout pas le fait lui-même ; que la concussion et la malhonnêteté règnent en maîtresses ; que les dirigeants sont des enfants de 13 ans qui ont brusquement perdu leurs parents ; bref, qu’il n’y a qu’une solution possible — la seule impraticable — de les sortir de ce bourbier sans espoir : la colonisation. Dans la bouche de Jean Cau, c’est assez savoureux, et d’autant plus troublant, car c’est un honnête homme. » Sur ce passage, Jacques Chardonne avait apporté, en marge, le commentaire suivant : « Ma réponse à propos de Cau. Bien sûr Cau a raison. On savait tout cela depuis longtemps. Les progressistes, ces ingénus, feront d’autres découvertes de ce genre. L’Afrique tombera en pourriture ; elle dégoûtera même la Russie. Elle ruinera la France. Mais les colonies, c’est impossible aujourd’hui. Voilà tout, J. B. Say avait prédit tout cela en 1838. Le plus clair du résultat de la domination française, c’était la multiplication des indigènes. Qu’ils retournent à la nature ! sans médecins. Pour le vin et les petits artichauts, le midi de la France est plus que suffisant. Le pétrole ? Dans 20 ans ce sera désuet. »

345 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 12 octobre 1962

Cher ami,

« Préoccupée de sa laideur, Madame de Staël avait besoin d’être rassurée de raisons palpables et toujours renaissantes », dit Stendhal. Je crois, en résumé, à la fin de ma vie, que si tant de femmes baisent ou se font baiser, ce n’est pas par plaisir, mais par besoin d’être rassurées. Presque toutes doutent d’elles-mêmes. C’est comme une douleur sourde et profonde. Surtout celles qui s’affirment le plus autoritairement ; là où elles ont tort, c’est de croire qu’en possédant l’homme, elles s’affirment ; au contraire, le doute ne fait que s’approfondir. D’où tant d’incompris, qui se disent trahis.

Puisqu’il y avait « il mourra centenaire » dans mon article de Match sur Nimier, je pense que les lecteurs auront rectifié d’eux-mêmes (mais ils ne lisent pas attentivement).

Ce que vous dites des statistiques, dans 6 milliards d’insectes, d’Alfred Fabre-Luce, ne me convainc pas. Les statistiques ne sont rien, puisqu’elles suivent, au lieu de précéder. « L’homme vit 70 ans », disent les statistiques de 1962 ; « l’homme vit 45 », eussent dit celles d’il y a un siècle. Cela prouve que le statisticien ne fait qu’obéir au statistiqué.

Ce qui m’agace, chez Fabre-Luce, c’est la peinture des situations, politiques ou sociales, les plus sombres, les plus dramatiques, auxquelles il ajoute, en conclusion, un petit paragraphe optimiste de chrétien social, de journaliste rassurant des lecteurs de grand magazine, ou d’homme bien élevé ayant abstraitement voté pour le meilleur des mondes, une fois pour toutes.

Un de mes amis qui connaît bien ce pays-ci et qui a, mieux encore, connu le précédent, me dit, en arrivant de Rome, que c’est le jour et la nuit ; l’ancien était fin, spirituel ; celui-ci est matériel, commun, lourd, le contraire de son prédécesseur.

J’envoie à D. Aury, aujourd’hui, à tout hasard, quelques mots sur Nimier. La NRF ne m’a rien demandé, mais je n’aimerais pas être absent, au cas où la revue ferait quelque hommage, dans un de ses prochains numéros. Mais si c’est novembre, comme elle n’aura mon texte qu’après-demain lundi, peut-être arriverai-je trop tard ? Si vous avez l’occasion de lui téléphoner, puis-je vous demander de tirer la chose au clair ? Je vous en serai très obligé.

Très vôtre,

PM.

346 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Jacques Chardonne avait collé sur le bas de la lettre un entrefilet daté du 12 octobre 1962 ainsi rédigé : « Paul Morand publie, dans le numéro d’automne de la revue Cahiers des Saisons, un beau poème intitulé “Le Saut de l’Ange”. »

347 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

13 octobre 1962

Cher ami,

Je vous disais : « Tâchez de donner quelque chose à La NRF. » Il ne s’agit pas du tout de Nimier. Il s’agit d’un texte à votre gré. Vous en avez sûrement dans vos papiers. Je ne vois pas annoncé encore ce qui devait paraître chez Laffont (peut-être là-dedans) ou un morceau du Nouveau Londres. Je ne sais. À retenir qu’ils le souhaiteraient. Craignant que l’on ne s’embrouille entre trop de gens (Aury, Arland, etc…), ils préfèrent passer par moi pour vous le dire. Le moment venu, à votre gré, pensez-y.

Admirable portrait de Cocteau par Hélène. Il a toujours parlé de lui comme un acteur (la même voix, geste, mimique) qui serait toujours en scène ; jamais ennuyeux, parce que c’est bien joué.

Un écrivain parle toujours de soi. Il y a la manière. La seule qui ait du prix, c’est la plus secrète. Il aura fallu 40 ans et Chardonne, pour que vous soyez découvert, dans les ténèbres, au fond de votre œuvre.

Quand on a vécu 40 ans dans un bourg, comme moi, on connaît du monde (les voisins). Ces gens-là sont absolument étrangers les uns aux autres ; complètement enfermés dans leur propre univers clos. La littérature, chez tous (presque), chose absolument inconnue. Le seul langage commun, que peut-être ils connaissent, c’est la politique.

À ce propos, je crois bien que Liddell Hart est le plus grand connaisseur des choses militaires. Pages intéressantes de lui dans Défense de l’Occident1. À propos de Berlin, il pèse les forces russes, par rapport à celles de l’Europe et de l’Amérique. Ce qu’on leur oppose (aux Russes), ce n’est rien. Ils sont à 100 km de Hambourg. Ou bien c’est la guerre des bombes.

La grande crainte du peuple français, c’est d’être gouverné.

À vous,

JC.

P.-S. Qu’est-ce qui est le plus redoutable : un homme, ou des assemblées paralysées ? Ce n’est pas moi qui pourrais le dire.

1. Liddell Hart, « Si la guerre éclatait en Europe », Défense de l’Occident, septembre-octobre 1962.

348 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

349 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

15 octobre 1962

Cher ami,

Je relisais l’article de Kanters sur Roger. Je suis bien de votre avis : si on ne considère que l’écrivain, ce qu’il dit est assez juste. Il y a ses tout premiers livres ; pour la suite, on peut douter. J’aime mieux ce que dit courageusement Nourissier, qui pourtant ne l’aimait pas : « Il restera comme type de notre pauvre génération. » Il y a tout chez lui pour garder une figure dans l’histoire littéraire. Cette histoire tient compte de l’homme. Si Cocteau a une place plus tard, ce sera comme personnage ; non pour son œuvre, si mince. L’œuvre de Max Jacob, ce n’est rien ; ses amis en ont fait un petit personnage.

Ce n’est pas sur Nimier que La NRF vous demandait un texte. J’ignore ce qu’ils font pour Nimier ; je n’ai entendu parler de rien. Arland me chargeait de vous dire simplement que des pages de vous, quand vous voudrez, leur feront plaisir. Je suggérais un morceau de votre Nouveau Londres ou des Habsbourg. Il est entendu que c’est à votre heure. Il ne s’agissait que d’un souhait.

Je viens d’écrire à Aury, lui expliquant votre erreur au sujet de Nimier.

Tout de même on peut admirer chez Fabre-Luce un énorme travail (son dernier livre). Cela n’aboutit pas à grand-chose. Quand il veut être optimiste, c’est faible.

La science a beaucoup dérangé la nature. La nature, je pense, s’y entendait mieux, pour le bien des hommes. Ainsi, dans un couple, le mari disparaissait le premier ; bien avant, le plus souvent. La veuve, un être de maison, s’en arrangeait assez bien. Aujourd’hui, l’homme meurt à 50 ans (cancer le plus souvent) ou bien il ne meurt plus. Le couple va durer longtemps ; d’où quelques tragédies. En voici une que je trouve terrible. Il arrive, bien avant une attaque, que le cerveau de la femme se dérange ; elle n’est pas folle, mais elle n’a plus tout à fait sa raison. Le cas est assez fréquent chez la femme, du moins j’en connais trois ; c’est beaucoup. La mère de François de Curel ; celle de Déon, depuis six ans (avant son attaque récente), et une troisième. Pour un cerveau un peu dérangé, on ne met pas une femme en clinique, à 15 mille francs par jour. Elle reste chez elle. Pour le vieux mari, c’est atroce.

J’ai pas mal connu Pierre Brisson jadis. Il a détruit Les Annales, bien soutenu Le Figaro. Il écrit bien. Ce n’est pas un homme bien ouvert. Si je devais dire mon opinion d’un mot, ce serait : il n’est pas très intelligent.

Votre

JC.

P.-S. Un lecteur attentif (s’il y en a un) lisant votre article dans Match aura pensé : « C’est étrange, il y a quelque chose que je ne comprends pas. » Le lecteur qui lit vite, ou à peine (tous), peu importe ce qu’il aura pensé. Dans la minute même, tout sera oublié.

350 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 16 octobre 1962

Cher ami,

J’approuve le mot de Paulhan (« Moins il y aura de gens qui s’occuperont… »). Hélas ; il y en aura de plus en plus ! avec les magnétophones, chacun écrira ou bavardera, à longueur de nuit.

Je ris encore de Galey ; il n’y a que les pédérastes pour tenir des conciles, Pape, évidemment, à part.

La gloire étant peu de chose, généralement idiote, comme l’opinion des gobe-mouches (style Stendhal) qui la font. Avec la TV elle est devenue immonde.

Je viens de relire Henry Brulard ; pas possible ; encore plus mauvais que les Souvenirs d’égotisme ; quand Stendhal raconte ce qu’il était, il est médiocre. Il n’est beau que quand il raconte ce qu’il n’a pas pu être (les romans).

Le conflit France-Monaco1 me plaît ; c’est la politique de grandeur qui continue. Ceci dit, on raconte ici que Rainier est un petit gangster.

Liddell Hart, que j’ai connu vers 1925, est le seul à avoir tout dit, tout prévu, tout senti.

Merci pour La NRF. Dès que Plon et Laffont m’auront dit ce qu’ils donnent à des périodiques (ce qui est de leur ressort et initiative), je ferai au mieux et au plus vite pour satisfaire La NRF, seule revue qui compte pour moi. Merci.

Brisville m’écrit avoir déjeuné avec Nimier et Sunsiaré de Larcône, le vendredi, jour de l’accident (elle venait de faire la connaissance de Nimier) ; il me dit que Roger leur a parlé de moi pendant le déjeuner. « Il vous aimait », dit Brisville. Madame Simone (à qui j’ai recommandé son livre) trouve Brisville exquis d’écriture, mais « sans rien dedans ».

Je vous enverrai, si Plon m’entend, des bonnes feuilles du Nouveau Londres. Il est entendu que ce n’est qu’un guide ; mais j’aimerais savoir si j’ai trouvé le ton juste pour dire aux Anglais, en les agaçant peut-être, mais sans les blesser, certaines vérités. S’il y avait, jadis, quelque chose d’indiscuté, c’était l’orgueil du lion britannique ; et le voilà qui se laisse tirer la queue par tout le monde, tandis que lui-même tire la queue du diable. Dans la politique des nations, comme dans « le monde », on ne respecte au fond que les gens riches, qui peuvent tout se permettre.

Comme je vous ai dit, ayant mal lu votre lettre, j’ai envoyé à D. Aury ma contribution (hâtive) à un éventuel florilège Nimier, à La NRF. Or, si rien ne paraît dans la revue, il n’est pas nécessaire que je témoigne seul. Mon texte peut, ou attendre, ou ne pas paraître, à son choix. Auriez-vous la bonté de le lui dire au téléphone ? Je vous en remercie d’avance.

Tout vôtre,

P. Morand

1. Conflit fiscal lié au projet d’application par la France de droits de douane sur les marchandises monégasques.

351 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

17 octobre 1962

Cher ami,

J’ai vu hier Michel Déon ; il m’a parlé de votre « Souvarov » (Revue de Paris) ; il n’est pas le seul. Ce sont des pages qui ont été remarquées. Il m’a dit aussi que Blondin voulait tuer Kanters. Cela ne se fait pas si vite. Mais si Blondin, assez alcoolisé, rencontre Kanters, il y aura une mêlée. Blondin est dangereux. Déon connaît bien l’Algarve ; il vous dira où il faut aller, quel hôtel. La Casa du Portugal s’en occupera aussi. Mais je ne veux rien dire encore ; j’attendrai que votre projet soit bien fixé et que vous m’en reparliez. Je n’y suis resté que trois jours ; sauf le cap Saint-Vincent, je n’ai vu que de médiocres plages, des usines, et divers baraquements. Déon n’est pas de mon avis. Pour passer l’hiver, je ne vois rien de mieux qu’une maison bien chauffée, sortant un peu dans un air froid (nécessaire à l’Occidental), ou bien Dakar.

Vos actions ont diminué de moitié. Dans quelques années, elles auront tout rattrapé. Je trouve que ces hauts et ces bas, avec longue attente, ne sont plus de mon âge. Le peu de capital que j’ai, je le laisse en liquide à la banque où, bien sûr, il s’évapore un peu, et je le dépenserai. Je ne me soucie pas de mes héritiers ; ils s’arrangeront avec les Russes.

Article de Dutourd : joli morceau. Voilà comment on a du talent aujourd’hui (« les jeunes »), et beaucoup. Leurs livres ne valent rien. Je n’aime pas chez Dutourd sa passion, pour prendre une place dans Paris, se dépensant pour n’arriver à rien, sinon à des postes insignifiants ; comme Kanters est « arrivé » ; il est partout, il est même lecteur au Français. Il faudrait chercher là où il ne s’est pas logé.

J’en étais là, quand j’apprends que l’état de mon fils est subitement plus grave ; peut-être la fin pour aujourd’hui. Ainsi, il échappe aux tortures, qui étaient prévues pour plus tard. Il aura eu une fête, grâce à Nimier, un dernier sourire de la vie. Il n’avait jamais vu la mort venir. Il a fait de grands projets jusqu’à la fin.

De la vie, Élémir Bourges1 me disait : « Il faut avoir vu ça. » Peut-être. Je n’en suis pas sûr. En tous cas, ce n’est pas à voir bien longtemps. La vie est finie très tôt. Vieillir, c’est le pire.

Je dois vous dire (mon attitude étant peu compréhensible pour beaucoup, mais elle le fut par mon fils, à qui j’ai écrit et qui m’a répondu bien tendrement, sans désirer me voir) que je tiens Jessie Bernheim, sa femme, pour une horreur. Je ne puis m’expliquer là-dessus. Je ne veux plus la voir, ni les siens, jamais. Si je ne vais pas à l’enterrement, sachez que c’est à cause de ma première femme2, sa mère, à qui le premier rôle appartient ; et à l’autre, de sa femme.

Votre

JC.

P.-S. Votre saynète Stendhal-Marie-Louise met en appétit.

1. Élémir Bourges (1852-1925), romancier et chroniqueur dramatique, élu à l’Académie Goncourt en 1890.

2. Marthe Schÿler-Schröder.

352 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 18 octobre 1962

Cher ami,

Les Américains prêtent des millions de dollars au Yémen, qui, comme la Chine, achète, avec cet argent, des tanks et des avions russes. Une opération aussi simple, il paraît que c’est, de la part des USA, de la grande politique. Ils ont fait la Chine communiste, comme l’Angleterre de 1917 a fait l’URSS. Ce qui effraye là-dedans, c’est la logique implacable qui mène les démocraties à leur ruine. La démocratie (organisation des révoltés) subit la surenchère de cette tyrannie de droite déguisée diaboliquement en super-démocratie, avec débordement sur l’aile gauche, qu’est le communisme, « aboutissement naturel de la démocratie », comme l’a dit immortellement Balzac, dans un roman qui a éclairé toute ma vie.

Le film Un singe en hiver est beaucoup mieux que ce que j’attendais ; Belmondo parfait de grâce ; pas de vulgarité. Beaucoup de retenue dans un dialogue d’ivrognes qui eût pu être bas et trop appuyé. Et la dernière phrase : « et le vieil homme entra dans un long hiver », c’est moi, c’est nous, ayant perdu Roger.

Merci pour l’intervention auprès d’Aury. Vu mon éloignement de Paris, Plon et Laffont se chargent (je le fais moi-même quand je suis à Paris) de placer le texte dans des périodiques, en retenant 20 %, comme un agent littéraire.

Votre lettre d’hier m’arrive à l’instant. Ce que vous me dites de Gérard Boutelleau est épouvantable. Je vous comprends et vous approuve. Dutourd avec un d, si vous lui écrivez.

Tout ce que vous faites (pas d’actions) c’est la sagesse ; les gens qui parlent de placement ne font jamais intervenir le facteur âge du capitaliste ; les placements d’un octogénaire ne sont, ne doivent pas être ceux d’un homme de quarante ans ; ni les voyages, ni les repas, etc… On peut aller vivre en Argentine à 25 ans ; pas à 45, etc…

Chamorel1 (premier avocat de Suisse romande) avait été visiter Berlin avec l’Union parlementaire. Quand les députés africains qui les accompagnaient se sont arrêtés au pied du Mur de la Honte, ils sont restés muets de terreur ; à leur âme primitive, cette leçon de choses parlait.

À vous,

PM.

1. Jacques Chamorel (1901-1962), avocat et homme politique suisse.

353 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 19 octobre 1962

Cher ami,

J’ai pu constater chez plusieurs personnes les premières atteintes de l’âge, vers la cinquantaine : après une journée fatigante, on reste chez soi et on se couche ; ou on dîne au lit.

Le cirque Knie, annuel, est sous mes fenêtres. Je n’aime plus le cirque ; les poncifs du clown ne se renouvellent pas ; je n’ai connu qu’un clown admirable, Footit1, celui de notre enfance (son sourire écœuré). Puis Grock2, bien, mais lourd, appuyé. Les Fratellini3, la décadence, la basse farce méridionale. Quant aux bêtes fauves, c’est une souffrance pour moi que les cages et les tigres sur des baquets ; à un âge où la photo nous a révélé la beauté de la liberté des bêtes sauvages, le cirque est un reste de barbarie.

Pendant que je vous écris la Callas4 chante à la radio le grand air de Louise5 : « Depuis le jour… » J’étais à l’Opéra-Comique, en 1902, emmené par mon père à la répétition générale. C’était alors de la musique avancée, sur un « sujet de gauche ». Ce n’est pas croyable ; c’est vertigineux, ces années 1900 !

Le dernier discours du Guide, c’est un coup d’État, préparant l’arrivée du comte de Paris. Or, comme celui-ci a été politiquement formé par Herriot, c’est par un curieux détour, un retour à la 3e !

Je pense bien à vous en ce moment.

PM.

1. George Tudor Hall, dit Footit (1864-1921), clown britannique, acteur de cinéma et de théâtre.

2. Adrien Wettach, dit Grock (1880-1959), clown suisse.

3. Famille de clowns composée de Paul (1877-1940), François (1859-1951) et Albert (1885-1961).

4. Maria Callas (1923-1977), cantatrice.

5. Opéra en quatre actes de Gustave Charpentier, créé en 1900 à l’Opéra-Comique, où une jeune couturière amoureuse d’un poète devient « reine de la bohème » et s’oppose à ses parents.

354 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

20 octobre 1962

Cher ami,

Il se passe quelque chose du côté Gallimard et Kanters ; cela se murmure à Paris. Pour la première fois, Claude assiste aux comités hebdomadaires de Denoël. On dit : c’est Kanters qui est visé.

J’ai lu que Bernard de Fallois1 succédait à Roger, chez Gallimard (collection Le Livre de Poche classique). Fallois et Roger se sont beaucoup disputés pendant dix ans ; à la fin, ces mois derniers, ils étaient assez amis. Je ne crois pas que Fallois soit nul ; il ne me plaît pas beaucoup (sa chair ; mot que je peux employer sans ambiguïté).

Un sage, aujourd’hui, n’ouvrirait pas un roman. Tout cela est mort, et déjà enterré ; nous serons les derniers. Ce n’est pas que les romans soient tous mauvais ; il y en a d’assez bons. C’est cela qui est agaçant. On s’y laisse prendre une heure. On réfléchit ; et en voilà trois autres pas mauvais ; on n’y pense plus.

Je crois que Giraudoux, aujourd’hui, dans cet amoncellement de ruines, n’aurait pu « percer ».

Je n’ai jamais voté, et ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai. Tout ce remue-ménage me semble vain2. Je ne vois aucun rapport entre la liberté et une chambre des députés. Et qu’est-ce que la liberté ?

Le régime que défendent Jules Romains et le naïf Rostand était bon jadis (à la fin de l’autre siècle), dans France-la-Doulce3. Dans un monde pullulant, régi par la science et les techniciens, il faut un tyran. Qui sera ce tyran ? Je vous le dirai dans 50 ans.

Votre

JC.

P.-S. Les démocraties auront fait le communisme, lequel, vous me l’écriviez jadis, est plus dur que Louis XI.

Merci pour le d de Dutourd, mais c’est un homme à qui je n’écris pas ; pas mon genre.

Une lettre gentille de Blondin, qui est chez Kléber.

1. Entré dans le groupe Hachette en 1962 pour développer Le Livre de Poche sous la direction de Guy Schoeller, il en est devenu le directeur général, puis celui des Presses de la Cité, avant de fonder la maison qui porte son nom en 1987.

2. Le gouvernement de Georges Pompidou ayant été mis en minorité le 5 octobre 1962, le général de Gaulle avait décrété la dissolution de l’Assemblée nationale le 10 octobre. Les élections législatives se déroulèrent les 18 et 25 novembre 1962.

3. Paul Morand, France-la-Doulce, Éd. Gallimard, 1934.

355 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 21 octobre 1962

Cher ami,

La démocratie de la fin du XVIIIe, l’américaine par exemple, c’est de faire appel au grand nombre. Mais le grand nombre d’alors serait aujourd’hui une minorité. Appliquée à la terre entière, la démocratie devient, par l’absurdité des chiffres colossaux, une erreur monstrueuse. « Toutes les fois qu’on est mieux chez soi que dans la rue, on est sûr d’être battu par ceux qui sont mieux dans la rue que chez eux » (Rivarol1). Depuis 1917, c’est la pression de la rue sur les maisons ; et comme il y a plus de monde dehors, l’URSS joue à coup sûr ; mais voici l’URSS, à son tour, dans une maison, dont les Chinois de la rue attendent de l’expulser.

Le tyran est, comme vous dites, l’expression ultime de la technique ; pas de démocratie possible quand tout repose sur des décisions presse-bouton, puisqu’il n’y a jamais qu’un dernier doigt sur l’ultime bouton.

Jamais les élections américaines ne se font sur des questions de politique extérieure. Mais Cuba est un fait nouveau ; le revolver sur la tempe. Kennedy a senti les démocrates en péril ; il a donc pris cette nuit2 une attitude guerrière, appel à l’union sacrée, de façon à ne pas laisser aux républicains le monopole du patriotisme. C’est alors que du blocus défensif, il passe à l’embargo, c’est-à-dire au blocus offensif. Mais les têtes nucléaires russes ne peuvent-elles arriver à Cuba en avion ? Après Hiroshima, il fallait 10 minutes de conversation énergique pour faire rentrer la Russie dans ses frontières ; ainsi, la guerre anti-hitlérienne pouvait-elle se justifier ; mais la Russie, c’était alors sacré, comme elle le fut toujours à gauche. L’heure est passée. L’URSS a gagné.

Les photos des assauts chinois à la frontière de l’Inde, c’est comme une invasion de cancrelats. Les masses chinoises sont seules (bien que la foule soit partout terrifiante) à donner cette impression d’inondation humaine. Rappelez-vous dans les Souvenirs3 d’Anne Lindbergh le récit de son avion, porteur de médicaments, pris d’assaut par de malheureux Chinois. C’est inoubliable.

Galey dit que les romans 1963 [sic] sont si mauvais qu’il ne faut pas donner le Goncourt, cet automne. Mais Derrière la baignoire4 vaut d’être couronné.

Je me suis retenu plusieurs fois de vous téléphoner pour avoir des nouvelles de Gérard ; j’attends ; je vous sens bien malheureux, héroïquement seul.

Jamais les feuillages n’ont été plus beaux que cette année. Il faut voir les arbres à 800 mètres ; en bas ils sont gris de poussière et ils n’ont pas ces coloris d’incendie que donnent les gelées de la demi-altitude ; dans le travers, les premiers plans du nord, à l’aube, se relèvent au sud les châtaigniers, les peupliers, les chênes, les platanes (premier prix aux châtaigniers). Et à midi, le soleil vertical tombe jusqu’au fond des torrents, au creux des ravins. J’ai emmené Hélène, avant le déjeuner, jusqu’à des criques perdues, au pied des rochers, à partir de Bex (on laisse Villars sur la gauche). Un éboulis d’arbres par-dessus un éboulis de rochers à une époque où d’habitude, les vallées latérales, même quand le ciel est pur aux sommets, sont pleines de vapeurs, comme des chaudrons, de fumée ; par cet automne incroyable, tout est net et sans brume, jusqu’à la plaine, où les vendanges sont en cours. À une heure, sous chaque arbre, comme dans La Nouvelle Héloïse, les familles de vignerons déjeunent sous les cerisiers rouges, par terre ; rien n’a changé, sauf que les hottes ne sont plus en bois, mais en plastique.

À vous,

PM.

1. Antoine Rivarol (1753-1801), dit Antoine de Rivarol, écrivain, essayiste et pamphlétaire royaliste.

2. Allusion à la crise des fusées russes installées à Cuba et à la décision du président Kennedy d’appliquer une quarantaine sur le trafic des armes offensives à destination de Cuba.

3. Solitude face à la mer, Éd. Amiot-Dumont, 1957. Anne Morrow Lindbergh (1906-2001), aviatrice, épouse de Charles Lindbergh.

4. Le roman de Colette Audry paru chez Gallimard recevra le prix Médicis.

356 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

21 octobre 1962

Cher ami,

Vous savez que je simplifie mon jardin. Je m’en tiens à quelques sortes de fleurs, durables ; bien choisies, qui font des taches de couleurs ; mais son architecture m’intéresse encore. Il faut vingt ans pour construire un jardin ; il se construit de lui-même, comme un roman. Un étrange hasard apporte l’inspiration ; et le temps. Un conflit avec mon voisin (un peu envenimé par Camille) que j’ai apaisé (toujours apaiser les conflits) m’a conduit à un nouveau décor d’arbres. Le jardin est beaucoup plus ouvert sur la Seine et sur l’étendue. À présent, la Seine passe dans mon jardin et je me promène dans l’immensité. Cette vue est l’une des plus belles qui soit en France (aussi belle que celle de Dôme).

Je ne trouve pas la campagne en France (ni ailleurs, peut-être) très belle. Par exemple, celle que vous traversez en allant à Vevey : des champs, des arbres assez ternes. À Vevey, splendeur. Mais c’est là une autre composition ; c’est un panorama. Je vis, moi aussi, dans un panorama ; une étendue toujours vivante, dans la perpétuelle animation de la lumière. D’une saison à l’autre, c’est un voyage. Voyage sans bagages !

Oui, la campagne française : des champs ; des boqueteaux. Assez mornes, les boqueteaux.

Au sujet de Kanters-Gallimard, aucun doute. Il a dit à Matthieu Galey : « Claude veut me renvoyer ; il cherche un prétexte ; c’est pourquoi il vient aux réunions. Mais ça lui coûtera cher. »

Votre

JC.

357 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

358 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

359 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 24 octobre 1962

Cher ami,

La crise actuelle servira sans doute Kennedy (voir le blanc-seing que lui donne, hier, cet idiot d’Eisenhower) et de Gaulle. Seul Macmillan n’en tirera rien, même pas la solidarité de jadis avec la France, dans l’antiaméricanisme, comme à Suez. Pauvre Angleterre, qui perd sa dernière colonie, en France… Où est le temps où, sous la IIIe, un futur Président du Conseil devait, avant d’être appelé à l’Élysée, aller d’abord se faire blanchir à Londres !

Le soleil vaudois luit tous les jours ; la forêt prend l’aspect d’un vieux chaudron à cuire le gruyère, noir en dessous, léché par les flammes ; les rouges, à la Chardin, du cuivre ; puis la flamme légère, éclatante des peupliers, de l’ocre au citron, du chrome, du jaune paille, du safran. Les dahlias, chevelus comme des chrysanthèmes, deviennent chaque année plus hérissonnants et arrivent à vivre malgré les gelées ; les asters orangés, jaunes, renouvellent les asters violets, les cosmos, les anémones du Japon ; les roses tardives ont réussi maintenant à faire de l’automne une fête des jardins, inconnue dans mon enfance, où tout avait l’air de fleurir des tombes. N’est-ce pas votre avis de connaisseur ?

Marcabru est vraiment un brillant critique. Son étude, dans le dernier Arts1, sur Dassin et Losey et sur les ravages, en Amérique, de l’intellectualisme européen, est fameuse2.

Demain, Elle commence à donner, pour 4 numéros3, des extraits de mes Habsbourg. À la TV française, un Goya (je crois de Max-Pol Fouchet), naturellement anti-franquiste, de gauche et, pendant la guerre napoléonienne, grand résistant. Quand on pense que Goya présidait une commission artistique chargée par le roi Joseph d’acheminer sur la France les meilleures toiles de l’école espagnole, que, pour se dédouaner, à la libération et rentrer en grâce auprès de Ferdinand VII, Goya dut peindre 3 portraits de Wellington, etc…, cela donne à rire. Un Français devrait être heureux d’un Goya afrancesado4 (francophile) ; pas du tout ! La Résistance, d’abord ! Honneur à Goya résistant !

Le jeune Livio, de la TV suisse, que vous connaissez bien (voir vos entretiens) et qui a déjeuné ici aujourd’hui, me dit que les jeunes étudiants sont épouvantés par la menace d’une guerre totale. C’est comique, car les vieux, qui n’ont plus rien à perdre, rient à l’idée de mourir en compagnie, alors que, jadis, ils étaient tout chagrins d’avoir à partir les premiers.

Ni vent, ni gel ; la nature continue à jeter l’or à pleines mains ; les arbres procèdent à un strip-tease très lent, dénudant des chairs d’un rose de bébé, surtout les cerisiers et les vignes vierges, d’un rose de fesse fouettée.

Je vous suis bien reconnaissant de m’avoir communiqué la lettre d’Henry Muller, que je reçois à l’instant, avec votre lettre d’hier ; quel bonheur que votre fils ne souffre pas et qu’il ne se rende pas compte de son état.

Nimier n’était pas seulement quelqu’un que j’aimais ; par lui, je gardais le contact avec la vie littéraire. N’aimant pas le nouveau roman, la peinture abstraite, détestant le jazz et la musique décaphonique, je mourrai coupé de tout contact avec la jeunesse. Il me restait cette frêle passerelle, quelques écrivains dont je comprends le langage et grâce à qui je pouvais communiquer avec l’extérieur. C’est fini.

À vous,

PM.

1. Pierre Marcabru, « Losey et Dassin vont-ils être dévorés par les snobs ? », Arts, 24 octobre 1962.

2. Jules Dassin (1911-2008), réalisateur américain (Les Forbans de la nuit, 1950) et Joseph Losey (1909-1984), réalisateur américain (Palme d’or en 1970 pour Le Messager), furent tous deux victimes du maccarthysme.

3. . « Marie Louise », « François II », « L’Aiglon », « François Joseph » publiés dans Elle au cours des mois d’octobre et de novembre 1962.

4. Terme employé par les partisans de Napoléon Ier pendant la guerre d’indépendance en Espagne.

360 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 24 octobre 1962

Cher ami,

La photographie joue un grand rôle dans « les annales criminelles » ; voyez le procès de l’espion Vassal1, à Londres, en ce moment ; c’est un secrétaire de l’Amirauté, un Anglais, qui photographiait, depuis 6 ans, des documents secrets pour les Soviets, qui, eux, le faisaient chanter à l’aide de photos obscènes ; ledit Vassal, à ce moment-là secrétaire de l’attaché naval britannique en Russie, avait en effet été photographié avec des homosexuels, en train de se faire enfiler par des Russes, à Moscou.

Toute la jeune génération actuelle est à deux faces, hommes et femmes. Madame Simone nous racontait que, toute jeune, Madame Lucien Mühlfeld2, au cours d’une promenade en voiture, l’avait dissuadée d’aimer les hommes, lui démontrant qu’il était très facile à une jeune femme d’expliquer qu’étant revenue tard d’un souper, elle était restée coucher chez une amie ; que personne n’y trouverait à redire, alors qu’une nuit passée chez un homme ferait scandale. Et ladite Madame Simone de faire une déclaration d’anti-lesbianisme, à laquelle Hélène fit chorus, au grand étonnement de son petit-fils, qui n’en revenait pas ! Madame Simone ajouta que Madame Mühlfeld ne lui avait jamais pardonné ce refus et l’avait poursuivie de ses médisances et calomnies toute la vie : description du salon Mühlfeld, où Gide et Valéry ne venaient que par terreur.

Rien n’est aussi charmant que la neige, entre des feuilles jaunes encore intactes, sur ciel bleu. Mais la neige des montagnes fond, et celle de ma tête ne fond pas. On me dit que je suis jeune, vous le premier ; mais dans ma jeunesse, personne n’avait l’idée de me dire que j’étais jeune !

J’ai dit à René de Chambrun3, qui me faisait visiter La Grange, qui lui est venue en héritage, par Lolotte de Lasteyrie, dernier descendant de l’horrible démagogue La Fayette : « Ton La Fayette a toujours eu besoin d’une galerie. »

Je pense donner à Gallimard toutes ces broutilles qui n’ont jamais été réunies, depuis L’Eau sous les ponts4 (articles de La Revue des Voyages, etc…). Pour indiquer que ce sont des miscellanées, des fonds de tiroir, j’ai pensé à Paroles de neige ; aimez-vous cela ? Vous savez qu’au XVIIIe, de neige voulait dire : de peu de valeur ; Molière l’emploie souvent : « C’est un héros de neige », veut dire d’une gloire sans lendemain, par exemple.

Tout à vous,

PM.

1. William Vassall, fonctionnaire de l’amirauté britannique, accusé d’espionnage au profit de l’URSS où il était en poste en 1956.

2. Jeanne Mühlfeld (1875-1953), épouse de l’écrivain et critique Lucien Mühlfeld, tenait l’un des principaux salons des années vingt.

3. René de Chambrun (1906-2002), fils de général, grand avocat d’affaires franco-américain, époux de Josée Laval (fille de Pierre Laval), amie de Paul Morand.

4. Éd. Grasset, 1954.

361 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

25 octobre 1962

Cher ami,

Cela me ferait plaisir de penser que vous appréciez Vevey. C’est tranquille, et ce n’est pas la solitude. Toutes sortes de paysages superposés, à portée, avec une voiture. Lausanne. Une maison agréable et, pour le quotidien, un beau tableau dans chaque fenêtre.

Les éditeurs sont insensés ; même Bernard Privat (Grasset) qui n’est pas, comme les autres, un illettré. Je ne sais si Matthieu Galey (qui est chez Grasset) osera lui faire ma commission. Il a publié dans « Les Cahiers Verts », Le Sud1. Cela peut passer, tout juste. Il publie deux livres à la fois d’un gamin de 20 ans : Le Pêcheur, Entre les barricades, par Alvès2. Ce n’est pas nul ; on pouvait encourager le jeune homme ; mais le publier ! c’est une honte. Plus honteux encore, les ridicules notices au dos du livre, sur l’auteur. L’édition, c’est fini. Pour un temps.

Je vous disais que, corrigeant, recopiant Demi-Jour, je peux atteindre 1964. Après, le néant. Je n’ai pas, comme vous, ce fond d’érudition, qui permet quantité de sujets, adaptés à l’âge, et une vieillesse occupée, sans déchoir.

Dînant, l’autre soir, Brenner et Camille m’ont suggéré un livre à écrire, dans mes moyens, qui me permettrait de vivre un peu plus longtemps : l’histoire et le tableau de l’édition telle que je l’ai vue de 1900 à 1960. J’y penserai.

Le coup de poing sur la table du monde, par Kennedy3 a eu un bon effet. On l’a senti résolu, et K. a montré qu’il ne désirait pas de grabuges sérieux avant longtemps. Il y perdra quelques effets de paroles, désormais.

Il me semble que j’ai entendu parler des Chinois toute ma vie, par des Belges, et par les nombreux Charentais qui ont vécu en Malaisie et en Indochine. On les a toujours dépeints comme adorables. S’ils couvrent le monde, un jour, ce sera peut-être très bien. L’autre hypothèse, c’est que des bombes balayent avant tout le terrain, en Amérique, Russie et ailleurs. Le résultat sera curieux. Il ne restera que les riches et leurs domestiques. Les riches Américains qui ont, sous leurs maisons, d’immenses refuges, bien garnis. Avec un fil électrique, ils pourront reconstruire une société, dont nous serons l’antiquité mystérieuse.

Je ne crois pas que vous lisiez ou regardiez Le Figaro littéraire. Ce matin, il y a un texte court et admirable (inédit) de Simone Weil4. Il y a là tout ce que je crois, toute ma métaphysique en clair, que je m’applique à dissimuler, mais que Paulhan, dans une lettre à Brenner, a bien décelée.

À vous,

JC.

1. Yves Berger, Le Sud, Éd. Grasset, 1962.

2. Michel Alvès, Le Pêcheur et Entre les barricades, Éd. Grasset, 1962.

3. Allusion à la crise de Cuba, en août 1962, au cours de laquelle le président Kennedy avait obligé les Russes à démanteler les bases de missiles installées dans l’île.

4. . « Platon plus profond que Pascal », Le Figaro littéraire, 27 octobre 1962. Simone Weil (1909-1943), philosophe d’inspiration chrétienne et néoplatonicienne, résistante, militante antifranquiste et antistalinienne.

362 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

25 octobre 1962

Cher ami,

Bien sûr vos placards se sont perdus chez Plon. Ils ont toute leur maison à organiser. Quand elle sera en ordre, avec la personne convenable, il n’y aura plus d’argent.

Roger semble avoir du goût pour « les dames importantes » des maisons d’édition. De l’une d’elles (mais qui n’y est plus, chez Plon) il a eu un fils, un an ou deux avant son mariage précipité. On dirait que dans l’amour cette génération cherche la catastrophe, comme ils cherchent la mort dans l’alcool (bénin, si on est sensé).

On croit que l’on est environné de cœurs secs. Tout à coup, ils se révèlent sensibles. C’est touchant de voir, à propos de mon fils dont ils connaissent l’état, le peu de temps qu’il lui reste à vivre (lui, ignorant tout), comme ils se démènent, dans tous les coins, sans rapports entre eux, pour que son roman soit, pour lui, une fête dernière. Cela m’a permis (son roman) de lui écrire une lettre qui lui a fait plaisir. Je ne suis plus dans cette position inhumaine aux yeux de tous : le père absent. Machiavel m’approuverait. Il disait : « Ne soyez pas odieux. »

Pour vous, c’est tout simple. Si vous recevez le roman (il est bon) vous lui écrivez un mot. Sinon, vous ne bougez pas. Tout cela est bien dramatique, ces diverses circonstances, et jusqu’à ce cancer dont il ne souffre pas, ou peu ; et ce feu de Bengale dont on l’entoure.

Sur la politique, dans le monde et en France, je ne pense rien. Tout cela me dépasse.

La grande idée de De Gaulle, on semble la connaître, puisqu’on en parle partout : s’appuyant sur l’Allemagne, faire une Europe jusqu’à l’Oural. Cela supposerait qu’il vive et soit en place encore 50 ans.

La force de la Russie, c’est que sa politique n’est pas soumise au temps, et ne dépend pas d’un homme.

À vous,

JC.

P.-S. Je voudrais bien lire quelque part que Reynaud a déclenché la guerre de 39, avec une majorité de une voix, ou deux (je veux dire, ministre à une voix de majorité), et sans consulter la Chambre des députés.

Fabre-Luce m’intéresse, surtout dans ses chiffres. Je le suis, jusqu’au moment où il est optimiste.

Freud. L’inconscient, ses multiples manifestations, les complexes, si j’y crois ! Ce sont les explications qu’il donne (trop bornées et baroques) qui m’ont toujours rebuté. Là, je trouve quelque chose de « juif » ; le côté « intellectuel » juif, je pourrais l’admettre.

Vous savez que mon fils souffre peu, ne se doute pas qu’il est au seuil de la mort, fait des projets. Il était brouillé depuis 4 ans avec Muller (qui ne l’a pas vu depuis 5 ans), depuis plus longtemps avec sa sœur, très mal avec sa mère, etc… En ce moment, il fait venir tout ce monde auprès de lui, l’un après l’autre, et leur parle affectueusement.

Si on déteste de Gaulle, c’est-à-dire si on est de gauche ou de droite, on écrira : « Il veut un plébiscite comme Hitler. » On ne dira jamais : comme en Amérique. C’est ce tour d’esprit, esclavagiste, que je n’aime pas, et qui me détourne de tout.

363 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

26 octobre 1962

Cher ami,

Je vois que Minute me fait voter non1. J’écris à Devay (que j’aime bien) une lettre toute personnelle, pour l’éclairer.

Je n’ai jamais voté, et ne commencerai pas demain. S’il le fallait, je ne mélangerai pas mon « non » avec toute l’extrême-gauche, et extrême-droite, que je n’aime pas, et qui nous ont conduits, avec un beau régime, depuis 1900, là où nous sommes.

Je me souviendrai d’un livre du socialiste Sembat2, vers 1913, qui eut beaucoup de succès : Faites un roi, ou faites la paix3. Or la France est en guerre, de tous côtés : avec la Russie, avec l’Amérique, avec les ouvriers, avec les fonctionnaires, avec la Science, avec sa propre armée. Ce n’est plus l’époque de Félix Faure4. Je précise (à Devay) que cette lettre est toute privée et je lui rappelle ce vers, qui est de Corneille, je crois : « Ah ! ne me brouillez pas avec la République ! »

Je lui rappelle que l’on trouve dans un gros livre d’André Tardieu5 tout ce que dit de Gaulle. Je lui rappelle aussi que Reynaud, sous un beau régime, sans pouvoir personnel, nous a jeté dans la guerre en 39, sans consulter la Chambre. Cette guerre, dit aujourd’hui Churchill (autre farceur), « qui était la moins nécessaire ».

À vous,

JC.

1. . « Oui ou non ? Le choix des vedettes », Minute, 19 octobre 1962.

2. Marcel Sembat (1862-1922), député socialiste, ministre des Travaux publics pendant l’Union sacrée (1914-1917), qui avait voté contre l’adhésion à la IIIe Internationale lors du congrès de Tours en 1920.

3. Faites un roi sinon faites la paix, Éd. Figuière, 1911.

4. Félix Faure (1841-1899), président de la République de 1895 à 1899.

5. La Révolution à refaire.

364 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 27 octobre 1962

Cher ami,

« Cette symphonie (de Schumann) contient tous les contrastes de la vie du monde et tous les appétits de l’âme », dit, avant l’exécution du morceau, à la radio, un des expliquants qui foisonnent aujourd’hui et s’interposent entre l’œuvre et nous, sous prétexte de nous mieux faire comprendre, etc… Même chose dans les musées où des sottes de l’École du Louvre, dos au tableau, qu’elles cachent, commentent Vermeer. Autant de prières d’insérer ! La première fois que j’ai vu ça, c’était en 1925, à l’Ermitage de Pétersbourg. L’art pour le peuple ! On nous prend pour des pays sous-développés ! Dans ma jeunesse, on cachait les belles choses ; il y avait des auteurs maudits et des peintres méconnus ; il fallait les mériter ; on montait en peaux de phoque les hautes cimes ; de nos jours, c’est partout le téléphérique.

J’écoutais, ce soir, chanter Les Pêcheurs de perles (du Bizet pour raffinés, qui affectent de préférer cela à Carmen) ; le français chanté est la pire des choses ; le français a sa propre admirable musique, qui est organiquement hostile à la musique des musiciens ; les nasales et l’e muet, si sublimes, sont brisés ; ce n’est pas ridicule, comme l’anglais chanté, mais c’est affreux ; on ne peut chanter qu’en russe, en allemand et en italien.

Reçu le livre (essai sur le couple) d’A.M. de Vilaine, Hélène en miettes1. Très Simone de Beauvoir, du genre femme juive agrégée de philo qui s’épanche, baise par l’esprit, rêve d’opacité, sous le projecteur de la conscience, dont elle n’arrive pas à se débarrasser, hallucinant comme cette électricité de toute la nuit, qui éclaire les interrogatoires soviétiques.

Ne vous fiez pas à ma science historique et ne parlez pas d’érudition. J’ai adoré l’Histoire entre 17 et 20 ans (avant, de 13 à 17, la littérature) ; après, de 20 à 24, la Géographie. Mais sans méthode, sans maîtres (sauf Albert Sorel2), avec des lacunes incroyables, au hasard des lectures ; jamais ces allées dans le savoir, ce front uni, avançant dans un alignement parfait, de l’éducation que donnent les programmes, même enfantins, de licence.

Voilà les Russes qui amènent des cigares à Cuba ! Mais les leurs ont 20 mètres de long ; c’est la victoire des crapulos. Tout ceci est fort réjouissant ; nous a-t-on assez rebattu les oreilles, pendant 5 ans, du grand allié, Moscou !

Le Marché commun semble à nouveau en panne, à Bruxelles ; l’Angleterre est enfermée dans un dilemme terrible : ou faire mourir de faim ses ouvriers, ou faire crever ses agriculteurs.

Tout à vous,

P. Morand

1. Anne-Marie de Vilaine, Hélène en miettes, Éd. Julliard, 1962.

2. Albert Sorel (1842-1906), historien, professeur d’histoire diplomatique à l’École libre des sciences politiques en 1872, secrétaire général de la présidence du Sénat de 1878 à 1902, élu à l’Académie française en 1894.

365 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

28 octobre 1962

Cher ami,

Comme Josette nous fait prendre en voiture et nous ramène, nous déjeunons chez elle quand elle nous invite. Hier, il y avait un peu plus de monde que d’habitude ; en général, ce sont toujours les mêmes. À son hôtel, le déjeuner est très mauvais. Elle ne semble pas s’en douter. Pourtant, le meilleur hôtel de Paris ; mais peut-être que je suis mauvais juge : je n’ai jamais faim. De même pour les romans. Je n’ai mangé qu’un seul perdreau qui m’ait plu : chez Déon. Il était tué par le comte d’Arc et cuit tout simplement.

Il faut que vous sachiez que je fais de vos lettres l’usage le plus honnête. Jamais je ne dis : « Morand m’écrit… » Quand j’ai envie de répéter une phrase de vous qui m’amuse, je ne dis pas d’où elle vient. Ainsi j’ai écrit à une seule personne (je ne sais plus qui) : « Connaissez-vous le mot qui court : Nourissier se sert… mas de cocagne. »

Je me suis aperçu, à ce déjeuner, que maintenant c’est un mot qui court dans tout Paris ; mais on ignore qu’il est de vous. À ce propos, si Hélène a Le Cercle de Michèle Perrein, elle trouvera, p. 126, un portrait assez juste et terrible de Nourissier (Louis Couturier).

Je lis les lettres de Rousseau, choisies par Sipriot1. Sur le personnage, c’est instructif et intéressant. Ces lettres sont des dissertations. On n’écrit plus de cette façon, et on a raison. Cela a vieilli. Il y a, dans toutes les époques, des œuvres qui vieillissent, et d’autres non. À quoi tient le vieillissement ? Voilà une thèse pour le doctorat. On doit pouvoir établir une loi. Les lettres de Voltaire sont restées toutes fraîches ; celles de Julie Talma à B. Constant2 ; celles de Flaubert, bien d’autres. Celles de La Fontaine à sa femme.

On se trompe, dans le présent ; la « postérité » se trompe également.

Hier, j’ai appris aussi que Les Nouvelles littéraires me faisaient voter non. C’est du toupet.

Kennedy est un homme qui gouverne ; bien ou mal, je ne sais ; cela me surpasse énormément. Un homme qui gouverne bien, sans se tromper jamais, cela ne s’est jamais vu. Les assemblées prétendent s’opposer à ces erreurs ; or, cela est bien établi, elles se trompent en permanence ; elles ne représentent que des intérêts privés, toujours en conflit. Une société industrielle conduite selon les principes du « non », serait vite en faillite.

Le livre de Mendès France3 (son programme) est sensé. Tout cela est judicieux. Genre de programme que l’on n’applique jamais. « La liberté » est chose tout intérieure, toute morale. Le reste : illusion.

Votre

JC.

1. Jean-Jacques Rousseau, Les Plus Belles Lettres, présentation par Pierre Sipriot, Éd. Calmann-Lévy, 1962.

2. Lettres de Julie Talma à Benjamin Constant, publiées par la baronne Constant de Rebecque, Éd. Plon, 1933.

3. Pierre Mendès France, La République moderne, Éd. Gallimard, 1962.

366 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 28 octobre 1962

Cher Chardonne,

« Le résultat, c’est que les femmes ne sont pas faites pour être des intellectuelles, fait Hélène, en repoussant le roman d’A.M. de Vilaine. Elles sont toutes agrégées de philo, cela les désole, irrite leurs sens et fausse leur vie. » D’où ma conclusion, exposée cent fois, c’est que, moralement comme physiquement, la femme, la femme est un vide, un grand trou que l’homme doit combler, un être qui a besoin d’un autre pour exister. Les hommes se succèdent en elles comme autant de doutes, de faims successives et jamais apaisées. Dieu nous épargne toutes ces femmes d’aujourd’hui, qui « s’assument », à longueur de jours et de nuits, qui « transcendent le monde », qui « se créent un univers », devenu « un problème particulier dans une conscience totale », et se rencontrent à Saint-Germain-des-Prés pour se demander « où ils en sont ! ».

J’étais hier chez Jean Jardin1 et je le regardai vivre et parler. Au premier abord, un petit homme gai, intelligent, actif, connaissant tout le monde, très chef de cabinet maniant le téléphone, filant l’anecdote, serviable, le cœur sur la main, habile de courtoisie et avec une mémoire étonnante, le don d’imitation ; dès qu’on parle d’une personne, il en sort la fiche ; il a dans la tête dix mille noms avec, sur chacun, dix anecdotes drôles, pittoresques, faisant trait, et délitées avec esprit. Derrière cette façade parisienne, un homme resté provincial (Évreux), toute petite bourgeoisie (la mère, mercière), traditionnel, très croyant — mais par système —, fermé, jaloux jusqu’à la névrose, neurasthénique, avec la violence et le ressentiment des faibles, en proie à une sorte de maladie chronique de la personnalité, derrière cette façade amusante pour fin de déjeuner d’affaires. Les romans ne font pas assez ressortir le côté double des êtres ; je ne parle pas du double que nous portons tous en nous, qui s’ignore souvent, que la psychanalyse décèle, mais de ces constructions voulues derrière lesquelles tant de gens se retranchent comme derrière des murailles.

Je disais l’autre jour, au cours d’un entretien banal, une phrase en l’air ; soudain, le visage d’une des personnes présentes changea : je l’avais, sans le vouloir, frappée au cœur. Je ne pouvais savoir comment, ni pourquoi, mais ce que j’avais dit avait pénétré dans la chair. On ne sait jamais où va se loger un mot écrit, ou prononcé, par hasard.

Reçu un mot de Blondin, qui traîne chez Kléber, incapable de rentrer à Paris. Un autre de Laudenbach. Désespérés de la disparition de Nimier. J’ai senti là la force de l’amitié ; je ne faisais guère confiance à l’amitié ; la mort de Roger m’a fait voir que cela pouvait exister, très fortement, très activement, quelque chose sur quoi ni le succès, ni les femmes, ni les divers accidents de la vie n’avait de prise ; l’amitié parfaite, telle qu’on l’imagine au collège, quand la lâcheté, les compromissions, l’envie, la jalousie, l’influence des maîtresses ou des épouses, ne sont pas venues l’altérer.

À vous,

PM.

1. Jean Jardin (1904-1976), haut fonctionnaire, directeur de cabinet de Pierre Laval de 1942 à 1943 puis conseiller à l’ambassade de Berne. Père de Pascal et de Gabriel Jardin, filleul de son ami Paul Morand.

367 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

28 octobre 1962

Cher ami,

Vous dites : « Je n’aime pas la peinture abstraite, ni le jazz, ni le nouveau roman… je serai coupé de tout contact avec la jeunesse. » Mais cette jeunesse n’aime pas du tout ce que vous détestez ; il me paraît qu’elle aime beaucoup Morand. Ce qu’elle déteste : Maurois, Duhamel, etc… Une découverte pour moi : il n’y a pas de coupure entre les générations. Il y a un certain mélange, un choix. Les victimes ne s’en doutent pas, heureusement ! Ce serait terrible, parce que ce choix est assez judicieux, et définitif. Marguerite Duras a dit à Denise Bourdet : « J’en ai plein le cul du nouveau roman. »

Nourissier est expulsé de Match ; je ne sais la raison. Aucun de ces jeunes hommes n’est bien solide à sa place. Ils n’ont pas la vie facile.

Votre automne est unique ; je crois qu’il n’a son pareil qu’au Japon. Ici, il est discret. Toutes les saisons sont assez discrètes à La Frette.

Bien sûr, vous êtes un érudit ; je m’explique pourquoi vous n’avez pas de conscience : cela s’est fait dans l’extrême jeunesse.

Thibaudet m’a dit, quand je l’ai complimenté sur son grand savoir : « Je ne travaille plus depuis l’âge de 25 ans. » « À 20 ans, Léon savait tout », m’a dit Madame Blum. De même Taine.

Dans peu de jours paraîtra une chronique terrible de Marcel Aymé sur Kanters, dans le Bulletin mensuel de Gallimard. Naturellement cet article a été commandé par Gallimard, qui en a fixé le sens ; car cela engage Gallimard. On se demande comment Kanters pourrait rester chez Gallimard, après avoir reçu publiquement cette algarade.

On peut faire aujourd’hui un très beau jardin d’automne, si l’automne n’est pas pluvieux, mais il faut l’avoir composé à l’avance. Ce n’est pas facile, de penser à l’avance.

Deux hebdomadaires m’ayant fait voter « non » sans me consulter, et ne voulant pas les obliger à rectifier, je fais vaguement démentir par Brenner aux Écoutes : « Il n’a pas voté non pour de bonnes raisons, à son avis ; il n’a pas voté oui, se méfiant toujours du mot oui, qu’il considère comme très dangereux. »

Mais je vous l’ai dit. Blondin, sans un sou, pèse un peu aux Kléber, et les inquiète. Roger avait constamment, je crois, procuré pas mal d’argent à Blondin. C’est le genre Bernard Frank, et d’autres. Il faut les nourrir comme des serins en cage, et cela toujours. Nourrir, cela veut dire une bouteille de whisky par jour, et bien des choses.

Votre

JC.

368 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

30 octobre 1962

Mon cher ami,

Vous avez bien fait de me signaler Hélène en miettes de A. M. de Vilaine. Je ne l’avais pas ouvert, et je tiens à lui écrire un mot. Elle a été quelque temps à L’Express, où elle était chargée d’une critique d’informations littéraires ; c’était le modèle du genre. Aujourd’hui, elle est à France-Soir, pour le même travail. C’est toujours excellent. Quand elle fait son métier, elle est parfaite, et c’est une brave petite dame, qui mérite tous les compliments. Quand elle écrit un roman, c’est épouvantable, c’est une autre personne. Mais si elle écrit des romans, ce n’est pas de sa faute ; c’est le vice de l’époque, c’est le crime des éditeurs.

Je ne vous ai pas demandé de signaler Le Grand Ensemble, de Gérard Boutelleau, à Madame Simone, mais peut-être y aurez-vous pensé de vous-même. Je me permets de prier Hélène, en tous cas, de bien vouloir en dire un mot à Madame Simone. Que ce soit le meilleur roman, le plus « public » du moment, cela ne fait de doute pour personne. Voir l’immense presse.

Roger Nimier comptait s’occuper du Femina. Pour ce genre de dévouement, même intéressé, il n’y a plus personne chez Gallimard.

À la question : peut-on donner un prix à un mourant ? je ne puis répondre. Du moins ma réponse est intéressée. Je dirai : on donne bien un prix à des auteurs sans avenir (voir la liste). Il s’agit d’un livre, celui-là.

Gérard peut vivre quelques semaines. Ce serait une grande joie pour lui ; de ce prix, il s’occupe en ce moment. Financièrement, ce serait une bénédiction pour sa famille ; après lui (il a deux enfants) les finances seront compliquées.

Votre

JC.

P.-S. Je n’ai pas encore vu Elle. Tantôt, je pense, je l’aurai.

369 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Pierre Dominique, Les Polémistes français depuis 1789, Éd. La Colombe, 1962.

2. Allusion au discours prononcé le 30 octobre 1962 au palais de Chaillot, pour le lancement de l’association pour la Ve République, en préparation de la campagne pour les élections législatives.

370 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

31 octobre 1962

Cher ami,

Hier, déjeunant à Paris, où j’étais « pour affaire », et déjeunant dans un très bon petit restaurant de la rue du Dragon, j’aperçois à mes côtés (un peu plus loin) Bernard Frank et la gentille bergère Rochechouart1. Je n’avais vu, l’un et l’autre, depuis des années. Nous avons passé l’après-midi ensemble ; elle fut instructive pour moi. Il y avait aussi, à sa table, le secrétaire de Sagan (charmant) et sa toute jeune femme.

Visiblement, et même d’une façon extrême, le désir d’être aimable pour moi. Frank avait reçu, de vous, un mot qui lui a fait plaisir, à propos de Roger.

Frank a eu de longues périodes de brouille avec Sartre2 ; mais, au total, il l’estime beaucoup. Il venait de le voir longuement. Je ne suis presque plus sourd, depuis deux mois, mais j’aurais voulu entendre mieux. Ce n’est pas facile avec un timide, qui murmure les lèvres fermées, une cigarette dans la bouche. Je n’osais pas lui faire répéter certaines phrases, parce qu’il était question de nous, vous et moi ; et puis Mauriac. Je crois avoir pourtant saisi l’essentiel. Sartre a, bouclé chez lui, un manuscrit de 20 mille pages, où il est question de nous. Je n’ai pas compris qu’il comptait en publier des morceaux maintenant. Ce qui est certain, c’est que nous obsédons Sartre.

Sartre ne croit plus à « l’engagement », à la politique, à tout ce qui a été son dogme. Il croit à la « postérité » ; rien d’autre. La postérité, dans la mesure où elle existe, c’est l’art pur. Alors, c’est Morand et Chardonne qui sont dans la bonne voie. Je ne dis pas qu’il ne pense que du bien de nous ; je dis seulement : nous sommes son grand souci. Cela, j’ai pu l’entendre ; Frank insistait. Dans ces entretiens prolongés, il n’était guère question que de nous.

Autre remarque : ces jeunes auteurs (entre 40 et 50 ans) se détestent tous entre eux. Ce n’était pas ainsi en 25. Ils sont plus ou moins « camarades », mais ils se détestent ; et ne s’en cachent pas. Ils reportent sur nous le peu de sympathie dont ils sont capables.

À Paris, j’ai pris Elle. Cette misérable revue est lue par la France entière (les deux petites dames, la bergère et l’autre, à notre table, lisent Elle chaque semaine). Je voulais lire vos Habsbourg, sur quoi mon opinion est faite. J’y renonce ; je ne veux pas vous lire dans l’exaspération. Il faut courir à travers cette revue pour vous rattraper et je m’y perds. On dirait une revue volontairement désagrégée, pour cervelles décomposées. Et c’est bien le cas ; on aime le désordre.

À vous,

JC.

1. Marie-Odette de Rochechouart, voir Paul Morand-Jacques Chardonne, Correspondance, I.

2. Bernard Frank fut le secrétaire de Jean-Paul Sartre avant de rompre avec lui.

371 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 1er novembre 1962

Ce qui est admirable, aujourd’hui, c’est de voir les petits pays s’occuper des affaires des grands et, en général, au nom de la conscience universelle, de tout ce qui ne les regarde pas. Monseigneur Makarios1 court chez Nehru2, lui donner son appui contre les Chinois, dit la radio de ce matin ; le plus énergique des avis aux USA dans l’affaire cubaine (avec envoi de délégués, etc…) provient de Madagascar et du Luxembourg, unis, pour la première fois, dans l’Histoire ; le Congo intervient sur les bases au Groenland, etc…

J’ai lu, ces jours-ci, divers livres sur le Second Empire ; tout cela m’est si familier qu’il me semble avoir vécu 30 ans avant ma naissance. L’âge d’un homme vieux est prolongé par les récits de ses parents, par le retard des modes intellectuelles, celui des professeurs, etc…, de sorte qu’en vérité, nous vivons un siècle. Ma grand’mère parlait des belles épaules de l’impératrice Eugénie et du long cou frêle du prince impérial, si souvent qu’il me suffit de voir leurs effigies par Carpeaux3 pour me retrouver en famille (d’autant plus que ces effigies déchues avaient été reléguées au Dépôt des Marbres, ce merveilleux jardin du Champ de Mars, aujourd’hui disparu, dont mon père était conservateur ; j’ai vécu, enfant, avec elles). Partout le Second Empire me parlait : j’ai vu, à la fin du XIXe, chaque soir d’été, de mon balcon de la rue Marbeuf, la descente des victorias découvertes, de l’Étoile à la Concorde, avec valets de pied en haut-de-forme, culotte de peau et bras croisés à côté du cocher, montant et descendant l’avenue, comme un cours méridional. J’ai vu démolir la maison pompéienne de Plon-Plon4 ; et le soir, l’hôtel de Massa illuminé par les bals, au coin de la rue de la Boétie (ou du Colisée ?)*. Mes maîtres, mes premiers chefs (les Cambon5) étaient nés en 1842 et 45. À seize ans, quand j’allais voir les revues de fin d’année, au music-hall, dans les défilés des célébrités passait encore Rochefort6 avec son toupet. En 1914, à mon retour à Paris, quand je dînais chez Rosa de Fitz-James, j’y voyais les vieux beaux, Alexandre de Labade, Gontaut-Biron, etc…, avec chemises à plastron tuyauté (comme ne les ont plus que les toréadors) qui avaient le parler, les façons, l’esprit du Second Empire. Tout cela a à peine survécu à la guerre de 1914 et à la paix de Versailles. En 1922, il n’en restait rien. Mais ce fut ma jeunesse.

Tout à vous,

PM.

* Et l’hôtel de la princesse Mathilde, que je voyais chaque jour, en revenant à pied par la rue de Courcelles et la rue de Berri de l’institution Saint-Méderic. Et la maison de Saint-Gratien que j’apercevais à dix ans, quand je canotais sur le lac d’Enghien, avec ses bulles d’eau salvatrices !

Et, quand je prenais le bateau-mouche, la carcasse noircie de la Cour des Comptes, que Daudet décrit dans L’Immortel, avec ses saxifrages et ses pariétaires, ses fenêtres, noires encore du feu de la Commune, ouvertes sur le ciel (à la place de l’actuelle gare d’Orsay, cette étonnante gare dont on a oublié les trains), me terrifiait, ainsi que la façade brûlée du Palais de l’Industrie, devant l’avenue Matignon.

1. Makarios III (1913-1977), archevêque de Chypre, élu président de la République en 1960, après avoir été le chef de la lutte pour l’indépendance de l’île.

2. Jawaharlal Nehru (1889-1964), Premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964.

3. Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875), sculpteur, dessinateur et peintre, chargé par Napoléon III de l’exécution d’une série de bustes.

4. Surnom de Napoléon-Jérôme Bonaparte (1822-1891), cousin de Napoléon III.

5. Paul Cambon (1843-1924) et Jules Cambon (1845-1935), diplomates.

6. Henri Rochefort, marquis de Rochefort-Luçay (1831-1913), journaliste politique et opposant au régime du second Empire. Député en 1885, partisan du général Boulanger.

372 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1er novembre 1962

Mon cher ami,

« Jardin », je ne l’oublierai plus. Cela est peint. Oui, il y a toujours deux ou trois hommes dans un seul. C’est cela qui ruine en partie la thèse de Freud. Il y a plusieurs femmes dans une seule. On prétend en épouser une, qui a paru plaisante. Il faudra s’arranger avec les autres. Cela n’est pas commode.

J’ai toujours détesté Malraux : son visage puéril de femme nerveuse, son style, son esbroufe ; un aventurier (il est bien arrangé dans Minute1 de ce jour). J’ai connu Malraux quand il avait 23 ans.

Je me dis souvent : sûrement, de Gaulle se trompe quelquefois ; mais je suis incapable de dire, sur ce point, il se trompe sûrement. Cela me surpasse.

Sur Malraux, aucun doute, il se trompe.

Téléphone : d’ici peu d’heures, vous apprendrez la mort de Gérard, sans doute.

Votre

JC.

1. . « Bécaud a fait rêver Malraux », Minute, 26 octobre 1962.

373 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 2 novembre 1962

Cher ami,

Ma dernière lettre disait que Malraux faisait du national-socialisme ; c’est reprendre une très vieille histoire : discours-programme de Barrès à Nancy en 1899 ; Boulanger ; tout cela procédant du national-socialisme de Napoléon III.

Aux maîtresses juives placées auprès de Debussy, Maupassant, Bourget (Bardac, Kahn, Cahen d’Anvers), « comme le pique-bœuf sur le bœuf », dont vous parlait une de mes lettres, écrite lors de l’anniversaire de Debussy, il faudrait ajouter celles placées auprès des militaires et présidents du Conseil : la baronne von Kaulla auprès du général de Cissey1, ministre de la guerre, de la Paëwa et de Léonie Léon auprès de Gambetta, de Madame Weil, auprès du général Saussier2, ministre de la guerre.

Le péril jaune, cher à de Gaulle, faisait en 1900 l’objet des discours de Guillaume II ! Il faut sérier les questions : les Chinois, c’est avant les Martiens, deux problèmes pour nos petits-enfants. Heureusement que nous n’avons encore affaire qu’à des Russes, « ces Chinois ratés » (Céline).

Candide va publier une page du Nouveau Londres3. J’ai écrit à D. Aury pour réserver à La NRF un chapitre amusant sur l’influence américaine en Angleterre, mais comme le livre sort le 8 décembre, je ne sais si elle trouvera la place nécessaire pour le glisser dans le numéro de La NRF de décembre4.

À vous,

P. Morand

1. Ernest de Cissey (1810-1882), général, ministre de la Guerre en 1871, vice-président du Conseil en 1874.

2. Félix Gustave Saussier (1828-1905), général, gouverneur militaire de Paris de 1884 à 1887.

3. . « Trente ans après, le grand écrivain français découvre la capitale britannique, le Nouveau Londres, par Paul Morand », dessins de Ronald Searle, Le Nouveau Candide, 6-13 décembre 1962.

4. Paul Morand, « Esquisses londoniennes », La Nouvelle Revue française, 1er décembre 1962.

374 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Samedi [3 novembre 1962]

Cher ami,

J’apprends, ce matin, par Le Figaro, la mort de mon fils1. L’adieu, par Jean Fayard2, est très bien, et je viens de le remercier.

Le facteur m’apporte une lettre de Pierre Brisson, qu’il a dû écrire dans la nuit (une carte affectueuse, ci-jointe3, que vous pouvez garder ; attention notable). Pierre Brisson a toujours eu certaines attentions pour vous et pour moi. Quand il a réuni la rédaction, il y a 12 ans, leur disant : j’interdis que l’on parle de Morand et de Chardonne, cela s’adressait à Rousseaux : « J’interdis que vous en parliez d’une façon désobligeante, et vous ne pouvez en parler autrement ; donc, partez si vous voulez, je ne vous retiens pas. »

Je crois que mon fils est victime de médecins insuffisants. Il fallait opérer, il y a six ans au moins. Je n’aurais pas cru que l’on pouvait mourir d’un cancer sans presque souffrir ; c’est le cas.

Je suis l’objet d’une cabale. Voici la vérité, que je vous prie de répandre, en toute occasion. Gérard avait l’esprit exalté et un peu dérangé (sa maladie) depuis deux ans. Il a fait des livres chez Stock ; on ne pouvait le garder, mais Schoeller est un « copain » de Gérard, et il ne voulait pas le renvoyer. Il en a chargé La Rosa, qui était directeur, et qui en avait le prétexte et les moyens. Schoeller est resté le copain de Gérard, après ; il veut faire croire que ce n’est pas lui qui a renvoyé Gérard, mais d’autres. Schoeller est un demi-toqué.

Ma situation vis-à-vis de Gérard, pendant sa maladie, était claire pour moi. Il s’agissait, pour moi, de ne pas l’agiter, et de ne pas l’inquiéter. Une visite de moi l’aurait inquiété, puis agité. Il ne la désirait pas. Ce qu’il désirait, ce sont les lettres de moi, qu’il a reçues, auxquelles il a répondu avec affection. Il avait eu de graves torts à mon endroit. Nimier avait compris cela, à la fin.

Ici intervient l’épouse, une effroyable juive : Jessie Bernheim (Galeries Lafayette). Elle sait que je ne veux plus la voir. Il s’agissait, pour elle, de me faire venir auprès de Gérard ; ce qui était, en fait, nuisible à mon fils. Elle a trouvé un allié dans Schoeller. Le résultat ce sont deux lignes de Paul Géraldy, reçues hier : « Êtes-vous un monstre ou un fou ? »

JC.

1. Gérard Boutelleau est mort le 2 novembre.

2. Jean Fayard, « Mort de Gérard Boutelleau », Le Figaro, 3 novembre 1962.

3. Aucune carte n’est jointe à la lettre.

375 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

4 novembre 1962

Cher ami,

Les mots traduits sont des à-peu-près, et les dictionnaires, des faux-amis. Je réfléchissais au mot anglais sin, qu’on ne peut traduire que par péché. Mais sin est biblique, terrible, sans appel, vous donne la chair de poule ; péché, c’est léger, lavable, extensible, il suffit de courir au confessionnal, comme à la blanchisserie. Même chose pour amour, pour printemps, etc… Love, c’est beaucoup plus secret ; spring, c’est un printemps long, tardif, pénible, pas riant, à peine souriant, etc… Les mots n’ont pas la même couleur, ni la même densité, en passant une frontière.

De chaque côté des routes qui montent s’élèvent ici, en ce moment, des balises à pointe rouge ; c’est que l’automne est un cadran fragile et qu’il suffira désormais de peu de chose pour que la route disparaisse sous la neige et qu’on ne la retrouve plus. En France, une route, c’est toujours une route, depuis les Romains ; d’où l’esprit de sociabilité des Français ; ce sont des êtres de relation, parce qu’ils ne cessent jamais d’être reliés, par des routes, à quelqu’un ou à quelque chose. Mais (avant les sports d’hiver, les chenilles, les jeeps…) imaginez la vie des steppes et des montagnes, pendant 6 à 8 mois !

Je suis tombé sur Les Morticoles, le pamphlet style naturaliste de Léon Daudet sur les médecins de son adolescence. Illisible. Ce qui pouvait être amusant, c’étaient les clés : Pozzi1, Bouchard, Albanan et toutes les grosses légumes de la faculté. Le professeur fou d’asepsie, celui qui a une crasse terrible parce qu’il ne se lave jamais les mains, la saleté des hôpitaux d’alors, les examens, la comédie des concours, celle des consultations où les grands pontes ne pensent qu’aux honoraires qu’ils vont exiger. Les concours, Daudet les appelle le lèchement des pieds, par le candidat, des grands maîtres, dont son avenir dépend.

Ma dernière lettre vous disait qu’avec les souvenirs des anciens, on s’allongeait la vie et on avait l’impression de vivre un siècle. Plus encore, à la réflexion. En 1917, à Rome, chez la fameuse Milanaise, la comtesse Casati2, je voyais le comte Greppi3 ; il avait 96 ans et entretenait encore de petites danseuses ; il m’a dit que, tout jeune homme, à Florence, il avait été attaché à la délégation du Grand-Duché de Toscane envoyée à Londres pour le couronnement de la reine Victoria (1837). Voilà donc un homme qui avait dû naître aux environs de 1820 ! Et qui aurait pu dire : « J’ai connu Stendhal et Balzac ! » Vers 1895, à Menton, l’hiver, mes parents m’ont mené chez un vieux couple belge, M. et Mme Leghait, qui devaient être, eux aussi, nés sous la Restauration. Ils se ressemblaient, étaient restés habillés comme sous Louis-Philippe. De sorte que, lorsqu’un peu plus tard, on me mena à La Gaîté, voir Simone Girard dans Véronique, je crus reconnaître mes deux Belges ! J’appris ensuite que M. Leghait était pédéraste (ce fut ma première rencontre avec un PD) ; il avait fini par ressembler à sa femme. Mon second PD fut l’éditeur de mon père, Ernst Kolb, un Suisse, qui confectionnait des plats merveilleux dans une batterie de cuisine en argent ; il nous imitait, Giraudoux et moi ; Giraudoux se divertissait beaucoup à l’entendre. Je n’avais jamais rien soupçonné, jusqu’à ma 20e année ; mes parents ayant invité Kolb à Venise, le séjour dans la ville fut trop pour lui ; il éclata et me fit des aveux : « Eh bien, mon petit, j’aime mieux tout te dire, Venise, c’est trop beau ! J’en suis. »

Très à vous,

PM.

1. Samuel Pozzi (1846-1878), professeur, chirurgien, médecin de Marcel Proust et familier des cercles mondains.

2. La comtesse Luisa von Amann (1881-1957), épouse du marquis Casati, figura parmi les mécènes les plus fortunés et les plus excentriques de l’époque.

3. Comte Giuseppe Greppi (1819-1921), homme politique.

376 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 4 novembre 1962

Cher ami,

Ma lettre d’hier, qui parlait d’un vieux PD ami des miens, n’a de sens que si on situe ces souvenirs dans leur temps, un temps où les tantes ne s’affichaient pas et où Charlus était un réprouvé. Sans pudibonderie, mon père ne disait pas tout à fait : « Je ne serre pas la main à un pédéraste », comme tant d’autres à cette époque, mais la chose lui répugnait, comme une anomalie dégoûtante et extraordinaire. On ne parlait pas de cela à table. On ne parlait pas non plus d’argent. Mon père n’entra, je crois, jamais dans une banque, et je suis sûr qu’il n’a jamais eu de carnet de chèques. Mais vous connaissez mieux que personne ces distances alors prises vis-à-vis de l’argent et, mieux que quiconque, vous les avez décrites, expliquées. Chez mon père, ce n’était pas du puritanisme, du parti pris, un principe : cela, simplement, n’existait pas.

Avec quelle connaissance Balzac parle de la musique, Rossini ! En technicien, comme quand il décrit une faillite. Avec des audaces (il parle des « harmonies brunes » de l’orchestre…). Là où il exagère, c’est quand il dit que personne, avant Rossini, n’a su utiliser le récitatif ; il oublie Mozart. Tout ceci parce que je relisais aujourd’hui Massimilla Doni1.

La Revue des Deux Mondes publie un Nimier par Boisdeffre2. C’est, comme ce qu’était ce dernier, banal, inutile et sans talent. Pas méchant. Rien ; sans l’ombre du cœur. Il s’appelle Personne3, mais pas en cyclope, avec ses deux yeux ! Boisdeffre est bête comme une majorité, bête comme le suffrage universel.

Pierre Benoit a laissé un roman inachevé4. L’éditeur me demande de le préfacer ; Kléber Haedens le postfaçant (ledit éditeur n’est pas Albin Michel). À propos d’éditeurs, par quel miracle aucun roman anglais, même dans une édition très populaire (Penguin books par exemple), n’offre-t-il de coquilles, fautes d’impressions, etc…, alors que nos meilleurs livres en sont pleins ?

Il y a une classe sociale que je situe mal, en France ; elle est nouvelle : des cadres ? Mais non, ce sont des garçons jeunes, de 25 ou 30 ans ; ils sont forts, bons techniciens, à les entendre, bien mis, d’origine modeste ; on me dit qu’ils gagnent de 3 à 600 000 anciens francs par mois. Il y a, à Rambouillet, en forêt, un hôtel où ils passent leurs week-ends ; ils ont leur auto ; peu de femmes ; que font-ils ? quelles études ? quels métiers ? Ils ont l’air de voyager beaucoup ; ils ne lisent pas ; ils pourraient être aussi bien américains que tchèques. Vous qui avez le sens social, qui sont ces hommes nouveaux ? Où les situez-vous ?

Les nouvelles de ce matin mentionnent trois points d’intérêt mondial : Semipalatinsk5, centre d’explosions nucléaires soviétique ; une ville du New-Jersey, nouvelle tête de pont d’un pont aérien avec le Népal, pour le transport d’armes aux Indes, et, enfin, une ville frontière de Jordanie que les républicains saoudites vont attaquer. Aucune mention de Paris ou de Londres ; ces villes, hier capitales, semblent ne plus compter sur la planète, comme déjà rayées de la carte.

À vous,

PM.

1. Récit publié en 1839, puis inséré dans La Comédie humaine parmi les Études philosophiques.

2. Pierre de Boisdeffre, « Roger Nimier, 1925-1962 », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1962.

3. Le nom que s’était donné Ulysse pour tromper le Cyclope.

4. Il s’agit d’Aréthuse, qui sera publié en 1963.

5. Ville du Kazakhstan, sur l’Irtych.

377 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Paul Morand, « Pour Roger Nimier », La Nouvelle Revue française, 1er novembre 1962, p. 948-949.

378 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 6 novembre 1962

Cher ami,

Je reçois votre lettre d’avant-hier, le mot de Brisson, etc… Tout cela est affreux, y compris le mot de Géraldy. Comme vous n’êtes « ni un monstre, ni un fou », je vous fais confiance, et je pourrai désormais, après vous avoir lu, vous expliquer aux autres. D’ailleurs, je n’admets pas l’amitié « sur certains points ». Un ami est un tout ; il faut le prendre, l’accepter, en bloc ; et, si possible, le défendre en bloc, aussi. Sinon, rompre. « L’avenir, la postérité, une sorte de désert, avec quelques personnes. » Voilà qui est dit. Il est à craindre que ces quelques personnes ne soient pas des Larbaud, mais des souteneuses de thèses, américaines, des professeurs progressistes, des farfelus riches, de vieux spéléologues sans intérêt.

En tous cas, vous voyez tout ceci avec une justesse extrême.

J’ai eu au téléphone Marcel Arland, rentré hier de Glion, et qui a fait un petit choix dans ce que l’affreux Candide ne prend pas de Londres ; La NRF le publiera le mois prochain sous le titre « Esquisses londoniennes ». J’ai commencé La Vie des Français sous l’Occupation, d’Henri Amouroux (chez Fayard) ; impartial et bien fait ; il dit que, dans cet effondrement de toute notre administration en fuite, seules les PTT et la SNCF ont été convenables ; je crois que ce n’est pas inexact.

Curieux votre déjeuner avec Frank, et ce qu’il dit de Sartre. J’avais trouvé que Frank avait parlé de Nimier en homme sensible, avec tact, tout en n’étant pas de son bord, et en gentleman ; et, en effet, je le lui avais dit.

On entendait à peine Camille au bout du fil ; Hélène n’a pas mieux entendu que moi. Mais vous savez combien nous pensons à vous, à votre deuil où les larmes coulent en dedans, à l’existence infortunée de Gérard, à tout le tragique de ce destin.

Nous serons à Paris à la mi-novembre.

Je continue à lire des souvenirs de Léon Daudet ; il a un don de vie (qu’il tient sans doute d’Alphonse Daudet) prodigieux, ayant meilleure santé, plus de vitalité que son père ; il donne à tout goût et couleur ; en exil à Bruxelles, un ami lui envoie des escargots de chez Battandier (aux Halles, à l’ombre de Saint-Eustache) ; suit une description rabelaisienne et drolatique de Battandier et des escargots ; on a envie d’aller sur l’heure aux Halles, tant c’est contagieux. À côté de cela, les Camelots du roi, très Tartarin, il les retient, il calme ces hordes prêtes à se faire tuer, il se rend pour éviter l’effusion de sang. Tout ce mouvement royaliste qui n’a rien donné, auquel je n’ai jamais cru un instant, bien que né avec L’Action française, ami de Lucien, rencontrant Léon, le dimanche soir, rue de Bellechasse, quand, serviette au cou, il présidait la table (d’ailleurs médiocre) de Madame Alphonse Daudet. Mais les Six (les musiciens) nous aimions avec respect (et après les cocktails du samedi soir, irrespect) les ombres de ces trois petits salons où les Goncourt, Alphonse Daudet avaient disparu, mais où la fumée de leurs cigarettes flottait encore dans l’air ; il n’en émergeait que Céard1, Rosny aîné2, et jusqu’en 1922, Anatole France, un ou deux symbolistes, deux ou trois naturalistes oubliés.

À vous,

PM.

1. Henry Céard (1851-1924), écrivain, directeur de la bibliothèque de la ville de Paris.

2. Rosny aîné (1856-1940), écrivain.

379 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 7 novembre 1962

Cher ami,

La bourrasque à sirocco a fait tomber les dernières feuilles ; comme dans Cyrano1. Sur les arbres, il ne reste que les nids, et le gui, en attendant avril. Mais sur combien d’avrils pouvons-nous encore compter ? Nos dix doigts semblent très suffisants !

« La mort a gagné de vitesse ma bonne volonté », me répond Madame Simone, en réponse à ce que je lui avais écrit à propos du roman de Gérard. Le roman sera-t-il couronné, malgré cela ? Vous êtes plus au courant que moi.

Pour vous situer Jean Jardin (dont je vous parlais dans ma précédente lettre), il a flirté avec la gauche du maurrassisme, vers 1935 (Jean de Fabrègues2, Bertrand de Jouvenel3, etc…) ; il fut élève de Gaxotte, et Daniel Rops est parrain de son fils ; après avoir été secrétaire de Dautry4 à la SNCF, il était de l’équipe droite de la banque Worms, avec Guérard5, Barnaud6, Le Roy Ladurie7, etc…, à Vichy.

Puis-je vous demander de me rendre le volume que j’aimerais faire rentrer chez Gallimard. Me l’abandonneront-ils ou faut-il le leur racheter ? Vous savez que je suis vos conseils et qu’ici encore je cherche cette concentration en une seule maison, qui est un de vos principes.

La distinction meuble-immeuble se rétrécit ; les journaux anglais font de la publicité, ces jours-ci, pour des maisons de 12 000 livres (1 million 1/2 AF), préfabriquées, et qu’on monte, sur le terrain choisi, en 30 minutes. Ce qui naît est désormais intermédiaire, mi-maison, mi-tente, entre le bien fixe et le bien nomade. « Cela va loin », comme on disait du temps de Charles Du Bos.

À vous,

PM.

1. Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène V.

2. Jean de Fabrègues (1906-1983), philosophe, journaliste et écrivain.

3. Bertrand de Jouvenel (1903-1987), journaliste et écrivain.

4. Raoul Dautry (1880-1951), ingénieur, directeur général de la SNCF, ministre de la Reconstruction en 1944 et administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique en 1946.

5. Jacques Guérard (1897-1977), chef de cabinet de Paul Baudoin, secrétaire général de la présidence du Conseil en 1942, réfugié en Espagne, condamné à mort en 1947, peine commuée en 1958.

6. Jacques Barnaud (1893-1962), directeur général de la banque Worms, secrétaire d’État aux relations économiques franco-allemandes en avril 1942 ; inculpé, bénéficiant d’un non-lieu en janvier 1949, il revint à la banque Worms.

7. Gabriel Le Roy Ladurie (1898-1947), directeur de la banque Worms de 1940 à 1945.

380 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

8 novembre 1962

Cher ami,

Je pense à ce que vous disiez sur le second Empire, source du national-socialisme. Pendant l’Occupation, les Allemands intelligents, de l’Institut allemand, nous disaient que sur le second Empire, les Français n’étaient pas équitables ; eux n’estimaient pas cette époque.

Ce qui a filtré à travers la France, plus tard, est-ce bien du national-socialisme ? Boulanger1 et tout le reste. J’y vois surtout un nationalisme militaire. Le national-socialisme, dans ses origines et sa bonne époque, n’est pas militaire. La guerre en a changé la substance, et même Hitler fut toujours en conflit avec l’armée.

J’ai bien connu l’affaire Dreyfus à sa source (Ligue des droits de l’homme, Trarieux2, et le reste). Terrible bataille en Charente, qui divisait les familles. On ne m’entend pas, quand je dis aujourd’hui : ce n’était pas du tout une affaire juive. En Charente, on ne savait pas ce qu’était un juif ; on n’en avait jamais vu. C’était une affaire avec l’armée.

Anti-dreyfusards, les anciens de Garibaldi, et leurs fils ; tous les porteurs du microbe 70.

Pour les dreyfusards, l’armée, c’était le danger. Elle représentait toute une politique redoutée. Je ne pourrais dire laquelle. C’est là que s’est fait un certain partage des eaux, qui s’est peu modifié dans la suite. Péguy était un militaire, dans le fond. D’où sa lutte contre Jaurès. Toute l’université, presque, était contre l’armée. L’armée, c’était une religion, et une forme de gouvernement.

Ils avaient découvert qu’une sorte de grandeur matérielle fait aussi la grandeur intellectuelle et artistique. On trouverait des exemples pour cette thèse, et aussi pour une thèse opposée.

Arland, qui était à Glion chez une amie (chalet pas éloigné du vôtre, jadis), est revenu à Paris, voici quatre jours, pour « faire » la revue du 1er décembre. Je lui écris au sujet du texte que vous avez adressé à Dominique Aury.

Bien à vous,

JC.

1. Général Georges Boulanger (1837-1891), ministre de la Guerre en 1886, chef du mouvement hostile à l’Allemagne auquel il a donné son nom.

2. La Ligue des droits de l’homme avait été fondée à Paris, en février 1898, par Jacques Ludovic Trarieux (1840-1904), avocat, sénateur, puis ministre de la Justice, à l’occasion du procès intenté à Émile Zola après la publication de « J’accuse » dans L’Aurore.

381 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

1. Raoul Ponchon (1848-1937), écrivain et poète.

2. Eleanor Roosevelt (1884-1962), épouse de Franklin Delano Roosevelt, présidente de la Fédération mondiale des associations pour les Nations unies et de la commission des droits de l’homme.

3. Khrouchtchev.

382 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

9 novembre 1962

Cher ami,

Je répondrai facilement à deux de vos questions. Ce qui est difficile, c’est d’être court. Aucun rapport entre l’édition en France et en Angleterre. En Angleterre, c’est une industrie normale, avec des cadres et un personnel bien choisis, une clientèle assurée (cinq mille bibliothèques) comme base ; on fabrique, comme de bonnes chaussures, ces romans, bien imprimés, solides, sans une faute, dont se repaîtra un vaste public. Les plus sottes lectrices. S’il paraît, là-dedans, un véritable écrivain, il ira se cacher dans cette petite cité propre de Londres, que vous connaissez bien mieux que moi. Il attendra qu’on le découvre en France, et viendra à Paris pour sentir qu’il existe.

L’édition française (je parle de l’édition littéraire, non pas de Larousse, Hachette) c’est de la fantaisie. Beaucoup à dire là-dessus ; je passe. L’éditeur littéraire vend directement ses productions dans la rue (par le libraire) ; il s’adresse aux passants ; ils prendront le livre ou passeront outre ; gros risque chaque fois. Aucune assurance du côté des bibliothèques, comme ailleurs. Ce qui compte pour le passant, c’est l’auteur. Pour Charpentier, c’était Flaubert, Alphonse Daudet, Zola. Le reste ne compte pas. Je veux dire le volume, matériellement : ce sera un livre mal imprimé, mal broché, affreux papier, sordide couverture, et qui tout de suite se défait.

Un éditeur littéraire dure, en France, l’espace d’une époque, puis disparaît, même s’il prétend durer avec ses auteurs. Il n’a pas le temps d’organiser sa maison. En Angleterre, ce sont des dynasties.

Le Mercure de France (Vallette1) cela a existé. Un seul employé (presque) pour tout : Léautaud2 : un demi-fou. Une belle organisation. Pour expliquer tout cela, il faudrait vingt pages.

Les jeunes gens qui gagnent de l’argent. Il faudrait les voir pour en juger. Aujourd’hui (et cela est bien différent de naguère), les jeunes Français manquent. On les recherche, s’ils ne sont pas trop dépourvus du côté cerveau, s’ils ne sont pas des bandits, s’ils savent travailler. Très vite, très jeunes, ils sont bien payés. C’est la « technique » qui veut tout ce monde.

À La Frette, je vous l’ai dit, je crois, il n’y a plus de Français. Une petite ville italienne. C’est inutile de faire la guerre pour conquérir du territoire.

Les Allemands ont beaucoup admiré en France la police, les chemins de fer, les postes, et puis les ouvriers en général, qui semblent avoir disparu.

Je reviens aux jeunes gens. Tout se décide pour eux dans les études du jeune âge. La plupart des fils de bourgeois sont un peu crétins, et perdent pied vers la sixième. Ils sont à jamais éliminés : fils de Gérard, d’André Bay, d’Henry Muller. Je ne vois d’avenir pour eux que chauffeurs de taxis, et je conseille aux pères de ne pas attendre (le père de Matthieu Galey est livreur de grand magasin). Les « fils du peuple » travaillent ; ils ont leurs écoles (techniques), et des places bien rétribuées les attendent chez Bull, Renault, Orly, SNCF, partout. À 25 ans, ce sont des messieurs !

À vous,

JC.

1. Alfred Vallette (1858-1935), rédacteur en chef du Mercure de France, fondé en 1889 et qui disparaîtra en 1965.

2. Paul Léautaud (1872-1956), employé au Mercure de France dès 1908, y tenait la chronique théâtrale sous le pseudonyme de Maurice Boissard.

DÉON

C’est un voyageur depuis dix ans. Il a inventé le voyage sédentaire. Il s’incruste dans le pays choisi. Il est resté un an au Portugal, et sait le portugais. Il est depuis un an en Grèce et sait le grec. Il s’installe toujours dans de charmantes maisons ; il connaît les gens ; il est vite « l’ami du peuple », l’ami de tous. C’est une vaste enquête sur le pays, longuement méditée ; intimité avec les gens, avec la contrée. Les pays de son goût, ceux où il demeure longtemps, ont une parenté depuis quelques années ; les pays du sud de l’Europe : l’Espagne, le Portugal, la Grèce. Des pays pauvres où il a trouvé la dernière forme du bonheur. Aucun parti pris. Ses visions ne sont pas faites pour une thèse ou pour critiquer tel ou tel régime ; ni prétexte à des imaginations trop personnelles. Il est honnête. Et son style est honnête. S’il a situé un roman dans le nord de l’Afrique, c’est qu’il y a vécu un an.

Il a commencé par écrire des romans romanesques, pleins de charme et d’acuité. S’il a écrit Les Gens de la nuit1, c’est qu’il connaissait très bien la nuit. Il est à un tournant. C’est à présent un écrivain « engagé » ; il est engagé dans la vérité. Ses observations sont plus serrées, plus étendues. Elles ont plus de gravité. Ce n’est plus la femme qui l’intéresse, ce sont les hommes ; c’est aussi l’histoire qui se fait.

Il est un des rares écrivains qui ont, en peu d’années, vraiment mûri. On sent dans l’écrivain d’aujourd’hui poindre celui de demain. Le temps lui apporte ses biens.

Il écrit dans le recueillement, avec prudence et liberté. Il juge pernicieux l’air de Paris. Il ne reviendra en France que pour un voyage. Il veut la solitude, mais ailleurs. Il veut des amis, ceux qu’il se fait, non ceux qui s’imposent.

L’article qu’il a préféré sur lui, jusqu’ici, c’est celui de Pol Vandromme, dans un journal belge. Il faudrait le demander à Plon. Il trouve bon celui d’Henriot (Le Monde).

1. Éd. Plon, 1958.

383 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 9 novembre 1962

Cher ami,

Quand je vous disais précédemment que la national-socialisme c’était Napoléon III, le discours propagande de Barrès à Nancy, Boulanger, etc…, j’aurais dû ajouter que c’est même la seule chose que Napoléon III ait léguée à la Commune, dont le programme fut nettement national-socialiste. En temps de guerre, cette pression de l’étranger, sans laquelle une tyrannie ne peut vivre, existe, automatiquement (la Convention, 1793) ; en temps de paix, il faut l’inventer, au fur et à mesure, comme font les Soviets, en expulsant périodiquement des diplomates-espions. Cela est une nécessité, parce que l’opinion est oublieuse. Auguste Comte disait : « L’humanité est semblable à un homme qui apprendrait continuellement » ; cet homme, l’opinion publique, apprend sans cesse parce qu’il oublie sans cesse. Or, cet homme, c’est la foule ou, comme on dit désormais, les masses. La « foule », c’est ce sur quoi on tape, des hommes pêle-mêle ; les « masses », c’est ce qui vous tape dessus, des hommes désormais organisés.

Je vois que la presse gouvernementale ne tarit pas d’éloges funèbres sur la grande dame des États-Unis, Eleanor Roosevelt. Or, c’est elle qui est à la base de la fin de non-recevoir du 15 juin1, de Roosevelt à Paul Reynaud, qui appelait au secours. Alors, je ne comprends plus. C’était l’époque où, sur les murs de Paris, la Propaganda Staffel affichait cet avis aux Français : « Faites confiance à l’armée allemande. » C’est exactement ce que, 22 ans plus tard, on nous recommande ! Malheur à qui a « de l’avenir dans l’esprit » et aux artilleurs qui tirent trop loin !

À propos d’artillerie, un Autrichien (le conservateur du musée de l’Armée, à Vienne) me disait : Bonaparte n’a eu que des succès d’artilleur. C’était un artilleur professionnel, servi par l’admirable arme, forgée sous Louis XVI par Gribeauval2 et perfectionnée par Choderlos de Laclos3 qui, me disait mon collègue à Madrid, Émile Dard, auteur du meilleur livre4 sur Laclos, avait eu une idée géniale, le boulet vide !

Un ami de Pierre Benoit me demande, vous disais-je, de préfacer le dernier roman inachevé de P. B. que Kléber Haedens postfacerait. Pourquoi A. Michel ne l’édite-t-il pas ? Est-ce servir la mémoire de notre ami, que de livrer au public ces notes sans forme ? Je le demande par ce courrier à Kléber Haedens.

Tout à vous,

PM.

1. Favorable à la poursuite de la guerre, mais mis en minorité par les partisans de l’armistice, Paul Reynaud avait démissionné le 16 juin 1940, laissant sa place au maréchal Pétain.

2. Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789), général et ingénieur militaire.

3. Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), écrivain et officier, inventeur du boulet creux.

4. Émile Dard, Le Général Choderlos de Laclos, auteur des « Liaisons dangereuses », Éd. Perrin, 1905.

384 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 10 novembre 1962

Cher ami,

Une de mes dernières lettres vous expliquait comment l’URSS avait fait chanter l’espion Vassall1, et vous disait que le tout petit angle « Vautrin », de La Comédie humaine, était devenu de nos jours un angle de prises de vues fort ouvert. L’affaire Vassall s’est, depuis lors, compliquée de ce que l’espion a compromis le sous-secrétaire d’État à l’Écosse, Galbraith, qui, avant de se faire oublier sur cette voie de garage calédonienne, avait été 1er lord civil de l’Amirauté, c’est-à-dire un personnage considérable, venant de suite après le 1er lord de la Mer (titre admirable !). C’est là une suite de l’affaire du fuyard Maclean et de son ami Burgess2. Le Civil Service anglais pourrit décidément par la tête, comme le poisson des proverbes des Chinois. À la grille communiste, le contre-espionnage doit désormais superposer la grille pédérastique, les deux intimement et inextricablement mêlées ; nous avons la même chose dans nos services, mais entre flics ; cela touche moins haut qu’en Angleterre. D’ailleurs, un jeune speaker de la BBC, Benedictus, vient d’écrire un livre sur Eton, Le 4 juillet3 (date de la fête d’Eton) où il explique l’immense rôle souterrain de la pédérastie dans les public schools. Alec Waugh ou son frère Evelyn4 avaient déjà traité ce même sujet, il y a une vingtaine d’années.

Ce que, dans ce voisinage, les Suisses ont à vous offrir, cette semaine, c’est ceci : une jeune domestique allemande avait emporté à sa patronne pour 10 000 FS de bijoux ; la police lausannaise l’ayant retrouvée dans un hôtel pour la protection de la Jeune Fille, constata que la délinquante était un homme de 19 ans ! Un homme qui s’habillait en femme. Cet Allemand amphibie avait, à 18 ans, déjà fait, en Angleterre, des ravages auprès desquels ceux du Blitz furent peu de chose ; un quinquagénaire anglais s’était épris d’elle-lui, et le couple avait voyagé un an en Europe. Ce n’est qu’à Noël ( ?) que l’Anglais s’aperçut (dit-il), qu’il emmenait un homme dans ses bagages ; drôle de cadeau de Christmas, ce sexe retrouvé !

Né sous le signe du Poisson, j’aurai vu l’Europe, la civilisation blanche finir, elle, en queue de poisson. Je suis toujours resté dans le bal au moment où on soufflait les bougies, et ne m’a jamais quitté, dans ma vie, ce sentiment profond : « Je serai parmi les derniers à avoir vu cela. » Dans Hiver caraïbe, en 1927 déjà, j’écrivais : « J’avais vu les derniers beaux pays, reçu les derniers saluts de races encore respectueuses. Blanc, je me promène dans les mondes jaunes et noirs comme un seigneur qui reçoit les hommages des paysans, à la fin du XVIIIe siècle. »

Les yankees, ayant exterminé les Peaux-Rouges, avaient eu la chance de ne plus être empoisonnés par une minorité ethnique de couleur ; pourquoi ont-ils eu la mauvaise idée d’importer d’Afrique « du bois d’ébène5 » ? Tout ça pour se faire de la main-d’œuvre bon marché ; mais, pour le même prix, ils eussent pu se procurer des Blancs, dès le XVIIe, comme ils le firent, d’ailleurs, dès la deuxième moitié du XIXe : Irlandais sans pommes de terre, Allemands ruinés par les guerres, Juifs russes fuyant le service militaire, etc…

Merci pour votre réponse, reçue ce matin, aux questions que je me posais. L’article de Marcel Aymé est magnifique.

Tout votre

P. Morand

1. Voir lettre de Paul Morand du 24 octobre 1962.

2. Donald Maclean et Guy Burgess, membres des services secrets britanniques, avaient été en même temps au service du KGB. L’affaire sera explicitée par Donald Maclean dans ses Mémoires, Ma guerre silencieuse, Éd. Robert Laffont, 1968.

3. Le livre sera traduit et publié en 1964, sous le titre Une année à Eton, aux Éd. Stock.

4. Evelyn Waugh (1903-1966), romancier anglais.

5. Nom donné aux esclaves noirs lors des déclarations en douane.

385 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

386 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 11 novembre 1962

Cher ami,

Comme F. Castro, Sékou Touré1, Ben Bella2, c’est la liquidation après faillite. Ce qui ne nous empêche pas de continuer à faire la fatma, la lessive pour l’homme-raton ; trabadja la moukère… La moukère-Banque de France. Aujourd’hui, pour être déshonoré, il faut payer. Pour l’anniversaire de l’armistice, aujourd’hui, nous sommes servis, après deux guerres fratricides, où tsaristes, poincaristes, anglais et Guillaume II-istes ont rivalisés de stupidité et d’entre-égorgement. Les seuls à s’en être tirés ce sont les yankees, entrés au dernier moment dans la salle des fêtes, et les Russes, grâce à leur révolution qui leur raccourcit la guerre, à leur force germanique et à leur vitalité animale. Sur le reste, une croix : À l’Europe inconnue.

« Si l’on ment, à la TV, on est mauvais », disent les spécialistes, et ils ont raison. La TV fait, de ses six millions de spectateurs, des enfants ; elle montre la vie grossie, bien plus que le cinéma ; de sorte qu’elle voit tout, de même qu’on dit que « rien n’échappe aux enfants ». Ceux-ci ne se laissent jamais tromper ; ils ne sont touchés que par le vrai, parce que les yeux expriment directement l’âme ; tout ce qui est en surface, faiblesse ou force, ce qui n’est que le jeu de l’acteur humain, n’arrive pas jusqu’aux enfants.

Une de mes dernières lettres vous disait que j’avais connu le comte Giuseppe Greppi et qu’il était mon repère le plus lointain avec le passé. Depuis, j’ai retrouvé sa trace dans les Mémoires3 de Bülow. Lorsque j’ai connu Greppi, en 1917, il avait 99 ans ; il ne mourut qu’à 103 ans, en 1922. Il avait connu Musset, Chateaubriand, Laetitia4 et Marie-Louise5, dont il évoquait les petits pieds et la belle poitrine, avec un appétit que l’âge n’avait pas apaisé ! Lorsqu’il atteignit sa centième année, pour son anniversaire, Greppi offrit un dîner aux cent plus jolies femmes de Rome ; elles lui demandèrent le secret de sa longévité : « Je ne me suis jamais fâché », répondit-il.

Les cheveux du Suisse moyen, pareils à ceux de l’Anglais, se hérissent quand il faut payer plus de 10 FS pour un repas, par exemple, sur la route, en France. Vous avez vu le résultat au Congrès hôtelier de Bordeaux : 210 000 repas servis, à Paris, contre plus d’un million avant la dernière guerre. Le Suisse (même le Suisse allemand) ne dépense que dans les grandes occasions ; dans la vie courante, il mange pour très peu d’argent ; le beurre n’entre que pour très peu de chose dans la cuisine et dans la pâtisserie ; la viande est rare ; jamais le soir ; la seule dépense, c’est le fromage, qui est cher.

Il y a beaucoup de domestiques qui prennent la voix de leur maître, au téléphone ; tous les officiels, en France aujourd’hui, à la radio, détachent péremptoirement les mots, les cassent, comme de Gaulle.

Il y a un drôle de mot, que j’ai toujours mal compris, c’est « l’estime de soi-même » (en anglais, self-esteem) ; on ne peut traduire par respect de soi* ; l’estime donne une note de suffisance un peu ridicule ; peu de gens se respectent, mais je crois que, même inconsciemment (ne serait-ce qu’en critiquant les autres), tout le monde s’estime.

Pour ne pas sortir en même temps que le Londres de Plon, Robert Laffont a remis la mise en vente des Habsbourg à fin janvier.

Tout à vous,

P. Morand

* Un autre mot anglais intraduisible, c’est self-righteous, c’est-à-dire le bien-pensant orgueilleux, certain qu’il représente la Vertu, le Droit, la Vérité. Rien n’ouvre des abîmes internationaux comme les mots intraduisibles. Ils me fascinent !

1. Sékou Touré (1922-1984), président de la République de Guinée de 1958 à 1964.

2. Ahmed Ben Bella (1916-2012), président de la République algérienne de 1963 à 1965.

3. Prince de Bülow, Mémoires, Éd. Plon, 1930-1931.

4. Marie Laetitia Bonaparte (1750-1836), mère de Napoléon.

5. Marie-Louise de Habsbourg (1791-1847), qui avait épousé Napoléon le 1er avril 1810.

387 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Dimanche [11 novembre 1962]

Cher ami,

André Bay est venu me voir aujourd’hui, un peu déprimé par Stock, qui n’est pas une maison amusante. Ils viennent de publier, de Malaparte, Ces chers Italiens1, admirablement traduit. C’est dans une traduction que l’on retrouve le beau français, quelquefois. Je l’avais oublié. Bay m’a dit : « Cela ne sert à rien ; personne ne sait plus ce que c’est que le français. » Cela est arrivé aux Allemands, pour l’allemand, depuis trente ans ; en Angleterre, pour l’anglais, plusieurs fois ; en France, juste avant Anatole France, il y eut grand péril.

Il m’a dit : « On n’a rien fait encore pour Paul Morand. » Je n’ai pas insisté ; je sais que cela ne le concerne pas ; j’ai eu l’impression que le ton de la phrase signifiait : qu’est-ce que l’on attend ? J’ai dit : « Si on attend, que l’on en profite pour publier Parfaite de Saligny dans Le Livre de Poche. »

C’est Bernard de Fallois (lequel est aussi chez Stock) qui s’occupe maintenant du Livre de Poche, sous la haute direction de Schoeller.

J’ai aussi parlé pour moi. Je pense que Bay en dira un mot à B. de Fallois. Je ne pense pas qu’il y ait eu volonté de nous en écarter, quoique Filipacchi2… mais il est mort.

En somme, Schoeller gouverne Stock, le Livre de Poche, et il est chargé des relations avec Gallimard, qu’il ménage. Dumoncel s’occupe des autres maisons, comme vous le disiez.

Candide, c’est en partie Hachette, en partie le Gouvernement.

J’ai regardé tous les « prix ». Tous. C’est affreux. Voir mourir le style français, sans que personne semble même le soupçonner, c’est une douleur. On ne peut pas dire que le roman de Mohrt3 soit mal écrit ; c’est pire : ce n’est rien.

C’est la traduction du livre de Malaparte que j’admire. Le livre lui-même, c’est autre chose. Curel me disait, à propos de Montherlant en ses débuts : « Je n’aime pas les lyriques qui n’ont rien à dire. »

On est lyrique, quand on n’a rien à dire. Malaparte est lyrique, parce qu’il ne dit rien, sauf dans les toutes premières pages. Il parle « des Italiens ». Les Italiens, cela n’existe pas, ni les Français, ni les Allemands. Il y a tel ou tel, voilà tout.

À vous,

JC.

1. Ces chers Italiens, traduit par Mathilde Pomès, Éd. Stock, 1962. Curzio Malaparte (1898-1957), correspondant de guerre et écrivain, auteur notamment de Kaputt et de La Peau.

2. Henri Filipacchi (1900-1961), éditeur, créateur du Livre de Poche en 1953.

3. Michel Mohrt avait reçu le grand prix du roman de l’Académie française 1962, pour La Prison maritime, publié aux Éd. Gallimard, ainsi que le prix Bretagne pour le même ouvrage.

388 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

12 novembre 1962

Cher ami,

« Paroles de neige » me semble bien. Vous me faites bien de l’honneur en disant : « Vous savez que neige signifiait… » Je doute que l’on donne à « neige » exactement ce sens. Mais peu importe.

Ce qui importe, c’est que vous ne composiez pas ce livre en homme pressé. Vous tenez là un de vos livres importants. Peut-être le meilleur. Il ne doit pas être pris pour un fourre-tout. Il y aura la galerie des brefs portraits d’écrivains. Autant de merveilles. D’autres galeries de tableaux. C’est un musée, où l’on va de salle en salle. Je souhaite que ce livre paraisse en même temps que le mien, en février 1964.

Je ne suis allé chez Madame Mühlfeld que trois fois dans ma vie. Gide et Valéry n’y allaient point par terreur. Ils y allaient comme on va au café ; toujours ouvert, à partir de 5 heures. C’étaient les mœurs du café. Où aller en fin de journée ? C’était très libre de façons. On n’y recevait pas une divorcée ; juifs exclus, je crois. Jamais de femmes, d’ailleurs. Madame Mühlfeld s’y est tuée. Où vont les hommes à présent, à 5 heures ?

J’ai toujours eu bien du plaisir à lire Léon Daudet. Quel vif langage ! Et il avait du goût en littérature. Ce qui me lassait un peu, ce sont ses jugements, en général. Il disait n’importe quoi. Je trouve qu’un écrivain doit avoir le respect de ses jugements. « Le cobra des salons sort de dessous le tapis », c’est drôle, mais tout de même, ce n’est pas là un jugement sur Chaumeix1. Vous me dites que l’on mangeait mal, rue Saint-Dominique. Je vous crois. Quand J.-É. Blanche me le disait, je ne le croyais pas. Je ne croyais jamais ce que disait J.-É. Blanche.

Je suis bombardé de lettres, venues de partout. Les écrivains reçoivent (surtout s’ils sont un peu journalistes) quantité de lettres, je crois. Ce sont des toqués en général. Je n’ai jamais reçu de lettres de cette sorte. C’est-à-dire que je n’en recevais jamais. Tout à coup, se révèlent des inconnus. Cela me surprend et me fait plaisir. Il y a un culte Chardonne dans quelques foyers. C’est suffisant. Peu et bien. C’est ma règle.

À vous,

JC.

P.-S. Vous savez que Esmenard c’est le directeur-propriétaire d’Albin Michel. Je ne comprends pas la publication de cet embryon de roman Benoit. Pour qui ? Pas pour sa mémoire (déjà, le dernier était mauvais). C’est lui faire du tort. Alors ?

J’ai en vue une opération pour hernie.

1. André Chaumeix (1874-1955), directeur de la Revue des Deux Mondes de 1937 à 1944.

389 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

390 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 15 novembre 1962

Cher ami,

Où est cette hernie ? Ne peut-on éviter une opération ? Vous m’expliquerez cela de vive voix, car je vais, bientôt, heureusement vous voir face à face, et non pointe-à-bille, face à stylo. J’essayerai avec Privat (Bernard), mais il est, ou timoré, ou négatif ; accommodant, je ne crois pas. Quant à Claude Gallimard, il m’a dit : « J’en parle régulièrement à Guy Schoeller, et je n’aboutis jamais ; c’est le vide. »

Merci pour l’amusante coupure de Paris-Presse que vous m’envoyez. Je vous répète que vous êtes désormais mon seul lien avec le monde littéraire. Comme ces échotiers sont renseignés, quand ils sont du milieu ! (là, seulement). Moi qui ne lis que le Times, l’Observer, le Herald, Le Journal de Genève (avec un Payot qui bouffe du général, lui, si conformiste), La Tribune de Genève et les quotidiens lausannais, cela me divertit.

L’article sur Nimier est joli ; c’est trop bien écrit pour être mesurable.

Votre lettre d’hier, reçue à l’instant, me confirme dans ce que je pensais : éviter la chirurgie à un certain âge. Je crois que la Providence n’a de dessein que dans Bossuet. Dieu s’en tire comme il peut ; il aide l’homme ; l’homme, parfois, l’aide et tout ça s’avance cahin-caha. « Dieu a raté ce monde, pourquoi aurait-il réussi l’autre ? » disait mon père.

La presse suisse d’aujourd’hui dit que les Allemands sont assez frais sur le chapitre du rapprochement exclusif avec la France. Et aussi que le torchon brûle entre Moscou et Pékin.

Pauwels me relance pour son Club du Livre, me demandant une préface pour L’Or, de Cendrars ; qu’en pensez-vous ?

Mermoud ouvre une boutique de La Guilde à Paris, où il installe (bien sûr) une dame ! Il me dit que l’ère des Clubs du Livre est terminée, que cela n’a plus de succès. Ses propres affaires marchent bien.

Nouvelle photo pour L’Amérique insolite1 de Reichenbach : la ville américaine de Richmond vient d’édifier un « Mur de la Honte », copie de celui de Berlin, afin d’enseigner aux Américains, par une leçon de choses, la liberté, qu’ils n’ont pas assez présente à l’esprit. Je raconte ceci à Hélène ; « Pourquoi ne fusille-t-on pas les gens qui traversent ! » dit-elle.

Encore une journée loin de Paris, comme je les aime. Deux heures à cheval, le long du Rhône, désormais sans pêcheurs (la truite n’est plus pêchée depuis 10 jours) ; les chevilles sont encore souples dans l’étrier, mais les genoux appuyés fort contre les quartiers de la selle sont bien rongés par l’arthrite, pendant la première heure, hélas ! Les domestiques (qui ne supportent pas la voiture) sont rentrés à Paris par le train et je suis rentré à midi faire le cuisinier ; avec les légumes congelés, on arrive à avoir des petits pois presque parfaits ; les derniers perdreaux commencent à durcir ; j’ai dû les faire à la casserole ; enfin, ce soir, la 7e symphonie de Schumann, « la grande », non son deuxième mouvement (moins populaire que la 3e), mais que je préfère, une sorte de marche funèbre très voluptueuse, presque gaie, avec des réveils de fanfare militaire. Enfin j’ai terminé ce soir ma pièce sur Charlotte, l’impératrice du Mexique2, pour la RTV.

À vous, toujours

P. Morand

1. L’Amérique insolite, documentaire de François Reichenbach, 1960.

2. Eugénie et Charlotte, qui sera diffusée dans l’émission « Les Trois Impératrices », en mars 1964.

391 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

17 novembre 1962

Cher ami,

Lisez le bloc-notes de Mauriac dans Le Figaro littéraire de ce matin sur Nimier1. Il est aimable pour vous. Votre page dans La NRF, une jolie page, il est vrai. Plus que jolie, ravissante. Elle a été très remarquée.

Ce n’est pas B. de Fallois qui remplace Roger à La NRF (il est chez Stock), c’est Dutourd.

Je ne verrai pas trois médecins, comme je le pensais. Je me borne à Racine. C’est un médecin très intelligent (c’est rare) en outre ; il a soigné longtemps Pétain, et Sacha jusqu’à la fin.

Longue consultation, avec de puissants appareils. Il dit que rien n’a bougé depuis cinq ans. Je serai le même, en parfaite santé. La photo du cœur donne une ligne droite, qui a consterné Camille. Tension 15, etc…

Je lui ai dit que j’étais tout de même un homme de peu de force, tout de suite fatigué, toujours étendu. Il m’a donné une drogue, de sa composition, pour soutenir les vieillards débiles.

Sur la hernie, opinion nette. Pas d’opération. Un bandage. Après tout, Marcel Prévost2 portait bien un corset, pour être beau. Je m’y habituerai.

Pour les oreilles, il est de l’avis du spécialiste. Je ne suis pas sourd. Un point de vieillissement. D’ailleurs, c’est bien variable.

À vous,

JC.

P.-S. Cette lettre a hésité deux jours entre Vevey et Paris. Privat est soumis à Schoeller. Il faut jouer discrètement du nom de Schoeller. Il y a des témoins. Pour vous (Stock) Schoeller avait accepté, et l’ordre donné.

Je donne à Saisons une bombe (20 lignes). Il s’agit qu’elle éclate. Sur le culte idolâtre de la vie. La vie sacrée, quand elle n’est plus qu’un souffle, ou léthargie, ou supplice. Dans l’Inde, c’est le singe et le bœuf qui sont sacrés. J’ai dit à Racine : « Soignez-moi tant que je suis bien-portant ; sitôt malade, tuez-moi. »

Matthieu Galey dit que Dans la baignoire (le chien) c’est le meilleur livre d’amour de l’année. Assez faible de style.

Cendrars (préface). Cela vous regarde. Je l’ai toujours considéré comme un affreux bavard, menteur, ne disant que des blagues, écrivant très mal. Opinion toute personnelle. Mais L’Or, cela peut passer. D’ailleurs, une préface, cela appartient à l’auteur de la préface ; aucun rapport avec ce qui suivra.

Arthrite ? Signe de forte santé.

1. . « Le bloc-notes de François Mauriac », Le Figaro littéraire, 17 novembre 1962.

2. Marcel Prévost (1862-1941), écrivain, élu à l’Académie française en 1909.

392 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Il sera élu en janvier 1963.

2. Il ne s’agit pas d’une préface d’Antoine Blondin, mais du prière d’insérer sur les rabats de la couverture. Ce prière d’insérer ne figurera pas dans l’édition de 1977.

393 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Paul Reynaud (1878-1966) avait été battu aux élections législatives à Paris le 18 novembre 1962, en raison, vraisemblablement, de son opposition aux projets constitutionnels du général de Gaulle.

394 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

20 novembre 1962

Cher ami,

Non, je n’y suis pas, c’est le papier à lettres qui me manque1.

« On n’est pas successivement la victime de sa mère, de sa marâtre, de son premier mari, de son second mari ! Ce sont des choses qui n’arrivent pas. Ou alors, c’est de notre faute », dit Hélène, en évoquant les doléances de Nadine Nimier.

J’ai déjeuné chez les Claude Gallimard. Simone Gallimard2 m’a montré le testament de Roger, rédigé dans le style humoristique qui fut le sien ; il lègue la moitié de ses droits d’auteur aux Gallimard. Il n’y a jamais rien eu, contrairement à ce qu’on a raconté, entre Simone Gallimard et Roger ; je le savais, mais c’est éclatant ; rien qu’une profonde amitié. Elle m’a donné à lire un roman d’enfance et trois nouvelles. Le reste, à l’état de notes. Roger a eu, cet été, deux liaisons. L’une avec une barmaid, 21 ans, très jolie ; l’autre avec la fille de X., qui crurent, à tort, l’une et l’autre, qu’elles allaient succéder à Nadine.

Pendant le déjeuner, les Gérard Bauer ont téléphoné pour annoncer à Gallimard qu’il avait le Goncourt3, ce que Claude a pris très calmement ; 200 000 exemplaires ; une résistante juive polonaise, pour changer. Les Goncourt ne peuvent se débarrasser de ces manifestations judéo-politiques ; c’est plus qu’une ligne de conduite, c’est un complexe, un filon, une revanche, une auréole !

Déjeuner avec Déon, Fraigneau, Salvat, ce matin, chez les René de Chambrun.

Les rapports entre Gaston Gallimard et Paulhan sont mauvais. Je crois que Gaston est irrité de voir Paulhan se présenter à l’Académie, ce qui est contraire à l’esprit de la maison.

Fabre-Luce vient de terminer Le Procès du général, procès imaginaire devant une Haute Cour fictive. « C’est imprudent », dit quelqu’un ; « Fabre-Luce est imperméable à tout, même au danger », répond Hélène.

Tout à vous,

PM.

P.-S. Simone Gallimard prend la direction du Mercure de France, édition et revue.

1. La lettre était écrite sur du papier à l’en-tête de l’hôtel Cumberland de Londres.

2. Épouse de Claude.

3. Le prix Goncourt avait été attribué à Anna Langfus, pour son livre Les Bagages de sable.

395 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

P.-S. Jullian m’a envoyé un roman cosmopolite Café-Society1 (A. Michel), très soigné, mais une série de potins enfilés bout à bout avec tant d’esprit et de morsures à chaque ligne que cela finit vite dans le gris.

1. Café-Society, Éd. Albin Michel, 1962. Philippe Jullian (1919-1977), écrivain, collectionneur, dessinateur et chroniqueur mondain.

396 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

23 novembre 1962

Cher ami,

Je crois connaître les trois nouvelles (au moins deux) de Roger Nimier que vous avez en lecture : « Indes galandes », « Le moustique ». Elles sont bonnes. On devrait les publier en plaquette de Trois Contes, en demi-luxe.

Quand vous aurez 80 ans, quoique bardé de muscles, sachez que c’est un âge tout nouveau pour l’homme, et sur quoi il faut tout apprendre. Ce qui était jusque-là santé pour lui, excellente hygiène, devient mortel (Coty1). Ainsi, l’air froid, un coup de vent. Au-dessous de zéro, attention aux sorties. Ici, je pense que Racine2 a raison : tout dépend du cœur. Et puis, il ne faut pas tomber.

Stock a publié les livres de Jouve3. Et puis je l’ai renvoyé ; il m’agaçait. Je n’ai plus rien lu de lui, et je ne le lirai jamais. Il fait partie d’un domaine littéraire qui m’échappe, et que je ne veux pas juger.

Paulhan qui ne laissera rien, aucune œuvre, a raison de se présenter à l’Académie. Au moins, il aura son nom dans le dictionnaire. C’est mérité.

Je regarde planter des arbres par ma fenêtre. Planter à mon âge, c’est charmant.

Votre

JC.

1. René Coty (1882-1962), président de la République de 1954 à 1959.

2. Le docteur.

3. Pierre Jean Jouve (1887-1976), poète et romancier.

397 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

398 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

23 novembre 1962

Cher ami,

Attention aux bronchites de novembre. Si vous étiez menacé de pneumonie, téléphonez. J’ai un antibiotique anglais, de chez Bucham, introuvable, et qui tue les microbes résistant à la pénicilline.

Hier, à déjeuner ici (les Dutourd, Matthieu Galey, Jean-Louis Bory) les Dutourd, qui ont de grands enfants, disaient qu’on était en plein louis-philippisme, anti-romantisme, respectabilités, sérieux, à Janson-de-Sailly ; que, par contre, Londres vivait un style « années folles ». La veille, Denise Bourdet, qui avait déjeuné ici, nous a dit avoir reçu de très belles lettres de vous. Puis elle a loué Boulez1 et la musique dodécaphonique ; bagarre (technique) avec Hélène. Je crois qu’il y a, diffuse dans les mœurs artistiques, une peur, comme il y a une peur politico-militaire. Le Nouveau Roman, la musique électronique, etc…, doivent leur succès à la peur. Le Bourgeois a peur. D’ailleurs, ce qu’on lui présente en 1960, c’est ce qui avait cours dans ma jeunesse, les bruiteurs de marionnettes, vers 1913, les conférences d’Apollinaire que nous accompagnions de trompes d’auto ; Brancusi qui sculptait des œufs et Man Ray qui les photographiait. Quant à la découverte de Kokoschka2 et de Kandinsky3, j’en parle déjà, en 1922-23, dans mes Nuits ! Sauf que l’avant-garde d’hier, c’est l’Institut d’aujourd’hui. En voyant la pédérastie répandue partout, officiellement, en Angleterre, Hélène s’écriait hier : « Si le pauvre Oscar Wilde vivait ! » Un précurseur méconnu.

Tout à vous,

PM.

P.-S. Hier, j’ai visité le Mercure rue de Condé4. Rien n’a changé depuis que, sur la recommandation d’Henri de Régnier, j’allai, en 1917, porter à Vallette ma première nouvelle5. Je vous reparlerai de l’endroit.

1. Pierre Boulez (né en 1925), compositeur et chef d’orchestre.

2. Oskar Kokoschka (1886-1980), peintre, graveur et auteur dramatique autrichien, naturalisé anglais en 1947.

3. Vassily Kandinsky (1866-1944), peintre d’origine russe, graveur, dessinateur, auteur de décors et costumes de ballets, naturalisé allemand puis français.

4. Le Mercure de France, revue littéraire fondée en 1890 par Alfred Vallette, devenue maison d’édition, avait été racheté en 1950 par les Éd. Gallimard.

5. . « Clarisse ou l’amitié », Mercure de France, 16 mai 1917, p. 239-254.

399 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

400 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

25 novembre 1962

Cher ami1,

 

Été faire l’inventaire du Mercure de France, 26 rue de Condé, avec Simone Gallimard. Vieil hôtel Louis XV, d’une crasse admirable, avec les crottes des souris et les cacas séchés des chats de Léautaud qui vous tombent sur la tête, quand on cherche un livre. Et quels livres ! Un mélange comique de trésors (Bloy, Wells, Jarry, Kipling, Nietzsche, etc…) et d’ossements (Dumas, Rachilde2, Hérold3, X. de Magallon) et cent Duhamel ! Et dire qu’on s’aperçoit aujourd’hui seulement qu’il est gâteux. Duhamel s’est servi du Mercure pour écouler son intarissable bavardage.

Avez-vous vu que Boisdeffre remet ça, grossièrement, dans Les Nouvelles littéraires4 sur Nimier. Il a essayé de corriger, en bien, ses articles de La Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes, mais, c’est plus fort que lui, il termine par une vacherie.

Déjeuné avec Fallois, qui reprend Le Livre de Poche, dont s’occupait Nimier.

Je suis content du Prix Médicis ; le Colette Audry (Derrière la baignoire) est ravissant. Ce n’est pas le chien-chien-à-sa-mémère ; c’est un chien qui ouvre à une femme les portes de l’amour humain.

Tout à vous,

PM.

1. Dans le coin supérieur gauche, sur du papier à en-tête de l’hôtel Genève à Mexico, Paul Morand avait écrit : « Non, je ne suis pas à Mexico, c’est du vieux papier à lettres. »

2. Pseudonyme de Mme Alfred Vallette (1860-1953), écrivain et romancière.

3. André-Ferdinand Hérold (1865-1940), poète symboliste, lié au Mercure de France.

4. Pierre de Boisdeffre, « Le livre de la semaine : D’Artagnan amoureux ou Cinq ans avant », Les Nouvelles littéraires, 22 novembre 1962.

401 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Mercredi 28 novembre 1962

Cher ami,

Racine vient de déclarer que je suis en parfaite santé, quand les maux les plus fâcheux se font connaître. Il n’y a pas que le danger, il y a les ennuis ; du côté du bas-ventre, j’en ai pour le reste de mes jours. Je crois que mon imperceptible bronchite a fait peur au médecin de La Frette. Il m’a fait prendre de fortes drogues. Il s’agit d’en guérir. En somme, je ne suis pas brillant, et nous n’irons pas déjeuner chez vous avant quelque temps. Ce jour-là, je vous apporterai vos lettres de l’année 1962.

C’est une sécurité de penser qu’il y a chez vous, pour un cas extrême, un antibiotique agissant.

Le Mercure, c’est une caverne. Ainsi toutes les maisons d’édition. C’est une époque. Ces gens-là croyaient créer « un fonds ». L’édition (la littérature), c’est un travail dans la mort. Sans quoi, on serait étouffé.

Mais ces dames, qui écrivent des Mémoires aux XVIIe et XVIIIe, sont bien vives. Et que cela est français ! Je croyais que toutes les femmes de cette époque écrivaient bien. Les lettres (en grand nombre) des amoureuses du duc de Richelieu, que l’on a découvertes l’an dernier, m’ont détrompé.

Puisque vous voyez Madame Claude Gallimard, dites-lui, je vous prie, que je demande à son mari de prendre soin de mes lettres à Nimier. C’est-à-dire de les enterrer dans un coin de sa maison. Je lui en fais cadeau. Il en fera ce qu’il veut après ma mort.

On dit : « Une hernie, ce n’est rien. » Ce n’est rien, sauf le dur ennui de boucler chaque jour une boucle, qui est toute une opération. J’y parviens à peine. Et cela, jusqu’à la fin de ses jours. Ou bien, une opération douteuse, que Racine ne me conseille pas. Enfin, c’est une épine.

Excellent Matthieu Galey, dans Arts, sur Nimier1.

À vous,

JC.

1. Matthieu Galey, « Roger Nimier : D’Artagnan amoureux, ou Cinq ans avant », Arts, 28 novembre 1962.

402 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 28 novembre 1962

Cher ami,

(Non, je ne suis pas, hélas, à la Jamaïque, mais à Paris1.) Je viens de perdre un vieil ami, Luzarche d’Azay2, 89 ans. Le dernier dandy 1900, l’homme élégant (frère de Madame Pierre Lebaudy) avec Ridgeway, Haans, etc… Il habitait un petit hôtel particulier, près du parc Monceau ; et près de sa vieille maîtresse, la princesse Joachim Murat (une liaison de 50 ans). Son premier duel avec un officier juif, vers 1895, qui, au moment de l’Affaire, s’était permis de suivre l’équipage de la chasse, à Fontainebleau (je ne sais plus son nom, mais, à cette époque, les Rothschild n’auraient jamais osé avoir un équipage à eux) et qu’il avait giflé pour cette impudence, lui avait valu la célébrité. Il avait eu un autre duel, en 1900, le soir de l’inauguration de Maxim’s. Il se [mots illisibles] têtes naturalisées, ainsi que d’un immense crocodile noir orné d’un ruban rose, tué par lui au Tchad.

Autres trophées : dans sa chambre à coucher, tous les pantalons des femmes qu’il avait eues, comme les drapeaux des Invalides ; broderies anglaises 1900, rubans de couleur, fins linons de Liane de Pougy, etc… Sa salle de bains (lit de massage, bains de vapeur en boîte, style 1900) était entourée de placards : il avait conservé tous ses habits, depuis sa jeunesse ; parmi quoi son dolman de hussard, ses casques, ses doubles feutres coloniaux, etc… Et toutes ses chaussures ! Il faisait décanter chaque bouteille et, à la carafe, était pendue une étiquette où, à la main, étaient mentionnés le vin et l’année. Il ne recevait guère plus de 3 ou 4 personnes à la fois. Son grand studio ressemblait à un club anglais : trophées de chasse, table pour les journaux, boîtes d’argent pour les cigares, boîtes à cigarettes or de chez Fabergé3, photos royales dans cadres d’argent, cadeaux de maharaja, etc…

Le roman de Serguine est presque interdit : vitrines prohibées, ventes aux moins de 18 ans non autorisées, etc… C’est Vichy 1942 !

Dutourd me parlait de la vague de moralité et de conformisme à Janson, où sont ses enfants : « Nous sommes en pleine respectabilité louis-philipparde », me disait-il.

Fresnay4, à qui j’ai demandé des places pour le Faust de Valéry, me dit qu’ils avaient monté cela comme une curiosité littéraire, au printemps, pour une quarantaine de représentations. C’est un grand succès et, si Dux5 ne devait aller jouer ailleurs, ils auraient pu continuer à donner ce Faust toute la saison 1963.

Tout à vous,

PM.

1. Paul Morand avait utilisé, pour cette lettre, du papier à en-tête du South Camp Road Hotel de Kingston.

2. Roger Luzarche d’Azay (1872-1962), officier.

3. Sa collection se trouve au Musée des arts décoratifs.

4. Pierre Fresnay (1897-1975), comédien, sociétaire de la Comédie-Française, acteur à la télévision et au cinéma, metteur en scène, oncle de Roland Laudenbach.

5. Alex Martin dit Pierre Dux (1908-1990), comédien, sociétaire et administrateur de la Comédie-Française, acteur à la télévision et au cinéma, metteur en scène.

403 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

29 novembre 1962

Cher ami,

Cette affaire de bas-ventre est ennuyeuse pour moi. Je ne suis pas le seul ; il y a beaucoup de clandestins. L’ennui, c’est que rien ne changera, jusqu’au dernier jour. On peut maintenir, avec un dur bandage, pas commode à mettre ; voilà tout. Rien ne sera jamais amélioré. Ou bien une opération ; les avis sont contre, dont Racine ; et je n’y tiens pas ; trop de risques. Il n’y a pas de médecins spécialistes pour ces cas. Il faut, en somme, se débrouiller avec la meilleure maison, si on la connaît, qui vend ces sortes d’appareils. Je crois en avoir trouvé une bonne (près de la Tour Saint-Jacques), le vendeur étant un presque médecin.

Il a dit à Camille : « Est-ce qu’il n’a pas eu un choc moral ? » Elle a dit : « Oui. » Ce serait la cause pour lui.

C’est étrange, car mon divorce, jadis, fut un « choc moral » pour moi. J’ai eu alors une grave maladie, de nature tuberculeuse, dans ce genre. N’ayant pas de cœur (« Tu n’as jamais pleuré », me disait ma mère), j’ai des sentiments inconnus de moi, répandus dans l’organisme.

Je viens de lire vite, et froidement, le Ce que je crois de Mauriac. On le savait depuis longtemps. Il n’en a que trop parlé*. Non seulement il a ramassé tous les biens terrestres possibles, toutes les croix, toutes les places dans sa lignée, mais il veut être encore assis dans l’éternité, à la droite du père, et se dépense pour cette place, comme il fit pour entrer à l’Académie.

On ne fera jamais comprendre aux hommes que ce qu’ils croient ou non, dans ce monde ténébreux, absolument inintelligible, cela ne signifie rien, depuis la politique jusqu’à la religion. Et que l’on vit fort bien sans croyance positive. Je me passe de toute opinion sur de Gaulle et ainsi partout. Ou bien, si j’en ai, c’est pour m’amuser.

Je me borne à la prose française, m’en remettant au Ciel pour tout le reste ; considérant comme impie, sans aucune lumière, de prétendre traduire la pensée divine, et de lui prêter des paroles trop humaines.

À vous,

JC.

* C’est un gargarisme.

 

P.-S. Camille s’aperçoit qu’un remède suisse excellent, qui lui était très favorable, est épuisé : Artérosan. Si vous aviez l’occasion (du moins quand cela se présentera) de lui en procurer, ce serait un bienfait (Mauriac vous dira que cela vous sera compté).

404 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 29 novembre 1962

Cher ami,

Je viens de lire L’Île de Prospero (Corfou) de Lawrence Durrell1, écrit en 1937. Bien supérieur à ce qu’il a écrit sur Rhodes. Il y a là-dedans des cafés grecs, une procession de Saint-Spiriolon, une pêche aux poulpes, très beaux morceaux.

On juge à Londres, en ce moment, l’auteur de fuites de documents diplomatiques par Miss Fell, au profit de son amant, le conseiller de presse de l’ambassade de Yougoslavie : enfin, en matière d’espionnage, les Anglais sortent de la pédérastie ! À l’ONU, 60 nations ont décidé de boycotter l’Afrique du Sud ; mais comme la principale marchandise du pays, c’est l’or, qui fournit les 3/4 de l’or du monde, s’interdire de l’acheter serait raréfier les moyens de paiement de notre planète (déjà rares) et la dévaluation du dollar suivrait, ou alors il faudrait, comme dans la récente crise de Cuba, faire appel à l’or russe pour alimenter le marché libre de Londres ! Les choses sont souvent comiquement enchaînées, l’une à l’autre !

Reçu une lettre de Boisdeffre, qui se sent coupable, pleine de pleurs de crocodile sur la mort de Nimier.

Il paraît que c’est Dumoncel qui, au nom d’Hachette, coiffe à la fois Grasset, Fayard et Taillandier. Je vais le faire « toucher », pour qu’on me rende L’Europe galante, car il « coiffe » Bernard Privat.

Heureux de savoir que le docteur Racine vous trouve bien.

Tout à vous,

PM.

1. Lawrence Durrell (1912-1990), écrivain anglais qui a vécu en Grèce et en France, auteur notamment du Quatuor d’Alexandrie.

405 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

30 novembre 1962

Cher ami,

J’ai fait parler à Dumoncel (représentant d’Hachette chez Grasset, Fayard, Taillandier) pour que Grasset me rende L’Europe galante. J’ai aussi vu, hier, Bernard Privat ; naturellement, celui-ci m’a répondu que ce livre était celui auquel il tenait le plus, qu’un club de livre belge venait encore, ces dernières années, d’en faire un important tirage, etc…, et que Grasset était tout prêt à faire une nouvelle édition de l’ouvrage.

Jean-Albert1 part demain pour la Suisse. Au milieu de la semaine qui vient il rapportera l’Artérosan. Je ne suis pas bon, je suis serviable.

Le psychisme augmente les maladies, ne les provoque pas. Un deuil ne cause pas d’ulcères à l’estomac ; il les entretient, c’est tout. À la TV, hier soir (1er entretien Mauriac avec Roger Stéphane), Mauriac a été bon. Il ne faut pas qu’il élève la voix, c’est alors insupportable ; mais en demi-teinte, on l’entend bien, malgré le voile. Un écrivain parle toujours bien de soi. L’enfance, les mains jointes, Malagar2, Barrès, Proust, jusqu’à l’arrivée à Paris. « Je ne suis pas un Bordelais, mais un Landais », a-t-il dit. Plutôt que d’être, socialement, comme vous le dites, un Bordelais qui n’a pas accès aux Chartrons, il préfère se poser en grand bourgeois campagnard.

Sur l’affaire Dreyfus, il s’est réjoui d’appartenir à une Église qui a cessé d’être antisémite. En 1895, les antisémites virulents étaient, en France, une (grande) minorité. La majorité des Français, alors, acceptait, humainement, les juifs (depuis 1792, depuis Bonaparte, depuis Napoléon III), mais comme on accepte des étrangers.

À vous,

PM.

P.-S. Je déjeune, ce matin, chez ledit Roger Stéphane, avec Jacques Laurent.

1. Jean-Albert de Broglie, le petit-fils d’Hélène.

2. Propriété de Mauriac en Gironde.

406 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

30 novembre 1962

Cher ami,

Ne vous souciez pas du remède suisse de Camille ; elle vient d’en retrouver une provision. (Voir P.-S. Tant mieux si Jean-Albert en rapporte.)

Au moment où Racine me jugeait bien-portant, selon sa perspective (« le cœur seul compte »), les choses n’allaient pas si bien pour moi. Je me sens assez défait. J’ai une espèce d’infirmité pour le reste de mes jours.

En effet, Schoeller ne règne pas pour toutes les sociétés Hachette qui dépendaient de Filipacchi, comme je l’ai cru. C’est de Dumoncel que dépend Grasset. Cela vaut mieux pour Hachette. Si vous vous bornez à demander L’Europe galante, ce n’est pas impossible de l’obtenir, je suppose.

Vous sortez beaucoup. C’est bien. Suzanne Lalique est une cousine germaine à moi que je n’ai jamais vue. Je trouve très bien que Paulhan se présente à l’Académie. On devrait réserver l’Académie pour des gens bien, qui n’ont rien écrit : ducs, cardinaux, grands médecins…

Mais je me demande qui paiera le costume de Paulhan. Il n’a rien et ne gagne presque rien (et les frais que lui impose sa femme, immobile et muette depuis 15 ans, avec une garde jour et nuit).

Je veux consacrer le reste de mes jours à atteindre cette région de soi, haute et glacée, où le jugement est pur, sans alliage passionnel.

Je commencerai par Boisdeffre. C’est l’homme le plus déplaisant que je connaisse. J’ai lu tout ce qu’il a écrit sur Nimier (Revue des Deux Mondes1, Revue de Paris2 et ailleurs). Je dirai que c’est très bien. Je ne vois rien à y reprendre.

Ce que Blondin et Marcel Aymé3 ont écrit, ce sont des hymnes de l’amitié, sans rapport avec le sujet. Cela est permis. Mais je pense qu’il faut le voir ainsi.

Votre page dans La NRF est très bien. Elle est ce que vous avez voulu, et ne trompe personne.

À vous,

JC.

Je vais, nous allons, de loin en loin, déjeuner chez Josette, parce qu’elle nous fait prendre à La Frette, où l’on nous ramène. Elle ne change pas, et garde tous ses défauts (qui change ?) ; au total, elle est gentille. Elle attend que soit terminé (un an, sans doute) le vaste appartement qu’elle a acheté, en haut d’un immeuble en construction, face à l’hôtel George-V.

 

Je pense [mots illisibles] déjeuners Madame Gould réunit tous ses amants (vous excepté, j’espère). Mais Jouhandeau lui-même en fut, quelque temps. C’est ce qui m’a brouillé avec elle, au seul déjeuner auquel j’ai assisté, il y a vingt ans. J’ai dit à Jouhandeau (alors son amant) : « Elle a dû être bien, cette femme-là. » Ce qu’il lui a répété dans l’heure.

Pendant l’Occupation, Arland a déjeuné chez elle. On n’a pas retrouvé Arland pendant trois jours. C’était la femme de l’Atlantide.

 

P.-S. 1er décembre 1962

 

Je suis convaincu, absolument, que vos livres sont en bonnes mains chez Grasset. Je ne crois pas qu’un transport chez Gallimard vous serait profitable. Chez Gallimard, trop vaste, on ne s’occupe de rien. Privat est soigneux. Pour les libraires, vous avez été de tout temps un auteur de Grasset et de Gallimard. C’est chez Flammarion que vous êtes un peu perdu. Privat, c’est une bonne maison. Si un jour, il s’agit de vos œuvres complètes, Grasset ne pourra s’y opposer, gardant pourtant ses livres.

Les exhibitions de Mauriac, en ses vieux jours, me font horreur. Que ce soit sa comédie Malagar à la TV, et celle, plus horrible encore, de son livre (Ce que je crois) et le cinéma, cette honte, par là-dessus. C’est un homme qui ne croit même plus en lui-même. Il parle de l’affaire Dreyfus dont il ne sait rien. Les juifs, cela n’existait pas à cette époque ; il s’agissait de l’Armée.

Je ne crois à aucun décret de la médecine, ni des philosophes. Quand trois fois dans votre vie, à l’heure même d’un échec moral, en trois endroits différents du corps, se déclare une maladie toute physique, je demande à réfléchir. À quel point les hommes ne savent absolument rien, ils n’arriveront jamais à le concevoir.

J.

Si Jean-Albert rapporte de l’Artérosan, tant mieux. La provision de Camille, retrouvée, est maigre4.

1. Pierre de Boisdeffre, « Roger Nimier (1925-1962) », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1962.

2. Pierre de Boisdeffre, « Une génération brûlée ? », La Revue de Paris, novembre 1962.

3. Marcel Aymé, « Roger Nimier », Bulletin de la NRF, novembre 1962.

4. À cette lettre, Jacques Chardonne avait joint un mot de Jean Paulhan, ainsi rédigé le 30 novembre 1962 : « Mon cher ami, il y a deux voix que j’aurais eu grand plaisir à solliciter (puisqu’il s’agit de voix) : la vôtre, et celle de Paul Morand. Soyez gentil. Dites-moi que vous me l’auriez donnée. Voilà qui me donnera un courage dont j’ai certes besoin. Grand merci de vos dernières pages. Amitié. Jean Paulhan. » La réponse de Jacques Chardonne, dont on ne sait si elle a été envoyée, était la suivante : « Cher ami, je vois l’Académie d’un mauvais œil, parce que je ne veux pas y entrer ; et je m’y refuse pour des motifs inavouables : tout bonnement, cela m’ennuie. Aussi, je me réjouis quand ils nomment quelque médiocrité. Je serais content de vous y voir, mais pour un motif bien différent, sans être plus charitable : je sais que vous leur ferez peur. »

407 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 2 décembre 1962

Cher ami,

Je fus, hier, à Saint-Brieuc, sur la tombe de Nimier. L’endroit ne manque pas de grandeur néo-romantique, adjectif dont la critique l’affuble. Grandes allées d’ifs en boule, cimetière posé sur d’anciennes fortifications, à pic sur la rivière. Au fond, la mer. Un ciel de Nice, vent du Nord mais doux, tempéré par la mer ; des maisons chaulées dans la verdure ; quelques essais de gratte-ciel épars dans les champs d’artichauts. Noires tombes des divers Nimier dans un beau granit poli de Bretagne.

La veille, j’avais vu le Faust de Valéry, à L’Œuvre. 1er acte, du Valéry pur ; le 2e pouvait être d’une vingtaine d’auteurs ; le 3e de 200. Valéry m’avait lu le 1er acte de 1941, après un déjeuner chez Maxim’s, où je l’avais invité, seul. C’est plus beau que du Voltaire ; cela me fait penser au Neveu de Rameau ; moins de rhétorique que chez Giraudoux. Les gens admiraient les acteurs (Dux et Fresnay), s’ennuyaient avec respect. Dux m’a dit qu’il allait donner du Molière (il reste à L’Œuvre), doublant ce classique par « ses élèves » (Anouilh, Ionesco, M. Aymé, etc…). Fresnay, toujours charmant, mais l’alcool a gonflé ses traits si fins, amorti son regard ironique, aigu.

Hélène a pris contact avec Nadine Nimier par téléphone. On me dit, par ailleurs, que sa situation matérielle est difficile. Nimier avait donné sa voiture (l’assurance paiera environ un million) à sa secrétaire Mab de Montjou1, et ses livres à son ami Jean Namur2. Il a laissé une collection de timbres d’environ un million AF.

Une amie, qui est chez Durand-Ruel (Galerie), me dit qu’on ne voit que de rares acheteurs allemands et américains, pas de français.

Tout à vous,

PM.

1. Roger Nimier surnommait Marie-Berthe de Montjou (née en 1938), sa secrétaire, « Mab » ou « Mlle de Mab ».

2. Jean Namur, d’un an l’aîné de Roger Nimier, s’était engagé avec lui dans l’armée en février 1945. Jusqu’à sa mort, il restera son plus proche et fidèle ami, et héritera de lui sa bibliothèque. Namur a fait carrière dans la production cinématographique puis les relations publiques à Radio-Luxembourg.

408 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

409 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 4 décembre 1962

Cher ami,

Il y avait un problème, jadis, pour les maîtresses de maison : les liaisons (les connaître sans avoir l’air d’être au courant). Aujourd’hui, cela se complique : les liaisons pédérastiques. Aussi, on nous a avertis de ne pas inviter Kanters avec Jean-Louis Bory, ce dernier ayant pris à K. son amant (K. a failli se suicider de désespoir), etc…

Je vous ai envoyé, hier, Le Nouveau Londres. Tirage à 10 000 ex. Prix, 15,50. Pas assez de photos (mais y introduire six de plus mettait le livre à 18 NF). Il faut le distribuer vite, car, dans 15 jours, Paris se videra pour les fêtes. Ruée vers les gares. Déjà plus une place dans les trains. Le nomadisme est devenu la règle. Sauf pour les juifs, qui, eux, prennent racine ; exemple : L. de Rothschild dans l’hôtel d’E. de Beaumont ; P. L. Weiller, avec ses 16 maisons : le juif errant s’est arrêté.

Rien n’est plus redoutable que les faux souvenirs, même sincères. Le peintre Gabriel Fournier1, évoquant sa jeunesse aux Arts décoratifs, écrit qu’il m’y voyait, chez mon père, « en culottes courtes » ! J’avais 27 ans !

Surtout ne lisez-pas Marie Claire où j’ai donné une fantaisie de Noël sur la femme de 1925, idiote. Lorsqu’on donne un texte à un de ces périodiques, il faut bien préciser : pas de chapeau, pas de titres de fantaisie, pas de sous-titres idiots, droit de veto sur les illustrations, bref se protéger de son mieux contre les initiatives des salles de rédaction.

Tout à vous,

PM.

1. Gabriel Fournier (1893-1963), peintre, auteur de cartons de tapisserie et illustrateur de livres.

410 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 4 décembre 1962

Cher ami,

Depuis deux jours, service de presse chez Plon ; cérémonie à peine moins ridicule qu’une répétition générale. On est assailli de coups de téléphone de photographes qui viennent boire le champagne de la maison d’édition et qui vous photographient exprès, dans des postures ridicules ; de petits échotiers qui ne viennent pas et ne s’excusent pas. Il faut signer les exemplaires du concierge et du manutentionnaire « admirateurs » (qui les revendent aussitôt), des maîtresses de sous-chefs de publicité, etc… On orthographie les noms de travers, on se trompe de prénoms, les listes ne sont pas à jour, les adresses sont périmées, les raseurs, qui traînent toujours dans les couloirs, font de vous leur prise, les vieux amiraux et ambassadeurs en retraite s’installent et vous empêchent d’expédier vos cent livres à l’heure. Sans parler du vieil auteur ami de la maison qui, dans une pièce voisine, dédicace Les Combats navals dans la Corse du XVIIIe siècle1 et vous offre gentiment un exemplaire.

Louise de Vilmorin est venue déjeuner ici, ce matin, en tête à tête avec moi, très belle, très battue de l’oiseau2, avec son noble visage défait. Elle m’a raconté une histoire de bague, un saphir offert par Roger à Nadine qui n’a pas aimé la pierre ; Nimier, furieux, l’a donnée à Mab de Montjou (petite-fille de Vincent d’Indy3), sa secrétaire à la NRF, qui refuse de rendre la bague à Nadine, qui la réclame. Mab bénéficierait aussi du million de l’assurance de la voiture accidentée. Les livres de Roger sont chez Jean Namur. Lequel serait le héros d’une des trois dernières nouvelles inédites de Nimier, où un mari furieux abandonne sa femme et son ami dans sa voiture, qu’il laisse au beau milieu de la route. La femme se jette, bien sûr, dans les bras de l’aimé. Il paraît que cette héroïne est la femme de Namur, lequel avait tant d’affection pour Nimier, qu’il se consolait en disant : « Si ça fait plaisir à Nimier de coucher avec ma femme, mieux vaut être cocu par quelqu’un que j’aime. » Louise m’a dit qu’à un dîner chez elle, au printemps dernier, qui s’est terminé à 7 heures du matin, Roger et Kléber avaient bu chacun 4 bouteilles de vin et de champagne.

À la NRF, Nimier était un agent de liaison précieux, non seulement avec Lazareff, mais avec tout Paris. Le vieux Gaston descendait chez Roger, à chaque [mot manquant] pour se distraire. Un jour, Fallois entre dans le bureau de Nimier où se trouvait Gaston Gallimard. « Entrez, dit Roger, vous ne me dérangez pas ; je causais avec un vieux clochard, un vieil ivrogne qu’on garde ici par charité, qui n’est plus bon à rien, qu’à ficeler des ballots et qui vit dans la cave… Ceci dit, cher ami, permettez-moi de vous présenter Monsieur Gaston Gallimard. »

Tout à vous,

PM.

P.-S. Il y a dix jours (j’avais oublié de vous le raconter), en traversant le Champ de Mars, rentrant chez lui à minuit, Jean-Albert, une amie et un copain trouvent, par terre, ce qu’ils prennent pour un ivrogne ; ils le remettent sur ses pieds, le traînent dans l’avenue d’en face, jusque chez lui. Ce n’était pas un poivrot, c’était J.-G. Domergue4, frappé dans la rue d’une attaque.

1. Titre ironique, certainement inventé par Paul Morand.

2. Paul Morand emploie cette locution tirée du vocabulaire de la fauconnerie, dans le sens de « découragée par une suite de revers ».

3. Vincent d’Indy (1851-1931), musicien, fondateur de la Schola cantorum. Paul Morand confond sans doute avec une autre Montjou.

4. Jean-Gabriel Domergue (1889-1962), peintre, prix de Rome en 1911, est mort le 16 novembre 1962 à Paris.

411 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

6 décembre 1962

Cher ami,

Vous vous étalez beaucoup dans les journaux. Ne sortant pas (froid) je n’ai pas encore tout lu. Ce matin Candide1. Vous écrivez comme vous avez toujours écrit, et je pense que c’est une bonne idée. Le mystère demeure pour moi, car j’ai des références. Je sais combien de jours vous avez passés à Londres. Tout ce que vous dites, d’où cela vient-il ? Magie.

Pendant un service de presse, on mesure la misère de l’édition ; même ce petit service n’est organisé nulle part. Il n’y a pas une liste de critiques qui soit exacte. En plus de tous les ennuis que vous dites, il y avait chez Bernard Grasset, Bernard, qui profitait de l’occasion pour lire au pauvre auteur son dernier écrit en manuscrit.

Je vois (Candide) que vous admettez le mot « emprise ». J’ai des doutes là-dessus ; je ne sais pourquoi.

En somme c’est Hachette qui paye et gouverne Candide, Corre étant le directeur. Et puis il y a Pierre Démeron (la partie littéraire). Et puis Orengo, qui apporte les textes les plus intéressants. C’est le journal qui a le plus de lecteurs (journal de ce genre).

Roger, ce n’était pas un homme dessiné. S’il était votre ami, on le prenait tel quel ; et c’est cela un ami. Si on veut le juger, on s’y perd.

C’est drôle l’épisode clochard (Gaston) ; drôle parce que c’est Gaston. Mais s’il s’acharnait sur un pauvre diable, ce n’était plus drôle. Il y avait une certaine méchanceté chez lui. Il y avait de tout, chez lui.

Je comprends que la petite garde la bague. Nadine l’avait refusée. Pour le million de l’auto, c’est plus délicat.

Gallimard perd beaucoup avec Roger. À présent, chez Gallimard, il n’y a personne. Un auteur est perdu dans ce vaste monde.

Des culottes courtes, vous, à 27 ans, pourquoi pas ? On a remarqué sur la couverture illustrée du dernier (ou avant-dernier) Mémorables2 que vous étiez le seul à en porter encore, ou qui pouvait en porter.

À vous,

JC.

P.-S. Je reçois La NRF. Éblouissant votre Londres3. Vous êtes le diable.

1. . « Trente ans après, le grand écrivain français découvre la capitale britannique, “Le Nouveau Londres”, par Paul Morand, dessins de Ronald Searle », Le Nouveau Candide, 6-13 décembre 1962.

2. Portraits des écrivains et artistes des années 20 à 40 en trois volumes, par Maurice Martin du Gard : I. (1918-1923), II. (1924-1930), III. (1930-1945). Le deuxième volume avait été publié chez Flammarion en 1960. Les Mémorables, 1918-1945, Gallimard (1999), avec une préface de François Nourissier.

3. Paul Morand, « Esquisses londoniennes », La Nouvelle Revue française, 1er décembre 1962.

412 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 6 décembre 1962

Cher ami,

J’espère que vous supportez bien ces froids ! Ne sortez pas : le poêle, le plus descartien qui soit. Je ne puis aller à Rambouillet, ayant fait vidanger, à cause du thermomètre. C’est là qu’on comprend l’utilité du mazout. Pourquoi invente-t-on des sous-marins atomiques en oubliant de fabriquer des objets aussi simples que des tuyaux de WC qui n’éclatent pas par – 8°.

Il n’existe que 3 moyens de se protéger :

1° Voyages aux Tropiques ;

2° Hôtels des sports d’hiver, avec – 20° dehors ;

3° Le lit.

Je parcours le prix Interallié (Laffont) Les Pianos mécaniques de Rey1. C’est le livre de n’importe qui, de la jeunesse sans parents qui baise au soleil de la Costa Brava, contamine d’alcool et de pédérastie les braves Catalans ; sorte d’enquête journalistique comme il y en a partout. Le Goncourt de Berger2, bien meilleur, sans m’enthousiasmer.

Plon me fait discourir devant des microphones suisses, belges, français. Mais tous ces éditeurs sont si amicaux, que je me sens des devoirs envers eux.

« Nimier, après une dispute, a failli m’étrangler dans sa voiture. J’ai senti la mort », m’a dit Louise de Vilmorin. Tantôt, je trouve mal qu’on brutalise les femmes, parce que c’est trop facile, parce qu’elles aiment trop ça, et tantôt, je m’en réjouis, parce qu’il faut bien que quelques-uns les fassent payer pour tout ce qu’elles font endurer aux faibles, c’est-à-dire à la majorité.

À vous,

PM.

1. Henri-François Rey, Les Pianos mécaniques, Robert Laffont, 1962.

2. Yves Berger n’avait pas obtenu le Goncourt, mais le prix Femina, pour Le Sud.

413 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

7 décembre 1962

Cher ami,

Je vous écris du Cercle. L’huissier des Jeux annonce, à cette heure-ci, d’une voix lugubre : « Messieurs, l’écarté va commencer. »

Je sors d’un déjeuner Florence Gould, au Meurice, présidé par Paulhan. « Votez-vous pour moi ? » me demande-t-il. À mi-repas, on appelle Roger Peyrefitte au téléphone ; il revient radieux : « J’ai gagné mon procès ! Le Conseil d’État me réhabilite ; c’est comme si je n’avais jamais cessé d’être de la carrière ! » « Je n’en ai jamais douté », lui répond Paulhan. Peyrefitte fait le tour des 40 convives et les embrasse. Dominique Rolin était assise entre Cocteau et Jouhandeau. « Vous n’étiez pas en danger », lui dis-je. Jouhandeau ne peut plus monter les escaliers de sa villa ; Élise lui a fait construire un studio au rez-de-chaussée. Marcel Aymé, derrière de grosses lunettes noires, ne voit, ni ne parle. Lacretelle fume un grand cigare, malgré le blocus de Cuba. Hélène est assise entre lui et Sauguet1, qui lui dit que Josette fait construire avenue George-V, qu’elle continue à boire trop ; je ne l’ai pas vue depuis juin. Dominique Aury très douce et charmante.

Lacretelle dit que Cocteau, avec ses cheveux gris ébouriffés, ressemble chaque jour davantage à Disraeli.

Je dîne ce soir chez Lacretelle, pour aller ensuite voir Électre2 au cinéma.

Demain, j’ai à la maison un déjeuner de mes plus vieux amis, Suzanne Lalique, Denise Bourdet, le professeur Gutmann (estomac) et Legueult3 le peintre, élève de mon père.

Comment fait-on pour travailler à Paris ! Je vois beaucoup de gens de mon âge, il est vrai, qui, à la nuit tombée, ne sortent plus.

Gaston Gallimard, qui n’aime pas l’Académie, est très mécontent de la candidature de Paulhan. Je dois dire que l’Académie baisse, à chaque élection, d’un petit cran.

Électre est excellent (en grec moderne) ; sobre, austère, très beaux paysages grecs ; très bons acteurs.

À vous,

PM4.

1. Henri Sauguet (1901-1989), compositeur et chef d’orchestre.

2. Film de Michael Cacoyannis, produit en 1962, avec dans les rôles principaux Irène Papas, Aleka Katseli et Yannis Fertis.

3. Raymond Jean Legueult (1898-1971), peintre.

4. Sur les manuscrits, les dates sont indiscutables, mais cette lettre du 7 décembre fait étrangement écho (en la précédant) à celle datée 30 novembre de Jacques Chardonne.

414 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

8 décembre 1962

Cher ami,

Je vois que chez Plon, au total, le service de presse est bien fait. Tout ce qui vous ennuie est utile. Vous ne trouverez pas partout ce zèle pour un livre. Ce qu’ils font est risqué.

Votre Londres nouveau réunit tout pour le succès. C’est la saison, pour le lancement, qui est délicate. Depuis 15 jours les libraires ont fait leurs étalages « d’étrennes », et n’ont plus une place. Cet étalage dure jusqu’au 15 janvier, et puis la librairie retourne tout aux éditeurs. Janvier, c’est le mois des grands retours.

Je pense que votre Londres peut tout de même s’imposer. Je suis persuadé que chez Plon on s’en occupera bien. Ils ne sont pas asservis par Hachette, asservis ou servis ; ils ont un bon personnel pour la vente.

Je ne sors pas ; je n’ai encore lu que Candide et La NRF. Les pages de La NRF (surtout) ont transporté le couple Chardonne. C’est inouï ; quelle jeunesse dans tout cela ! Un parfait ravissement. Il ne faut pas craindre le côté politique, qui effrayait un peu votre femme. C’est le côté actuel, tout à fait dans le sujet.

C’est amusant de vous lire, en même temps que Saint-John Perse1. Puisque je ne vous cache rien, je peux bien vous dire que je trouve Saint-John Perse épouvantable. Ce n’est pas que je sois ennemi du lyrisme, mais alors qu’il soit accompli ! Ce n’est pas le fort chez les Français. Je ne connais qu’une prose lyrique, dans toute la littérature, qui soit belle : c’est Salammbô2, mais trois pages suffisent. Salammmbô a tenu ; cela résonne comme au premier jour. Bossuet n’est pas un lyrique : c’est seulement une phrase bien pleine.

Ce que c’est que la mode ! À La NRF, ils sont de mon avis ; mais vous ne leur ferez jamais avouer ce qu’ils pensent.

On est lyrique, quand on n’a rien à dire ; la moindre idée, bien mûrie, cela vous coupe le souffle.

Votre

JC.

P.-S. Roger aurait bien pu étrangler Louise de Vilmorin dans la voiture, d’autant mieux qu’il avait lu les Lettres à Roger Nimier. Et Nadine y a peut-être échappé. Il était l’homme des extrêmes ; ce que la vie tolère mal.

Jolie journée, à travers les vitres de la maison, toute poudrée et brillante comme vos petites Anglaises.

1. Saint-John Perse, « Oiseaux », La Nouvelle Revue française, 1er décembre 1962.

2. Roman de Gustave Flaubert.

415 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 8 décembre 1962

Cher ami,

Oui, vous avez raison, j’étale affreusement, insupportablement ! Souvent, ce sont mes éditeurs, avides de publicité et de rentrées faciles. Exemple, Elle : vente des Habsbourg par Robert Laffont : 10 000 NF dont 6 500 NF pour lui, l’éditeur. J’avais préparé Londres d’avance ; je me faisais organiser préalablement les visites, rencontres, promenades, etc…, par deux dames payées (avec voiture) et deux journalistes, ce qui gagnait du temps. En outre, je connais bien la ville, les métros, les bus, de sorte que je ne perdais pas une heure de 9 heures du matin à 5 heures du soir, heure à laquelle je me couchais pour revoir au lit mes notes.

Il n’y a pas là de magie. Par horreur du travail, je travaille très vite. Ensuite, 3 mois de rédaction.

Oui, Grasset vous lisait son dernier manuscrit ; bien heureux quand il ne préfaçait pas le vôtre !

Je pensais à ce que vous me dites du mot emprise. Sur ce chapitre, à la 2e ligne du livre, j’ai écrit : « C’est une toute autre ville. » On peut aussi écrire : « Une tout autre ville » (totalement autre). Une fois sur le papier, j’ai trouvé que ça boitait. Ai-je eu tort ?

J’ai fait la connaissance de Guy Dumur. Le connaissez-vous ? J’ai vu Madame de Rudder, fille de Germaine Tailleferre. C’est une pauvre abandonnée, dont le dernier malheur fut de rencontrer Roger. Les femmes à lunettes noires et qui fument une cigarette après l’autre m’agacent ; en même temps j’avais pitié ; une grande maigre à figure de la Primavera de Botticelli, l’air d’un chat mouillé. Roger est tombé à Saint-Tropez dans leur petite villa (sans le sou ; elle en cherche 20 millions), l’a retournée comme une crêpe, lui a dédié sa vie, s’est ravisé, est parti chez les Claude, est revenu, l’a emmenée en bateau chez les Bolloré, a écrit le dernier chapitre de D’Artagnan au lit, et, faute de pupitre, sur son dos ; l’a battue, puis est sorti de sa vie.

Je suis de votre avis : personne chez Gallimard.

Les culottes courtes de 1925, dits knickerbockers, se portaient alors, c’est vrai ; du golf, c’est tombé aux studios de cinéma, chez les aides-opérateurs ; les élèves de Janson les portaient tombant sur les chevilles. Aujourd’hui, on ne les voit plus que chez les très vieux chasseurs à tir ou, en velours, chez les varappeurs. J’avais, j’ai encore, deux ou trois vieux complets de cette façon ; ils ont 30 ans ; quand j’ai voulu les remplacer, les tailleurs ne savaient plus ce que c’est.

Ne trouvez-vous pas que, dans La NRF, à côté de Saint-John Perse, mes « Esquisses » font bien frivoles et rouletabille ?

Je n’aime que le mot de Saint-Évremond sur la duchesse de Mazarin : « Le peu de mérite de leurs amants les déshonore. » Cela me plaît parce que le Français est, même en amour, un être social (ou du moins l’était). Cela veut dire : « Femmes, couchez dans votre classe ; et pas de professeurs de ski ! »

Suivant vos conseils, j’ai demandé à Pauwels (Club du meilleur livre) un paiement préalable. Il a marchandé ! J’ai refusé la préface sur L’Or de Cendrars.

Un Anglais qui fait une thèse me demande de l’éclairer sur la pensée politique de Giraudoux ! Les étrangers ont toutes les naïvetés. « Le peuple donne sa faveur ; sa confiance jamais » (Rivarol). Ainsi Giraudoux, et tous les habiles.

À vous,

PM.

416 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

10 décembre 1962

Cher ami,

Les photos, pour votre Londres, sont bien superflues. Je ne trouverais pas qu’il en faut davantage ; chaque phrase de vous est une photographie. Henry Muller a reçu son exemplaire, et avec fierté relève une erreur, p. 25. Le rugby n’est pas à Wimbledon (c’est le tennis). Le rugby c’est à Twickenham. Rien ne fait plaisir comme de trouver une faute, surtout chez vous. Voilà un lecteur heureux. Camille me dit que vous le savez. Ce n’est donc plus une faute.

Vous me demandez qui est Guy Dumur ? Je ne le connais pas. C’est un homme de gauche, qui fut cependant très lié avec Madame Tézenas1, l’amie de Drieu. Il est critique à L’Observateur. Je crois ami de Nimier. Quant aux cailles et autres, je m’y perds aussi.

Vous devriez dire ceci à Laffont : vous scandalisez Chardonne ; et c’est dommage parce qu’il a une grande estime pour votre maison. Les droits de prépublication appartiennent à l’auteur, s’il s’en occupe lui-même (quand Maurois fait paraître un livre dans une revue ou un journal, il prend tout). Si cette prépublication est obtenue par l’éditeur, il prend, au plus, un tiers. Prendre la moitié, ce n’est pas convenable.

Je reçois ce soir Londres. La couverture est bien. Votre nom disparaît un peu trop dans la verdure. Annoncer des photos sur la couverture, comme on le fait, c’est bien. Ne pas en mettre dans le volume c’est mieux encore. Quelques-unes, à la fin, très peu, et telles qu’elles sont choisies, c’est bien.

Si vous y pensez (et cela vaut la peine d’y penser) dites à Plon qu’il donne un volume à Max Reynault, gérant de la librairie Stock, place du Théâtre-Français ; et que le représentant demande à Max de faire un coin de vitrine extérieure (c’est demander la lune, à cette époque, mais la lune on y aborde). Dire que, de mon côté, j’écris au gérant, Max Reynault.

Un grand succès est possible. J’ai lu une heure. Que ce soit votre meilleur livre, on verra dans cent ans. Mais que ce soit un livre merveilleux, de bout en bout, crépitant de jeunesse, on peut le dire tout de suite ; sans différence entre 62 et 33.

Un grand succès est possible, oui. Vous pourrez peut-être vous offrir un pignon à Rambouillet.

Votre

JC.

P.-S. Vous avez pensé à Galey, Brenner. Ce sont des gars dont la voix compte plus que les écrits. Vos explications sur la façon dont vous avez exploré le nouveau Londres ; enfin, vos secrets ; laissez-moi lire.

Nourissier n’est plus à Paris. Je ne sais où il est ; absent trois mois. Il faut qu’il reçoive le livre. On doit avoir son adresse chez Grasset. Cela vaut la peine de s’en occuper. Frank est à Paris, rue des Saint-Pères.

1. Suzanne Tézenas. Voir, sur cette liaison, Pierre Drieu la Rochelle, Journal 1939-1945, Éd. Gallimard, collection « Témoins », 1992.

417 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 11 décembre 1962

Cher ami,

Merci pour la lettre de Galey ; oui, mon Londres n’est qu’un guide, mais en transparaît ce que Sainte-Beuve nomme « un air de la civilisation perdue ».

Marthe de Fels, venue déjeuner hier (avec Louise de Vilmorin, Jean d’Ormesson, les Claude Gallimard et Bernard de Fallois), me dit que si Paulhan passe à l’Académie, ce sera de justesse, le duc (Castries) ayant des partisans actifs (pas les autres ducs, bien sûr), Maurice Garçon et je ne sais plus qui activent, eux aussi, contre Paulhan, malgré l’amitié de Genevoix. Ceci n’a d’ailleurs aucune importance. Mais si Paulhan était juif, ou russe, ou arménien, ou, mieux que tout, juif russe, pas de question, il serait plébiscité. « Les honneurs sont un ensemble de besoins et de passions. » Les Académies aussi.

J’ai vu la jeune de Montjou, petite fille de Vincent d’Indy, secrétaire de Nimier. Elle s’est fâchée avec les Gallimard, le regrette, mais s’en va travailler à un périodique de droite, avec Philippe Héduy1.

Je ne sais comment vous remercier de votre gentille attention (vitrine à la place du Théâtre-Français, chez Stock) ; c’est une excellente fenêtre ouverte sur le succès.

Albin Michel a voulu rééditer un ancien roman de Pierre Benoit et Farrère, Un homme trop grand ; titre impossible, dont l’Élysée prendrait ombrage, leur a-t-on fait dire ; on est en plein Metternich.

La chute de Paris-Match est, dit-on, verticale. Est-ce le départ de Gaston Bonheur qui en est la cause ? Vous ai-je dit que Florence Gould pense à doter d’un demi-million d’anciens francs un prix Roger Nimier2 ?

« Toutes les femmes sont sûres qu’on est sur le point de les épouser », me répond Hélène, quand je lui raconte que trois candidats à la succession de Nadine étaient sur les rangs. « Roger n’était pas très sensuel ; il aimait mieux expliquer le coup que le tirer », m’a dit Louise de Vilmorin. Son frère André vient de publier, chez Seghers, un livre3 sur sa sœur, avec photos et des poésies ravissantes.

Un des traits sympathiques de notre époque, c’est que personne n’ose plus parler de progrès comme, dans notre jeunesse, le stupide XIXe siècle4. D’ailleurs, le XIXe avait hérité ça du XVIIIe ; la notion de progrès est maçonnique. Dès 1727, cela apparaît chez Marivaux, en même temps que les loges prennent pied chez nous. « Nous sommes les hommes du Monde qui avons le plus compté sur l’humanité. » Premier effet bienfaisant de la Bombe : le progrès gît, mort, sur le sol.

À vous,

PM.

1. Philippe Héduy faisait partie de l’équipe d’Opéra.

2. Le prix Roger Nimier sera créé en 1963 et doté par Florence Gould.

3. Vilmorin, Éd. Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 1962.

4. Allusion au livre de Léon Daudet, Le Stupide XIXe siècle (Éd. de la Nouvelle Librairie nationale, 1922).

418 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

Mercredi 12 décembre 1962

Cher ami,

Je me souviens fort bien (je l’ai constaté souvent) que le premier Londres1 était votre livre le plus populaire. Or, c’est le seul de vos livres que je n’avais pas lu. Je viens de lire le tout. Eh bien, le Nouveau Londres surpasse de beaucoup le premier. Jamais vous n’avez eu une plume plus jeune, plus vibrante, et d’une sonorité aussi pathétique.

J’ignore si je sais encore flairer l’atmosphère : à quelques signes infimes (la hâte de Matthieu Galey à le lire, ce n’est pas sa coutume ; l’article de Fayard dans Le Figaro de ce matin2 (non pas ce qu’il dit, peu importe, mais le fait)), on peut croire à un succès prompt. On le saura très vite.

Dans ce cas Laffont aurait avantage, je crois, à retarder jusqu’à Pâques la publication des Habsbourg.

Votre

JC.

1. Éd. Plon, 1933.

2. Jean Fayard, « Londres revisité ou les nostalgies du major Paul Morand », Le Figaro, 12 décembre 1962.

419 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

1. Jacques Chardonne avait ici rayé ses initiales et ajouté cette mention.

420 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

13 décembre 1962

Cher ami,

Un savant pneumologue, qui revient de Bristol, me disait aujourd’hui : « L’Anglais moyen vit dans l’épais conformisme d’un socialisme nordique évolutionniste et terne. Mais, çà et là, surgissent des réminiscences de la vieille race, de rares extravagants et de prodigieux scientifiques bricoleurs, malgré le mauvais outillage de laboratoires démodés. »

Dans la richesse, je n’aime et ne respecte que le minimum, qui donne l’indépendance. Vivre à sa guise, envoyer coucher les gens importants, le pouvoir, le monde, c’est sans prix. Le reste, c’est du luxe. Le goût, autrefois, était chose rare ; la fortune épurait, raffinait, amenait à la perfection du goût. Aujourd’hui, le bon goût court les rues : les périodiques d’art, la TV, les journaux, nous montrent qu’Onassis, Arturo Lopez1 et autres mécènes ont tous le goût parfait ; celui des copistes. Les Américains eux-mêmes (l’Amérique n’est qu’une copie) ont du goût. Tout cela dégoûte du goût, qui, dans ma jeunesse, était réservé aux artistes. À force de m’épurer et m’alléger, j’en suis arrivé, vers 1939, au gothique (je parle du mobilier), puis au bois blanc, aux meubles de cuisine.

J’ai donné pour mars, à La NRF, une préface aux 1001 Nuits.

« Il lui en fait voir, à son bon Dieu », dit Hélène après lecture du nouveau Jouhandeau2.

Comme je rapportais à Hélène le mot de Louise de Vilmorin (« Il aime mieux expliquer le coup… ») elle répond : « Peut-être Roger aimait-il mieux le tirer avec une littérature plus jeune. »

À vous,

PM.

1. Arturo López Willshaw (1900-1962), collectionneur et mécène chilien établi à Paris.

2. Marcel Jouhandeau, Les Instantanés de la mémoire, Éd. Gallimard, 1962.

421 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

14 décembre 1962

Cher ami,

La richesse permet l’indépendance ; il faut préciser. Elle est aussi un carcan. Le principal, c’est que la richesse soit à votre mesure, comme les souliers. C’est votre cas. Trois maisons, cela ne vous gêne pas. Je ne pourrais le supporter. Josette n’est pas bien libre dans sa fortune.

Le goût, ce que nous trouvons laid ou beau, on s’y perd aussi. Saint-Simon trouvait Versailles affreux. Je pense qu’il fut un temps où l’on trouvait charmantes les maisons d’Étretat (villas) ou de Hendaye. Je ne suis pas sûr que les immeubles modernes (ces bâtisses hautes, géométriques), que la condition du monde exige, soient laids. Ils ne prétendent pas être beaux ; c’est beaucoup. Assurément, ce qui les entoure (aux abords de Paris) est affreux. On ne sait plus que penser de l’art 1900 ; Cocteau le ressuscite. Les siècles arrangent bien les choses. Depuis que j’ai vu les Parisiens s’extasier (aux temps d’Apollinaire) devant les horreurs nègres, c’est une chose (le goût) que j’ai reléguée. Je ne vois plus, en toutes matières, que des choses que j’ai reléguées ; sauf la bonne prose.

Quand j’ai fait construire ma petite maison, j’avais une idée : je veux une maison en vitres, et si nue en toutes ses parties, que la question de goût, de beauté, ne se pose pas. Mon architecte (le meilleur de Paris, que Dautry a beaucoup employé, et qui m’a ruiné pour 20 ans ; mais Grasset m’a sauvé) m’avait compris. Mais dans une maison aussi nue, il ne faut pas introduire une femme. La maison n’a gardé son ascétisme que deux ans. Elle était curieuse de nudité rectiligne.

L’architecte n’avait permis qu’un seul ornement : sur les blocs-meubles, quelques coupes d’un cristal que l’on fabriquait encore à Venise. Quelque chose comme de l’air cristallisé. Un coup de vent, et tout a été emporté.

J’ai lu le dernier Jouhandeau, avec vice, comme je lis les journaux. C’est épouvantable. Cela ne suffit pas, pour sauver l’honneur, de dire : je méprise l’Académie et ses manigances. Il faut encore faire attention à ce que l’on publie. Ces catholiques (Mauriac, Jouhandeau) m’auront beaucoup éloigné de leur culte catholique. Souday trouvait, plus pur, le franc paganisme.

Un éditeur, qui serait une mère, devrait dire à son auteur chéri : à présent c’est assez ; voici de l’argent qui vous permettra de ne plus écrire. (Mais l’avant-dernier Jouhandeau m’avait plu.)

Camille, qui est dans le fond une pieuse créature, refuse d’écrire à Mauriac, pour son Ce que je crois, qui lui fait horreur. Mauriac ne le pardonnera pas. Après tout, je m’en fiche ; il me dégoûte.

Vous semblez refuser à l’aigle la qualité de mâle. Il s’agit toujours d’une aigle. Ou je me trompe.

À vous,

JC.

422 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

P.-S. Le jeune Brisville avait, le vendredi où Nimier et la romancière se sont tués, le soir même, déjeuné avec eux deux. Nimier avait parlé de pas mal de choses, mais en homme pour qui l’avenir n’existait pas. La veille, le jeune Brisville avait consulté un voyant : « Vous allez rencontrer deux personnes… je vous vois, mais pas elles. Ces deux personnes sont des ombres. »

Madame Simone reprend ses Mémoires ; elle attaque 1914-1940.

Le livre d’André de Vilmorin sur Louise, sa sœur, n’est pas mal du tout. Quelle vie singulière. Louise apparaît avec ses dons de poète, son originalité grande, sa séduction folle, ses dangers, sa bohème, ses besoins d’argent, ses maris, son existence décousue, de Las Vegas au château de Pálffy, en Slovaquie.

Je n’avais pas revu Achard depuis des années. Il est devenu lourd, personnage officiel, genre Président. Mais la gentillesse et le comique ne sont pas loin. Il m’a rappelé que j’avais fait sa fortune. Jeune acteur à l’Atelier, il venait de donner Voulez-vous jouer avec Môa ?, lorsque la baronne de Goldschmidt Rothschild, juive allemande tout en or, qui avait pondu une féerie et ne s’en sortait pas, m’avait demandé de lui indiquer un écrivain débutant capable de l’aider. Je lui avais indiqué Achard, à qui les premiers 100 000 francs tombèrent, inespérés, sur la tête.

1. Marcel Achard (1899-1974), écrivain, dramaturge, auteur et comédien de boulevard, scénariste et réalisateur, élu à l’Académie française en 1959.

423 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Vevey, 17 décembre 1962

Cher ami,

Jeanne Moreau est célèbre, de toute évidence. Savez-vous de quoi elle souffre affreusement ? De ne pas être illustre. Un ami, qui l’accompagnait au Festival de Venise, m’a dit : « Brigitte Bardot ne pouvait sortir du Lido, à cause de la foule accourue pour la voir ; Sophia Loren ne circulait qu’entourée d’un cordon de police. Pendant ce temps, nous circulions, incognito, dans la Merceria, Jeanne et moi ; personne ne se retournait : elle était torturée. »

Dans le livre du frère André de Vilmorin, sur sa sœur, il n’est presque jamais question de Mélanie1, sa mère, beauté célèbre du début du siècle, toujours suivie d’un cortège de souverains admirateurs, etc… Quel est ce refoulement ? On pouvait (c’était mon cas) ne pas aimer Mélanie, bête, snob, menteuse jusqu’à la mythomanie, mais elle déplaçait de l’air. Snob, ô combien. À la mort du charmant Philippe2, son mari (tout le contraire d’elle, que ses enfants adoraient, et à qui Louise ressemble), elle reçut d’Alphonse XIII (avec qui elle coucha) un affectueux télégramme : « Que puis-je faire pour vous ? » Mélanie répondit : « Sire, tutoyez-moi. » C’est un admirable trait de snobisme, le roi ne tutoyant que la grandeur.

Je suis venu ici dans une horrible neige fondue (rien de pire que la demi-altitude) pour payer des factures (médecins, fournisseurs, assurances, téléphone, toute la séquelle des notes qui s’abattent sur les maisons, habitées ou non) ; dès que je pourrai, je rentre à Paris. Les villes sont le seul vrai refuge contre l’hiver.

Reçu le livre de Fabre-Luce sur de Gaulle en Haute Cour. Je n’ai lu que l’avis liminaire, très prudent, plein de déférence, pour faire passer l’audacieuse insolence du sujet.

Si vous voyez Caracalla, pourriez-vous, à l’occasion, lui dire qu’une photographe (Suissesse) m’a fait choisir des photos sur des types espagnols, destinées à illustrer un futur mien article sur « L’Espagne et ses types » dans La Revue des Voyages. Caracalla ne m’en ayant jamais parlé, je me suis tenu sur la réserve.

Je réponds à votre observation grammaticale : j’ai mis aigle au féminin, car c’est là un animal symbolique, héraldique (les aigles romaines).

Je n’ai pas envoyé Londres à Nourissier, dont j’ignore l’adresse.

La Suisse est bondée de Français qui profitent de la neige et du décalage des prix. Toutes les consommations, bière, whisky, thé, Coca-Cola, etc…, sont encore moins chères qu’à Paris, mais cela monte en flèche. Les petites pensions à 20 F sont à 40 F, maintenant. Le franc suisse, comme le dollar, a, en 23 ans, perdu la moitié de son pouvoir d’achat. Les trains spéciaux emmènent, la nuit, le demi-million de travailleurs italiens d’ici, qui, le matin, se retrouvent chez leur mamma.

Tout à vous,

PM.

P.-S. Je serai vendredi à Paris. Je remonte à Villars, à l’instant.

1. Mélanie de Dortan, qui avait épousé Philippe de Vilmorin.

2. En 1917.

424 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

18 décembre 1962

Cher ami,

Vous êtes à Vevey ; et pourtant si utile à Paris. Un auteur doit se montrer chez son éditeur, dans les premiers jours, souvent ça ranime le personnel. Mais je vous ai remplacé. J’avais un mot à écrire à Roditi. J’ai ajouté un P.-S. au sujet de Londres ; il sonne fort. Mon admiration pour ce livre dépasse mes capacités d’expression ; du moins ne peut les épuiser. Un livre géant. Il doit avoir un grand succès. C’est l’ouvrage de l’éditeur.

Que l’auteur de ce livre soit un convive au misérable dîner de Madame Simone, ce n’est pas permis. Madame Julliard est une prétentieuse dinde. Les autres, pleins d’eux-mêmes, si peu que ce soit, ne devraient pas paraître devant vous. Je n’admets pas un repas de plus de six personnes, et on doit faire part du choix et demander votre agrément. Mais ces six personnes où sont-elles ?

La Revue des Voyages va paraître ces jours-ci. La prochaine dans trois mois. Votre livre sur les Baléares aura donc paru depuis deux mois. Si cela n’est pas une objection pour Caracalla, il vous écrira. En tous cas, il est prévenu par moi.

Ce qui n’est pas ennuyeux, c’est de déjeuner avec des gens que l’on voit souvent ; on poursuit une vieille conversation, comme des lettres. Un déjeuner avec Brenner ne m’ennuie jamais. En particulier le dernier. Il venait de voir Sartre, deux mois après son entretien avec Bernard Frank. Il a vu le Sartre que Frank m’avait décrit, mais, cette fois, j’ai eu un compte rendu plus distinct pour mes oreilles.

Frank n’avait pas brodé. Sartre est hanté. Je ne sais s’il y a un livre de deux mille pages là-dessous, ou seulement une agitation de l’esprit. Il paraît que Chardonne, c’est-à-dire la voie qu’il a suivie, ce qu’il représente, c’est pour lui maintenant la bonne route. En tous cas cela le tracasse, à ce point, dit Brenner, qu’il ne parle pas d’autre chose.

Chardonne, cela veut dire Chardonne et Morand. Ce n’est pas là, de ma part, une amabilité gratuite. Je vais peut-être me répéter ; je ne sais si je vous l’ai dit. Tout au début de l’épuration, au plus fort de la Libération, quand j’étais à Vaucresson, j’ai lu dans une revue un article important de Sartre. Une phrase m’a brûlé les yeux, et je ne l’oublierai jamais : « Montherlant, Morand, Chardonne, ceux-là on ne les déracinera jamais. »

Votre

JC.

P.-S. Il faut s’attendre à ce que Proust soit passé au crible. Plus de la moitié de son œuvre est illisible. Un écrivain croit trop facilement qu’il peut tout se permettre. Une bonne partie est immortelle ; un parfum qui sera toujours vif. Voltaire a duré, et toujours frais, pour quelques bribes de ses 70 volumes.

[…]

425 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 19 décembre 1962

Cher ami,

Je suis rentré à Paris dans la nuit, n’ayant pu aller skier, vu le brouillard épais. La Suisse est prise d’assaut ; il faut une heure (m’a dit mon taxi, hier soir) vers 8 heures du soir, pour aller de la Concorde à la gare de Lyon. Or, la montagne n’est belle qu’en février. 9 fois sur 10, à Noël, c’est affreux, brouillard d’eau dans la neige.

J’ai trouvé les Suisses persuadés qu’après Adenauer, Bonn se rapprocherait de Moscou, au moins économiquement.

Merci d’avoir compris que les pages 108 et 109 sont celles pour lesquelles j’ai réécrit Londres (N.3 : fin p. 108, lire Édouard VIII). J’ai aimé l’Angleterre-frein, l’Angleterre-paix, celle qui, par la voix d’Eden1, disait à Léon Blum : « N’allez pas vous bagarrer en Espagne, mauvais terrain » (cité par Hugh Thomas2, qui fait autorité sur la guerre d’Espagne). Alors que Churchill eût couru aux Rouges, pour faire parler de lui. En 1934 ou 35, j’ai vécu quelques jours en mer Rouge, sur un P.O. (la compagnie Peninsular et Oriental, symbole de l’impérialisme anglais) ; à table, mon voisin, un petit professeur progressiste anglais de 26 ans, m’a dit : « Je ne vois pas de quelle utilité l’Inde est pour l’Angleterre… » Ce jour-là, j’ai deviné tout ce qui allait arriver, en étendant le particulier au général ; ce n’est pas toujours ma méthode, mais quelquefois je sens, intuitivement, que certains mots sont envoyés dans l’oreille par l’Avenir.

Article amusant de W. Lippmann, aujourd’hui, dans le New York Herald expliquant pourquoi les ennemis de l’Angleterre, adversaires de son entrée au Marché commun, n’osent pas avouer leurs vrais motifs.

À vous,

PM.

1. Anthony Eden (1897-1977), ministre des Affaires étrangères, puis, de 1955 à 1957, Premier ministre britannique.

2. Hugh Thomas, Histoire de la guerre d’Espagne, Éd. Le Livre de Poche, 1961.

426 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

427 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 21 décembre 1962

Cher ami,

Le livre d’Alfred est, bien sûr, saisi, après vente de 6 000 exemplaires par Julliard. C’était certain. C’est d’ailleurs ce qui pouvait lui arriver de mieux. J’ai accepté de préfacer un nouveau choix des œuvres du prince de Ligne et suis à la recherche d’un spécialiste du sujet. Il y en a toujours un. Autrefois, c’était Charles Adolphe de Cantacuzène, qui s’était à ce point identifié au sujet qu’il se croyait Ligne. Il avait préfacé, au Mercure, jadis, les plus belles pages, en un style gourmontesque et post-symboliste. J’allai le voir à Bucarest, en 1933 ; un des derniers boyards, de culture ultra-française ; mais il n’est plus. Va-t-il falloir que j’aille fouiller chez les Ligne, à Belœil, et dans les archives de Vienne ?

Comment va la hernie ? J’ai des amitiés Herter à vous faire. Mermoud n’est pas très sympathique. Je l’ai rencontré mardi dans la rue, à Lausanne. C’est un timide, un craintif même, un instable, un irrésolu, quelqu’un de pas très sûr ; voilà l’impression qu’il donne.

Vous ai-je dit que Grasset refusait de me rendre L’Europe galante et qu’il va retirer ? Il suffit de vouloir (sauf chez Stock, grâce à votre amicale pression) reprendre un livre, pour que l’éditeur s’y accroche ! Comme en amour.

Paul Mousset, dont vous parlait ma dernière lettre, et qui ne cesse de courir le monde, me dit que la dépense journalière d’un reporter est, en ce moment, de 250 NF par jour, sans être large. Il m’a raconté que les Gosset1 avaient un contrat de 5 ans aux Nouveaux Temps (qui n’ont duré que l’espace d’un matin). Après deux articles, ce fut le naufrage du journal ; leur indemnité a été de 40 millions.

La Revue de Paris, annonçant ses nouveautés pour 1963, a fait suivre mon nom, en tête, de la mention « de l’Académie française ». Je ne crois pas à une farce, mais à une simple erreur. Je leur ai conseillé de présenter leurs excuses à Genevoix. Ce sera une petite curiosité bibliophilique.

À vous,

PM.

1. Pierre Gosset et Renée Pierre-Gosset.

428 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 21 décembre 1962

Cher ami,

Merci pour votre mot de ce matin, accompagné de celui de Caracalla. Je lui ai fait un 2e envoi, le 1er ayant dû se perdre.

Robert Aron dit, à propos du Skybolt : « La France et l’Angleterre ne sauraient devenir deux nations satellites. » Comment ne pas admettre la criante vérité ; c’est qu’elles sont cela, justement, depuis 1940. Où le punto de honor va-t-il se loger !

J’ai fait moi-même, hier, une demande chez Plon pour qu’une visite soit faite, place du Théâtre-Français, par un représentant.

De l’avis de tous les spécialistes, aucune École des femmes n’a jamais égalé celle que Dux a montée à L’Œuvre.

Dos Santos m’a proposé d’aller en mars à Madère. C’est tard pour Madère, mais pas de place avant.

Hélène a fait une chute sans gravité sur le parquet, le pied pris dans un fil de l’appareil téléphonique. Mais elle est au lit. Je ne redoute rien tant, en général, qu’une fracture du fémur (il n’en est rien) ; ce serait passer, en dix secondes, de la vie normale à l’infirmité totale, quand on arrive à son âge.

Mona Lisa voyage1. Malraux l’a envoyée, malgré l’opinion ; est-ce haine, inconsciente, d’une face pleine de tics, pour le visage le plus immobile ? Ceci dit, je n’aime pas la peinture de Vinci, ni, en général, l’école lombarde (sauf Boltraffio2), plombée, lourde comme l’eau d’un étang. Cela préfigure L’Île des morts de Böcklin3 et les post-romantiques allemands, hélas !

À vous,

PM.

1. Transportée par le paquebot France, La Joconde était arrivée à New York le 18 décembre 1962 pour être exposée à la National Gallery.

2. Giovanni Boltraffio (1467-1516), peintre italien, disciple de Léonard de Vinci.

3. Arnold Böcklin (1827-1901), peintre, sculpteur et dessinateur suisse. Le tableau, L’Île des morts, date de 1880.

429 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

430 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

22 décembre 1962

Cher ami,

Avec Abrial1 disparaît une des belles figures de Vichy. Derrière des hommes comme lui, l’amiral Odend’hal2 (près de moi, à Londres, en 40), le commandant du Chayla, Platon3, on se sentait (à tort) politiquement, en sûreté. Le pauvre amiral Bléhaut4, ministre de la Marine à Vichy, bien inférieur. Ceux dont je vous parle, des hommes à yeux bleus, en acier, parfaitement équilibrés et nobles, ce que la France fait de mieux. À côté d’eux les Muselier5, Auboyneau6, etc…, n’étaient rien.

Je dîne, ce soir, avec Jacques Laurent, qui veut que je lui explique, à mon idée, la veille de la guerre de 14 ; il en a besoin pour son roman. En un mot, un meneur de jeu, diabolique, redoutable, le russe Isvolsky7. Un bavard vaniteux et médiocre, Viviani ; un fourbe, Barthou8 ; une mécanique têtue et faible à la fois, Poincaré9. Caillaux, Jaurès, Briand n’ont rien pu faire : ni empêcher la loi de 3 ans10, ni s’opposer à la carte blanche donnée à la Russie. Caillaux l’explique bien dans le tome III de ses Mémoires, comme il l’exposait alors à mon père, parmi le petit clan de ses amis : la princesse de Monaco, Ceccaldi, le docteur Doyen, etc… L’ambassadeur Georges Louis11 (frère de Pierre Louÿs) répétait partout : « Ne laissez pas Poincaré aller en Russie, il lâchera tout, au lieu de freiner les Russes. » Les Anglais se méfiaient d’autant plus de la France, que celle-ci ne leur disait pas tout. Paul Cambon ne savait pas ce que Poincaré pensait. Quand il prit peur, il expédia W. Martin à Londres avec une lettre affolée au roi d’Angleterre, qui ne produisit aucun effet. Les Anglais n’auraient pas marché en 1914 (peut-être en 1915, ou après la Somme) si Guillaume II n’avait commis la stupidité d’envahir la Belgique. Quant à Sarajevo, c’est une machine de guerre serbe allumée par les Hongrois, contre l’Autriche.

J’ai connu les derniers grands chefs de cuisine français : Escoffier, à Londres, en 13, au Carlton, et Prosper Montagné, qui se ruina à la fin de sa vie, rue de l’Échelle. Pour leur grande cuisine, l’argent ne comptait pas ; ce qui ne veut pas dire qu’ils dépensaient follement. Simplement, cela n’entrait pas en ligne de compte. Aujourd’hui, il n’y a que Raymond Oliver qui connaît son métier.

Je vais courir lire Candide, si je le trouve encore, pour vous lire.

Oui, toutes les femmes écrivent un roman. Jadis, depuis 1830, elles avaient envie de le faire, mais n’osaient pas ; elles osent. Exemple de Sagan, plus les magnétophones-dictaphones.

B. de Fallois est timide et jeune ; il n’a pas le charme, l’autorité de Roger.

J’ai vu un ami de Roger, hier, à la NRF. C’est O’Neill12 ; ils avaient en commun le goût des voitures. Il m’a appris que lors de l’accident, Roger était seul sur la route, ne doublait personne ; on l’a su par le témoignage d’une voiture qui le croisait sur l’autostrade direction Paris, et qui a reçu des fragments d’aile de l’Aston Martin. O’Neill m’a appris aussi que l’examen des viscères avait révélé un pourcentage d’alcool important.

Merci pour l’adresse de Nourissier, et pour l’indicateur Mars à Madère.

Il n’y a pas en France de châteaux du XVIIe au XVIIIe qui aient des racines dans la terre. Ce sont des palais de ville posés, parachutés dans les bois et les champs. Aussi ne donnent-ils pas satisfaction ; tandis que, du XIIe au XVIe, les châteaux sont beaux, parce qu’organiques et fonctionnels. D’ailleurs, les châteaux anglais sont plus nombreux, plus charmants, bâtis par des gens qui connaissent et aiment la campagne.

À vous,

PM.

1. Jean-Marie Abrial (1879-1962), amiral, arrêté et emprisonné à la Libération, condamné par la Haute Cour, gracié le 28 juillet 1950 et amnistié le 15 avril 1954.

2. Jean-Ernest Odend’hal (1884-1957), vice-amiral, chef de la mission navale à Londres.

3. Charles Platon (1886-1944), amiral, secrétaire d’État auprès de Pierre Laval en 1942, exécuté par les FFI le 18 août 1944.

4. Henri Paul Bléhaut (1889-1962), amiral, secrétaire d’État à la Marine en 1943, arrêté en 1945, condamné par la Haute Cour, mis en liberté provisoire en 1946 et acquitté en 1955.

5. Émile Muselier (1882-1965), amiral, chef des forces navales françaises libres, évincé de tout commandement par le général de Gaulle en 1942.

6. Philippe Auboyneau (1899-1961), amiral, commandant des forces navales françaises libres en 1942.

7. Alexandre Isvolsky (1856-1919), diplomate, avait été ambassadeur de Russie en France en 1915.

8. Louis Barthou (1862-1934), président du Conseil de mars à décembre 1913, élu à l’Académie française en 1918.

9. Raymond Poincaré (1860-1934), président du Conseil de janvier 1912 à janvier 1913, élu à l’Académie française en 1909.

10. Loi sur le service militaire que fit adopter Louis Barthou en 1913, s’attirant l’hostilité des radicaux et des socialistes.

11. Georges Louis (1847-1917), diplomate, avait été ambassadeur à Saint-Pétersbourg.

12. John O’Neill travaillait chez Gallimard et faisait partie de la bande de Nimier. De son vrai nom Guillaume Peeters, d’origine hollandaise, il avait fait la guerre dans la Royal Navy. Il était également un ami d’enfance de Claude Gallimard (d’après Massin).

431 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 22 décembre 1962

Cher ami,

Le livre d’Alfred serait « de nature à troubler l’ordre public », dit le Gouvernement ; mais toute littérature, et singulièrement la nôtre, est faite pour le troubler ; c’est son honneur ; sans quoi nous n’aurions eu ni Molière, ni Voltaire, ni Beaumarchais, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Hugo, ni Baudelaire.

Voici Macmillan1, qui ne ramène, dans ses souliers de Noël, que des fusées Polaris ; après la défaite, ses humiliations. Dans les autres guerres, on ne connaissait de défaite que des mains de ses ennemis. Dans cette dernière, elle nous est infligée par nos alliés.

Je me demande pourquoi les Russes refusent la musique sérielle et la peinture abstraite, puisque le marxisme, c’est justement de la sociologie abstraite, que tout dément, à l’expérience. Lisez l’Abellio (préface à Dostoïevsky, L’Idiot, Livre de Poche).

Le livre de Suzanne Chantal2 (Madame Dos Santos) qu’Hachette vient de publier sur la vie portugaise au XVIIe est charmant, très bien écrit, très soigné, plein de notations vraies et pittoresques, à la Goncourt, tirées des anciens voyageurs. Excellent, en tous points digne de son Lisbonne. L’éditeur Arthaud sort de bien beaux livres, l’Histoire de France de Berl, La Bretagne, etc… Tout cela se vend-il ? Je lisais hier Les Châteaux de France par Soulange-Bodin3 ; c’est bien, mais jamais très bien ; les photos, surtout, ne sont jamais en couleur, jamais assez nombreuses, ni assez belles.

Savez-vous qui signe J. P. dans Le Monde ? On me signale un article de lui dans Le Monde d’hier soir4.

Les Entretiens avec Georges Charbonnier5, que La NRF m’envoie, roulent sur le français écrit, opposé au français parlé, sorte d’espéranto déshonorant. La démonstration est banale : le rôle d’un écrivain n’est pas d’ajouter au second en démolissant le premier.

Hachette va retirer un très ancien petit livre, Le Voyage6, que je donnai jadis. J’ai vu hier, chez Grasset, le jeune lauréat Yves Berger7, qui y travaille. Il veut faire un nouveau tirage de L’Europe galante. Pardon de ne vous entretenir que de ces questions de librairie, mais je crois qu’elles intéressent l’éditeur que vous êtes resté.

Tout à vous,

PM.

1. Harold Macmillan (1894-1986), Premier ministre britannique de 1957 à 1963.

2. Suzanne Chantal, La Vie quotidienne du Portugal après le tremblement de terre de Lisbonne, 1755, Éd. Hachette, 1962.

3. Henry Soulange-Bodin, Châteaux anciens de France, connus et inconnus, Éd. du Jura, 1962.

4. Jacqueline Piatier, « Le Nouveau Londres de Paul Morand », Le Monde, 22 décembre 1962.

5. De Raymond Queneau, Éd. Gallimard, 1962.

6. Paul Morand, Le Voyage, Éd. Hachette, 1927.

7. Prix Femina 1962.

432 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

23 décembre 1962

Cher ami,

L’article du Monde est signé J. P. Il s’agit, je pense, de Jacqueline Piatier, qui écrit un article sévère, dans ce voisinage. J’ai vu, une fois, Jacqueline Piatier, un moment, chez Lipp, naguère. Je me demande si ce n’était pas présenté par Roger. Elle est très appréciée de Galey, et par d’autres ; elle m’a beaucoup plu. À peu près l’âge de Dominique Aury ; un peu ce genre. Elle fait d’excellentes chroniques critiques dans Le Monde, où elle dirige depuis dix ans la page littéraire du vendredi. Elle est mariée, un peu sourde peut-être. Je vous dis tout cela, parce que c’est une femme qui compte, et que vous invitez facilement des gens à déjeuner, ce qui est votre devoir et la seule excuse de votre salle à manger.

Si l’occasion se présente (interview ou de toute autre manière) vous ne devez pas craindre, je crois, de développer ce qui est concentré dans les pages 108 de Londres. Cela explique votre position aux temps de Vichy, une position anglaise. Cela sera bien vu aujourd’hui. Ma position était allemande ; aussi je suis, pour ma part, plus discret. Les deux positions se rejoignent. Hitler pensait comme vous sur l’Angleterre. Il comptait sur elle pour tenir le globe ; il ne voulait pas lui faire de mal. Je l’ai entendu dire de la bouche de Goebbels1.

Pour un homme qui a embrassé le globe, et même qui l’a violé, plus rien n’a de prix. Pour moi, je dois dire, Madère a bien des agréments. Et vous m’avez donné l’idée d’y retourner un jour ; en 63 peut-être (ou 64), dernier voyage. Je ne vois rien de semblable (Spetsai compris) dans toute la Méditerranée. Agréments de toutes sortes, très variés. C’est un rude volcan, en fleur ; les parties âpres sont belles. Le côté amusement (les anglais, leurs danses, les plages) sont pour moi des distractions dont je ne suis pas blasé. Très bon hôtel. Celui où vous seriez. Comme j’y étais à mes frais (ne connaissant pas Santos) j’étais dans l’hôtel no 2. On y danse davantage, plus libre, un bon orchestre.

J’ai quitté enfin votre Londres. Camille juge que cela suffit. Et j’ai pris le Portugal de la femme de Santos. Je lui trouve un grand talent. Elle a été formée par votre Londres ; de vous, elle a tout appris, me disait-elle, il y a dix ans. Je ne dis pas que votre Londres soit votre plus belle œuvre ; je dis que c’est un livre qui n’a pas son pareil, dans toutes les littératures de tous les temps. Oui, Chantal a du style.

Je déplore pour vous la maladie de Roditi. Je me demande si on a réformé les cadres chez Plon, si quelqu’un s’occupe de vous.

Pour remercier Josette, qui nous invite quelquefois, qui nous fait transporter de La Frette à Paris (lourde obligeance) et sans qui, je crois, je n’irais jamais à Paris, j’offre un déjeuner à Paris, dans une quinzaine (occasion d’une politesse à Solange, et divers obligés). Ce sera chez Tante Louise, rue Boissy-d’Anglas. C’est bon en principe. J’y déjeunais quelquefois, il y a dix ans, avec Roger. Il était lié avec une jeune Américaine, très riche. Je lui ai dit : « Épousez-la. » Ce qu’il n’a pas fait ; elle a fini prostituée, boulevard Montparnasse.

Je ne sais quoi donner à manger à ces gens-là. Rien n’est mangeable. Le canard n’a plus de goût, le faisan est truqué, le lièvre vient d’Allemagne (Curel me disait : « Les lièvres d’Allemagne ne valent rien ; ils ne savent pas lui faire faire pipi »), les écrevisses sont des monstres venus de Tchécoslovaquie (Marché commun), le poisson sort de trois mois d’hivernage (je ne peux en manger qu’à Roscoff).

À La Frette, je mange du fromage et des pommes. Ce ne sont plus des pommes. André Bay, qui a une masure et un champ du côté de Tours (le « jardin de la France » est à l’abandon. On peut acheter un village), m’a envoyé des pommes de jadis. J’avais oublié cette saveur.

Je ne peux pas dire que j’approuve le livre de Fabre-Luce. Qu’est-ce que les Français ont fait de leur liberté, de leur Chambre des députés, de leur démocratie, depuis 1900 ? On ne doit pas compter sur mes larmes.

Votre

JC.

P.-S. Et puis ces Français, qui dans les journaux de droite et de gauche ne font que vomir sur le pouvoir, criant qu’ils n’ont pas la liberté d’écrire ! Ils verront plus tard. C’est la forme que Fabre-Luce a donnée à son livre, le titre, qui lui vaut des ennuis. Il l’a voulu. Le contenu, il l’a écrit cent fois.

En Amérique, on est plus durement dirigé. Ils ont un imperator.

Allemagne-Russie (vu par les Suisses). Bien sûr. Aussi, c’est prêt.

Funeste Barrès ; et son Massis.

1. Joseph Goebbels (1897-1945), ministre de la Propagande et théoricien du nazisme.

433 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

23 décembre 1962

Cher ami,

Dois-je remercier J. P. (Le Monde) que vous avez eu la gentillesse d’identifier pour moi, Jacqueline Piatier. Fabre-Luce va-t-il être justiciable de la nouvelle juridiction ? Je ne crois pas aux tribunaux exceptionnels, cela finit toujours en queue de poisson. Si la justice est efficace, la plus ordinaire doit suffire à tout. C’est comme la Chambre ardente de Louis XIV : cela s’est terminé par des exécutions de lampistes ; les vrais coupables ont été mis au cachot. Quant aux grandes dames, depuis la Montespan jusqu’à la duchesse de Bouillon, elles ont passé à travers. Le cachot, parce que les gens espèrent en sortir, et, en attendant, ne parlent pas. En résumé, on dresse un immense appareil pour aboutir à quoi : au silence.

J’ai « fait » la presse, pour divers ambassadeurs, dans ma jeunesse : mon opinion se formait, d’un coup d’œil, par les silences des grands journaux sur telle ou telle affaire ; il n’y a que les petites feuilles, soit de chantage, soit d’opinion (celles-là rédigées par de courageux imbéciles) pour s’exprimer, noir sur blanc. Les journaux mondains, où les salons font parler d’eux, devraient avoir une rubrique négative : dîner chez Madame X. Remarqué l’absence de : M. Paul-Louis Weiller, le baron Revel, le duc et la duchesse de Windsor, etc… À propos de Windsor, ses avances à Hitler, et ses opinions, à l’époque, qui scandalisent aujourd’hui, étaient connues de toutes les chancelleries. Il est même fort possible que le Foreign Office ait envenimé l’affaire Simpson pour enrayer le commencement de rapprochement avec l’Allemagne.

Dans Le Nouveau Londres, ces idiots de Plon ont mis Édouard VII, dont nous espérions tout. C’est Édouard VIII qu’il faut lire. C’était une des dernières chances de l’Europe.

J’ai la grippe. Mais je vais passer 3 jours à Londres pour changer d’air.

À vous,

PM.

434 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

* C’est situé à Saint-Germain-des-Prés, dans la rue Bernard-Palissy1, cet homme injustement célèbre qui a brûlé sans doute d’admirables meubles de la Renaissance, pour faire ces horribles plats émaillés avec des serpents se faufilant dans des citrons. C’est une très vaste salle aménagée en vieille ferme, à poutres apparentes, avec buffet central aux desserts et hors-d’œuvre de luxe, une centaine de couverts, éclairage tamisé. Tenu par l’homme qui, avec le jeune David, organisait entre 30 et 38 les Conférences des Ambassadeurs. Le Cercle et le restaurant d’en face, Les Petits Plats (?), fondé par la fille de Bernstein, sont les centres actuels de la vie artistique dernier cri. Il y a 30 ans, autour de cette charmante vieille rue du Dragon, que vous avez bien connue, avec sa tarasque qui surveillait, au-dessus du plein-cintre, l’entrée de la rue de Rennes, grouillaient des échoppes insolites, un petit monde qui a disparu.

Très à vous,

PM.

1. Bernard Palissy (vers 1510-1590), céramiste, émailleur, peintre et savant.

435 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

24 décembre 1962

Cher ami,

Les timides sont toujours inquiétants et même redoutables. Tout à fait de votre avis sur Mermoud (un peu fourbe). Il se noie dans l’action et les femmes. B. de Fallois, autre timide, plus rentré. Il ne me plaît guère. Il y a aussi le timide exubérant, genre Thérive. Je ne peux pas le voir, mais j’estime beaucoup le critique1 ; étonnante érudition.

Votre visite chez Grasset n’a pas été perdue. C’est bien de rééditer L’Europe galante, et je crois que pour ce livre, vous êtes mieux chez Grasset. Vous êtes resté une minute et demie. Efforcez-vous de rester cinq minutes ; cela vous fera du bien.

Une réédition du Voyage ne s’imposait pas du tout. Je sais qu’il y a une phrase bien vraie : « Pas de valise trop lourde ; vient un moment où il faut la porter. »

Fabre-Luce a ce qu’il a voulu. On abuse toujours de la liberté. Les écrivains dont vous parlez (qui ont eu de l’action) n’étaient pas libres (notamment Voltaire) ; Renan ne croyait pas la liberté bonne pour l’écrivain. Alors, il ne se donne aucune peine. Une phrase de mon prochain livre : « Si je pensais que la France se ruinera en Afrique et que l’Allemagne rejoindra la Russie au détriment de la France, je ne le dirais pas. » C’est dit.

Queneau ? Ce n’est rien du tout.

Je vous envoie l’article de J. P. (Le Monde).

Je me souviens bien de l’avant-14. J’ajouterais à ce que vous dites (et que l’on ne sait que depuis peu ; quoique ce soit consigné aux archives : Delcassé, Isvolsky, carte blanche laissée aux Russes, la permission que nous leur avons donnée de mobiliser, ce qui a tout déclenché) l’atmosphère en France. Millerand-t-en-plan, chantait Dominique Bonnaud2. Les retraites aux flambeaux le soir dans Paris. Cette odeur de poudre que jetaient les Barrès, Péguy, Massis. « La guerre est certaine », me disait Curel en 1912. Il ne disait pas que c’était voulu par l’Allemagne ; et il habitait sur la frontière.

Le plus beau morceau de votre Londres ce sont les pages 262-263. Le Flaubert de Salammbô les aurait aimées ; en plus, vous avez le naturel.

Hernie. Grâce à Josette, j’ai pu voir plusieurs médecins (grâce à sa voiture). Il faut en voir plusieurs. Ils ne disent pas tous la même chose. Je peux m’arranger avec ma sangle. Il ne faut pas que je tombe. Mais l’opération est peu de chose me dit l’un d’eux ; « votre cœur est bon. Vous ne risquez rien. Aucun rapport avec l’opération de la prostate qui dure trois heures ». J’attends l’avis de Bagot en mai. Je déciderai après.

« Suivant les instructions du gouvernement auquel il a prêté serment, il quitte Londres, cette ville à son goût, et que, peu d’années avant, il avait amoureusement incrustée, pour qu’elle dure jusqu’à la fin de toute littérature, dans un livre prodigieux. »

Votre

JC.

1. André Thérive tenait la chronique grammaticale « Clinique du langage » dans Carrefour.

2. Dominique Bonnaud (1864-1943), chansonnier de Montmartre.

436 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 24 décembre 1962

Cher ami,

Hélène a téléphoné à Nadine. Pendant un mois, on a caché au petit Martin1 la mort de son père. Quand il l’a apprise, il a fait une crise terrible, avec évanouissement, suivie d’amnésie. Il est à craindre que le drame de Roger se renouvelle et que l’enfant, privé de père, n’en reste infirme. C’est effroyable.

La France va sans doute refuser les Polaris qu’elle trouve dans ses souliers de Noël. Et nous continuerons de nous ruiner pour Pierrelatte, pour faire vivre Bloch Dassault, qui ne vend plus sa camelote, avec une production atomique qui représente 2 % de celle des grands, et des bombes qui ne seront transportables qu’avec des Miracles [sic]2, prêts tout au plus en 1967, alors que les Russes ont, dès à présent, le pouvoir de les arrêter.

Devant les cris d’admiration de Simone et de Denise Bourdet, j’essaie de lire le roman du Genevois Pinget3, questionnaire interminable, coupé de descriptions détaillées de mobilier et d’immeubles. Je ne puis supposer que c’est le snobisme qui exalte ces charmantes donneuses de récompenses ; le reste est-il tellement au-dessus qu’elles en viennent à se raccrocher au nouveau roman, comme à un divertissement exquis ?

Je finis une préface au futur roman posthume (Aréthuse) de Pierre Benoit, mais je ne parle que de l’homme.

Merci des lettres reçues ce matin, du mot de Muller, de l’indication Jacqueline Piatier. Je n’ai plus aucun exemplaire de Londres. Mon petit lot de 25 est épuisé et M. M. du Gard n’est pas dans le service de presse ; mais je vous remercie de me le signaler. Oui, à part Proust, Tolstoï et quelques-uns, il faut qu’un livre soit lu vite. L’Inquisition : il faudrait quinze jours et c’est une conversation entre ma concierge et mon homme de peine. Ici, l’homme de peine, c’est le lecteur.

Josette s’est décidée, sur mes conseils, à vous envoyer sa voiture. Les gens riches ne pensent à rien. Son chauffeur était là, à se chauffer ! Je lui ai dit, il y a de cela 5 ou 6 ans, que si vous lui faisiez l’honneur de votre compagnie, le moins qu’elle pût faire serait de vous envoyer chercher. Passe encore pour qui fût riche depuis toujours ; mais quand on a connu la pauvreté, il faudrait en tirer les leçons.

Ne mettez pas : « Suivant les instructions du Gouvernement auquel il a prêté serment. » Deux erreurs : a/ Je suis rentré de ma propre initiative, parce que les Anglais interceptaient ou retardaient les télégrammes qu’on m’envoyait ; celui qui me donnait pour instructions de demeurer à mon poste n’arriva qu’après mon départ. b/ Je ne prêtais serment qu’un an plus tard. J’étais simplement demeuré dans les cadres, où j’étais depuis 1913.

Je crois que les écrevisses d’importation sont polonaises. Chez Bize, à Annecy, célèbre pour son gratin d’écrevisses dit local, je les ai vues arriver par caisses, la moitié crevées. Avec beaucoup de fromage sur le ventre, le 1er restaurant de France les faisait avaler. On ne peut plus manger en France dans un restaurant. De la gastronomie pour Yankee.

Puisque tous les hivers, il y a les mêmes drames, pourquoi la fameuse SNCF n’invente-t-elle pas des aiguillages qui ne se coinçent pas, des chauffages de wagon qui ne tombent pas en panne, etc… La 1re question qu’une société d’hôtels pour sports d’hiver devrait se poser est : comment être autonome, remédier à l’isolement, avoir des dynamos privées, des réserves de chauffage et d’aliments ? Pourquoi jamais de doubles fenêtres ? On dirait qu’un architecte est un être abstrait qui n’a jamais eu faim, froid, qui n’a jamais vu une tempête, qui n’a jamais pensé à monter au 6e étage autrement qu’à pied, ou avec un seul ascenceur. Et quel ascenceur ! À Vevey, en 14 ans, j’ai vu réparer le nôtre deux ou trois fois. À Paris, c’est deux ou trois fois… par mois.

À vous,

PM.

1. Martin Nimier avait six ans.

2. Il s’agit des avions de combat Mirage.

3. Robert Pinget (1919-1997), romancier français d’origine suisse, venait de publier L’Inquisitoire, aux Éd. de Minuit.

437 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

25 décembre 1962

Cher ami,

Je vous parlais de l’édition et de la littérature naguère, et du chaos d’aujourd’hui. Je pensais que tout le raffut autour de Thérèse Desqueyroux (cinéma1 et le reste) ferait vendre le roman. Non. Grasset en vend très peu. De même Cocteau qui ne cesse de danser partout ; ses livres ne se vendent pas du tout. Écrivain d’une autre époque.

Reste, tout de même, une action de l’éditeur. Par exemple la façon dont fut lancé le dernier livre de mon fils. Partout des articles en même temps. C’est Nimier qui avait donné les instructions, mais je me demandais : qui s’en est occupé directement ? C’est la jeune femme qui vient de mourir du même mal que lui. Pour vous, Roditi aurait été cet homme, chez Plon. On ne peut guère s’en passer.

Londres, je crois, traversera tous les obstacles, à cause du titre. Le principal obstacle, c’est la densité et la longueur. Il faut des semaines pour le lire, ou bien on n’a rien lu. Je vois la perplexité des critiques devant ce monument.

Jules Lemaître2 disait : « Un livre (roman surtout) doit être lu en une soirée. » Je le comprends. Et tout mon travail de sept ans a consisté à réduire un assez vaste ouvrage de 180 pages. Cela n’est pas possible pour tous les sujets, pour Londres, entre autres. Reste, pour nous, de s’arranger avec les gens et les choses telles qu’elles sont.

Je vous parlais de J. Piatier qui a fait un article sur vous (sûrement Pierre-Henri Simon en parlera plus tard) dans Le Monde ; et je trouve cette notice3 dans un coin de la même page. C’est une note qu’elle a faite, j’en suis persuadé ; et on y sent de la sympathie, si discrète qu’elle soit. Je vous la recommande encore (elle n’est pas « brillante ») si vous avez les moyens de l’atteindre.

Si je remarque ces choses c’est que Henriot m’avait âprement banni du Monde. Il y avait de ma faute. Sitôt sa mort, le rédacteur en chef a saisi la première occasion pour me couvrir de louanges ; tout a changé à mon endroit. Ce n’est pas tant la politique qui nous a fait du tort (je crois que les gens s’en fichent), ce sont des froissements plus intimes.

En somme, nous revenons à la situation des grands écrivains anglais, qui s’en accommodaient avec fierté. Le mieux c’est d’être fier de tout. Vous connaissez le mot de cet écrivain anglais accourant, désolé, chez son éditeur : « Est-il vrai que mon livre se vend ! Cela va navrer mes amis, et me faire honte. »

Votre

JC.

1. Film de Georges Franju (1962), d’après le roman de François Mauriac (1927), avec Emmanuelle Riva, Philippe Noiret, Édith Scob, Sami Frey et Jeanne Pérez.

2. Jules Lemaître (1853-1914), chroniqueur littéraire et critique dramatique.

3. Jacques Chardonne avait collé sur sa lettre un entrefilet, extrait du Monde du 22 décembre 1962, ainsi rédigé : « Portraits d’écrivains. E. VITTE. Jacques Chardonne, présenté par Pol Vandromme, l’auteur de La droite buissonnière. Une étude sur l’art de cet écrivain qui a fait de la discrétion sa grande loi. »

438 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

26 décembre 1962

Cher ami,

Vous trouverez dans Carrefour l’article de Muller1. Il a peu d’intérêt. Pour rendre compte du livre (les deux Londres, inséparables), il faut un temps dont ne disposent pas les critiques. Tout le monde dira : c’est très bien, sans savoir exactement pourquoi. En 64, l’essentiel sera dit par moi, en cinq lignes. Et, dans quelques mois (peut-être avant), il y aura de véritables critiques. Peu importe, il suffit que le bruit coure, et c’est fait : « C’est très bien. »

La faiblesse de Fabre-Luce (et de ses pareils) c’est qu’ils défendent quelque chose qui est hors d’usage, choses d’une autre époque, cette vieille charrette parlementaire et démocratique, cette liberté (nous sommes enchaînés de tous côtés ; on n’est même plus libre de se promener) qui n’est qu’un mot ; cette Constitution dont on se moque.

Il s’agit de gouverner entre les deux K2., que rien ne gêne. Si de Gaulle se trompe dans ses décisions ce sera grave. Mais qui ne se trompe pas ? Qui peut le savoir aujourd’hui ?

Chez Fabre-Luce, il y a de la rancune ; ça, c’est mauvais.

Je trouve que Aron3 le surpasse beaucoup.

Votre

JC.

1. Le Magot solitaire, « Plaidoyer pour un gentleman », Carrefour, 25 décembre 1962.

2. Khrouchtchev et Kennedy.

3. Raymond Aron (1905-1983), philosophe, sociologue et chroniqueur politique.

439 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 27 décembre 1962

Cher ami,

J’avais entendu hier soir à la TV (Lectures pour tous) Michel Alain. « Que comptez-vous faire ? » lui a demandé Dumayet. Il a répondu : « Vivre. » Une heure plus tard, un camion aplatissait la voiture où il était, qui n’avait pas la priorité. Mais la priorité n’est observée que dans les pays policés ; en France, c’est à qui fera peur à l’autre et passera.

Avez-vous lu ce qu’Abellio a dit sur le Russe dostoïevskien comparé au Russe actuel ? (Figaro littéraire1). Je ne lis pas ce journal, mais l’ai trouvé au Cercle, par hasard. L’esprit français assimilateur, puis diffuseur, se manifeste encore chez Gide : Les Nourritures2, c’est Nietzsche à la portée des classes moyennes, et Les Caves3, c’est Dostoïevski pour Galeries Lafayette.

Je viens de lire, cette nuit, un roman détective dont le héros est un chien, admirant cette connaissance intime, profonde, définitive des Anglais pour l’animal, alors qu’ils n’ont jamais rien compris, ni fait aucun effort pour comprendre leur voisin français.

J’ai retrouvé dans mes livres une édition Stock du Pal4 de Léon Bloy ; quelle étrange découverte. À propos de Bloy, j’ai conseillé à Gallimard qui vient d’hériter, au Mercure, de la plus grande partie de l’œuvre de Bloy, d’en faire une sorte d’édition de demi-luxe ; mais M. de Sacy, qui est resté au Mercure, me paraît avoir des idées à lui, et je me suis gardé d’insister.

B. Faÿ vient de m’envoyer un gros livre (Perrin) sur l’Aventure coloniale5. Que c’est loin, les Colonies ! Et qu’un homme comme M. M. du Gard, qui a tant misé là-dessus, doit se sentir misérable. Mais les jeunes n’auront même pas une idée de ce que fut l’empire français. Mais que peut signifier, en 1963, sans colonie, une ville comme Marseille ? La place Gela, en face du vieux port, et ses Annamites, les Arabes, dont c’était le village ; la cité Milliard, qui, par antinomie, n’abritait que des pauvres nègres ; les marchands de femmes syriens, les bandits argentins, les fumeurs chinois ! Un jour, nous étions à Toulon, sur le yacht de Daisy Fellowes, la femme la plus élégante du Paris de 1930. Elle se trouva à court d’opium. Georges Auric et moi louâmes un taxi et partîmes en chercher, à Marseille, au hasard, sans aucune recommandation. Avec son flair de vieux fumeur, Auric finit par en trouver et je me vois encore, montant la garde sur le trottoir, tandis qu’Auric négociait avec un Annamite, derrière les planches d’un terrain vague. C’était Saigon, Hong Kong, Shanghai. Les paquebots à l’ancre descendaient l’opium sur des bouées, où des barques venaient, la nuit, le recueillir. Cette vie du Midi ne ressemblait en rien à celle d’aujourd’hui, avant la nuée, avant les maisons rasées par la guerre. De même à Toulon ; avec Cocteau, nous ramassions, dans les boîtes aux lettres des bordels, quand la poste arrivait, les lettres adressées aux pensionnaires par des matelots lointains, et Cocteau, interceptant la correspondance, leur répondait, comme l’une d’elles. Freudien !

À vous

PM.

1. Raymond Abellio, « Pourquoi l’URSS réédite Dostoïevski », Le Figaro littéraire, 22 décembre 1962, p. 5.

2. Les Nourritures terrestres (Éd. Mercure de France, 1897).

3. Les Caves du Vatican (Éd. de la NRF, 1914).

4. Journal créé par Léon Bloy, dont la publication fut interrompue après cinq numéros ; réédité par les Éd. Obsidiane (2002).

5. L’Aventure coloniale, Éd. Librairie académique Perrin, 1962. Bernard Faÿ (1893-1978), historien, professeur au Collège de France, administrateur de la Bibliothèque nationale sous l’Occupation, fut condamné pour collaboration en 1944 et gracié en 1959.

440 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

27 décembre 1962

Cher ami,

Hier, j’ai voulu mettre à la poste une lettre pour vous. Trop froid. Je suis rentré avant, la confiant à un passant. On ne peut guère se fier à un passant. Je répète le principal. Article de Muller dans Carrefour. Élogieux, sans intérêt. C’est impossible pour un critique de juger les deux Londres ; et il faut lire les deux. On peut le faire en cinq lignes (je m’en chargerai) si on a mis un mois à vous lire. Pour le moment, tout le monde dira et pensera : c’est très bien, et voilà le principal. Attendre pour le reste.

Vous savez que, de Freud à Young [sic]1, je ne retiens que des morceaux. Sur les rêves, il y a beaucoup de fantaisies chez eux. Le plus souvent, le rêve, c’est un trouble d’estomac qui crée des images baroques, et qu’il est inutile d’interpréter. Pas toujours ; ainsi mon cas relève de leur science.

J’ai presque toujours les mêmes rêves. D’abord, dans mes rêves, les personnages sont toujours jeunes. Et presque toujours ce sont des jeunes filles. Jamais un être mûr n’est entré dans mes rêves. J’ai souvent une sorte de cauchemar (le mot est bien gros) et toujours le même. Identique. Je suis très jeune, dans je ne sais quel quartier de Paris ; très éloigné, il est tard dans la nuit ; je veux rentrer chez moi (chez mes parents), pas de voiture, rien. Ou si j’arrive chez moi, je n’ai pas la clef. À noter qu’à 20 ans, je ne sortais jamais le soir, et que cette mésaventure ne m’est jamais arrivée.

Je suppose qu’un psychiatre freudien me dirait : frustration. Mais je vois mal à quoi, dans ma vie, peut s’appliquer la frustration. J’ai toujours eu plus que je n’espérais.

Cependant, cette présence continuelle de jeunes filles dans mes rêves (je ne les reconnais pas, elles sont imaginaires) ouvrirait peut-être une voie.

Tout était dramatique chez Roger ; et le drame entraîne le drame. Dramatique, sa passion des enfants (sa seule passion, sans doute). Mais les enfants, cela vous impose une certaine vie. Ce n’était pas la sienne. Et voilà le drame, chez l’enfant. Oui, c’est terrible. À l’enterrement de son père, le fils de mon fils Gérard, causant avec Muller, ne lui a parlé que de son chien. Autre tête.

Matthieu Galey m’écrit : « Les mois prochains je ferai une chronique sur le livre de Morand dans La Revue de Paris, et une autre sur le Maupassant de Schmidt2 pour La NRF. »

Les fenêtres, c’est une question de climat. En Hollande on sait faire une fenêtre. En France, on n’en a aucune idée. Peut-être à présent. J’ai une double fenêtre dans ma chambre.

Pour les ascenseurs, c’est différent. Je n’ai jamais vu à Paris le moindre accroc, sans quoi je n’y serais jamais retourné. Je suppose que votre ascenseur a été mal construit.

Il ne faut pas faire peur à l’ennemi ; ce fut la grande faute française depuis 1900. La France et les Alliés ont fait peur à la Russie, après avoir fait peur à l’Allemagne. Mais il ne faut pas le tenter. Je pense (comme les Allemands en général) que la Russie ne fera jamais la guerre ; elle attendra que le fruit soit mûr ; elle aussi mûrira. Imprévisible et lointain avenir.

L’Amérique suffit pour la tenir en respect. Pour le moment. Mais que se passera-t-il en Amérique ? Et si elle est paralysée ? Et si elle ne veut pas intervenir pour sauver l’Europe ? Ce que je crois.

Bien sûr, ce que la France peut opposer à la Russie comme armement, c’est infime par rapport à ses forces. Mais c’est quelque chose.

Absolument rien, une Europe nue devant elle, c’est la tenter.

Sur ces questions je ne peux avoir aucune opinion. Je ne pourrais en condamner aucune.

À vous,

JC.

1. Carl Gustav Jung.

2. Albert-Marie Schmidt (1901-1966), critique littéraire et universitaire, auteur d’une édition critique des Romans, ainsi que des Contes et nouvelles de Maupassant avec Gérard Delaisement de 1957 à 1959.

441 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 29 décembre 1962

Cher ami,

Je n’en veux, avant tout, à de Gaulle, que parce qu’il a réalisé, à l’intérieur, tout ce que nous attendions depuis 1910.

Henry Muller me situe entre Larbaud et Albert Londres ! Je viens de lire les lettres de Marie Bashkirtseff1, dont celles à Maupassant. Elles ressemblent à celles d’une jeune fille de province dans le petit courrier du cœur, à Elle. « J’aurais voulu que vous soyiez seul, et à plaindre », lui dit-elle. Ce qui me fait penser au mot de Nimier : « Les hommes ne demandent pas à être aimés, mais à être consolés. » Giraudoux aimait beaucoup cette phrase d’un de nos amis qui connaissait, bien que peu séduisant, tous les succès féminins : « C’est bien simple, je la leur mets en main, et je pleure. » Au Masque et la Plume d’hier soir, nos jeunes amis ont communié en Eluard et en Mauriac, du genre : « C’est tout de même quelqu’un. » Galey a cité, sans vous nommer, deux mots de vous.

À vous,

PM.

1. Marie Bashkirtseff (1858-1884), peintre d’origine russe, auteur d’un Journal publié en 1885, composé de pages autobiographiques qui seront intégrées dans les Cahiers inédits publiés en 1925.

442 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 29 décembre 1962

Cher ami,

Denis de Rougemont m’envoie son dernier livre, Comme toi-même1, où il y a le portrait d’un charmant original allemand qui vivait à Sierre, Rudolph Kassner2. Le connaissez-vous, Kassner ? L’éloge qu’il en fait me fait penser à vous : « La boutade, c’est la forme logique, naturelle, que revêt la sociabilité chez le solitaire » ; Rougemont, le citant, parle de « l’humour énergique » de Kassner, ajoutant : « Tout en lui, l’œuvre et l’homme, évoquait la présence d’une maîtrise achevée et comme infaillible. » Cela vous va comme un gant.

Hélène referme le roman américain Au-dessous des volcans [sic]3 (immense chef-d’œuvre d’après Galey), et s’écrie : « Je ne peux plus lire ces hoquets d’ivrogne ! »

J’aimerais que vous me précisiez ce que vous voulez que je fasse de vos lettres. « Ce que vous voudrez », m’avez-vous souvent dit ; mais ce n’est pas une décision ; elles iront à la bibliothèque de Lausanne, avec les miennes, soit. Mais moi, je cède, post mortem, le droit, tous les droits, à Gallimard, pour mes lettres. Écrivez-moi ce que vous aimeriez qu’on fasse des vôtres ; je pourrai, ainsi, mieux expliquer la situation au bibliothécaire lausannais.

À vous,

PM.

P.-S. J’apprends qu’Antoine Blondin est rentré très bien, très sobre, de chez les Kléber, mais, de désespoir, en arrivant, n’a pas dessoûlé pendant 2 jours. Kléber m’a téléphoné, hier, du Midi. Ils arrivent vers le 10 janvier. Charmant, son article sur Londres, dans le Paris-Presse d’hier4.

1. Comme toi-même. Essai sur les mythes de l’amour, Éd. Albin Michel, 1961.

2. Rudolph Kassner (1873-1959), écrivain autrichien, résidant en Suisse depuis 1947.

3. Malcom Lowry, Au-dessous du volcan, Éd. Corrêa, 1950.

4. Kléber Haedens, « Londres redécouvert par Paul Morand », Paris-Presse, 29 décembre 1962.

443 – PAUL MORAND À JACQUES CHARDONNE

Paris, 29/30 décembre 1962

Cher ami,

Tous les pédérastes finissent la vie avec un « fils adoptif » ; celui de Somerset Maugham1 raide, comme une armoire à glace (voir sa photo, dans la presse d’hier). Ce sentimentalisme vicieux et sénile est dégoûtant ; il leur manquait l’inceste, ils ajoutent ça à leur cocktail. Et s’ils finissent, étranglés, un jour, par le fils de leur choix, il n’est pas certain qu’ils n’en éprouvent pas quelque joie.

Un Club de l’honnête homme me demande une préface aux Œuvres complètes de Brasillach ; refusé. Refusé aussi, comme je vous l’ai dit, ma préface à L’Or de Cendrars.

J’ai connu Somerset Maugham pendant l’autre guerre, quand il travaillait en Orient pour l’Intelligence Service. Dès 1912-13, ses pièces à succès lui rapportaient un argent fou. Il n’était pas sympathique ; je l’ai revu quand j’habitais Villefranche, dans les années 30 ; Carbuccia2 était alors son éditeur et son grand ami. Sa figure de vieille femme anxieuse et méchante contrastait avec sa vie d’homme comblé et d’auteur à succès. Il y a de fort jolis livres dans son œuvre, quelques nouvelles et Servitude humaine. Un des rares écrivains anglais qui ait subi l’influence française dans sa jeunesse.

Claude Roy s’est extasié, à la Radio, l’autre soir, sur le poème L’Oiseau que Saint-John Perse donne, ce mois-ci, à La NRF3. Dans la première partie, très lyrique, c’est Connaissance de l’Est4 ; dans la seconde, on tombe dans le documentaire. C’est du Michelet 1963.

Tout n’est pas juste dans les Réflexions sur la condition littéraire de Robert Poulet, dans le dernier Rivarol5. Notre époque ne ferait pas accueil à un Bloy, à un Hugo : ce n’est pas mon avis. Bien orchestrée par la gauche, depuis les démocrates-chrétiens jusqu’au PC, toute œuvre, même un chef-d’œuvre, aura du succès. Un ouvrage, aujourd’hui, doit s’écouler en six mois. Qu’importe le rythme ; cela tient à ce que les gens avides de lire ne sont pas alertés par des amis, des critiques ou des libraires mais, en dix minutes, par la TV ou la TSF. Les happy fews sont devenus les happy many ; comme je le dis dans une préface à La Chartreuse. Quant aux écrivains de valeur obligés de garder leur œuvre dans un tiroir, je n’y crois absolument pas : les éditeurs acceptent tout, même les bons manuscrits.

Tout à vous,

PM.

P.-S. Bonne année, meilleurs vœux à vous deux.

1. Somerset Maugham (1874-1965), romancier, nouvelliste et dramaturge anglais. Il avait adopté Alan Searle, avec lequel il vivait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

2. Horace de Carbuccia (1891-1975), député de Corse, fondateur de l’hebdomadaire Gringoire et éditeur.

3. Saint-John Perse, « Oiseaux », La Nouvelle Revue française, 1er décembre 1962.

4. Recueil de poèmes en prose de Paul Claudel (1900).

5. Robert Poulet, « Le narrateur à la recherche d’une histoire », Rivarol, 13 décembre 1962.

444 – JACQUES CHARDONNE À PAUL MORAND

31 décembre 1962

Cher ami,

Un roman, même un essai, ce qui est composé et qui veut que toutes les parties soient retenues, qui a ménagé des échos, qui demande à être saisi dans l’ensemble, doit être une œuvre courte. Pour un livre comme Londres, c’est différent. La grande masse ne nuit pas. Simplement, il faut le temps de la lire. En tous cas les peintres ont de la chance : un coup d’œil suffit.

Les 25 exemplaires que l’on vous a donnés (l’ai-je dit ?) sont personnels. Ils ne sont pas destinés au Service de presse, qui est l’affaire de l’éditeur. Ce Service de presse est toujours insuffisant, ou fautif. L’auteur doit se défendre, protester, exiger. Je ne vous vois pas dans ce rôle. Je souhaite que, chez Plon, quelqu’un s’occupe de vous. Je me répète.

On me disait hier que Henriot était mort à Nice, auprès d’une blonde, toute jeunette : « Auprès de ma blonde, qu’il fait bon… »

Caracalla est promu inspecteur général aux Wagons-Lits. D’autres choses encore, importantes. Un autre palier. Je lui conseille de s’en tenir là, avec ses joues trop roses. Savoir s’arrêter, tout est là. Milady1 au pas, c’est le plus difficile.

Beaucoup de gens, en s’y appliquant, comprennent des choses difficiles à saisir ; mais une petite idée toute simple ne peut entrer dans leur tête. Je n’ai jamais pu faire comprendre ceci aux éditeurs : le service de presse c’est important ; il doit s’étendre, non seulement à tous les critiques, largement, mais à des gens dont l’opinion compte, et qui n’achètent jamais de livres parce qu’ils en reçoivent assez. Type de ce genre de personne : Denise Bourdet. Cela coûte assez cher ; mais vous avez déjà dépensé beaucoup ; or cela est essentiel. Si votre livre est un succès de vente, vous rentrerez dans cette dépense ; si c’est un échec, il vaut beaucoup mieux donner le livre (qui est une graine) plutôt que de le laisser moisir dans votre stock.

Ayant renoncé, c’est moi qui en fais les frais. Un Service de presse, cela me coûte cher.

Cela m’ennuie de mourir avant d’avoir compris les pédérastes. Aucun doute : ils pullulent. Pourtant, pourchassés, honnis à travers les âges. Je ne les comprends absolument pas, et ils en sont. Donc, on ne peut tout comprendre. Il y a ceci, qui tout de même les condamne ; quelque chose cloche chez eux (en dehors de ce travers) : ils ne sont pas bien d’aplomb. Peut-être plus gentils que les autres, comme toutes les races persécutées. C’est la bonne conscience qui nous rend épineux.

Votre

JC.

P.-S. Une maison, absolument nue à l’intérieur, dans sa rigidité neutre telle que je l’avais souhaitée, impossible à cause des cadeaux. Ce que je possède de plus laid, c’est un legs d’Élémir Bourges. Camille refuse de cacher ce souvenir, et bien d’autres.

Camille lit avec passion les souvenirs d’Henry Bordeaux. C’est un homme qui a toujours été très gentil pour moi, et depuis longtemps me fait signe pour l’Académie. Tous ceux qui l’ont connu l’apprécient beaucoup ; en somme je ne l’ai jamais vu.

Hélène dit que vous pensiez rentrer ; elle vous retient pour guérir votre grippe. Je comprends les deux mouvements. Je ne vous aurais pas conseillé Madère. C’est plutôt une île pour moi. Et j’étais au Savoy ; une sorte de casino ; on y danse souvent et j’aime beaucoup les sambas, détestant le jazz. Trois jours après notre arrivée Camille voulait repartir. J’ai pu la retenir dix jours. Je n’ai vu Madère que dix jours, et j’ai pu en rapporter Vivre à Madère2, ce dont je me félicite. Ce Vivre à Madère est une chimie.

Pour nous, l’hôtel a un agrément supplémentaire. Nous y trouvons des domestiques ; cela repose Camille. Vous ignorez ce que c’est que de n’avoir pas du tout de domestiques. Il y a plusieurs raisons : les domestiques admettent Paris, pas les environs. Mais surtout Camille ne les supporte pas. Elle ne supporte personne. Je me demande comment cela finira, avec ses maux divers.

Vous êtes dans un hôtel coûteux ; pour rien de bien neuf. Voilà 40 ans que je suis un solitaire de La Frette. J’ai été forcé de prendre à Stock3, que j’aimais beaucoup, sa maison. Trois années durant il a voulu me tuer. Ce n’était pas une vaine menace de la part de ce champion de la boxe et de l’aviron. Dix ans après, il me serrait dans ses bras, me disant : « Vous m’avez sauvé. » C’est que nous lui avions servi une grasse pension jusqu’à sa mort et celle de sa femme. Il avait la maladie du poker, au Cercle de presse où il passait ses nuits. Pierre-Victor Stock, c’était une forte personnalité. Et puis, je suis resté cloîtré à La Frette, 40 ans.

Un événement heureux, le seul je crois, et que j’ai pleinement goûté, c’est de vendre Stock à ce farceur odieux qui a nom Schoeller, au bon moment, au moins cinq fois sa valeur. Cela doit être la récompense de la Providence pour une vie honnête. À quoi j’ajouterai le sentiment intime de n’avoir pas écrit une page dont je puisse rougir, et une grande paix à l’endroit de la mort, ne croyant plus à rien.

1. Nom de la jument du commandant Gardefort, dans la nouvelle éponyme de Paul Morand.

2. Éd. Grasset, 1953.

3. Pierre-Victor Stock dirigeait la maison à laquelle il avait donné son nom depuis 1877 lorsqu’il la céda à Maurice Delamain et Jacques Boutelleau (Chardonne), en 1921.