Annexes

CORRIGÉS DES EXERCICES

1. Le « discours » du narrateur est perceptible dans la modalisation de l’énoncé, qui tient à distance les propos du personnage. Elle est évidente dans l’emploi du verbe prétendre, qui amène le lecteur à rejeter comme révoltante l’opinion du négrier considérant que si un homme ne se trouve pas « commodément assis » dans un entrepont d’un mètre de haut, c’est que sa taille n’est pas « raisonnable ». En rapportant les propos de son personnage, le narrateur pratique ainsi un double discours caractéristique de l’ironie. Celle-ci est encore plus perceptible dans les deux phrases suivantes qui affectent pourtant de transcrire les paroles du capitaine sans les commenter, au discours direct libre puis au discours direct (voir p. 76). L’incise qui interrompt la phrase attribuée à Ledoux constitue un indice de la modalisation. L’ironie apparaît aussi dans l’onomastique : le nom du capitaine et celui de son bateau sont choisis par antiphrase. Celle-ci est aussi visible dans l’« honneur » attribué à Ledoux par les « marchands d’esclaves », qui distinguent non une particulière dignité morale mais l’ingéniosité dont le négrier a fait preuve pour rendre la traite plus rentable au détriment du sort des Africains.

2. La visée référentielle est limitée à l’emploi de quelques mots évoquant la chaîne (« wagon », « outils », « courroies et volants »), qui ne permettent nullement de décrire la tâche des ouvriers. Le narrateur présente au contraire une vision personnelle et hallucinée du travail en donnant au wagon les caractéristiques d’un être animé, autonome et tyrannique, qui prend plaisir à soumettre les ouvriers à un rythme frénétique de « contraintes ». Les relations entre les hommes et les machines se trouvent donc inversées, la domination de celles-ci étant marquée par l’utilisation de la modalité injonctive (expression de l’ordre) dans les phrases qui semblent donner la parole au wagon. La modalisation de l’énoncé est perceptible dans l’emploi d’un vocabulaire évaluatif (« hystérique », « fou ») et dépréciatif (« tortillard », dont le suffixe péjoratif -ard trouve des échos dans « quincaille » et « se tracasse »).

3. Contrairement à Chateaubriand, Ponge écrit un poème de célébration du 14 Juillet (devenu fête nationale en 1880) qui traduit une adhésion à l’élan révolutionnaire : il est significatif que le poème s’achève sur le mot « joyeux », déjà présent sous sa forme nominale à la fin du premier paragraphe. Il réunit des signes emblématiques de la Révolution (les « piques », les « bonnets » phrygiens, les « sans-culottes ») et du « peuple », caractérisé, métonymiquement, par la mention de ses outils (« deux fléaux, un râteau », un « rabot »). Les deux premiers n’appartiennent pas à la panoplie des menuisiers du faubourg Saint-Antoine (désignés par la référence au « bois blanc ») : ils font référence aux paysans, qui ne figuraient sans doute pas parmi les assaillants de la Bastille. Leur évocation dans ce poème n’est donc pas motivée par le souci de la vérité historique mais par le désir de montrer l’union des paysans et des ouvriers, mot d’ordre du Front populaire en 1935. Le parti pris du poète est visible dans l’humour (noir) avec lequel sont évoquées « au bout de leurs piques les têtes renfrognées de Launay et de Flesselles », excluant toute compassion pour les victimes : dans cette commémoration du 14 Juillet, c’est l’exaltation de la geste populaire qui prime, et qui appelle, en 1942 comme en 1935, d’autres soulèvements libérateurs. Cette exaltation se lit aussi dans la tonalité lyrique du poème, visible dans les métaphores de la forêt et dans le rythme du deuxième paragraphe (qui fait l’objet de l’exercice 14).

4. La concision et la cohérence de l’expression sont favorisées par de nombreuses figures de signification et de construction, accentuant ainsi la charge, la densité satirique de ce début de poème en prose.

5. On a déjà relevé (p. 42) l’indice – décisif – selon lequel « [le] J a […] la forme du rabot ». En 1935, cette image laissait Paulhan perplexe (« est-ce que le J ressemble à un rabot ? », écrivait-il à Ponge). Si on visualise cette lettre couchée, la boucle du J peut figurer la poignée de l’outil et le jambage, en position horizontale, le « fût » (la base) du rabot. L’analogie est certes très forcée, elle a l’intérêt de signifier le caractère systématique des jeux sur le signifiant graphique, qui concernent tous les signes composant l’expression 14 JUILLET (écrite en lettres majuscules et inclinées) à l’exception de la lettre E. Ainsi, le chiffre 1 est vu comme « une pique », le 4 comme « un drapeau tendu par le vent de l’assaut » ou « une baïonnette » (cette hésitation contribuant à signaler le procédé poétique). Une analogie est ensuite établie entre les jambages verticaux du J, du U et du I et « d’autres piques », puis entre les LL et « deux fléaux » de paysan, entre le T et « un râteau », toutes ces lettres étant globalement comparées aux « rayures verticales du pantalon des sans-culottes », puis à une « futaie », un « frémissant bois de peupliers ». Le point sur le I figure « un bonnet [phrygien] en signe de joie jeté en l’air » (avec, peut-être, un jeu de mots sur signe : au sens de marque et de signe linguistique), les points sur le I et le J évoquent « au bout de leurs piques les têtes […] de Launay et de Flesselles ». Pour être surmontées d’un point, ces lettres doivent être des minuscules et on voit ici une autre preuve du caractère systématique du procédé, qui apparaît encore dans l’analogie établie entre « l’écriture anglaise » qui « penche en avant » et une troupe en marche (on écrit de gauche à droite, les lettres penchent donc en arrière…).

Le jeu sur le signifiant sonore est explicite dans le paragraphe 4 où juillet est traité comme une sorte de mot-valise composé à partir des quatre mots justice ça y est. Un autre écho sonore met en relation l’expression « ça y est » et le nom « peuplier », qui peut être lu comme peuple y est. Dans la page de Mimologiques (1976) où il analyse « la mimographie » de ce poème, Gérard Genette établit en outre une relation en paronymie entre juillet et joyeux.

Le parti pris idéologique de Ponge a déjà été signalé (exercice 3) ; un parti pris poétique préside aussi à cette célébration du 14 Juillet, proprement jubilatoire et bien dans la manière d’un Ponge toujours à la recherche du « bonheur de l’expression ». Pour être pleinement goûtée, elle exige du lecteur une complicité active et lui offre en retour le bonheur de la lecture…

6. Des jeux sur le signifiant apparaissent dans chaque vers : aux deux paronomases, dont l’une intègre un jeu de mots (« ou moi / émoi » / et moi), l’autre un néologisme, une répétition et un parallélisme (« le vent tape-joue / le vent tapageur »), s’ajoutent d’autres jeux mêlant assonances et allitérations dans la reprise d’éléments sonores d’un mot dans un mot voisin (« l’Univers verse », « meilleur – merveilles », « J’invente – le vent », « à bas – tis »). Les quatre premières phrases (repérables aux majuscules dans ce poème sans ponctuation), très brèves, traduisent le bouleversement des perceptions du sujet poétique ; elles sont suivies de phrases plus longues, respectivement de 9, 12, 15 et 10 syllabes, correspondant à un mouvement d’expansion euphorique, à la création d’un nouvel équilibre, sensible dans le rythme régulier de l’alexandrin binaire puis dans les trois mesures de cinq syllabes qui constituent la phrase suivante. Le dernier vers, décasyllabe au rythme régulier (4/6), sonne comme une conclusion (provisoire, car le poème ne s’achève pas ici) : le sujet se trouve dans un état où il est doté d’un pouvoir nouveau qui lui permet d’échapper au « monde » de la guerre.

7. Le narrateur se présente implicitement comme un parfait connaisseur de Paris et garantit ainsi l’exactitude de son récit (fonction de témoin). Il justifie ce passage qui pourrait être reçu comme une digression retardant le début du récit (fonction de régie). Il sollicite la complicité du lecteur – virtuel (fonction de communication).

8. L’intrigue amoureuse de Germinal peut être analysée ainsi :

image

Le schéma révèle la complexité de l’intrigue puisque Catherine et Étienne jouent aussi le rôle d’opposant (7 et 8) à leur propre désir (1 et 5). Cette ambivalence peut être interprétée en référence à un stéréotype idéologique, patent chez l’anarchiste Souvarine (le refoulement du désir sexuel, sublimé en ardeur révolutionnaire) ; elle correspond aussi à une vision angoissée de l’amour dans de nombreux romans de Zola où un interdit ou une malédiction pèsent sur les relations amoureuses entre un homme et une femme qui est déjà sous l’emprise d’un autre homme (voir notamment Thérèse Raquin, L’Assommoir, La Terre).

9. On rencontre successivement :

L’alternance des formes de discours engendre des variations de rythme qui animent le récit. Les sentiments et les réflexions des deux femmes sont souvent rapportés au discours indirect libre, insérés comme des collages qui révèlent brutalement leur manière d’être (leur ethos), présentée au lecteur (parisien) comme une curiosité exotique et comique (le lecteur d’aujourd’hui y est encore plus sensible que celui de 1882).

10. Le thème-titre est la façade de la maison de l’oncle Baudu, que l’incipit du roman a située à Paris (rue de la Michodière). La description ressortit à l’esthétique réaliste, naturaliste, telle que l’a définie Zola : elle associe la précision des détails (issue de la documentation de l’auteur) et l’originalité de la vision, attribuée dans le récit aux personnages. Elle est ainsi rendue plus dynamique, suivant le regard des nouveaux venus qui observent successivement quatre éléments : l’enseigne, la façade au-dessus de la boutique, l’entresol et la boutique, la porte donnant accès à la boutique. Chacun d’eux reçoit des qualifications défavorables faciles à relever qui soulignent la vieillesse et la dégradation qui en découle, l’absence d’ornements et de lumière.

L’opposition avec les « clairs étalages » du grand magasin est totale : il y a là le deuxième volet d’un diptyque, prélude à une confrontation entre le commerce nouveau et le commerce traditionnel. Outre sa fonction mimésique évidente, la description assure une fonction narrative : elle donne une vision dramatique du lieu, menacé d’emblée de ruine. Le texte est saturé de notations dysphoriques : les couleurs sont sombres, l’entresol est vu comme une « prison », la boutique comme une « cave » dont « les ténèbres humides » évoquent même un caveau. Il est déjà question de mort, le dénouement est inscrit discrètement dans cette description initiale. La vision du narrateur zolien (épris de modernité) se confond avec celle des personnages, qui est censée être aussi celle d’éventuels clients : personne n’a envie d’entrer dans cette boutique, vouée à la faillite et à la disparition.

11. Les quatre derniers vers de cet extrait du Tartuffe comptent six diérèses :

Il n’y a pas là qu’une facilité de versification. L’artifice de la prosodie signale l’artifice de la casuistique, invention et spécialité des jésuites : cet art de résoudre les cas de conscience, « science » subtile et sophistique, va en fait à l’encontre de la « conscience » morale puisqu’elle n’apprécie une « action » qu’en fonction de l’« intention » qui est censée l’inspirer. Molière ne s’attaque donc pas seulement à un faux dévot mais à un ordre religieux (comme Pascal dans sa septième Provinciale).

12. Le premier vers est un décasyllabe. Le second, visuellement, est un tétrasyllabe mais comme le suivant est un hexasyllabe et qu’il rime avec le premier, on est tenté d’entendre un décasyllabe masqué dans sa présentation visuelle et coupé en deux pour entretenir une sorte d’ambiguïté de la phrase (la Seine et les amours sont unies dans une même coulée), d’autant que le dernier vers de la strophe est aussi un décasyllabe (le e de joie ne se prononce plus depuis longtemps en poésie). La rime en [en] (« Seine », « souvienne », « peine ») introduit un écho lancinant. Dans le refrain, le retour du même rythme 4/3 dans les deux heptasyllabes rend sensible le retour des mêmes moments. L’écoulement du temps est accentué par le parallélisme de la construction « Vienne la nuit sonne l’heure » ; la structure grammaticale est indécise : elle peut être injonctive comme concessive – et c’est un effet de la disparition de la ponctuation qui fait prévaloir le rythme par rapport à la syntaxe, pour opposer l’immobilité de l’espace et du poète, et la mobilité du temps.

13. Les deux rimes de chaque quintil ont une disposition régulière (rimes croisées suivies de la reprise de la première rime pour clore la strophe : ababa). L’alternance des rimes n’est pas fondée sur l’écrit (comme pour les rimes masculines et féminines) mais sur les sons (rimes consonantiques [war] et [a?] et rimes vocaliques en [ge] et [y]). La rime en [ar] surprend dans la mesure où le son voyelle est noté par des graphies différentes (s’éloigne/Allemagne). La rime en [ge] accentue les effets produits par la paronomase et la gradation ascendante dans le couple de mots navigué/divagué.

14. Dans le troisième paragraphe du poème de Ponge, des rimes intérieures (« dos/rabot », « préside/candide ») ponctuent des groupes de 12 syllabes, délimitant ainsi cinq alexandrins binaires (rythmés 6/6), le quatrième étant dépourvu de rime : du point de vue du rythme et des sonorités, ce paragraphe est donc composé de « vers blancs ». Une nouvelle lecture plus attentive montre alors qu’au prix de quelques apocopes (des élisions du e caduc en fin de mot) Ponge a donné aux groupes constituant ses phrases des rythmes de vers classiques : tout le poème, sans qu’il soit besoin de supprimer ou de déplacer un mot, pourrait être disposé comme une succession librement ordonnée de mètres de 6, 8, 10 ou 12 syllabes.

15. L’avant-dernière strophe est exemplaire des « strophes carrées » de la grande ballade : c’est un dizain de décasyllabes. Le dispositif des rimes crée un effet de miroir qui ajoute à toutes les répétitions douloureuses (du mètre, des mots, de la structure du balancement de la pendaison et de la prière d’intercession) : le dizain comprend une demi-strophe aux rimes croisées et redoublées (ababb) suivie d’une autre où les rimes sont disposées symétriquement (ccdcd) ; la répétition du phonème aigu [i] dans les rimes b (en [si]) et c (en [ri]) produit une assonance qui unit les deux demi-strophes. On peut voir aussi dans ce dizain quatre vers aux rimes croisées, deux vers aux rimes plates redoublant les rimes croisées et formant une transition, puis à nouveau quatre vers aux rimes croisées.

16. La virtuosité de Corbière consiste à décrire la forme fixe du sonnet en la pratiquant, à donner, avec humour, « la manière de s’en servir ». D’où l’emploi systématique des mots qui désignent ou caractérisent, directement ou indirectement, le « sonnet » (cinq occurrences, avec le titre) : « vers » (deux occurrences), « quatre » (cinq occurrences), « césure », « rime » (deux occurrences), « 3 » (deux occurrences). L’humour apparaît dans les jeux sur les mots : métaphores filées des « vers filés à la main » et des « fils du télégraphe », des « soldats de plomb » et du « peloton » pour évoquer les quatrains, syllepse de sens sur « pied » désignant aussi la syllabe, assimilation de la composition d’un sonnet à un difficile problème d’arithmétique (d’où la panique feinte : « à mon aide », « ô Muse d’Archimède ! »). Le poème se clôt par une évocation de figures poétiques convenues (« Pégase », « la lyre »), une invocation lyrique (parodique) et une pointe nommant l’objet qui vient d’être reconstitué : « Sonnet – Attention ! ». Tristan Corbière – on peut faire ici le parallèle avec Verlaine – participe de cette poésie moderne (on l’a parfois appelée « décadente ») qui joue sans cesse de la distance, de la réflexivité, de l’humour et de l’ironie – refusant d’être dupe de toute forme et de tout lyrisme de convention. Ici, le sonnet ne décrit que lui-même et la difficulté pour le poète de le composer, la forme fixe du sonnet est à la fois pratiquée et frappée de dérision.

17. On remarque tout de suite la métaphore originale et non motivée du premier vers (« vergers »/« chambres »). Sa motivation apparaît ensuite dans les métaphores filées qui la développent dans le premier paragraphe (« Ce » [« Fruits »] / « globes », « lampes ») puis dans les suivants (« Ce » [« Fruits »] / « perles », « pendeloques ») : c’est donc la forme et la couleur des fruits qui les font assimiler à des lampes puis à des bijoux. L’association entre lampes et bijoux est favorisée par la polysémie du mot pendeloque (au pluriel, cristaux attachés à un lustre, au singulier, pierre précieuse en forme de poire, qui pend à une boucle d’oreille). Les bijoux introduisent dans un univers féminin, de même que la métaphore in absentia du « linge » (comparé : les feuilles), auquel est associé le sème nudité. Ce texte se caractérise ainsi par sa pluri-isotopie qui unit :

18. Ce dernier tercet met en scène un jeu lyrique triomphant au passé – après avoir affiché sa déréliction et sa détresse dans les deux premiers quatrains du sonnet. C’est la victoire finale qui s’affirme au début du tercet dans la traversée initiatique et réussie du fleuve des Enfers l’Achéron (une lecture biographique rapide y lit souvent la traversée de deux crises de folie par l’auteur Nerval). Les deux derniers vers se terminent en rimes plates – ce qui n’est pas conforme à la tradition française. Loin de clore complètement le sonnet, ils ouvrent sur toute une étendue possible de suggestions. La grande figure d’Orphée rappelle l’image du poète capable de descendre dans l’univers des morts (descente aux enfers pour chercher Eurydice). Le syncrétisme de Nerval se dit dans sa capacité d’unir la figure exemplaire du poète mythique, l’image d’une voix religieuse mystérieuse (« les soupirs de la sainte », avec l’allitération en s) et la clôture par le merveilleux inattendu : « les cris de la fée ». La rime féminine « Orphée » et « fée » unit féminin et masculin, mythe antique et contes modernes dans l’imaginaire que brasse sans cesse le poète traversant les époques et les unissant les unes aux autres – comme il unit ici les figures féminines. Selon l’analyse de Julia Kristeva (Soleil noir), le poète nous montre par excellence la conjuration de la mélancolie romantique en échappant à la solitude par l’évocation de tout un entourage mythique (d’ascendants et de créatures extraordinaires formant une famille symbolique) et en échappant à l’anéantissement en construisant l’objet musical et ferme du sonnet. Le pouvoir de la poésie serait ainsi en effet, par les mots, de pouvoir surmonter l’isolement, la douleur et la mort.

19. Le Tartuffe, jugé attentatoire à la religion par l’Église et le « parti » dévot, a été interdit en 1664 puis, dans sa deuxième version (intitulée L’Imposteur), en 1667. Quand Molière, fort de l’appui du roi, peut enfin faire représenter puis publier sa pièce, après quatre ans de combat, il prend bien soin de réfuter cette accusation, dans la préface (« j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot ») mais aussi dans le texte. En ajoutant cette didascalie qui rappelle que Tartuffe n’est pas un dévot mais « un scélérat » (présenté ensuite, dans le discours de l’Exempt, comme « un fourbe renommé » auteur d’« un long détail d’actions toutes noires » – V, 7), Molière a voulu se prémunir contre le risque d’une nouvelle interdiction. Mais, ce faisant, il n’en condamne qu’avec plus de force la pratique de la « direction d’intention » que les jésuites avaient introduite dans l’Église et qui permettait de déclarer une action innocente si elle n’était pas accomplie avec le dessein de faire le mal. Pascal l’avait critiquée dans la septième de ses Provinciales, Molière la juge ici tout simplement scélérate.

20. L’énonciation est double, et même triple… Les propos d’Elmire s’adressent à son interlocuteur, Tartuffe, auquel elle dit qu’elle se résout à lui « tout accorder », à satisfaire les désirs impérieux dont il la presse depuis le début de la scène ; il sera ainsi « content » et il pourra « se rendre » à l’évidence : elle lui aura prouvé qu’elle l’aime. Mais ses propos s’adressent aussi à son époux Orgon, caché sous la table, et qui aurait dû intervenir depuis longtemps pour mettre fin à la situation horrible dans laquelle son silence prolongé place sa jeune femme. Celle-ci attire son attention en toussant puis en tenant un discours à double entente dans les deux derniers vers : elle demande à Orgon de s’interposer immédiatement, faute de quoi c’est lui qui aura permis à Tartuffe d’abuser d’elle. Elle lui reproche aussi son obstination à ne pas vouloir reconnaître (« se rendre » à l’évidence) que celui qu’il considérait comme un saint est un scélérat. L’emploi du pronom personnel indéfini on lui permet de désigner à la fois Tartuffe et Orgon, chacun d’eux pouvant prendre sa phrase dans le sens qui lui est destiné. Contrairement à eux, le spectateur, qui connaît la situation des trois personnages, comprend le double sens de cet énoncé (c’est un troisième niveau de communication). Il peut être sensible à la détresse d’Elmire, personnage sympathique et digne, tout en souriant de son habileté et du silence d’Orgon.

21. La parole interrompue (l’aposiopèse, en langage savant) accroît la tension dramatique. Par cette réticence à dire le nom de celui qu’elle aime, Phèdre exprime toute l’horreur que lui inspire sa passion incestueuse. Son sentiment de culpabilité est tel qu’elle aurait considéré comme une faute supplémentaire le fait de le prononcer, d’où le recours à une périphrase transparente qui permet de signifier sans dire. Malgré l’absence de didascalie (conforme à la pratique de l’époque), un interprète pourrait accroître la tension en ménageant un silence après « je frissonne ». La trouvaille de Racine, qui produit un fort effet dramatique, est de mettre le « nom fatal » dans la bouche de la confidente.

22. Le dialogue de Beckett est drôle et grinçant dans la mesure où c’est au sens propre un dialogue de sourds. Le bilan de santé se dément lui-même. Quand l’un des vieillards affirme que leur audition n’a pas baissé, à la différence de leur vue, l’autre, par sa question, montre évidemment qu’il n’entend pas mieux qu’il ne voit…

23. Arnolphe est toujours en scène (sauf dans II, 3) et il est aussi le seul personnage à se voir attribuer des monologues (sept en tout). C’est la marque de son activité frénétique et de son isolement : à partir de la première confidence d’Horace (I, 4), qui devient pour lui un dangereux rival, le barbon imprudent est tenu au secret, il ne peut plus se fier et se confier à personne d’autre que lui-même – et c’est le moyen pour le dramaturge de faire connaître au public les pensées d’un être en voie de désocialisation.

Ainsi, après qu’Horace lui a appris qu’il a découvert Agnès et la courtise, Arnolphe, resté seul, fait le point sur sa situation nouvelle puis veut rejoindre son rival pour l’interroger (I, 4). Ne l’ayant pas trouvé, il décide, après l’entracte, d’interroger Agnès (II, 1). Ces deux monologues informent le public de ses sentiments et de ses projets.

24. À la fin de la scène 1, Agrippine demande à se trouver seule avec Néron ; elle prive celui-ci du soutien de ses deux gouverneurs, Burrhus et Narcisse, et pense réussir à rétablir la relation qui lui permettait de régner sous son nom.

Au début de la scène 2, la didascalie montre qu’elle se comporte ostensiblement en détentrice du pouvoir : c’est elle qui s’assoit et invite Néron à s’asseoir, et non l’inverse. Dans sa première phrase, elle lui donne sèchement deux ordres et lui assigne la « place » qu’il doit occuper vis-à-vis d’elle : s’il tient compte de cette didascalie interne, le metteur en scène peut attribuer à Néron un siège plus bas ou moins noble afin de souligner la volonté de domination qui anime sa mère. Quelques mots suffisent ainsi pour rappeler le conflit qui oppose les deux personnages et accentuer la tension dramatique.

26. Montesquieu présente la thèse rejetée comme une idée reçue. Elle est aussitôt réfutée par un argument factuel : aucune religion ne prêche le désordre ou la révolte. C’est donc la thèse inverse qui est légitimée : la tolérance religieuse n’est nullement préjudiciable à une monarchie. Implicitement, c’est évidemment de la monarchie française qu’il est question : puisque même la réunion de « toutes les sectes du monde » dans le royaume serait sans danger, elle devrait tolérer l’existence d’une deuxième religion, le protestantisme (argument a fortiori). Or l’édit de tolérance promulgué par Henri IV à Nantes en 1598 a été révoqué par Louis XIV en 1685.

Une objection attendue (fondée sur des faits historiques) est ensuite formulée, pour être aussitôt réfutée par un nouvel argument factuel qui consiste à donner aux guerres de religion leur véritable cause : trois attitudes de la religion dominante, présentées selon une gradation ascendante (soulignée par un mouvement anaphorique), de l’intolérance au prosélytisme et à l’« esprit de vertige », qui désigne dans la langue biblique et religieuse (mise ici subtilement au service de la lutte contre l’intolérance religieuse) un esprit de folie passagère, d’erreur ou d’aveuglement.

En outre la modalisation concernant la religion « qui se croyait dominante » ruine la justification que l’on pourrait donner à l’intolérance religieuse : il n’existe pas de religion supérieure et capable de faire disparaître les autres.

27. La thèse selon laquelle Rimbaud n’aurait plus pu écrire après avoir atteint un sommet avec Une saison en enfer est présentée d’emblée comme fausse : elle ne s’appuie que sur une supposition. Camus lui oppose d’abord un argument logique : il y a une contradiction (soulignée par donc) à imaginer qu’un « poète couronné de dons » (comme Rimbaud) ne pourrait plus écrire après avoir composé un chef-d’œuvre. Contre ce « mythe », il invoque ensuite un argument factuel, empirique, en citant quatre grandes œuvres qui n’ont pas été les dernières pour leurs auteurs. Il donne alors au silence de Rimbaud une autre explication, beaucoup moins valorisante pour l’auteur puisqu’il est accusé de « démission » : le poète est donc condamné pour avoir manqué à sa mission qui est celle de tout écrivain selon Camus, « enseigne(r) et corrige(r), témoigne[r] pour ce qu’il y a de plus fier en l’homme ». Les deux questions rhétoriques donnent à cette argumentation un caractère d’évidence.

28. La sentence de Valéry tire sa force de son caractère elliptique et paradoxal. Le pronom indéfini désigne l’écrivain, envisagé dans deux situations successives : ce n’est que lorsqu’il se fait son propre lecteur qu’il découvre certains aspects de son œuvre. Valéry, opposé à l’inspiration, considère la création littéraire comme un travail qui échappe pour une part à la conscience claire de l’écrivain. « Créateur créé », celui-ci n’est donc pas le mieux placé pour parler de son œuvre : « Il faut regarder les livres par-dessus l’épaule de l’auteur », dit aussi Valéry.

La sentence de Lévi-Strauss est frappante par sa concision qui rapproche les deux mots barbare et barbarie et joue sur leurs différents sens. Au nom du relativisme culturel, l’ethnologue rejette le préjugé ethnocentrique qui place certains peuples hors de la « civilisation », dans la barbarie. C’est précisément l’usage de cette notion qui définit le barbare, mais cette fois au sens moral : l’histoire a montré en effet que « celui qui croit à la barbarie » s’autorise de sa prétendue supériorité pour traiter de manière inhumaine ceux qu’il considère comme des sauvages.

29. Camus s’adresse aux Européens qui viennent de vivre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale (« les pires années de notre folie », dit-il plus loin). Il s’inclut d’abord dans ce groupe (désigné par « nous tous ») pour s’en distinguer aussitôt en évoquant l’expérience qu’il a vécue en retournant en Algérie (l’essai comporte ici une dimension autobiographique). Dans une sorte d’illumination (qui n’a rien de mystique), il a compris que l’amour que lui inspiraient la lumière naturelle et la beauté de Tipasa constituait une forme de transcendance, figurait une forme de justice idéale et généreuse, bien supérieure à celle des hommes gâtée par « le sang » et « les haines ». Le « jour » a donc une valeur symbolique.

30. La référence autobiographique a une fonction essentielle dans l’argumentation. L’opinion énoncée tire sa valeur du fait qu’elle est personnelle, paradoxale, sans doute unique, comme pensait l’être Rousseau qui cherche ici à se distinguer aux deux sens du mot : il marque sa singularité par rapport aux « gens de lettres » (dont s’occupe Malesherbes en tant que directeur de la Librairie) et affirme par là sa supériorité morale. Son argumentation vaut par l’image qu’il donne ici de lui, proche des « paysans de Montmorency », défenseur du « peuple », contempteur de Paris et de ses salons fréquentés par ses anciens amis les « philosophes » qui veulent que l’homme se distingue par des « qualités sociables » (« il n’y a que le méchant qui soit seul », a écrit Diderot). Se posant en victime d’une accusation injuste (sa solitude le rendrait « inutile »), il s’emploie à la réfuter en invoquant sa vie (il affirme « donner l’exemple aux hommes de la vie qu’ils devraient tous mener ») et ses œuvres et en présentant ses accusateurs comme des « désœuvrés », des parasites qui font profession d’écrire. La personnalité de l’ermite de Montmorency anime ce passage, son exaltation – sensible dans le mouvement oratoire « C’est quelque chose… » – peut toucher le lecteur.

31. Pour persuader ses contemporains que les Indiens ne leur sont nullement inférieurs, Montaigne leur présente son propre témoignage, se portant ainsi garant de l’authenticité des faits. Un roi indien lui décrit la condition qui lui est réservée, en tous points opposée à celle d’un roi en Europe : à la guerre, il s’expose le premier aux coups des ennemis et ne commande qu’une armée réduite, hors de la guerre, il ne bénéficie que d’un traitement honorifique. L’étonnante modestie de cette condition constitue une critique implicite des monarchies européennes.

L’essai se clôt par une pointe ironique que Montaigne lance à ses contemporains (ses lecteurs) en imaginant la leçon qu’ils tirent du récit précédent : ils concèdent (de mauvais gré : « Cela ne va pas trop mal ») que les Indiens ont des qualités mais, toujours soumis au préjugé ethnocentrique, invoquent l’argument – irrecevable pour Montaigne – de leur nudité pour réaffirmer que ce sont des sauvages.

32. Camus rejette l’étiquette de « philosophe de l’absurde » qui lui est accolée depuis L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe et qui fait de lui un pessimiste. S’il concède que l’optimisme lui est impossible (comme à « tous les hommes de [son] âge »), il refuse « le vrai pessimisme », qu’il associe à la haine et juge déshonorant. Dans sa philosophie, le nihilisme est bien lié au sentiment de l’absurde (on ne peut trouver un sens au monde dans la divinité ou dans l’histoire) mais il se heurte à des valeurs morales (« meurtre, injustice ou violence », « cruauté » et « infamie » sont inacceptables) et il faut donc le « dépasser » : Camus écrit plus loin que « l’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ ». Toutefois, ce sursaut salutaire est attribué à son tempérament méditerranéen qui lui permet de « saluer la vie jusque dans la souffrance » ; la « lumière » joue ici un rôle essentiel : associée à « la vie », à l’amour de la vie, elle renvoie efficacement le pessimisme aux ténèbres.