Comme toute généalogie, au sens précis que Nietzsche puis Foucault à sa suite lui ont donné, ce livre est né d’un besoin, à la fois situé et incarné : celui de comprendre d’où pouvait bien venir le sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé. C’est cette longue interrogation sur les sources et sur la force de ce nouveau sentiment, auquel peu d’entre nous semblent encore résister et dont les effets pathologiques se font pourtant de plus en plus clairement sentir, qui m’a d’abord conduite vers les sources évolutionnistes du néolibéralisme.
Mais on pourrait légitimement m’objecter que ce sentiment d’un retard face à l’évolution inéluctable du cours des choses, qui à bien des égards a relayé, dans les corps comme dans les consciences, celui du péché, a en réalité des sources bien plus anciennes. On peut en effet supposer qu’il est l’un des fruits tardifs de l’accélération généralisée des rythmes et des flux, déjà sensible dans les manières de sentir du XVIIIe siècle, et que Marx imputera, au XIXe siècle, au développement du capitalisme. Et il est vrai que le sentiment actuel que nous retardons sur les exigences de l’avenir émerge déjà, sans aucun doute, de ces nouvelles manières de vivre, de sentir et de penser générées par le développement du capitalisme et par l’ambiance de révolution permanente qu’il a imposé à tous les rythmes sociaux, depuis le début des Temps modernes et jusqu’à la révolution industrielle1. Comme nous, les hommes des deux derniers siècles étaient déjà pressés. Comme nous, ils subissaient déjà les souffrances et les jubilations de l’accélération, du retard et de la hâte. Eux aussi envisageaient de faire le tour du monde en quelques jours et espéraient participer résolument, comme « ces voyageurs qui font connaissance avec le pays et les gens sans quitter le chemin de fer » à ce que Nietzsche a appelé la « monstrueuse accélération de la vie » (die ungeheure Beschleunigung des Lebens)2. Ce qu’on pourrait au fond m’objecter, c’est que le sentiment de notre retard est peut-être, tout simplement, la tonalité affective fondamentale de la modernité, elle-même déterminée par les tendances révolutionnaires du capitalisme. Avec le néolibéralisme et son « retard de l’espèce humaine », il n’y aurait rien de bien nouveau sous le soleil.
À cette solide objection, je commencerai par répondre que le sentiment pathologique de retard dont je suis partie a en réalité des aspects tout à fait inédits, que la seule histoire du capitalisme et de la modernité ne peut suffire à expliquer. Suivant une autre leçon de Nietzsche et Foucault sur la généalogie, il faudrait d’ailleurs définitivement renoncer à fixer une seule cause à son émergence3. Nietzsche montre comment la grammaire des langues européennes nous pousse à chercher, derrière chaque événement, un sujet unique et stable, compris comme sa cause originaire, sorte de « chose origine » (Ursache), disent les Allemands pour dire « la cause ». Et quand l’événement nous déplaît, on a vite fait de faire de cette « cause » originaire l’unique coupable, dont on fantasme la suppression. Ainsi, explique Nietzsche, la logique du ressentiment peut-elle se nourrir des illusions métaphysiques de la grammaire. Contestant cette logique grammaticale du ressentiment, la généalogie commence au contraire par accepter qu’il n’y ait pas d’instance clairement identifiable, pas de sujet substrat de l’action, pas de coupable à abattre auquel on pourrait imputer la situation et dont on pourrait se débarrasser comme d’un bouc émissaire. Pour saisir le « surgissement » ou « l’émergence » (Ursprung) de ce nouveau sentiment comme de n’importe quel autre phénomène nouveau, il faut donc plutôt admettre un faisceau d’interactions, qui nous obligent à nous plonger dans les plis et les replis de nos archives et dans le gris des documents. Pas plus que le développement du capitalisme, l’accomplissement de la révolution industrielle ou l’explosion des nouvelles technologies, il ne peut donc être question de désigner le néolibéralisme comme « la » cause unique et exclusive de cette nouvelle manière de sentir le temps, tout à la fois inédite et héritée de la longue durée.
Il n’en reste pas moins que, comme on l’a vu tout au long de ce parcours, ce fut l’une des grandes forces du néolibéralisme que de réinterpréter à sa propre manière le sentiment moderne du retard, en lui imposant un sens entièrement nouveau, inspiré des apports de la révolution darwinienne. Car comment ne pas supposer un lien secret et intime entre ce coup de force interprétatif du nouveau libéralisme, celui d’imposer un sens évolutionniste au sentiment moderne du retard, et le vocabulaire biologisant actuellement dominant, dans lequel le thème du retard s’exprime aujourd’hui en saturant l’air ambiant ? « L’évolution », dit-on, réclame des « mutations » permettant de « survivre » et de « s’adapter » à notre nouvel « environnement », celui d’une « compétition » accrue dans un contexte de « ressources rares ». Comment expliquer cette colonisation progressive de tous les domaines de la vie humaine en général, et du champ politique en particulier, par ce lexique biologique ou, si l’on préfère, biologisant de l’évolution4 ?
Dans cette déploration constante du « retard » et dans cette injonction permanente à « l’adaptation » en vue de la « compétition », ne doit-on voir que de simples métaphores d’économiste, sans incidence sur le fond et qui, surtout ne remettraient nullement en question la frontière censée protéger de manière hermétique, depuis le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, le champ du politique des assauts du biologique ? Faut-il y voir au contraire la sourde persistance, dans notre monde contemporain, du darwinisme social et de ses sinistres relents, dont les années d’après-guerre, en tout cas en Europe, espéraient pourtant avoir expurgé toute survivance ?
Tous les énoncés habituels se chargent alors d’ambivalence. Ces injonctions à s’adapter pour mieux évoluer peuvent s’entendre tantôt comme de simples métaphores popularisées par les experts en sciences économiques, tantôt comme trahissant un darwinisme social latent que nos sociétés n’auraient jamais vraiment surmonté. Ne se satisfaisant ni de l’une ni de l’autre de ces réponses, le parcours généalogique que j’ai proposé ici a consisté à défendre une tout autre thèse. Le tour inédit qu’a pris le sentiment de notre propre retard, le vocabulaire évolutionniste avec lequel il s’est mis à dominer les esprits, ne se réduit probablement ni à de simples métaphores sans gravité et sans incidence sur le fond ni, inversement, aux errances délétères du darwinisme social. Il s’explique aussi, et de manière bien plus assurée, par les sources évolutionnistes du nouveau libéralisme, impliquant notamment des relations passionnantes d’hybridation et de conflit, qui sont restées jusqu’à présent beaucoup trop peu étudiées, entre l’histoire du néolibéralisme et celle du pragmatisme américain.
Or, au détour de cette enquête, l’irruption de John Dewey est venue perturber en profondeur les termes de la question. À travers l’étude de ses échanges complexes avec Lippmann et avec tout ce que le Lippmann-Dewey debate a surajouté, à partir des années 1990, à leur débat, il est apparu que Dewey avait lui-même avancé sa propre interprétation du retard de l’espèce humaine, largement incompatible avec celle de Lippmann et explicitement dirigée contre lui. Ce faisant, le pragmatisme américain est venu compliquer la question du retard. Il lui a donné de nouvelles significations et a révélé sa profonde ambivalence. Qu’est-ce qui retarde ? Faut-il ou ne faut-il pas retarder ? Tout retard est-il toujours le signe d’une défectuosité du matériau humain ? Telles sont les questions nouvelles que la pensée politique de Dewey objecte à la compréhension unilatérale que Lippmann se fait du retard.
Mais il reste à savoir, et j’y reviendrai pour finir, si l’interprétation pragmatiste du retard joue un rôle tout aussi structurant dans le sentiment actuel de notre retard et dans l’injonction permanente à l’adaptation. Qu’en est-il, par exemple, des ambivalences de la question du retard, de l’adaptation et de l’adaptabilité dans le champ de l’éducation et des pédagogies nouvelles ? Notre sentiment du retard se nourrit-il, non seulement des sources de la modernité capitaliste et de sa réinterprétation par le néolibéralisme, mais aussi des dimensions évolutionnistes du pragmatisme américain ? Si tel était le cas, il y aurait dès lors, au cœur du motif contemporain du retard de l’espèce humaine, tout un champ de conflictualités nouvelles à explorer, transformant en profondeur les polarités politiques héritées du passé.
Et il est vrai que, désormais, l’essentiel du conflit politique se concentre sur la question de savoir qui retarde et qui est en avance. Cette reconfiguration des polarités traditionnelles peut expliquer pourquoi, dans le champ actuel, tous les signes politiques semblent permuter et s’inverser, avec une rapidité qui désoriente les esprits les mieux armés politiquement. Privés à la fois des moteurs de la réforme et de la révolution, les partis dits progressistes sont un peu partout désarmés, assistant médusés à une troublante perturbation des signes, semblant les condamner soit à l’adhésion passive à la « révolution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses « réformes » et pour la défense du statu quo. Les anciens conservateurs mutent en progressistes, tandis que les anciens progressistes sont dénoncés comme conservateurs. Le fait que le néolibéralisme, par sa puissante réinterprétation de la révolution darwinienne et du sens de l’évolution de la vie et des vivants, se soit accaparé la question du retard et de l’avance explique en grande partie cet état de fait.
Or cette situation est elle-même porteuse de nouveaux périls. Du côté des anciens « progressistes », le danger est grand de s’enferrer dans la défense du ralentissement, de la stabilité et de toutes les stases en général contre l’injonction à avancer, à évoluer et à s’adapter. Comment résister à la disqualification néolibérale de toutes les stases, sans céder à la réaction contre le flux et ses accélérations ? Comment ne pas succomber à la logique du ressentiment, que Nietzsche définit précisément comme la haine du flux du devenir et la fixation réactive de stases censées s’y opposer5 ? Telle est la question particulièrement difficile qui se pose aujourd’hui, en particulier sur le plan économique et social, à la plupart des « gauches » un peu partout dans le monde. Comment tenir la tension tragique entre flux et stases ? Voilà qui devient une question politique centrale, comme l’a magistralement pressenti Dewey dans son analyse autrement plus subtile des multiples modalités du retard et de l’avance de l’espèce humaine.
Tout cela ouvre des perspectives à la fois nouvelles et éclairantes sur la situation de confusion politique dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés. Or il est temps maintenant de dire que, tout au long de cette généalogie, un doute ne m’a jamais quittée. S’il fut à la fois passionnant et indiscutablement central dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres, quel impact réel ce long débat entre Lippmann et Dewey autour du retard de l’espèce humaine a-t-il eu dans l’histoire beaucoup plus vaste des néolibéralismes ? Et, au-delà des textes des néolibéraux eux-mêmes, a-t-il véritablement aujourd’hui une quelconque actualité dans le gouvernement néolibéral de nos sociétés et leur sentiment d’un perpétuel retard à rattraper ?
Toute la question, qui taraude d’ailleurs toute entreprise généalogique, est au fond de savoir comment passer des textes, des archives exclusivement livresques que Nietzsche et Foucault appellent le « gris des documents », à la réalité vivante et incarnée des rapports de pouvoir, aux « archives » au sens beaucoup plus large du terme, qui comprennent aussi bien, outre les textes, les marques et les signes que les relations de pouvoir impriment sur les corps, psychiques autant que somatiques6. Comment conjurer le risque d’une généalogie qui tourne à l’érudition vaine, s’enfermant dans les textes de minores — « Lippmann ?… Un simple “journaliste américain” » m’objectait-on récemment non sans raison ! — qui ne disent rien des relations réelles de pouvoir, et qui risque même de prêter à tel ou tel auteur de second rang le pouvoir exorbitant et presque surnaturel d’avoir ouvert à lui seul une nouvelle époque. Au risque de la vaine érudition, qui délaisse les vraies urgences par peur de les affronter, pourrait ainsi s’ajouter la tentation plus délétère encore du complotisme, celle de voir en Lippmann et en sa postérité sur le Mont-Pèlerin la cause de tous nos maux, selon une manière de raisonner aujourd’hui largement partagée par les combattants de tout bord, illustrant dans toute sa pureté la logique du ressentiment et de ses imputations causales.
La conjuration de ce double écueil, en même temps que l’établissement de la centralité du débat entre Lippmann et Dewey dans les formes contemporaines de la gouvernementalité néolibérale, implique en réalité deux tâches complémentaires que je n’ai pas eu le temps d’accomplir dans le cadre de ce livre. La première tâche qui s’impose, c’est de réévaluer la centralité de Lippmann lui-même, mise en exergue par le Colloque Lippmann et soulignée par Foucault, mais seulement en passant, dans les différents courants doctrinaires qui composent le néolibéralisme. La seconde, c’est d’étudier l’impact de ces néolibéralismes eux-mêmes dans la réalité des rapports de pouvoir, en s’interrogeant notamment sur le rôle de la composante lippmannienne, et du rapport compliqué qu’elle a sans cesse tissé avec la tradition pragmatiste américaine, dans le champ du gouvernement réel de la vie et des vivants, et tout particulièrement dans le domaine de l’éducation, de la santé et de l’environnement.
Le premier de ces chantiers supposera de repartir, d’abord, de la place de Lippmann et de son débat avec Dewey lors du Colloque Lippmann lui-même, qui s’est tenu tout juste un an après la parution de The Good Society (1937) et un an avant celle de Freedom and Culture (1939). Cette première tâche impliquera une comparaison serrée avec les thèses de Friedrich Hayek, qui se sont largement hybridées avec celles de Lippmann et qui ont elles aussi donné une place centrale à la vie et à l’évolution, tout en réservant un traitement très différent à l’évolutionnisme et à la théorie de l’évolution. C’est une enquête systématique, ensuite, qu’il faudra poursuivre, avec et au-delà de Foucault, sur les rapports de Lippmann avec l’ordo-libéralisme allemand ainsi que sur la signification, réelle ou supposée, de son anti-naturalisme et de son hostilité native à la biologie. C’est la généalogie de Foucault, toujours, qu’il faudra enfin reprendre et prolonger sur les liens entre le Colloque Lippmann, la diversité des néolibéralismes qu’il illustre, et la théorie du capital humain défendue par l’École de Chicago deux décennies plus tard, en particulier dans le domaine de l’éducation, déjà défendue comme une priorité par le nouveau libéralisme de la fin des années 1930.
Ce dernier aspect de la généalogie des néolibéralismes me conduit tout droit au second grand chantier, beaucoup plus vaste, qu’appelle ce livre. Comment la diversité des néolibéralismes a-t-elle transformé le gouvernement de la vie et des vivants dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’environnement, et comment les pratiques concrètes dans ces domaines se sont-elles inscrites et archivées dans les textes des néolibéraux eux-mêmes ?
Dans le domaine de l’éducation, les grands textes des institutions européennes pourraient fournir le matériau idéal d’une telle généalogie. Héritant à la fois de la définition ordo-libérale de la construction européenne et de la reprise de l’idéal d’émancipation animant les Pères fondateurs de l’Europe, toutes les nuances de gris que déploient ces documents sont un matériau rêvé pour le généalogiste, occupé à détecter les conflits toujours agissants qui travaillent nos propres archives. Car ces textes ne sont pas seulement marqués du double sceau, potentiellement contradictoire, des Lumières et de l’ordo-libéralisme allemand. Il se pourrait qu’ils héritent aussi des multiples tensions des néolibéralismes eux-mêmes sur la question de l’éducation, en hybridant par exemple les analyses de Hayek d’un côté et celles de Theodore Schultz et de Gary Becker de l’autre. Ou en héritant peut-être aussi, et c’est justement la question, du long débat entre Lippmann et Dewey sur le sens de l’éducation.
Se prolongeant dans des politiques publiques d’éducation qui induisent de nouvelles relations de pouvoir, la question est de savoir si ces textes ne portent pas la double marque, profondément ambivalente, de la redéfinition lippmannienne de l’éducation comme adaptabilité et comme employabilité, d’une part, et de l’influence des pédagogies nouvelles d’autre part, qui pourraient être en partie inspirées par le pragmatisme de Dewey et par la place inédite qu’il a lui-même accordée à l’évolution et à l’adaptation dans sa redéfinition de l’éducation. Comment, par exemple, la notion à la fois dominante et profondément ambivalente d’« égalité des chances » hérite-t-elle de la tension entre Lippmann et Dewey et se décline-t-elle dans les rapports de pouvoir qui structurent le champ de l’éducation ?
Le même type de questions traverse le domaine, de plus en plus conflictuel aujourd’hui, du soin et de la santé. Dans le champ de la maladie chronique par exemple, l’émergence de ce que les diabétologues américains ont appelé « l’éducation thérapeutique du patient » (Therapeutic patient education) prend un sens profondément ambivalent7. Tandis que, un peu partout dans le monde, les programmes d’éducation thérapeutique s’imposent désormais comme une priorité de santé publique, deux modèles au moins s’affrontent pour en définir le sens, et avec lui, celui de la santé et de l’éducation elles-mêmes.
Un premier modèle, très proche de la conception néolibérale de la démocratie, du libéralisme et de l’éducation, voit dans l’éducation thérapeutique un moyen, pour les experts en santé publique, de mieux gouverner les populations, en définissant d’en haut des programmes disciplinaires produisant l’auto-contrôle des individus eux-mêmes, sommés de devenir acteurs de santé publique à part entière, en intériorisant les objectifs de performance et d’optimisation du système de soin. Ici, les analyses de Foucault dans le champ de la médecine, des disciplines et de la biopolitique donnent une clé d’entrée particulièrement éclairante pour mieux cerner les enjeux éthiques et politiques de l’éducation thérapeutique. Si, pour des raisons historiques obvies, Foucault n’a pas pu produire lui-même d’analyse critique de l’éducation thérapeutique — cette dernière commençait à peine à s’imposer au moment de sa disparition au milieu des années 1980 —, il est clair que la question l’aurait passionné et qu’il nous a légué les outils nécessaires pour en construire une généalogie critique.
Or il se trouve que, comme tout bon objet appelant une généalogie, l’éducation thérapeutique est traversée par un autre ensemble de forces, engageant une bataille sans précédent avec ce modèle démocratique, éducatif et sanitaire. C’est dans les années 1980 justement, et notamment avec l’apparition du VIH et la transformation qu’elle a induite des rapports de pouvoir entre médecins et patients, que l’éducation thérapeutique et la démocratie sanitaires sont devenues l’enjeu de luttes nouvelles, rejetant le gouvernement des experts et la conception verticale de l’éducation en matière de santé, en n’hésitant d’ailleurs pas à invoquer Foucault pour mener ce combat8. L’une des questions que devrait déterminer l’enquête serait de cerner le rôle du modèle de Dewey dans cette bataille. Si les effets d’écho et de ressemblance sont frappants et incontestables, y a-t-il pour autant un lien généalogique réel entre, d’une part, les luttes actuelles autour de la démocratie sanitaire et la place des experts dans les politiques de santé et, d’autre part, le long conflit entre Lippmann et Dewey sur la démocratie, le libéralisme et l’éducation ? Si ce débat a largement structuré la pensée politique américaine, a-t-il également reconfiguré notre propre conception, en Europe en général et en France en particulier, des rapports de pouvoir ?
Les évolutions récentes du système de santé sous l’influence de ce qu’on appelle désormais les « big data », ou de l’explosion des données numériques et de leur automatisation, créent des effets d’écho encore plus saisissants avec le conflit de Lippmann et Dewey. Entre une démocratie d’experts, qui tend à automatiser les arbres de décision, et la participation des publics eux-mêmes à l’enquête, ouvrant la voie à une conflictualité politique assumée et imprévisible dans le champ de la santé, redéfinissant les rapports entre science et démocratie, on croit retrouver, et dans toute sa fraîcheur, le conflit qui n’a pas cessé d’opposer Lippmann et Dewey sur le sens de la révolution darwinienne9.
Ici aussi, ce sont deux rapports au temps et à l’évolution de la vie et des vivants qui s’affrontent. D’un côté, l’automatisation des données semble renforcer à la fois la conception gradualiste du vivant, qu’on interprète là aussi comme un matériau homogène, isotrope et prévisible, et l’approche strictement procédurale de la démocratie, dans laquelle les fins sont définies exclusivement par le savoir technique des experts, en vue de favoriser l’automatisation et la judiciarisation de tous les processus de décision. De l’autre, les revendications nouvelles en matière de santé publique et de démocratie sanitaire évoquent ce que Dewey n’a pas cessé d’opposer à Lippmann, au nom justement de la révolution darwinienne et de ses nouvelles leçons sur l’évolution de la vie et des vivants. Comme dans le modèle politique de Dewey, elles reposent sur la conflictualité et la diversité des rythmes évolutifs, sur les déviances toujours possibles de « l’impulse » dont tous les individus sont porteurs et sur les multiples décalages de l’hétérochronie.
Il faudrait montrer enfin que les mêmes conflits se rejouent dans le champ de l’environnement et de l’écologie politique, entre d’un côté un gouvernement des experts qui définit d’en haut des processus automatisés d’optimisation et, de l’autre, une refondation de la démocratie par la participation active des publics. Dans ce dernier modèle, il s’agit tout au contraire de prendre acte de la dimension tragique de l’hétérochronie des rythmes évolutifs, à laquelle tous les vivants, humains et non-humains, doivent arriver à survivre ensemble, en supportant la pluralité conflictuelle de leurs perspectives.
Seule une telle enquête, au sens précis que Dewey a donné à ce mot et qui excède par définition les possibilités d’un individu isolé, dans le triple champ des politiques publiques d’éducation, de santé et d’environnement, pourrait achever véritablement le projet de ce livre, en mettant à l’épreuve sa thèse centrale. Elle seule permettrait au fond de savoir si l’affrontement entre le néolibéralisme inspiré par Lippmann et la démocratie repensée par Dewey éclaire les nouvelles conflictualités, plus que jamais agissantes aujourd’hui, autour du gouvernement de la vie et des vivants.
Si la thèse qui a inspiré dès le départ toute cette généalogie se confirmait, on comprendrait mieux dès lors pourquoi les conflits politiques se structurent désormais autour de « l’avance », du « retard » et de « l’évolution », et font du gouvernement du vivant l’enjeu central des affrontements à venir. Et il faudrait alors convenir que la plupart de nos contemporains, en évacuant le biologique du champ du politique alors même qu’il s’agissait pourtant de le repenser comme « biopolitique », n’ont rien vu venir de ces nouveaux conflits. En s’enferrant dans un constructivisme hostile à tout naturalisme, la pensée contemporaine a largement contribué, au contraire, à abandonner le gouvernement du vivant aux tendances les plus réductionnistes des sciences de la vie10. Tel pourrait bien être, au fond, l’ultime enjeu de cette généalogie critique des sources évolutionnistes du néolibéralisme : que se reconstruise une nouvelle conception philosophique et politique du sens de la vie et de l’évolution, qui dépasse le face-à-face stérile du constructivisme et du biologisme, de sorte que la philosophie joue pleinement son rôle dans l’arène des combats politiques à venir, qu’elle éclaire l’histoire et le sens des politiques de l’évolution et qu’elle contribue à une reprise en main collective, démocratique et éclairée du gouvernement de la vie et des vivants.