Chapitre VII

L’AGENDA NÉOLIBÉRAL :
VERS UN NOUVEL ÂGE
DE LA BIOPOLITIQUE

Alors que le libéralisme classique valorise le laisser-faire et l’ensemble des domaines où il faut savoir ne pas agir (les « non-agenda »), le nouveau libéralisme se distingue au contraire, on l’a vu, par la définition d’un agenda, d’un ensemble de mesures politiques volontaristes qui signe le retour du gouvernement dans la vie des populations1. Ce qui légitime la rupture et qui inspire l’agenda du nouveau libéralisme repose sur le diagnostic d’un « retard culturel » (cultural lag)2 de l’espèce humaine, qui implique de produire un « réajustement » entre les stases de l’habitude et le flux du nouveau, et d’accroître ainsi une « adaptabilité » ou une « flexibilité » s’imposant comme le nouveau contenu de l’acte éducatif. Mais en désignant les politiques éducatives comme le champ prioritaire des réformes et comme le principal outil de la réadaptation de l’espèce humaine à sa propre évolution, Lippmann ne rejoint-il pas les positions de Dewey ? En mettant les politiques publiques d’éducation et plus largement toutes les actions sociales de soin (santé des populations, conservation des ressources naturelles) au cœur du nouveau libéralisme, ne luttent-ils pas ensemble et dans le même sens contre la débâcle du libéralisme et les outrances du laisser-faire ?

 

Avant d’explorer plus avant l’agenda néolibéral et de pouvoir répondre jusqu’au bout à cette question, la généalogie foucaldienne du libéralisme doit nous pousser à nous interroger sur la radicalité de la rupture qu’affichent ces nouveaux libéralismes et leur action sociale. En revenant aux sources de ce qu’il appelle la « biopolitique », Foucault montre en effet que le libéralisme classique a progressivement pris la forme d’une action publique en direction de l’espèce humaine, de la santé des populations et de la qualité de leurs environnements naturel et urbain3. De ce point de vue, les dimensions biopolitiques de l’agenda néolibéral témoignent d’une profonde continuité, plutôt que d’une quelconque rupture, avec le libéralisme classique. Mais en exhumant les sources évolutionnistes du nouveau libéralisme, j’entends avancer ici une thèse nouvelle. Avec le nouveau libéralisme théorisé par Lippmann s’ouvre un nouvel âge de la biopolitique, fondé non plus sur la confiance en une bonne nature, mais sur le constat d’une déficience radicale de l’espèce humaine, liée à l’inertie de son histoire évolutive.

 

Dans ses cours sur la Naissance de la biopolitique, l’hypothèse d’un anti-naturalisme de principe du néolibéralisme a conduit Foucault à perdre de vue ce qui devait être son sujet au départ, la biopolitique, et à finalement laisser en suspens la question d’une biopolitique proprement néolibérale :

Le néolibéralisme en général, et l’ordo-libéralisme allemand en particulier, parce qu’ils étaient censés se fonder sur une critique radicale du naturalisme classique, ont progressivement obscurci chez Foucault la question des postérités de la biopolitique. Pourtant, l’analyse précise de l’agenda lippmannien montre que c’est bien à partir d’une certaine interprétation de la nature de l’espèce humaine et du sens de l’évolution, que c’est bien comme une politique de la vie, de la santé et de la qualité des populations, que la réforme néolibérale prend tout son sens. La rupture n’est ni dans l’affirmation d’une politique publique ambitieuse en matière de santé publique ou d’environnement, ni dans l’objectif d’améliorer la force productive de l’espèce humaine en la transformant, déjà au cœur de toute biopolitique libérale depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. S’il y a rupture, c’est bien plutôt dans la conception de la nature humaine. Tandis que la biopolitique des premiers libéraux repose, de plus en plus clairement pour Foucault, sur la confiance en une bonne nature de l’espèce humaine, on va voir que l’agenda néolibéral inspiré par Lippmann repose sur la conviction inverse d’une défectuosité du matériau humain.

 

Cette interprétation, si elle était confirmée, serait un premier point d’appui pour mesurer tout ce qui sépare les nouveaux libéralismes de Lippmann et Dewey. Si la politique de l’évolution défendue par le pragmatisme reconduit la confiance des premiers libéraux dans les potentialités de l’espèce humaine, on va voir que la version néolibérale de la biopolitique, qui repose sur le diagnostic inverse, consacre le retour en force des dispositifs de surveillance et de punition que Foucault a nommés, dans Surveiller et punir, les « disciplines »5. Or c’est justement sur ces deux points précis, celui de la nature de l’espèce humaine et celui du sens de l’évolution, que les nouveaux libéralismes de Lippmann et Dewey entrent en choc frontal. Tandis que ce sont bien les sources évolutionnistes qui alimentent chez Lippmann la thèse d’une défectuosité du matériau humain, rouvrant par là même une voie royale au gouvernement des experts, Dewey s’appuie à la fois sur la théorie de l’évolution et sur la grande révolution scientifique et technique pour alimenter sa foi dans la démocratie, et avec elle, sa confiance dans les potentialités créatrices toujours renouvelées de l’espèce humaine : « La démocratie est un mode de vie contrôlé par une foi active dans les possibilités de la nature humaine6. » Tandis que la conception lippmannienne de la nature humaine implique une rééducation coercitive et disciplinaire imposée par en haut, l’un des derniers grands livres de Dewey, Freedom and Culture (1939), lui oppose la connexion intime de la démocratie et « la foi dans les potentialités » de notre espèce :

« […] la démocratie a toujours été alliée […] avec la foi dans les potentialités de la nature humaine, […] la croyance en “l’homme ordinaire” n’a de signification que comme expression de la croyance en une connexion intime et vitale de la démocratie et de la nature humaine »7.

Cette « foi » donne une tout autre coloration à la « force du retard » et à la question des hétérochronies. Elle implique une réponse radicalement divergente sur la relation tendue entre stases et flux, disqualifiante pour Lippmann, nécessaire et créatrice pour Dewey. Et elle ouvre du même coup, à l’intérieur du champ libéral des biopolitiques et de leur diversité, une véritable alternative à l’interprétation néolibérale du gouvernement des vivants, dont il reste à mesurer aujourd’hui la force de résistance.

UNE BIOPOLITIQUE DISCIPLINAIRE

Prôner, comme le fait Lippmann, une biopolitique disciplinaire subvertit les distinctions fines proposées par Foucault. Sur la question d’un rapport de complémentarité ou au contraire de tension entre la biopolitique et les disciplines, la pensée de Foucault a rapidement évolué8. Si les conférences de Rio ne distinguaient pas encore clairement les « biopouvoirs » de ces disciplines sorties des couvents et des monastères pour être imposées à tous les corps par le capitalisme d’État dès le XVIIe siècle9, les cours intitulés « Il faut défendre la société » les distinguent déjà plus clairement10. Les disciplines dressent les corps individuels, tandis que les biopouvoirs ciblent les populations et l’espèce humaine en général. Mais dans ce cours, ces deux technologies de pouvoirs continuent cependant à se compléter l’une l’autre dans le cadre des exigences du capitalisme avancé. S’il y a distinction, il n’y a pas encore d’opposition. Il faut attendre les cours intitulés Sécurité, Territoire, Population pour qu’arrive une idée nouvelle, qui permettra à Foucault d’associer la biopolitique, non plus seulement au développement du capitalisme, mais à la naissance du libéralisme comme nouveau mode de gouvernement. Ici, ce n’est plus la complicité entre la biopolitique et des disciplines mais leur tension que Foucault va mettre en exergue. Car tandis que les disciplines optimisent la force de travail en réglementant, en empêchant, et en ne laissant pas faire, la biopolitique fait rupture avec les disciplines, en comprenant qu’il faut opposer un contrepoids à ce gouvernement invasif des conduites et apprendre au contraire à laisser faire, à laisser circuler les flux11. « Laisser faire » ne veut justement pas dire ici, comme dans la forme dégradée que cela prendra dans le libéralisme spencérien et dans l’ultra-libéralisme contemporain, abandonner les politiques publiques en matière de santé et de protection de l’environnement. Laisser faire ne veut pas dire déréguler, mais bien au contraire réguler les flux et les circulations, ce qui implique de prendre en main la santé des populations et la qualité de leurs environnements. Mais réguler ne veut pas dire non plus tout réglementer ou enrégimenter, et c’est dans l’espace de cette nuance que naît le libéralisme et sa prise de distance critique avec les disciplines. « Laisser faire », au sens bien compris de la biopolitique, veut dire passer d’un État qui surexploite directement la force de travail, qui l’enrégimente et qui la planifie heure par heure (le mercantilisme, le capitalisme d’État), à un gouvernement qui, au contraire, libère les flux et les circulations tout en assurant leur sécurisation relative.

 

Si la dernière leçon de « Il faut défendre la société » insistait encore sur la complémentarité des disciplines et de la biopolitique, les premières leçons de Sécurité, Territoire, Population insistent au contraire sur leur tension, qui ouvre une brèche dans les mailles du pouvoir :

« La discipline travaille, en quelque sorte, dans le complémentaire de la réalité. L’homme est méchant, l’homme est mauvais, il a de mauvaises pensées, mauvaises tendances, etc.[…] la sécurité […] à la différence de […] la discipline qui travaille dans le complémentaire de la réalité, va essayer de travailler dans la réalité, en faisant jouer […] les éléments de la réalité les uns par rapport aux autres. […] Le libéralisme, le jeu : laisser les gens faire, les choses passer, les choses aller, laisser faire, passer et aller, cela veut dire essentiellement et fondamentalement faire en sorte que la réalité se développe et aille, suive son cours selon les lois mêmes, les principes et les mécanismes qui sont ceux de la réalité12. »

Tandis que la discipline part du principe d’une nature humaine déficiente et qu’il faut entièrement redresser (« l’homme est méchant, l’homme est mauvais, il a de mauvaises pensées, mauvaises tendances, etc. »), la biopolitique part du principe inverse d’une confiance dans la nature, et entend libérer, tout en le régulant, le jeu des interactions entre l’espèce humaine et son environnement. On comprend dès lors pourquoi la naissance de la biopolitique est aussi celle du libéralisme, défini à la fois comme résistance aux disciplines et critique de l’excès de gouvernement13.

 

S’il y a, pour Foucault, une version noire de la biopolitique, qui s’épanouira au XXe siècle dans les États totalitaires et leurs politiques raciales mais aussi, dans une moindre mesure, dans les États démocratiques contrôlant les « publics » par la propagande14, sa première version est non seulement libérale, mais potentiellement libératrice, car elle est de moins en moins du côté d’une mise au pas directe de la force productrice par le capitalisme, et de plus en plus du côté d’une libération générale des flux, des circulations et des mouvements, ouvrant nécessairement, d’après Foucault, des brèches imprévisibles dans le maillage serré du pouvoir. Or, ce contrepoids critique que la biopolitique oppose aux réglementations tatillonnes des disciplines et à leur pression constante d’optimisation suppose une confiance dans la bonne nature des processus spontanés. La biopolitique est un gouvernement des hommes qui pense d’abord et fondamentalement à la nature des choses et non plus à la mauvaise nature des hommes. Tout repose sur la bonne nature de l’espèce humaine et de ses désirs :

Lippmann, dans sa fameuse analyse de la common law comme code de la route, semble à première vue reprendre à son propre compte ce modèle libéral d’une libération régulée des flux de circulation. À condition qu’ils soient encadrés par des règles générales régulant les risques, il faut faire confiance aux désirs des conducteurs dans le choix de leur destination. La nouveauté de la biopolitique lippmannienne n’est donc pas du côté de cette régulation des risques par le droit. Elle est plutôt dans le thème de la réforme de l’espèce humaine elle-même, qui indique les limites du champ d’action de la common law. Car, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la confiance du nouveau libéralisme de Lippmann dans les préférences naturelles des conducteurs n’est pas si claire. Respectés scrupuleusement quand il s’agit de critiquer leur contrôle par la planification, les désirs de l’espèce humaine sont tout le reste du temps présentés comme défectueux, mal ajustés ou inadaptés au nouvel environnement, ce qui ouvre un nouvel âge de la biopolitique.

 

C’est cette mauvaise qualité de la population et la mauvaise orientation de ses préférences qui fait en effet toute la nouveauté de la biopolitique lippmannienne. Or le thème, chez lui, n’est pas nouveau. Dès ses premiers livres, le bon gouvernement devait partir des désirs de la population, mais à condition de les réorienter dans la bonne direction, grâce à une sublimation assurée par les experts. Dans Public Opinion, tout était fondé sur la défectuosité cognitive des masses, ou leur stéréotypie, dont il s’agissait de « fabriquer » le consentement. The Phantom Public renouera provisoirement avec la confiance libérale dans un self-government de la société, assuré par les désirs et les préférences atomisés d’individus occupés à leur propre conservation. Mais cette confiance sera de courte durée. Dans le contexte de la Grande Dépression et de la débâcle du libéralisme, The Good Society renoue avec le thème antérieur d’une déficience de l’espèce humaine fondée sur des arguments évolutionnistes, et l’amplifie au point de redéfinir la mission du libéralisme comme la rééducation de l’humanité.

 

Cette rupture avec la confiance du naturalisme libéral dans les penchants de la nature humaine réactive le fondement anthropologique des disciplines, fondées au contraire sur le constat d’une mauvaise nature qu’il faudrait constamment redresser ou corriger. Si le nouveau libéralisme de Lippmann prolonge la biopolitique libérale dans ses objectifs de prise en charge de la qualité de vie des populations et de la sécurisation de leurs environnements, il inscrit aussi au centre de son agenda le programme d’un redressement permanent des comportements par les disciplines, qui reprend à la lettre leur objectif de mise au pas de la force de travail au service des exigences du capitalisme mondialisé. En prolongeant les politiques de santé publique par des politiques éducatives et culturelles qui redressent l’espèce humaine et qui l’orientent dans la bonne direction, la biopolitique lippmannienne renforce donc le projet disciplinaire au lieu de lui faire contrepoids16. De ce point de vue, on peut douter que le nouveau libéralisme continue, comme le libéralisme classique, d’ouvrir des brèches dans les rapports de pouvoir, et on peut se demander si, au contraire, il ne contribue pas à en resserrer les mailles17. Mais si l’aspect potentiellement émancipateur du libéralisme est gravement menacé dans la version néolibérale, ne faut-il pas y voir, en contrepartie, le retour bienvenu d’un État protecteur, assumant une politique sociale légitime et nécessaire ? Une fois encore, Lippmann ne rejoint-il pas Dewey en soutenant, comme lui, que le nouveau libéralisme devra nécessairement se traduire en une « action sociale » ?

LE NÉOLIBÉRALISME COMME
ACTION SOCIALE OU COMME
ÉCONOMIE SOCIALE DE MARCHÉ ?

On a vu que Dewey entendait dépasser la dichotomie entre individu et société en repensant le nouveau libéralisme, non plus comme l’émancipation de l’individu par rapport à la société, mais comme la planification d’une action sociale. Le titre de son livre de 1935, Liberalism and Social Action, signifie que le nouveau libéralisme doit être une action sociale. Le chapitre XI de The Good Society, qui présente en détail l’agenda du nouveau libéralisme, semble à première vue ne pas dire autre chose. Le nouveau libéralisme doit consacrer toutes ses forces « à l’étude du réajustement social » et prendre la mesure de « la nécessité criante des réformes »18. Au lieu d’ignorer, comme les économistes classiques, la réalité de la souffrance sociale, celle-ci doit devenir « le premier souci des libéraux » et « le soin constant (constant care) de leur politique »19. On est ici très loin d’un réajustement spontané par la common law, elle-même réinterprétée comme un processus de judiciarisation de la société au service du perfectionnement des règles du marché. À côté de cette judiciarisation des rapports sociaux, l’agenda du néolibéralisme réclame autre chose, qui passe par le retour de politiques publiques ambitieuses en matière d’éducation, de santé et d’environnement.

 

Dans sa présentation de « l’agenda » du nouveau libéralisme, Lippmann annonce en effet une politique sociale très interventionniste et une politique fiscale de grande ampleur. « [La] correction des conditions exige […] d’importantes dépenses sociales », prévient-il20. La liste des secteurs prioritaires de l’intervention publique qui suit cette mise en garde dépasse très largement les domaines traditionnellement désignés par le libéralisme, et classiquement cantonnés à la sécurité des biens et des personnes21. Lippmann énumère en rafale d’énormes dépenses dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la conservation des ressources naturelles, de l’équipement, de l’amélioration des marchés, de l’assurance, et même des loisirs et de la culture. Or une politique publique aussi ambitieuse impose une importante réforme fiscale, impliquant la redistribution des revenus :

« Ces investissements publics et ces services sociaux sont bien sûr coûteux, et le processus pour les financer, c’est la redistribution des revenus. […] [leur] coût peut être assumé de manière appropriée par une échelle graduée à l’encontre des plus gros revenus22. »

Ce nouveau libéralisme comme action sociale a pu faire dire à certains participants du Colloque Lippmann, et par exemple à Jacques Rueff, mais aussi à certains commentateurs contemporains, qu’on assistait là à l’émergence d’une « politique libérale de gauche »23.

 

Ce jugement est-il pertinent ? Commençons par remarquer que l’argumentation de Lippmann marque ici, par rapport à tous les chapitres qui précèdent, un véritable tournant. La mise hors circuit libérale (Smith) puis évolutionniste (Bergson) de l’intelligence cherchait à disqualifier la visée d’une utilité élargie, que cette visée émane du plan, de la volonté populaire, de l’intelligence collective ou du gouvernement. Sous la juridiction de la common law, les experts eux-mêmes, avec toute leur intelligence expérimentale, étaient mis à l’écart24. Cette mise hors circuit de toute visée élargie avait pour résultat de promouvoir un self-government de la société par le repli atomique des individus sur leurs droits (dans la compétition) et sur leurs devoirs (dans la coopération). Mais au chapitre XI, Lippmann est bien obligé de reconnaître que le marché, même régulé par des règles loyales et même arrivé à son point maximum de perfectionnement, aura toujours une vue trop étroite de l’utilité. Contredisant toutes les analyses qui précèdent, il se met à plaider soudain pour la visée d’une utilité étendue, que seule l’action publique serait en mesure d’assumer :

« Les valeurs créées par les écoles qui éduquent la génération prochaine et par les travaux publics qui préservent la fertilité du sol, n’ont pas de prix sur le marché. Elles ne peuvent par conséquent pas être créées par l’entreprise privée ordinaire. Il y a là un domaine réservé aux investissements de l’autorité publique, qui n’ont pas besoin d’être payants et de montrer des bénéfices mesurables en monnaie dans un court laps de temps. Car l’investissement privé le plus prévoyant ne peut guère voir très au-delà d’une génération. Seul quelqu’un d’exceptionnellement prudent plante des arbres pour ses enfants. Mais une société, comme Burke l’a dit si éloquemment, se compose des morts, des vivants et de ceux qui sont à naître. De même que les vivants ont hérité de leurs ancêtres le patrimoine national, de même ils doivent le transmettre à leur postérité. Ils doivent donc réinvestir une partie du revenu actuel dans les fondations de l’économie sociale »25.

Deux champs de l’action publique sont ici mis en avant. Si les politiques publiques ne s’y réduisent pas (il y a aussi la santé, l’équipement, le contrôle des marchés, l’assurance sociale, les loisirs et la culture), on va voir pourquoi les deux domaines que sont l’éducation, d’une part, et ce qu’on appellerait aujourd’hui la protection de l’environnement, d’autre part, se veulent emblématiques de la rupture du nouveau libéralisme avec le laisser-faire.

 

Pour Lippmann en effet, l’éducation et la conservation des ressources naturelles produisent des « valeurs » qui ne sont pas elles-mêmes évaluables sur le marché. Veut-il indiquer par là un ordre de valeur qui échapperait à la seule logique économique du marché ? Se rapproche-t-il du libéralisme de Dewey, pour qui l’interdépendance économique doit être complétée et complexifiée par d’autres formes d’interaction, à commencer par celles de l’éducation et de la culture ? Ce serait mal lire le texte. L’éducation et la conservation des ressources naturelles y sont au contraire présentées comme « les fondations de l’économie sociale ». La rupture avec le libéralisme classique vient du fait qu’en appréhendant la réalité sociale de l’économie, en prenant en compte la qualité réelle de l’espèce humaine et de son environnement naturel, on en saisit enfin « les fondations ». C’est cela seul qui justifie que la richesse créée par le marché soit « réinvestie » dans ces deux domaines. Il y a donc des « retours sur investissement » (return on investments) tout aussi réels, même s’ils sont « impondérables et différés » et même s’ils excèdent, pour cette raison même, les perspectives trop étroites du marché.

 

Si la perspective des agents du marché est jugée ici trop étroite, ce n’est donc pas parce que « l’utilité » recouvrirait, comme chez James et Dewey, un champ beaucoup plus large que l’économie. C’est parce que les agents, quand ils sont à l’intérieur du marché, ne peuvent pas percevoir ce qui fonde ou ce qui constitue le marché lui-même. C’est le thème, qui se révélera fondamental dans l’ordo-libéralisme allemand, d’un ensemble a priori de conditions de possibilité, au sens kantien du mot, requises pour que puisse se construire l’ordre (ordo-) du marché, dans son fonctionnement normatif idéal ou même « eidétique »26. Les valeurs produites par l’éducation et par la protection de l’environnement n’ont donc rien d’anéconomique. Elles sont bien plutôt les conditions transcendantales de possibilité de l’économie de marché elle-même et, pour cette raison même, non évaluables par le marché.

 

Par rapport au libéralisme classique, cette conception transcendantale du marché donne à « l’autorité publique » (public authority) un rôle fondateur, puisque c’est elle qui est dorénavant chargée d’instituer ses conditions de possibilité. De ce point de vue, il lui revient exactement le même rôle que celui assigné à la common law : rendre possible le fonctionnement idéal du marché. Sauf que cette efficacité ne se conquiert plus seulement en perfectionnant les règles de droit, mais en améliorant la qualité morale, cognitive et compétitive de ses agents. C’est là le sens précis de la « réforme de l’ordre social » visée par l’agenda du nouveau libéralisme. Derrière le thème nouveau d’une réforme proprement libérale de la société, l’enjeu est plus profondément de réformer l’espèce humaine afin de la réadapter aux besoins de l’économie de marché mondialisée. Or pour Lippmann, il est clair que la common law ne peut pas produire elle-même cette rééducation. Comme le montrent les comportements de prédation et d’exploitation à outrance cautionnés par le libéralisme du laisser-faire, les agents économiques ne sont ni spontanément rationnels, ni même spontanément raisonnables :

« Que quelqu’un qui [pense] préserver le système de la libre entreprise puisse se persuader lui-même que la loi doit laisser les hommes libres de détruire le patrimoine de leurs enfants, c’est là l’une des curiosités de la déraison humaine27. »

Le rôle de la puissance publique, ce n’est donc pas seulement de protéger les biens et les personnes. C’est aussi de compenser cette déraison, celle d’un système dont les partisans détruisent eux-mêmes les conditions de possibilité, par une double politique d’éducation et de conservation des ressources naturelles :

« […] ici est tout autant requise, et là encore l’économie classique tient tout cela comme déjà garanti, la conservation de la terre et de toutes ressources naturelles, leur amélioration progressive par le défrichement, l’assèchement ou la fertilisation. La terre et le sous-sol, les mers et les grandes routes sont le patrimoine de toutes les générations à venir. Tous les droits de propriété privée portant sur ce patrimoine doivent par conséquent être subordonnés à la condition que cet héritage naturel ne sera ni gaspillé, ni détruit, et qu’il sera, au contraire, enrichi. Puisqu’il serait […] impossible à l’économie nouvelle de produire de la richesse à partir d’une terre épuisée […], il faut indéniablement en conclure que la conservation […] est une obligation primordiale pour un État libéral »28.

Ce texte prend un relief particulier dans le contexte américain de l’affrontement entre les partisans de la « préservation » (preservation) qui, avec John Muir, insistent sur la valeur intrinsèque de la nature sauvage (wilderness) et ceux de la « conservation » (conservation) qui, avec Gifford Pinchot et Theodore Roosevelt, y voit plutôt une source de richesse et de profit pour l’espèce humaine elle-même. Dès son premier livre en 1913, Lippmann prend clairement le parti de la conservation, qui est déjà au cœur du programme républicain de Theodore Roosevelt. Il s’agit alors de prendre conscience du caractère fini des ressources naturelles, de garantir l’égalité des chances de tous les agents dans l’accès aux ressources naturelles, de favoriser leur optimisation afin d’éviter les pertes et les gaspillages, mais aussi et surtout de reconnaître à l’environnement naturel le statut de valeur patrimoniale, fondement de la richesse des nations pour les générations futures. Contre le laisser-faire, les rapports de prédation et l’exploitation illimitée des ressources naturelles par les grandes corporations et les monopoles industriels, l’idée est d’imposer, dans un contexte de rareté, un usage des ressources régulé par l’égalité des chances. En 1937, c’est exactement la même approche qui domine. Les environnements naturels sont présentés comme des « ressources » dont l’homme a en charge de produire « l’amélioration progressive ». Réduits au statut de « patrimoine » ou d’« héritage », certes collectif et irréductible aux règles qui régissent la propriété privée, ils sont à la fois conçus comme des richesses parmi d’autres, qu’il ne faut pas « gaspiller » mais plutôt « enrichir », et comme la condition même de toute richesse passée, présente et à venir : « il serait impossible à la nouvelle économie de produire de la richesse à partir d’une terre épuisée ». Si les services que la nature rend à l’économie ne sont pas quantifiables par le marché, ce sont bien ces services rendus à l’économie marchande qui en font néanmoins toute la valeur29.

 

La vision élargie des conditions du marché par l’autorité publique se révèle ici dans toute son ampleur. Au lieu d’être rivée à la valeur monétaire à court terme de telle ou telle marchandise, « la correction des conditions » de la nouvelle économie implique, non seulement de réguler l’exploitation des ressources naturelles, mais de réguler aussi l’exploitation de la force de travail et de son environnement :

« […] la correction des conditions exige […] beaucoup d’autres choses encore, comme par exemple le fait de fournir des possibilités de loisir (recreation), qui n’existeraient pas autrement dans des communautés spécialisées et saturées »30.

Ici apparaît clairement l’unique source de légitimation de la politique culturelle promue par le nouveau libéralisme, qu’il s’agisse de financer des espaces naturels, des « terrains de jeux » ou des « musées »31. Réduisant la culture au loisir, toute intervention publique en la matière a pour seule justification de recréer la force productive usée par le travail, lui-même interprété comme peine ou comme « labeur » (labor), et de réoxygéner les environnements industriels et urbains, eux-mêmes dégradés par la nécessaire parcellisation des tâches et par la saturation des flux d’échange et de circulation.

 

Rien d’étonnant dès lors à ce que l’ensemble des dispositions prises par « l’autorité publique » pour les ressources naturelles doivent s’appliquer, exactement de la même manière, pour la santé. Lippmann commence par critiquer les outrances du laisser-faire spencérien dans ce domaine32. Convaincu que les lois de l’évolution s’appliquent mécaniquement pourvu que l’État s’abstienne de les perturber, Spencer prône, non seulement l’abandon de toute politique de santé publique, mais l’absence de toute intervention législative dans le domaine de la santé33. Pour Lippmann, c’est ne pas reconnaître, d’une part, la vulnérabilité des patients vis-à-vis des abus potentiels du pouvoir médical, rapports de pouvoir qui impliquent d’être régulés par le droit. C’est ne pas voir, ensuite, que refuser de protéger les droits des malades revient mécaniquement à renforcer le statu quo, en protégeant le pouvoir dominant des médecins. Contrairement à ce que croit Spencer, il n’y a pas, en matière économique et sociale, de rapports « naturels » qui échapperaient au droit. Mais c’est aussi « laisser faire » les initiatives privées et à courte vue des individus dans un domaine qui est tout aussi patrimonial que celui de l’éducation et des ressources naturelles, et qui doit lui aussi, à ce titre, être reconnu comme l’une des conditions de possibilité de l’économie.

 

Ce qui fonde la santé publique, comme toutes les autres politiques publiques en matière d’éducation, de conservation ou d’assurance sociale, ce n’est pas un simple programme d’aide sociale, mais la reconnaissance de la santé comme l’un des « fondements de l’économie » :

Les politiques publiques ne doivent donc surtout pas se réduire à une redistribution des revenus, qui entretiendrait la pauvreté. Elles doivent plutôt viser à redistribuer l’égalité des chances dans la compétition, tout en assurant elles-mêmes les conditions de possibilité a priori d’une telle compétition, ou de ce que Lippmann appelle les « fondations de l’économie sociale ». Si le libéralisme est bien une action sociale, c’est donc une action qui tend à réduire toutes les interactions sociales, à commencer par celles de l’éducation, du soin, de la culture ou du travail, aux relations économiques de coopération et de compétition régies par un marché mondialisé, auxquelles il s’agit de les réajuster.

 

Or, dans le modèle de Lippmann, comme dans le courant néolibéral qu’il a inspiré, cette réduction et ce réajustement ne font jamais l’objet d’une quelconque discussion démocratique. Décrétées d’en haut, à partir d’une conception transcendante et normative de la destination finale de la vie et des vivants, les modalités concrètes du réajustement doivent être mises en œuvre par une « autorité publique » qui, après avoir disqualifié l’intelligence collective et après avoir replié celle des individus sur leurs intérêts atomiques et à courte vue, reste seule en place pour avoir une vue suffisamment élargie et pour reconstruire les conditions transcendantales de l’ordre social. C’est le retour annoncé du gouvernement centralisé des experts, avec un leadership désormais accordé aux économistes. Dewey ne se prive pas de souligner ce paradoxe, s’amusant de ce que Lippmann se mette finalement à prôner le même dirigisme étatique et surplombant que le président Roosevelt :

Une fois dévoilé le véritable enjeu de l’action sociale au sens de Lippmann, celui d’une compétition qui permette d’établir des inégalités intrinsèques et légitimes entre les individus, et une fois rappelé que cette reconstruction de l’ordre social doit être menée d’en haut et par une autorité surplombante échappant à tout contrôle démocratique, on ne peut que s’étonner du jugement de Jacques Rueff, qui croit pouvoir inscrire l’agenda de Lippmann dans une « politique libérale de gauche ». Continuer d’affirmer aujourd’hui que le néolibéralisme consiste en « la promotion démocratique d’une réelle égalité des chances », et qu’il faudrait enfin le reconnaître comme appartenant pleinement au « patrimoine de la gauche » s’apparente plutôt à un véritable coup de force36.

LA « FORMIDABLE RÉADAPTATION
DE L’ESPÈCE HUMAINE »

Partant du constat de ce qu’il appelle son « retard culturel », Lippmann en appelle donc, nous l’avons vu, à une « formidable réadaptation de l’espèce humaine »37. Sa conviction est que cette réadaptation implique une politique publique de grande ampleur, ouvrant sur un champ immense de réformes à venir. Ces réformes ne se contentent pas de prolonger la régulation biopolitique des risques en matière de sécurité sanitaire et environnementale. Elles ne se bornent pas à libérer les flux de circulation et d’échange tout en les régulant. Elles visent, plus profondément, à transformer une espèce humaine inadaptée en un ensemble d’individus flexibles et de plus en plus adaptables à l’accélération des changements. Cette thèse constitue le cœur théorique le plus novateur du nouveau libéralisme de Lippmann, en même temps qu’elle fournit la matrice politique, sociologique et anthropologique du néolibéralisme. Elle se cristallise dans deux textes principaux, qui méritent chacun une lecture très détaillée, et dans laquelle on va voir comment la biopolitique et les disciplines se renforcent réciproquement, annonçant un modèle de société où les mailles du pouvoir ne cessent de se resserrer.

 

Le premier de ces textes se trouve au chapitre IX, consacré à la Grande Révolution et à la Grande Société, et il ouvre le début de la section intitulée « le retard culturel » (the cultural lag). On verra que Dewey, qui reprendra exactement la même expression dans Freedom and Culture, s’efforcera de lui donner un tout autre contenu, faisant dans ce texte de 1939 la réponse à Lippmann sur la question de la réforme de l’espèce humaine qui manquait encore à son compte rendu de 1937. Le second texte se trouve au chapitre XI, consacré à l’agenda du libéralisme, et il ouvre la section intitulée « le champ des réformes ». C’est là que Lippmann propose de redéfinir l’éducation et la santé à partir de la notion centrale d’« adaptabilité ». Cette fois, c’est Lippmann qui reprend cette expression à Dewey, mais pour en inverser très exactement le sens.

 

Le premier texte, consacré au « retard culturel », s’ouvre sur la reprise du thème de la « Grande Société » (Great Society) :

« C’est au XIXe siècle que l’autosuffisance des nations, des communautés locales et des individus disparut au profit d’une interdépendance profonde et complexe. Les hommes se sont retrouvés à vivre dans une Grande Société. […] Il n’est pas exagéré de dire que le passage de l’autosuffisance relative des individus dans des communautés locales à leur interdépendance dans une économie mondiale est l’expérience la plus révolutionnaire de l’histoire38. »

Comme on l’a vu à propos de la « Grande Révolution » (Great revolution), le coup de force de Lippmann consiste à réduire la « Grande Société » théorisée par Wallas et reprise par Dewey à « l’économie mondiale » (world-wide economy). En identifiant la Grande Société et la Grande Révolution au capitalisme mondialisé, Lippmann opère une réduction que son maître Wallas, disparu cinq ans plus tôt, aurait à coup sûr dénoncée. La « dépendance profonde et complexe » créée par la révolution industrielle se trouve réduite et arbitrairement simplifiée. Elle se résume, d’une part, à une coopération qui exige la parcellisation des tâches et, d’autre part, à la mise en compétition la plus loyale possible des compétences. Pour Lippmann, l’interdépendance n’est pas d’abord le fait de l’intelligence collective et de ses inventions techoscientifiques, comme le pense Dewey. Elle n’est pas non plus essentiellement morale et affective, comme ce dernier le soutient dans Freedom and Culture. Elle est purement et simplement économique, ce que Dewey conteste explicitement :

« L’interdépendance physique s’est accrue au-delà de tout ce qu’on pouvait prévoir. La division du travail dans l’industrie a été anticipée et attendue avec satisfaction. Mais c’est relativement la phase la moins importante de la situation actuelle. […] [le] travail collectif qui en résulte ressemble trop à celui des parties d’une machine pour obtenir une coopération qui exprime la liberté et qui y contribue39. »

La vraie question que pose la Grande Société, pour Dewey, est ailleurs. Elle n’est certainement pas en tout cas de savoir comment accomplir jusqu’à leur terme la mécanisation de la coopération et l’égalité des chances dans la compétition.

 

Tel est pour Lippmann, au contraire, le nouveau « mode de vie » (way of life) :

« [Cette révolution] a imposé à l’humanité un mode de vie (way of life) radicalement nouveau ; elle a ébranlé les coutumes, les institutions et les traditions, transformant ainsi la totalité de l’horizon humain40. »

L’expression n’est pas choisie au hasard. Comme tous ceux qui invoquent dès cette époque « an American way of life »41, la détermination du nouveau mode de vie, loin d’être purement descriptive, est clairement normative. Pour Lippmann, le nouveau « mode de vie », c’est celui qui commence à s’imposer depuis le début de la « grande révolution », celui d’une division du travail intensifiée et régulée par un marché de plus en plus étendu, et qui va devoir inexorablement s’étendre partout dans le monde. Mais pour Dewey, le contenu du nouveau « way of life » est tout autre. Il s’agit de la démocratie, entendue non pas comme régime institutionnel (« comme quelque chose d’extérieur »), mais précisément comme une « manière personnelle de vivre », c’est-à-dire comme un ensemble d’attitudes et d’habitudes formant le caractère stable d’une personne, dénotant à la fois le désir et le but qui orientent sa façon de vivre :

« […] nous ne pourrons échapper à cette manière de penser la démocratie comme quelque chose d’extérieur que si nous réalisons en pensée et en acte qu’elle est une manière de vivre personnelle, qu’elle signifie la possession et l’usage continuel de certaines attitudes, qui forment le caractère personnel et qui déterminent le désir et le but dans toutes les relations de la vie »42.

Ces habitudes, ce sont celles qui favorisent l’intensification et la diversification des interactions sociales, permettant à la fois la mise au jour des conflits et leur résolution par l’intelligence collective, c’est-à-dire par l’expérimentation. Or une telle expérimentation exclut par avance que l’on connaisse déjà sa fin. Fins et moyens restent toujours à redéfinir et à découvrir collectivement, dans une relation continue de rétroaction ou de co-constitution : « Comparée aux autres manières de vivre, la démocratie est la seule qui croit sans réserve dans le processus de l’expérience comme fin et comme moyens43. » En se refusant à bloquer par avance la fin du processus, et en refusant pour cette raison même toute obéissance de principe à l’argument d’autorité, l’enjeu est de libérer les potentialités créatrices dont tous les individus sont porteurs, et qui peuvent à tout moment faire bifurquer et réorienter l’expérience :

« La démocratie est la foi dans le fait que le processus de l’expérience est plus important qu’aucun résultat atteint en particulier, de sorte que les résultats particuliers qui ont été accomplis n’ont de valeur ultime que s’ils sont utilisés pour enrichir et ordonner le processus en cours. […] Toutes les fins et toutes les valeurs qui sont coupées du processus en cours deviennent des arrêts, des fixations. Elles tendent à figer ce qui a été gagné au lieu de les utiliser pour ouvrir la voie à des expériences nouvelles et meilleures44. »

Cette interprétation du nouveau « way of life » est une critique systématique de celle qu’en donne Lippmann. Le nouveau mode de vie décrit par The Good Society consiste au contraire à fixer par avance la fin de l’évolution — l’économie mondialisée comme telos —, dont tous les moyens contribuent précisément, en mettant l’intelligence collective hors circuit, à empêcher la poursuite de ce que Dewey appelle « l’expérience », et avec elle le fonctionnement démocratique, au sens le plus large du mot, du gouvernement des sociétés. Car la première détermination du nouveau « mode de vie » selon Lippmann, c’est bien la division du travail comme hyper-spécialisation, dont les prémices remontent à l’Angleterre d’Adam Smith et à sa description de la fabrique d’épingles en 1776 :

Les deux éléments distinctifs de ce nouveau « way of life » vont dans un sens rigoureusement inverse à celui que préconise Dewey. L’accélération du tempo, d’abord, suggère un mouvement irréversible vers une fin déjà donnée, qui exclut d’emblée qu’elle soit collectivement discutée et mise à l’épreuve. Comme on l’a vu à plusieurs reprises, c’est là précisément que Lippmann reprend à son propre compte la séparation métaphysique entre la fin et les moyens. Tout se passe comme si la fin du processus était déjà fixée, indépendamment des moyens, qui n’ont qu’à s’appliquer ensuite et en second lieu. Au lieu de favoriser les interactions de l’intelligence collective et les rétroactions continues entre la détermination des fins et celle des moyens, l’intensification de la spécialisation à un tempo accéléré replie toujours plus chaque individu sur son propre labeur et sur sa compétence étroite, au lieu de favoriser la visée commune d’une utilité élargie. La phrase qui suit ajoute à l’accélération et à l’hyperspécialisation le durcissement de la compétition :

« Dans la lutte pour la survie, l’économie moins productive de l’auto-suffisance n’a pas été capable de résister à l’efficacité supérieure d’un mode de production qui se spécialise dans le travail et dans les ressources naturelles et qui promeut ainsi l’usage des machines et la puissance mécanique46. »

Tandis que pour Dewey, la révolution scientifique et technique du XVIIe siècle a intensifié la logique expérimentale du vivant, en créant les conditions d’une expérimentation collective toujours plus ouverte, Lippmann interprète la technoscience comme un moyen requis par une fin plus haute : l’augmentation de la productivité économique par le capitalisme mondialisé. Or cette fin exige, au lieu d’une expérimentation ouverte, où « l’égalité des chances » au sens où l’entend Dewey permettrait à chaque individu de libérer ses potentialités créatrices pour qu’elles réorientent le cours de l’expérimentation collective, une tout autre interprétation de « l’égalité des chances » : celle d’une intensification de la compétition, permettant une sélection plus loyale des plus aptes et une élimination plus juste des moins aptes. Rappelons ici que si, dans l’expression d’« égalité des chances » (equality of opportunities), l’« opportunity » renvoie chez Dewey au possible ou à la potentialité dans son sens le plus créateur, supposant d’accepter une part de déviation, de conflictualité et de rupture, elle renvoie plutôt chez Lippmann à la « chance » comprise comme l’accès à une ressource rare, qu’il faudrait distribuer équitablement au départ si on veut que, dans le jeu, ce soit le meilleur qui gagne.

 

Pour Lippmann, c’est ce nouveau mode de vie qui donne par avance tout son sens au processus. A contrario, tout ce qui a cherché à lui résister n’a fait que « retarder le processus »47. Glissant de la description neutre du « processus » (process) à l’évaluation normative du « progrès » (progress), Lippmann n’hésite pas à tirer de cette fin le critère transcendant permettant de distinguer ce qui est vraiment « progressiste » des faux progrès sociaux qui cherchent à résister au progrès. C’est en « reconnaissant la primauté de la division du travail dans l’économie moderne » que l’on pourra, estime-t-il, « distinguer avec succès les vrais phénomènes progressistes des faux »48. En figeant la fin du processus dans une forme statique d’organisation économique, le nouveau libéralisme ne cherche plus fondamentalement, comme le libéralisme du XVIIIe siècle tel que le présente Foucault, à libérer les circulations, les mouvements et les flux, sans jamais préjuger de la fin ou du sens de l’histoire. En fixant par avance le sens de l’évolution, en livrant à son tour un grand récit téléologique des processus historiques, le nouveau libéralisme de Lippmann entend déposséder tous les adversaires « progressistes » du capitalisme de la rhétorique du progrès, condamnant toute forme de résistance au camp de la réaction, du conservatisme ou du déclin.

 

C’est parce qu’il connaît déjà la fin de l’histoire que le néolibéralisme peut faire la différence entre ceux qui sont « en avance » et ceux qui sont en « retard ». Et c’est du haut de cette fin que Lippmann peut décréter le retard de l’espèce humaine et ce qu’il se met à appeler, au chapitre IX, son « retard culturel » (The cultural lag). Comme il le précise lui-même, il emprunte l’idée à la sociologie américaine de l’époque, et très probablement à William Fielding Ogburn, sociologue à l’Université de Chicago, qui avait lancé l’expression dès 192249. Or Dewey reprend lui aussi l’expression d’Ogburn dans Freedom and Culture, et il avançait déjà ce thème dans Liberalism and Social action, évoquant le « retard des schèmes mentaux et moraux » sur « la voie accomplissant la grande transformation (great transformation) »50. Mais comment Dewey peut-il de son côté parler de « retard » (lag) et d’« avance » (advance) si l’évolution comme expérimentation signifie que, comme les perspectives toujours locales et provisoires des organismes vivants, les fins du processus ne sont pas transcendantes, mais immanentes au processus lui-même ? La réponse à cette question suppose une comparaison détaillée des textes de Lippmann et Dewey sur le « retard culturel ».

LE RETARD CULTUREL
DE L’ESPÈCE HUMAINE

Lorsque Ogburn parle de « retard culturel », c’est pour constater que les changements techniques se produisent plus rapidement que les changements sociaux, cette différence de tempo ayant des effets incompressibles de désorganisation. Mais pour lui, le constat d’une telle hétérochonie ne préjuge nullement du sens de l’évolution. Rien ne permet de décréter a priori que les changements sociaux devraient s’accélérer pour « rattraper » les changements techniques, ou qu’au contraire les changements techniques devraient ralentir pour se réajuster aux rythmes sociaux. Mais quand Dewey parle, dans Liberalism and Social Action, du « retard des schèmes mentaux et moraux », c’est en un sens beaucoup plus normatif :

Le « retard » (lag), c’est ici celui de l’ensemble des stases de l’espèce humaine — institutions, schémas moraux et mentaux, habitudes — sur l’avance des « forces nouvelles générées par la science et la technologie »52. Tout en ayant libéré, avec la révolution scientifique, des possibilités inouïes d’innovation sociale, qui tiennent à l’extension de l’expérimentation et de sa « logique » démocratique dans tous les champs d’action, l’espèce humaine retarde en quelque sorte sur sa propre évolution, du fait d’une hétérochronie entre ses potentialités à venir et les stases durables et figées dont elle a hérité de son évolution passée. C’est cette différence de rythme entre l’inertie durable du passé et la mobilité créatrice exigée par l’avenir qui explique les conflits et les troubles de l’époque présente, et c’est elle qui constitue le « problème central du libéralisme ». L’enjeu du nouveau libéralisme pour Dewey, on l’a dit, c’est donc de réajuster l’ancien et le nouveau, c’est de réarticuler les stases de l’habitude et le flux du nouveau, qui sont aujourd’hui en conflit. Assez proche de Lippmann sur ce point, Liberalism and Social Action tend à présenter toutes les stases institutionnelles, mentales et morales, comme retardant nécessairement sur les possibilités de l’expérimentation. Le retard de l’espèce humaine, c’est ici le retard de toutes les stases héritées du passé sur le flux de l’innovation technique, scientifique et sociale. Or Freedom and Culture donne une analyse sensiblement différente de la question du « retard culturel ». Reprenant cette fois à la lettre l’expression que Lippmann reprenait lui-même à Ogburn en parlant de « retard culturel », Dewey complique son analyse en montrant que le problème n’est pas celui du retard des stases sur le flux du nouveau, ou de l’inertie d’une espèce humaine dont il faudrait accélérer les rythmes en la flexibilisant. Le véritable problème vient, plutôt que du retard, du « décalage » (lag) ou de ce qu’il appelle la « scission » ou la « fissure » (split) entre les nouvelles habitudes et les anciennes croyances, créatrice de « divisions intellectuelles et émotionnelles »53 :

« [Ces divisions] existent sur une large échelle quand il y a eu une période de changement rapide dans l’environnement accompagnée d’un changement […] dans les habitudes extérieures, mais sans un réajustement correspondant des attitudes émotionnelles et morales fondamentales formées durant la période antérieure au changement de l’environnement. Ce “retard culturel” est partout évident à notre époque. Le taux du changement dans les conditions a été tellement plus grand que tout ce que le monde a connu qu’on estime que le siècle dernier a vu plus de changements dans les conditions sous lesquelles les gens vivent et s’associent qu’il n’en survint dans les milliers d’années antérieures54. »

Les nouvelles habitudes créées par la Grande Société mondialisée et son tempo accéléré ont changé incomparablement plus vite que les valeurs, la foi, les émotions héritées du passé. Ici, l’opposition n’est plus entre les stases de l’habitude et le flux de l’innovation, mais entre les nouvelles stases, les habitudes extérieures créées par l’environnement, et les anciennes stases, les manières de penser, de croire ou d’être affecté, qui produisent des personnalités profondément divisées. Chez de plus en plus d’individus, les actes et les attitudes réelles, celles que réclament les rythmes accélérés de la Grande Société, contredisent en permanence les valeurs et les croyances qu’ils professent :

« Le rythme a été si rapide qu’il était quasiment impossible aux traditions et aux croyances sous-jacentes de suivre la marche. Non seulement des individus çà et là, mais de grandes foules de gens, répondent habituellement aux conditions qui les entourent par des moyens d’action qui n’ont pas de connexion avec leurs réponses verbales familières. Et pourtant ces dernières expriment des dispositions saturées d’émotions qui trouvent une issue dans les paroles mais pas dans les actes55. »

C’est ce décalage entre le changement dans les habitudes d’action, exigé par le tempo accéléré de la société industrielle, et la survivance des habitudes de penser et des dispositions émotionnelles héritées du passé qui explique que le monde de la culture paraisse toujours « en retard » par rapport au monde nouveau créé par la Grande Société. Or, Dewey n’en tire nullement la conclusion que les nouvelles habitudes seraient « en avance » par rapport aux anciennes croyances, et encore moins qu’il faudrait liquider ces dernières comme des survivances obsolètes du passé. L’exemple qu’il choisit, en mettant au jour le décalage entre l’attachement moral encore professé aujourd’hui aux valeurs démocratiques de l’Amérique de Jefferson56, et les habitudes nouvelles qui, dans un pays qui se dit encore démocratique, tendent à renforcer la discipline, l’uniformité et la soumission au leader, prend très exactement le contre-pied d’une telle conclusion :

Tout ce passage doit se lire comme une critique serrée des thèses politiques de Lippmann. Le danger qui menace la démocratie vient moins du collectivisme totalitaire, et de ces prétendus germes déjà semés dans le collectivisme libéral, que de la scission pathologique entre l’ancien idéal jeffersonien de la démocratie et les nouvelles habitudes produites par le capitalisme avancé, qui contraignent les individus à trahir en permanence en acte ce qu’ils disent en parole. Tandis que l’environnement de la Grande Société, en produisant une atomisation du sens et une parcellisation des tâches, accroît la division intérieure, il ne s’agit donc d’espérer ni que le nouveau parce qu’il est nouveau disqualifie l’ancien parce qu’il est ancien, ni que le flux de l’innovation et l’accélération des rythmes produisent une liquidation générale des stases, des valeurs et des croyances héritées du passé. La lutte contre la division passe bien plutôt par « l’intégration intellectuelle et morale »58 de l’ancien et du nouveau, qui implique elle-même une confrontation collective sur la question des fins, des croyances et des valeurs, « incorporant » dans la culture les méthodes de la science expérimentale59. Comme l’adaptation biologique de l’organisme et de son environnement, cette intégration doit s’entendre en un double sens : comme la capacité des croyances, des valeurs et des fins à être modifiées par les conditions nouvelles de l’environnement, et comme leur capacité à modifier en retour ces conditions elles-mêmes. En ce sens, le constat de l’hétérochronie appelle des ajustements dont l’issue reste, comme toute interaction, radicalement ouverte et imprévisible.

 

Si « retard » il y a, ce n’est donc pas de l’espèce humaine en général, qui serait jugée trop inerte, trop stable ou trop fermée, par rapport aux conditions nouvelles, mobiles, accélérées et ouvertes, exigées par la Grande Société mondialisée. Lorsque Dewey parle en terme normatif de « retard », c’est au contraire pour constater le retard de certaines de ces conditions, devenues dominantes dans la Grande Société, sur la nature de l’espèce humaine elle-même. Le rôle de l’expérimentation collective, c’est justement, non pas de rattraper ces conditions ou de s’y adapter passivement, mais de les soumettre à la discussion, d’évaluer « [les] conditions culturelles, conditions de science, d’art, de morale, de religion, d’éducation et d’industrie, de façon à découvrir lesquelles d’entre elles réellement encouragent ou au contraire retardent (retard) le développement des constituants natifs de la nature humaine »60. Ici s’affirme une différence majeure avec Lippmann. Loin d’être inerte ou défectueuse, la nature humaine recèle, pour Dewey, une réserve inépuisable de potentialités créatrices, déjà théorisée dans Human Nature and Conduct avec l’idée que tout individu porte en lui une impulsion native à la nouveauté (impulse). Cette confiance dans la nature humaine est l’héritage fondamental du libéralisme dont Dewey se réclame, à condition bien sûr qu’il se défasse d’une compréhension atomiste de l’individu et de ses dispositions natives.

 

En insistant sur les potentialités de la nature humaine, plutôt que sur ses insuffisances, Dewey entend très précisément réfuter l’interprétation que Lippmann donne du « retard culturel » dans The Good Society. S’appuyant sur le constat d’une déficience de l’espèce humaine, liée à son histoire évolutive passée, c’est l’humanité tout entière, avec ses dispositions, ses habitudes, ses idées et ses valeurs, et tout particulièrement avec son intelligence, qui est jugée par Lippmann comme étant « en retard » par rapport à ce que les conditions transcendantales de l’économie mondialisée exigent d’elle : « Notre intelligence sociale a été formée pour un genre de vie organisé sur une petite échelle, et elle était statique eu égard à la durée d’une génération61. » L’intelligence est ici, comme dans sa critique bergsonienne, cantonnée à une approche de la réalité qui l’enferme dans des clôtures et qui la fige dans des stases. Alors que le sens de l’évolution est du côté de l’ouverture à une Grande Société mondialisée, dans laquelle les flux de l’innovation sont appelés à s’accélérer, l’intelligence héritée de sa longue histoire évolutive a adapté l’espèce humaine à des environnements stables et fermés. À la lumière de la destination finale de l’évolution, le principal organe d’adaptation de l’espèce humaine est brutalement devenu celui de sa désadaptation, de son désajustement et de son retard structurel.

 

Ce retard, sans cesse aggravé par l’accélération du rythme du changement, explique toute la charge négative de la « grande révolution », si bien décrite par les grandes philosophies du XIXe siècle, qui ont insisté à juste titre sur le négatif (Hegel), la misère sociale (Marx) et la crise de la culture (Nietzsche) :

Tandis que le XVIIIe siècle croyait encore, avec Adam Smith, à une régulation providentielle de la division du travail, elle-même fondée sur une harmonie préétablie entre la nature du marché et les penchants naturels de l’espèce humaine, le XIXe siècle fait la découverte, déjà annoncée à la toute fin du siècle précédent par Malthus, de la dyschronie et du désajustement structurel entre les rythmes évolutifs, et en particulier ici entre le rythme de l’économie mondiale et celui de l’espèce humaine. C’est cette découverte qui, pour Lippmann, implique de refonder le libéralisme de fond en comble, en prenant au sérieux le retard de l’espèce et les souffrances liées à son inertie.

 

Le capitalisme mondialisé ressemble à un train lancé à vive allure, dans lequel les capacités perceptives et cognitives des voyageurs sont structurellement dépassées. Cette dyschronie n’apparaissait nullement dans les analyses d’Adam Smith, qui décrivait une fabrique d’épingles où chaque ouvrier devait rester rivé toute sa vie au perfectionnement de la même tâche :

Mais c’était là une description des simples prémices de la grande révolution. Dès le siècle suivant, celle-ci va exiger des individus, non seulement qu’ils se spécialisent, mais qu’ils soient capables de changer régulièrement de spécialité. Non seulement qu’ils s’adaptent à une situation nouvelle, mais qu’ils soient capables de se réadapter à une situation plus nouvelle encore. Bref, elle exigera « l’adaptabilité » (adaptability) à un « mode d’existence dans lequel la situation la plus nouvelle [est] bientôt transformée en une situation plus nouvelle encore »64. Or tout le problème vient de ce que, au lieu d’une harmonie préétablie, il y a une contradiction qui semble insoluble entre l’inertie de l’espèce humaine et l’adaptabilité requise par la grande révolution. Telle est pour Lippmann l’unique source du négatif et de la crise diagnostiqués à juste titre, et contre le naturalisme naïf des premiers libéraux, par le XIXe siècle.

 

Dans The Phantom Public, c’était la dyschronie déjà qui définissait la nature d’un « problème ». Dans The Good Society, elle devient la source du négatif qui déchire l’histoire et qui provoque la crise du temps présent. En 1925, Lippmann croyait encore à la capacité de la démocratie procédurale de réajuster les rythmes. En 1937, ni la démocratie procédurale, ni la judiciarisation des rapports sociaux, par ailleurs requise pour perfectionner les règles du marché, ne sont en mesure de produire la « formidable réadaptation de l’espèce humaine »65 que la grande révolution exige d’elle. Parallèlement à la judiciarisation par la common law, il faut donc une véritable politique publique de la culture, de l’éducation et de la santé, qui transforme les dispositions « les plus intimes » (most intimate) de l’espèce humaine, en vue de combattre son inertie :

« Toute l’expérience de l’époque qui a commencé depuis la révolution, de la diplomatie de la Grande Puissance jusqu’aux problèmes les plus subtils et les plus intimes de la religion, du goût et des relations personnelles, a été radicalement affectée par cette transformation de la façon dont vivent les hommes (of the way men live)66. »

Cette situation complètement inédite va conduire Lippmann à transformer sa conception du gouvernement et à revenir au modèle fabien d’un pouvoir fort, dans lequel les experts et les leaders réadapteront les populations aux exigences de la Grande Société. Abandonnant le modèle de 1925, celui d’une démocratie purement procédurale, prétendant s’abstenir de toute ingérence dans la sphère des valeurs, des croyances et de l’affectivité en les renvoyant au for intérieur ou à la vie intime des individus, le nouveau libéralisme préconisé désormais par Lippmann s’appuie sur sa foi en la révolution pour en appeler à un gouvernement renforcé des manières de sentir, de penser ou de croire, qui réadapte l’humanité à sa nouvelle condition.

VERS UNE REDÉFINITION NÉOLIBÉRALE
DE L’ÉDUCATION ET DE LA SANTÉ

C’est ce que montre le second texte intitulé « le champ des réformes », principalement occupé à redéfinir le sens de la santé et de l’éducation67. Reprenant le vocabulaire spencérien de la fitness, de l’aptitude à la survie dans un contexte sélectif de compétition, le texte s’ouvre sur le constat d’une espèce humaine « inapte », ou dont les aptitudes seraient « mal adaptées » : « Ce malaise de l’esprit reflète, comme l’inconfort d’un soulier mal adapté (badly fitted), le mauvais ajustement (maladjustment) des hommes à la manière dont ils doivent gagner leur vie68. » Ce que Foucault repère comme le fondement anthropologique des disciplines, cette mauvaise nature du corps humain et de ses penchants qui justifie son dressage, est ici renouvelé par les catégories de l’évolutionnisme spencérien. Le mal n’est plus, comme dans les disciplines ascétiques qui se sont perfectionnées pendant des siècles dans les monastères, celui de la chair, mais celui de la « mauvaise » adaptation ou du « mauvais » ajustement de l’espèce humaine aux exigences de son environnement. Tandis que Spencer croyait qu’il suffisait de « laisser faire » les mécanismes évolutifs pour que les plus aptes soient sélectionnés et les inaptes éliminés, Lippmann considère que toute la compétition est dès le départ biaisée par la défectuosité du matériau humain. C’est ce constat qui légitime à la fois, à ses yeux, une politique ambitieuse de santé publique et de grandes politiques publiques d’éducation, que le laisser-faire spencérien croyait au contraire pouvoir abolir.

 

Le premier objectif de toute politique de santé publique, doit d’abord consister à lutter contre le handicap : « Il y a ceux qui sont nés handicapés ; par la détérioration de la souche (stock) d’où ils proviennent, ils n’ont pas la capacité de faire leur chemin69. » Pour Lippmann, la qualité de la « souche » doit s’entendre clairement ici en un sens génétique, et c’est ce qui justifie à ses yeux que la santé publique assume une politique ambitieuse en matière d’eugénisme : « L’économie de la division du travail exige […] une population dans laquelle [les] problèmes d’eugénisme […] sont effectivement traités70. » Mais l’amélioration génétique ne doit pas se contenter de viser l’élimination des anomalies héréditaires, qui créent des handicaps et qui biaisent l’égalité des chances. Elle ne doit pas seulement remettre tous les individus à égalité sur la même ligne de départ, afin de lutter contre les inégalités liées à l’héritage, qu’il soit biologique ou social, en vue de dégager des inégalités intrinsèques que les individus ne devraient qu’à eux-mêmes71. Elle doit aussi corriger la mauvaise qualité de la souche humaine en général, et tenter de contribuer à l’amélioration continue de l’espèce humaine :

« L’économie exige non seulement que la qualité de la souche humaine, l’équipement des hommes pour la vie, soit maintenue à un niveau minimum d’efficacité, mais que cette qualité soit progressivement améliorée72. »

Pour ceux qui sont nés handicapés, l’agenda du nouveau libéralisme n’a rien de bien clair à proposer. Il s’en tient à annoncer leur échec inévitable dans la compétition. Mais pour tout le reste de la population, il s’agit de protéger le patrimoine génétique de toute anomalie d’une part, mais aussi d’améliorer constamment sa qualité pour le réadapter aux besoins de l’économie. Ici s’esquissent les premières justifications politiques d’une « augmentation » illimitée des performances de l’espèce73.

 

Cette nouvelle conception de la santé en général, et de la santé publique en particulier, s’inscrit parfaitement dans l’émergence, dans les années 1930, d’une nouvelle forme d’eugénisme : « une coalition informelle que l’on pourrait appeler : “l’eugénisme réformé” »74. Pour ce nouvel eugénisme, les préjugés de classe et de race durcis par l’eugénisme classique furent de graves contresens. Il y a des talents, des dons et des capacités à aller chercher dans toutes les classes de la population. C’est exactement le sens de la métaphore lippmannienne de la course. Pour que la course soit aussi loyale qu’une compétition sportive, il faut lutter contre toutes les formes de handicaps légués par l’héritage biologique ou social, qui faussent la compétition et qui empêchent de détecter les « supériorités intrinsèques » qui se cachent dans les classes défavorisées. Mais ces nouveaux eugénistes contestent également le réductionnisme biologique de l’eugénisme classique, auquel ils opposent le rôle essentiel de l’environnement social, qui doit assurer une égalité des chances à tous les individus. Daniel Kevles insiste à ce propos sur le rôle important que Lippmann a joué, dans les années 1920, dans la critique des tests de Q. I.75. Présentant l’intelligence, à la suite des pragmatistes, comme le résultat complexe des interactions entre les dispositions naturelles et l’environnement, il rejetait, je l’ai rappelé, sa réduction à une aptitude innée. Mais entre 1920 et 1930, l’eugénisme s’est considérablement affiné, ce qui permet désormais à Lippmann d’y souscrire tout en maintenant l’importance des facteurs sociaux, à côté des seuls facteurs génétiques, dans l’apparition des handicaps :

« D’autres sont handicapés par les maladies de l’enfance, par la malnutrition et par la négligence […]. Ils ne s’adaptent pas eux-mêmes facilement. Puis il y a ceux qui ont été brisés par la pauvreté et la misère de leur jeunesse, et qui n’obtiennent jamais une chance égale de développer leurs facultés76. »

« Les facultés » qu’il s’agit de développer désignent ici les compétences de base nécessaires à la survie sociale, augmentées des supériorités intrinsèques que la compétition doit dégager, supposant elle-même une adaptabilité toujours plus grande aux transformations de l’ordre social.

 

La fin de l’évolution reste, on le voit, définie dans les termes de Spencer. C’est sur la question des moyens qu’il y a rupture et qu’émerge l’idée d’un agenda : d’une liste de tout ce qu’il y a à faire contre le laisser-faire. De même que les marchés ne peuvent pas se perfectionner spontanément, sans les artifices juridiques de la common law, de même l’espèce humaine naturellement déficiente ne peut pas produire spontanément ces facultés, sans l’artifice d’une grande politique de santé publique. Réadapter l’espèce humaine aux exigences de l’économie mondialisée implique, non seulement d’améliorer continuellement son patrimoine génétique défectueux, par l’élimination des anomalies et par l’augmentation des performances, mais aussi d’assumer des politiques sociales ambitieuses en matière de prévention, de soin et de santé, qui favorisent à la fois l’égalité des chances et l’adaptabilité.

 

Si l’agenda du nouveau libéralisme redéfinit la santé comme l’augmentation des performances dans la compétition, il redéfinit l’éducation comme la production et l’amélioration constante de l’« adaptabilité » des populations, elle-même comprise à partir des exigences de la division mondiale du travail :

Dans l’état inachevé du capitalisme décrit par Adam Smith, je l’ai rappelé, l’ouvrier pouvait se contenter de se spécialiser et s’identifier durant toute sa vie à un « métier particulier » (peculiar trade), permettant à la fois d’optimiser le temps de travail et d’améliorer sa qualité78. Mais avec l’accélération de la compétition, chaque travailleur doit être désormais capable de changer régulièrement d’emploi tout au long de sa vie, en même temps qu’il doit être, à l’intérieur d’un même emploi, suffisamment « polyvalent » (versatile) pour passer constamment d’une tâche à une autre79. Polyvalence et adaptabilité permettent de conjuguer l’hyper-spécialisation des tâches et la mobilité des marchés. Tels devront être désormais, pour l’agenda du nouveau libéralisme, le véritable contenu des politiques publiques d’éducation et le nouveau sens de l’éducation elle-même : « L’objectif d’une politique éducative devrait être de rendre la plupart des hommes polyvalents et adaptables à l’endroit où ils sont nés80. »

 

Avant de revenir, en conclusion de ce chapitre, sur cette étrange précision finale (« rendre la plupart des hommes adaptables […] à l’endroit où ils sont nés »), il reste à s’interroger sur la reprise par Lippmann de ce concept d’adaptabilité, déjà central dans la théorie deweyenne de l’éducation, et qui brouille la claire distinction entre l’agenda néolibéral et la philosophie politique du pragmatisme. La lecture parallèle des textes montre que, en reprenant à Dewey le terme d’adaptabilité et sa place centrale dans la redéfinition pragmatiste de l’éducation, Lippmann en subvertit en réalité complètement le sens81. Le point est essentiel, car il se pourrait que notre monde contemporain, en particulier dans le champ de l’éducation, soit imprégné de ces ambiguïtés.

 

Dans Democracy and Education, Dewey est tout à fait conscient des ambivalences du terme, qui sont aussi celles du concept biologique d’adaptation et de ses multiples ambiguïtés dans le champ de la théorie de l’évolution. Autour de ces notions d’adaptation et d’adaptabilité, s’opposent d’après lui les conceptions mécanistes de Spencer et la logique proprement expérimentale promue par Darwin. Pour souligner la spécificité de ses propres concepts d’adaptation et d’adaptabilité, qu’il estime beaucoup plus fidèles à la logique darwinienne, Dewey propose de distinguer très clairement deux sens couramment confondus de l’adaptabilité : l’adaptabilité comme « plasticité » (plasticity) et l’adaptabilité comme malléabilité, qu’il associe tantôt à la docilité, tantôt à la soumission passive aux circonstances. Comme l’adaptabilité, la plasticité est d’ailleurs elle aussi pleine des mêmes ambivalences82 :

« L’adaptabilité à la croissance, spécifique d’une créature immature, constitue sa plasticité. C’est quelque chose de très différent de la plasticité du mastic ou de la cire. Ce n’est pas la capacité à changer de forme en accord avec la pression extérieure […]. C’est essentiellement l’aptitude (ability) à apprendre de l’expérience ; […] Cela signifie le pouvoir de modifier les actions sur la base des résultats des expériences antérieures83. »

Tandis que l’adaptabilité telle que l’a théorisée Spencer dans sa conception de la « société industrielle » est à la fois mécanique et passive, l’adaptabilité qui, pour Dewey, constitue le sens même de l’acte éducatif est au contraire active et indissolublement liée à la « logique expérimentale » de l’évolution :

« L’éducation est souvent définie comme l’acquisition des habitudes qui effectuent un ajustement de l’individu à son environnement. […] Mais il est essentiel que cet ajustement soit compris dans son sens actif, celui de contrôle des moyens pour l’accomplissement des fins84. »

Si l’adaptabilité et le réajustement sont bien l’enjeu de toute éducation véritable, distinguée du dressage ou du conditionnement, il faut donc les comprendre, on n’a pas cessé de le rappeler, non pas comme une soumission docile aux exigences de la Grande Société, mais comme la capacité de l’espèce humaine à reprendre le contrôle expérimental de sa propre évolution dans le contexte de la société industrielle, en redéfinissant de manière collective et continue ses fins et ses moyens.

 

C’est tout le sens du titre de l’ouvrage de 1916, qui annonce un lien organique entre éducation et démocratie. En amputant les individus et les populations de toute capacité à transformer collectivement leur environnement et à redéfinir ensemble leurs propres fins, « l’adaptabilité » telle que Lippmann l’interprète manque tout à la fois le sens de l’éducation, de l’adaptation, de l’évolution et de la démocratie :

« Si nous pensons qu’une habitude est simplement un changement qui s’est produit avec le temps dans l’organisme, en ignorant le fait que ce changement consiste dans l’aptitude (ability) à effectuer des changements subséquents dans l’environnement, nous serons amenés à penser que “l’ajustement” est une conformité à l’environnement, comme la cire se conforme au sceau qui la presse. L’environnement est pensé comme quelque chose de fixé, fournissant dans sa fixité la fin et le modèle (standard) des changements qui ont lieu dans l’organisme ; l’ajustement est simplement le fait de nous adapter nous-mêmes (fitting ourselves) à cette fixité des conditions externes85. »

Certes, Lippmann convient de ce que l’environnement présent comporte des aspects délétères que les politiques sociales doivent corriger. Mais c’est bien à partir d’un environnement extérieur idéalisé et interprété comme le telos ou la fin ultime de l’évolution — la forme finale de la division mondiale du travail telle que Spencer l’a théorisée — que l’organisme est transformé en une pâte molle devant obéir sans délai aux injonctions de l’économie mondiale à venir. Le paradoxe, qui est celui de toute approche téléologique du devenir, est que le caractère évolutif de l’évolution, en dépit de l’injonction à la mobilité, est entièrement perdu de vue, au profit d’une loi transcendante et d’une fin déjà fixée.

 

Comme dans la psychologie behavioriste de Watson, que Dewey critique au chapitre précédent, tout repose donc encore chez Lippmann sur une « conception négative »86 de l’immaturité de l’espèce humaine, jugée mal finie et déficiente au regard des nouvelles exigences de son environnement. Pour Dewey, c’est cette immaturité justement, plus marquée chez l’animal humain que chez tous les autres mammifères, qui l’oblige à l’expérimentation constante de nouveaux possibles, et qui est au contraire la source inépuisable de sa « croissance » (growth)87. Cette exceptionnelle lenteur à se développer, ce que les biologistes appelleraient aujourd’hui sa « néoténie », est l’un des aspects les plus précieux et les plus créateurs du retard de l’espèce humaine. Inversement, les conceptions négatives de la nature humaine et de son retard ouvrent la voie à une biopolitique proprement disciplinaire, où la qualité des populations est optimisée par la pression constante de disciplines à la fois sanitaires, éducatives et professionnelles, chargées de corriger et de rééduquer en permanence les dispositions somatiques et psychiques des individus. La foi démocratique de Dewey et du pragmatisme américain dans les potentialités expérimentales de l’espèce humaine en appelle à un tout autre gouvernement de la vie et des vivants : à un self-government véritablement libéral, dans lequel le gouvernement des vivants s’expérimente et se réajuste collectivement. Si cette nouvelle forme de biopolitique entend constituer un contrepoids puissant à toute forme de contrôle disciplinaire et à toute réquisition de la force de travail par les exigences du capitalisme mondialisé, la biopolitique néolibérale annoncée par Lippmann présage, de son côté, d’un renforcement sans précédent des disciplines, qui met à mal la tension entre ces deux technologies de pouvoir que Foucault théorisait encore à la fin des années 1970.

 

Le texte de Lippmann qui est peut-être le plus explicite à cet égard, c’est celui dans lequel il affirme la supériorité du capital sur le travail, et qui éclaire la formule énigmatique que je citais plus haut : rendre « la plupart des hommes adaptables… à l’endroit où ils sont nés ». La mobilité du travail humain produite par l’adaptabilité ne pourra jamais, explique Lippmann, se mettre à la hauteur de l’hyper-mobilité du capital. S’imaginer que l’espèce humaine pourrait rattraper son retard, en devenant elle-même hyper-mobile, est une utopie abstraite qu’il juge perdue d’avance. Parce qu’elles sont inexorablement lestées par les stases de l’habitude et par les entraves de l’attachement, il faut plutôt réimplanter les populations dans des lieux fixes, où elles resteront attachées à leurs racines et assignées à résidence :

« Une vie civilisée est impossible pour des nomades qui ne s’installent nulle part et qui n’ont pas de racines profondes en un lieu déterminé. Car les hommes qui viennent d’arriver et qui vont bientôt repartir ont tendance à être cruellement avides. Ce sont des passagers qui n’ont d’engagements dans aucune communauté […]. Il s’ensuit que si l’on veut que les nécessités d’une vie civilisée soient accommodées à la nouvelle économie, la prescription de l’économie classique selon laquelle le travail et le capital doivent être tous les deux parfaitement mobiles doit être modifiée. Le capital doit être plus mobile que le travail, dans une mesure suffisante pour compenser l’inévitable et désirable résistance des hommes à une existence migratoire88. »

À première vue, Lippmann peut sembler admettre ici, à la suite de Dewey, la nécessaire tension tragique entre stase et flux. S’il faut que les flux de la circulation du capital s’accélèrent, il faut aussi, concède-t-il, que les stases de l’attachement, de l’habitude et de la communauté se consolident. Or loin de comprendre cette dualité sur le mode tragique d’une nécessaire tension, Lippmann la transforme en une distinction hiérarchique qui durcit l’opposition entre les leaders et la masse. Si les dirigeants et les experts restent jusqu’au bout associés à la mobilité et à la mondialisation, c’est la masse des populations — « la plupart des hommes » (most men), précise-t-il — qu’il s’agit de fixer à résidence pour mieux conjurer les risques d’une mobilité incontrôlée, tandis que les meilleurs d’entre eux, ceux qui s’exceptent de la plupart des hommes, semblent échapper par principe à cette coercition :

« […] les courants de population doivent se déplacer lentement si l’on veut éviter que l’émigration dévitalise les communautés anciennes et que l’immigration inassimilable submerge les nouvelles. Le but de la politique devrait être, par conséquent, d’atténuer ce mal humain, en prenant des mesures de contrôle social qui incitent le capital inanimé, plutôt que les hommes, à acquérir un haut degré de mobilité. Le but de la politique éducative devrait être de rendre la plupart des hommes polyvalents et adaptables à l’endroit où ils sont nés, et celui de la politique économique devrait être de rendre le capital mobile89. »

Partant de la double contrainte contradictoire de rendre les masses plus mobiles tout en les immobilisant, Lippmann en tire la conclusion d’un nécessaire « contrôle social » qui, d’une part, fixe les populations dans l’espace en évitant le « mal » (evil) de l’immigration et, d’autre part, rende la masse des individus de plus en plus malléables, dociles et polyvalents « à l’endroit où ils sont nés ». Ce faisant, c’est le sens et le « but » (aim) même de toute « politique éducative » qui se trouvent radicalement transformés, en dehors de toute délibération collective sur les fins. Tandis que le libéralisme classique pensait l’éducation à partir de l’émancipation, le nouveau libéralisme de Lippmann la met autoritairement au service de la flexibilité, annonçant par bien des traits ce que le jargon des politiques éducatives contemporaines nommera « l’employabilité »90.

 

Politique migratoire restrictive, politique éducative d’employabilité et politique économique de déterritorialisation du capital : quelques-uns des grands traits du capitalisme mondialisé qui prévaut aujourd’hui sont ici annoncés. Or, pour Dewey, ce nouveau libéralisme nie la liberté des individus qu’il est censé libérer. Lorsqu’il dénonce « une espèce d’organisation du genre mollusque, [avec] des individus mous au-dedans et au-dehors une coquille dure et étriquée »91, il vise le modèle de société qui prévaut déjà et que Lippmann entend durcir encore. Avec l’augmentation du caractère coercitif du contrôle social, il s’agit, au fond, de durcir la hiérarchie entre une population assignée à résidence (« la plupart des hommes ») et ses leaders, eux-mêmes associés à la mobilité du capital, séparation hiérarchique des gouvernants et des gouvernés qui contrevient au principe même du self-government.

 

Au lieu d’une biopolitique qui, comme celle décrite par Foucault, libère les échanges, les flux et les circulations, et dans laquelle liberté et sécurité restent constamment en tension, Lippmann en appelle donc à un durcissement des disciplines et du contrôle social, et avec eux, à un libéralisme sécuritaire qui porte atteinte à la circulation des personnes au nom d’une meilleure circulation des biens. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il réactive, dans le chapitre qui suit, sa conception hamiltonienne et verticale du pouvoir, dans laquelle seuls les dirigeants sont capables d’apercevoir les principes transcendants d’une « bonne société » : « La question fondamentale est de savoir comment le pouvoir informe des masses doit être organisé, représenté et conduit92. » Ce qui suppose d’abord, comme dans le modèle hamiltonien que Lippmann oppose à la référence constante de Dewey à Jefferson, que les représentants de la masse la protègent contre elle-même, en fabriquant d’en haut son consentement :

Ainsi s’esquisse un affrontement entre deux versions proprement politiques du gouvernement des vivants : entre une biopolitique disciplinaire qui passe, dans le domaine du travail, de l’éducation et de la santé, par un contrôle social de plus en plus coercitif, et sur le plan de la démocratie, par la fabrique du consentement des masses, et une autre version possible du gouvernement des vivants, centré à la fois sur la libération les capacités de participation de tous les individus à l’expérimentation sociale et sur la détermination par l’intelligence collective des fins et des moyens de l’évolution.

 

Mais toute la question qui reste maintenant devant nous est au fond de savoir si, au-delà de Lippmann, c’est bien son agenda qui depuis la fin des années 1930 a régné sans partage sur le nouveau libéralisme et dans les sociétés dites « libérales ». La diversité des néolibéralismes, d’abord, résiste par avance à une telle hypothèse. Ni l’ordo-libéralisme allemand, ni l’ordre spontané de Friedrich Hayek, ni la théorie du capital humain de l’École de Chicago, ne sont entièrement solubles dans le nouveau libéralisme de Lippmann. Toute une série de tensions et de fractures, qui mériteraient d’être réexaminées à l’aune de cette généalogie, complexifient encore le rapport du néolibéralisme au gouvernement de la vie et des vivants. La diversité des biopolitiques ensuite complique la thèse d’une domination hégémonique du néolibéralisme lui-même. Notre époque se réduit-elle à la seule hégémonie du néolibéralisme et de ses disciplines ? Les différents âges de la biopolitique, celui décrit par Foucault à la fin du XVIIIe siècle et celui des divers agendas du néolibéralisme dans la seconde moitié du XXe siècle, n’entrent-ils pas régulièrement en tension ? Et le nouveau libéralisme de Dewey, autre vision biopolitique de l’espèce humaine et de son environnement, ne prend-il pas corps, lui aussi, et peut-être de plus en plus profondément, dans les nouveaux rapports de pouvoir qui s’inventent aujourd’hui à l’intérieur des champs conflictuels du travail, mais aussi de l’éducation, de la santé et de l’environnement ?