CHAPITRE XIII

DEPUIS LA MORT DE TURENNE JUSQU’À LA PAIX DE NIMÈGUE, EN 1678

Après la mort de Turenne et la retraite du prince de Condé, le roi n’en continua pas la guerre avec moins d’avantage contre l’Empire, l’Espagne et la Hollande. Il avait des officiers formés par ces deux grands hommes. Il avait Louvois, qui lui valait plus qu’un général, parce que sa prévoyance mettait les généraux en état d’entreprendre tout ce qu’ils voulaient. Les troupes, longtemps victorieuses, étaient animées du même esprit, qu’excitait encore la présence d’un roi toujours heureux.

Il prit en personne, dans le cours de cette guerre, Condé (26 avril 1676), Bouchain (11 mai 1676), Valenciennes (17 mars 1677), Cambrai (5 avril 1677). On l’accusa, au siège de Bouchain, d’avoir craint de combattre le prince d’Orange, qui vint se présenter devant lui avec cinquante mille hommes pour tenter de jeter du secours dans la place. On reprocha aussi au prince d’Orange d’avoir pu livrer bataille à Louis XIV, et de ne l’avoir pas fait. Car tel est le sort des rois et des généraux qu’on les blâme toujours de ce qu’ils font et de ce qu’ils ne font pas ; mais ni lui ni le prince d’Orange n’étaient blâmables. Le prince ne donna point la bataille, quoiqu’il le voulût, parce que Monterey, gouverneur des Pays-Bas, qui était dans son armée, ne voulut point exposer son gouvernement au hasard d’un événement décisif ; et la gloire de la campagne demeura au roi, puisqu’il fit ce qu’il voulut, et qu’il prit une ville en présence de son ennemi.

À l’égard de Valenciennes, elle fut prise d’assaut par un de ces événements singuliers qui caractérisent le courage impétueux de la nation1.

Le roi faisait ce siège, ayant avec lui son frère et cinq maréchaux de France, d’Humières, Schomberg, La Feuillade, Luxembourg et de Lorges. Les maréchaux commandaient, chacun leur jour, l’un après l’autre ; Vauban dirigeait toutes les opérations.

On n’avait pris encore aucun des dehors de la place. Il fallait d’abord attaquer deux demi-lunes. Derrière ces demi-lunes était un grand ouvrage à couronne, palissadé et fraisé, entouré d’un fossé coupé de plusieurs traverses ; dans cet ouvrage à couronne était encore un autre ouvrage, entouré d’un autre fossé. Il fallait, après s’être rendu maître de tous ces retranchements, franchir un bras de l’Escaut ; ce bras franchi, on trouvait encore un autre ouvrage, qu’on nomme pâté ; derrière ce pâté coulait le grand cours de l’Escaut, profond et rapide, qui sert de fossé à la muraille ; enfin, la muraille était soutenue par de larges remparts. Tous ces ouvrages étaient couverts de canons ; une garnison de trois mille hommes préparait une longue résistance.

Le roi tint conseil de guerre pour attaquer les ouvrages du dehors. C’était l’usage que ces attaques se fissent toujours pendant la nuit, afin de marcher aux ennemis sans être aperçu, et d’épargner le sang du soldat. Vauban proposa de faire l’attaque en plein jour. Tous les maréchaux de France se récrièrent contre cette proposition. Louvois la condamna. Vauban tint ferme, avec la confiance d’un homme certain de ce qu’il avance : « Vous voulez, dit-il, ménager le sang du soldat ; vous l’épargnerez bien davantage quand il combattra de jour, sans confusion et sans tumulte, sans craindre qu’une partie de nos gens tire sur l’autre, comme il n’arrive que trop souvent. Il s’agit de surprendre l’ennemi ; il s’attend toujours aux attaques de nuit : nous le surprendrons en effet lorsqu’il faudra qu’épuisé des fatigues d’une veille il soutienne les efforts de nos troupes fraîches. Ajoutez à cette raison que, s’il y a dans cette armée des soldats de peu de courage, la nuit favorise leur timidité ; mais que, pendant le jour, l’œil du général inspire la valeur, et élève les hommes au-dessus d’eux-mêmes. »

Le roi se rendit aux raisons de Vauban, malgré Louvois et cinq maréchaux de France.

(17 mars 1677) À neuf heures du matin, les deux compagnies de mousquetaires, une centaine de grenadiers, un bataillon des gardes, un du régiment de Picardie, montent de tous côtés sur ce grand ouvrage à couronne. L’ordre était simplement de s’y loger, et c’était beaucoup ; mais quelques mousquetaires noirs ayant pénétré par un petit sentier jusqu’au retranchement intérieur qui était dans cette fortification, ils s’en rendent d’abord les maîtres. Dans le même temps, les mousquetaires gris y abordent par un autre endroit ; les bataillons des gardes les suivent. On tue et on poursuit les assiégés. Les mousquetaires baissent le pont-levis qui joint cet ouvrage aux autres ; ils suivent l’ennemi de retranchement en retranchement, sur le petit bras de l’Escaut et sur le grand. Les gardes s’avancent en foule. Les mousquetaires sont déjà dans la ville avant que le roi sache que le premier ouvrage attaqué est emporté.

Ce n’était pas encore ce qu’il y eut de plus étrange dans cette action. Il était vraisemblable que de jeunes mousquetaires, emportés par l’ardeur du succès, se jetteraient aveuglément sur les troupes et sur les bourgeois qui venaient à eux dans la rue ; qu’ils y périraient ; ou que la ville allait être pillée. Mais ces jeunes gens, conduits par un cornette nommé Moissac, se mirent en bataille derrière des charrettes ; et, tandis que les troupes qui venaient se formaient sans précipitation, d’autres mousquetaires s’emparaient des maisons voisines, pour protéger par leur feu ceux qui étaient dans la rue ; on donnait des otages de part et d’autre ; le conseil de ville s’assemblait ; on députait vers le roi : tout cela se faisait sans qu’il y eût rien de pillé, sans confusion, sans faire de faute d’aucune espèce. Le roi fit la garnison prisonnière de guerre, et entra dans Valenciennes, étonné d’en être le maître. La singularité de l’action a engagé à entrer dans ce détail.

(9 mars 1678) Il eut encore la gloire de prendre Gand en quatre jours, et Ypres en sept (25 mars). Voilà ce qu’il fit par lui-même. Ses succès furent encore plus grands par ses généraux.

(Septembre 1676) Du côté de l’Allemagne, le maréchal duc de Luxembourg laissa d’abord, à la vérité, prendre Philipsbourg à sa vue, essayant en vain de la secourir avec une armée de cinquante mille hommes. Le général qui prit Philipsbourg était Charles V, nouveau duc de Lorraine, héritier de son oncle Charles IV, et dépouillé comme lui de ses États. Il avait toutes les qualités de son malheureux oncle, sans en avoir les défauts. Il commanda longtemps les armées de l’Empire avec gloire ; mais, malgré la prise de Philipsbourg, et quoiqu’il fût à la tête de soixante mille combattants, il ne put jamais rentrer dans ses États. En vain il mit sur ses étendards : Aut nunc, aut nunquam, « ou maintenant, ou jamais ».

Le maréchal de Créqui, racheté de sa prison, et devenu plus prudent par sa défaite de Consarbruck, lui ferma toujours l’entrée de la Lorraine. (7 octobre 1677) Il le battit dans le petit combat de Kokersberg, en Alsace ; il le harcela et le fatigua sans relâche ; il prit Fribourg à sa vue (14 novembre 1677) ; et quelque temps après il battit encore un détachement de son armée à Rheinfeld. (Juillet 1678) Il passa la rivière de Kins en sa présence, le poursuivit vers Offenbourg, le chargea dans sa retraite ; et ayant immédiatement après emporté le fort de Kehl l’épée à la main, il alla brûler le pont de Strasbourg, par lequel cette ville, qui était libre encore, avait donné tant de fois passage aux armées impériales. Ainsi le maréchal de Créqui répara un jour de témérité par une suite de succès dus à sa prudence ; et il eût peut-être acquis une réputation égale à celle de Turenne, s’il eût vécu.

Le prince d’Orange ne fut pas plus heureux en Flandre que le duc de Lorraine en Allemagne : non seulement il fut obligé de lever le siège de Mastricht et de Charleroi ; mais après avoir laissé tomber Condé, Bouchain et Valenciennes sous la puissance de Louis XIV, il perdit la bataille de Mont-Cassel contre Monsieur (11 avril 1677), en voulant secourir Saint-Omer. Les maréchaux de Luxembourg et d’Humières commandaient l’armée sous Monsieur. On prétend qu’une faute du prince d’Orange et un mouvement habile de Luxembourg décidèrent du gain de la bataille. Monsieur chargea avec une valeur et une présence d’esprit qu’on n’attendait pas d’un prince efféminé. Jamais on ne vit un plus grand exemple que le courage n’est point incompatible avec la mollesse. Ce prince, qui s’habillait souvent en femme, qui en avait les inclinations, agit en capitaine et en soldat. Le roi, son frère, parut jaloux de sa gloire. Il parla peu à Monsieur de sa victoire. Il n’alla pas même voir le champ de bataille, quoiqu’il se trouvât tout auprès. Quelques serviteurs de Monsieur, plus pénétrants que les autres, lui prédirent alors qu’il ne commanderait plus d’armée, et ils ne se trompèrent pas.

Tant de villes prises, tant de combats gagnés en Flandre et en Allemagne, n’étaient pas les seuls succès de Louis XIV dans cette guerre. Le comte de Schomberg et le maréchal de Navailles battaient les Espagnols dans le Lampourdan, au pied des Pyrénées. On les attaquait jusque dans la Sicile.

La Sicile, depuis le temps des tyrans de Syracuse, sous lesquels au moins elle avait été comptée pour quelque chose dans le monde, a toujours été subjuguée par des étrangers ; asservie successivement aux Romains, aux Vandales, aux Arabes, aux Normands, sous le vasselage des papes, aux Français, aux Allemands, aux Espagnols ; haïssant presque toujours ses maîtres, se révoltant contre eux, sans faire de véritables efforts dignes de la liberté, et excitant continuellement des séditions pour changer de chaînes.

Les magistrats de Messine venaient d’allumer une guerre civile contre leurs gouverneurs, et d’appeler la France à leur secours. Une flotte espagnole bloquait leur port : ils étaient réduits aux extrémités de la famine.

D’abord le chevalier de Valbelle vint avec quelques frégates à travers la flotte espagnole. Il rapporte à Messine des vivres, des armes et des soldats. Ensuite le duc de Vivonne arrive avec sept vaisseaux de guerre de soixante pièces de canon, deux de quatre-vingts, et plusieurs brûlots ; il bat la flotte ennemie (9 février 1675), et rentre victorieux dans Messine.

L’Espagne est obligée d’implorer, pour la défense de la Sicile, les Hollandais, ses anciens ennemis, qu’on regardait toujours comme les maîtres de la mer. Ruyter vient à son secours du fond du Zuiderzée, passe le détroit, et joint à vingt vaisseaux espagnols vingt-trois grands vaisseaux de guerre.

Alors les Français, qui, joints avec les Anglais, n’avaient pu battre les flottes de Hollande, l’emportèrent seuls sur les Hollandais et les Espagnols réunis. (8 janvier 1676) Le duc de Vivonne, obligé de rester dans Messine pour contenir le peuple déjà mécontent de ses défenseurs, laissa donner cette bataille par Duquesne, lieutenant général des armées navales, homme aussi singulier que Ruyter, parvenu comme lui au commandement par son seul mérite, mais n’ayant encore jamais commandé d’armée navale, et plus signalé jusqu’à ce moment dans l’art d’un armateur que dans celui d’un général. Mais quiconque a le génie de son art et du commandement passe bien vite et sans effort du petit au grand. Duquesne se montra grand général de mer contre Ruyter : c’était l’être que de remporter sur ce Hollandais un faible avantage. Il livra encore une seconde bataille navale aux deux flottes ennemies près d’Agouste (12 mars 1676). Ruyter, blessé dans cette bataille, y termina sa glorieuse vie. C’est un des hommes dont la mémoire est encore dans la plus grande vénération en Hollande. Il avait commencé par être valet et mousse de vaisseau ; il n’en fut que plus respectable. Le nom des princes de Nassau n’est pas au-dessus du sien. Le conseil d’Espagne lui donna le titre et les patentes de duc, dignité étrangère et frivole pour un républicain. Ces patentes ne vinrent qu’après sa mort. Les enfants de Ruyter, dignes de leur père, refusèrent ce titre si brigué dans nos monarchies, mais qui n’est pas préférable au nom de bon citoyen.

Louis XIV eut assez de grandeur d’âme pour être affligé de sa mort. On lui représenta qu’il était défait d’un ennemi dangereux. Il répondit « qu’on ne pouvait s’empêcher d’être sensible à la mort d’un grand homme ».

Duquesne, le Ruyter de la France, attaqua une troisième fois les deux flottes après la mort du général hollandais. Il leur coula à fond, brûla, et prit plusieurs vaisseaux. Le maréchal duc de Vivonne avait le commandement en chef dans cette bataille ; mais ce n’en fut pas moins Duquesne qui emporta la victoire. L’Europe était étonnée que la France fût devenue en si peu de temps aussi redoutable sur mer que sur terre. Il est vrai que ces armements et ces batailles gagnées ne servirent qu’à répandre l’alarme dans tous les États. Le roi d’Angleterre, ayant commencé la guerre pour l’intérêt de la France, était prêt enfin de se liguer avec le prince d’Orange, qui venait d’épouser sa nièce. De plus, la gloire acquise en Sicile coûtait trop de trésors. Enfin les Français évacuèrent Messine dans le temps qu’on croyait qu’ils se rendraient maîtres de toute l’île (8 avril 1678). On blâma beaucoup Louis XIV d’avoir fait dans cette guerre des entreprises qu’il ne soutint pas, et d’avoir abandonné Messine, ainsi que la Hollande, après des victoires inutiles.

Cependant c’était être bien redoutable de n’avoir d’autre malheur que de ne pas conserver toutes ses conquêtes. Il pressait ses ennemis d’un bout de l’Europe à l’autre. La guerre de Sicile lui avait coûté beaucoup moins qu’à l’Espagne, épuisée et battue en tous lieux. Il suscitait encore de nouveaux ennemis à la maison d’Autriche. Il fomentait les troubles de Hongrie, et ses ambassadeurs à la Porte Ottomane la pressaient de porter la guerre dans l’Allemagne, dût-il envoyer encore par bienséance quelque secours contre les Turcs appelés par sa politique. Il accablait seul tous ses ennemis ; car alors la Suède, son unique alliée, ne faisait qu’une guerre malheureuse contre l’électeur de Brandebourg. Cet électeur, père du premier roi de Prusse, commençait à donner à son pays une considération qui s’est bien augmentée depuis : il enlevait alors la Poméranie aux Suédois.

Il est remarquable que dans le cours de cette guerre il y eut presque toujours des conférences ouvertes pour la paix : d’abord à Cologne, par la médiation inutile de la Suède ; ensuite à Nimègue, par celle de l’Angleterre. La médiation anglaise fut une cérémonie presque aussi vaine que l’avait été l’arbitrage du pape au traité d’Aix-la-Chapelle. Louis XIV fut en effet le seul arbitre : il fit ses propositions, le 9 d’avril 1678, au milieu de ses conquêtes, et donna à ses ennemis jusqu’au 10 de mai pour les accepter. Il accorda ensuite un délai de six semaines aux États Généraux, qui le demandèrent avec soumission.

Son ambition ne se tournait plus alors du côté de la Hollande ; cette république avait été assez heureuse ou assez adroite pour ne paraître qu’auxiliaire dans une guerre entreprise pour sa ruine. L’Empire et l’Espagne, d’abord auxiliaires, étaient devenus les principales parties.

Le roi, dans les conditions qu’il imposa, favorisait le commerce des Hollandais ; il leur rendait Mastricht, et remettait aux Espagnols quelques villes qui devaient servir de barrières aux Provinces-Unies, comme Charleroi, Courtrai, Oudenarde, Ath, Gand, Limbourg ; mais il se réservait Bouchain, Condé, Ypres, Valenciennes, Cambrai, Maubeuge, Aire, Saint-Omer, Cassel, Charlemont, Popering, Bailleul, etc. : ce qui faisait une bonne partie de la Flandre. Il y ajoutait la Franche-Comté, qu’il avait deux fois conquise ; et ces deux provinces étaient un assez digne fruit de la guerre.

Il ne voulait, dans l’Allemagne, que Fribourg ou Philipsbourg, et laissait le choix à l’empereur. Il rétablissait dans l’évêché de Strasbourg et dans leurs terres les deux frères Furstemberg, que l’empereur avait dépouillés, et dont l’un était en prison.

Il fut hautement le protecteur de la Suède, son alliée, et alliée malheureuse, contre le roi de Danemark et l’électeur de Brandebourg. Il exigea que le Danemark rendît tout ce qu’il avait pris sur la Suède, qu’il modérât les droits de passage dans la mer Baltique, que le duc de Holstein fût rétabli dans ses États, que le Brandebourg cédât la Poméranie qu’il avait conquise, que les traités de Vestphalie fussent rétablis de point en point. Sa volonté était une loi d’un bout de l’Europe à l’autre. En vain l’électeur de Brandebourg lui écrivit la lettre la plus soumise, l’appelant monseigneur, selon l’usage, le conjurant de lui laisser ce qu’il avait acquis, l’assurant de son zèle et de son service : ses soumissions furent aussi inutiles que sa résistance, et il fallut que le vainqueur des Suédois rendît toutes ses conquêtes.

Alors les ambassadeurs de France prétendaient la main sur les électeurs. Celui de Brandebourg offrit tous les tempéraments pour traiter à Clèves avec le comte, depuis maréchal d’Estrade, ambassadeur auprès des États Généraux. Le roi ne voulut jamais permettre qu’un homme qui le représentait cédât à un électeur, et le comte d’Estrades ne put traiter.

Charles-Quint avait mis l’égalité entre les grands d’Espagne et les électeurs ; les pairs de France par conséquent la prétendaient. On voit aujourd’hui à quel point les choses sont changées, puisqu’aux diètes de l’Empire les ambassadeurs des électeurs sont traités comme ceux des rois.

Quant à la Lorraine, il offrait de rétablir le nouveau duc Charles V ; mais il voulait rester maître de Nancy et de tous les grands chemins.

Ces conditions furent fixées avec la hauteur d’un conquérant ; cependant elles n’étaient pas si outrées qu’elles dussent désespérer ses ennemis, et les obliger à se réunir contre lui par un dernier effort : il parlait à l’Europe en maître, et agissait en même temps en politique.

Il sut, aux conférences de Nimègue, semer la jalousie parmi les alliés. Les Hollandais s’empressèrent de signer, malgré le prince d’Orange, qui, à quelque prix que ce fût, voulait faire la guerre : ils disaient que les Espagnols étaient trop faibles pour les secourir s’ils ne signaient pas.

Les Espagnols, voyant que les Hollandais avaient accepté la paix, la reçurent aussi, disant que l’Empire ne faisait pas assez d’efforts pour la cause commune.

Enfin, les Allemands, abandonnés de la Hollande et de l’Espagne, signèrent les derniers, en laissant Fribourg au roi, et confirmant les traités de Vestphalie.

Rien ne fut changé aux conditions prescrites par Louis XIV. Ses ennemis eurent beau faire des propositions outrées pour colorer leur faiblesse, l’Europe reçut de lui des lois et la paix. Il n’y eut que le duc de Lorraine qui osa refuser l’acceptation d’un traité qui lui semblait trop odieux ; il aima mieux être un prince errant dans l’Empire qu’un souverain sans pouvoir et sans considération dans ses États : il attendit sa fortune du temps et de son courage.

Dans le temps des conférences de Nimègue, et quatre jours après que les plénipotentiaires de France et de Hollande avaient signé la paix (10 août 1678), le prince d’Orange fit voir combien Louis XIV avait en lui un ennemi dangereux. Le maréchal de Luxembourg, qui bloquait Mons, venait de recevoir la nouvelle de la paix : il était tranquille dans le village de Saint-Denis, et dînait chez l’intendant de l’armée (14 août). Le prince d’Orange, avec toutes ses troupes, fond sur le quartier du maréchal, le force, et engage un combat sanglant, long et opiniâtre, dont il espérait avec raison une victoire signalée, car non seulement il attaquait, ce qui est un avantage, mais il attaquait des troupes qui se reposaient sur la foi du traité. Le maréchal de Luxembourg eut beaucoup de peine à résister ; et s’il y eut quelque avantage dans ce combat, il fut du côté du prince d’Orange, puisque son infanterie demeura maîtresse du terrain où elle avait combattu.

Si les hommes ambitieux comptaient pour quelque chose le sang des autres hommes, le prince d’Orange n’eût point donné ce combat. Il savait certainement que la paix était signée ; il savait que cette paix était avantageuse à son pays ; cependant il prodiguait sa vie et celle de plusieurs milliers d’hommes pour prémices d’une paix générale qu’il n’aurait pu empêcher, même en battant les Français. Cette action pleine d’inhumanité non moins que de grandeur, et plus admirée alors que blâmée, ne produisit pas un nouvel article de paix, et coûta, sans aucun fruit, la vie à deux mille Français et à autant d’ennemis. On vit dans cette paix combien les événements contredisent les projets. La Hollande, contre qui seule la guerre avait été entreprise, et qui aurait dû être détruite, n’y perdit rien ; au contraire elle y gagna une barrière, et toutes les autres puissances qui l’avaient garantie de la destruction y perdirent.

Le roi fut en ce temps au comble de la grandeur. Victorieux depuis qu’il régnait, n’ayant assiégé aucune place qu’il n’eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la terreur de l’Europe pendant six années de suite, enfin son arbitre et son pacificateur ; ajoutant à ses États la Franche-Comté, Dunkerque, et la moitié de la Flandre ; et, ce qu’il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d’une nation alors heureuse, et alors le modèle des autres nations. L’hôtel de ville de Paris lui déféra quelque temps après le nom de Grand avec solennité (1680), et ordonna que dorénavant ce titre seul serait employé dans tous les monuments publics. On avait, dès 1673, frappé quelques médailles chargées de ce surnom. L’Europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs ; cependant le nom de Louis XIV a prévalu dans le public sur celui de Grand. L’usage est le maître de tout. Henri, qui fut surnommé le Grand à si juste titre après sa mort, est appelé communément Henri IV ; et ce nom seul en dit assez. Monsieur le prince est toujours appelé le grand Condé, non seulement à cause de ses actions héroïques, mais par la facilité qui se trouve à le distinguer, par ce surnom, des autres princes de Condé. Si on l’avait nommé Condé le Grand, ce titre ne lui fût pas demeuré. On dit le grand Corneille, pour le distinguer de son frère2. On ne dit pas le grand Virgile, ni le grand Homère, ni le grand Tasse. Alexandre le Grand n’est plus connu que sous le nom d’Alexandre. On ne dit point César le Grand. Charles-Quint, dont la fortune fut plus éclatante que celle de Louis XIV, n’a jamais eu le nom de Grand ; il n’est resté à Charlemagne que comme un nom propre. Les titres ne servent de rien pour la postérité : le nom d’un homme qui a fait de grandes choses impose plus de respect que toutes les épithètes.