Nous avons assez insinué dans tout le cours de cette histoire que les désastres publics dont elle est composée, et qui se succèdent les uns aux autres presque sans relâche, sont à la longue effacés des registres des temps. Les détails et les ressorts de la politique tombent dans l’oubli. Les bonnes lois, les instituts, les monuments produits par les sciences et par les arts subsistent à jamais.
La foule des étrangers qui voyagent aujourd’hui à Rome, non en pèlerins, mais en hommes de goût, s’informe peu de Grégoire VII et de Boniface VIII ; ils admirent les temples que les Bramante et les Michel-Ange ont élevés, les tableaux des Raphaël, les sculptures des Bernini ; s’ils ont de l’esprit, ils lisent l’Arioste et le Tasse, et ils respectent la cendre de Galilée. En Angleterre, on parle un moment de Cromwell, on ne s’entretient plus des guerres de la rose blanche ; mais on étudie Newton des années entières ; on n’est point étonné de lire dans son épitaphe qu’il a été la gloire du genre humain, et on le serait beaucoup si on voyait en ce pays les cendres d’aucun homme d’État honorées d’un pareil titre.
Les Anglais ont plus avancé vers la perfection presque en tous les genres, depuis 1660 jusqu’à nos jours, que dans tous les siècles précédents. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs de Milton1. Il est vrai que plusieurs critiques lui reprochent de la bizarrerie dans ses peintures, son paradis des sots, ses murailles d’albâtre qui entourent le paradis terrestre ; ses diables qui, de géants qu’ils étaient, se transforment en pygmées, pour tenir moins de place au conseil, dans une grande salle toute d’or bâtie en enfer ; les canons qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête ; des anges à cheval, des anges qu’on coupe en deux, et dont les parties se rejoignent soudain. On se plaint de ses longueurs, de ses répétitions ; on dit qu’il n’a égalé ni Ovide ni Hésiode dans sa longue description de la manière dont la terre, les animaux et l’homme furent formés. On censure ses dissertations sur l’astronomie qu’on croit trop sèches, et ses inventions qu’on croit plus extravagantes que merveilleuses, plus dégoûtantes que fortes : tels sont une longue chaussée sur le chaos ; le Péché et la Mort amoureux l’un de l’autre, qui ont des enfants de leur inceste ; et la Mort « qui lève le nez pour renifler à travers l’immensité du chaos le changement arrivé à la terre, comme un corbeau qui sent les cadavres » ; cette Mort qui flaire l’odeur du péché, qui frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec ; ce froid et ce sec avec le chaud et l’humide, qui, devenus quatre braves généraux d’armée, conduisent en bataille des embryons d’atomes armés à la légère. Enfin, on s’est épuisé sur les critiques ; mais on ne s’épuise pas sur les louanges. Milton reste la gloire et l’admiration de l’Angleterre : on le compare à Homère, dont les défauts sont aussi grands, et on le met au-dessus du Dante, dont les imaginations sont encore plus bizarres.
Dans le grand nombre des poètes agréables qui décorèrent le règne de Charles II, comme les Waller, les comtes de Dorset et de Rochester, le duc de Buckingham, etc., on distingue le célèbre Dryden, qui s’est signalé dans tous les genres de poésie : ses ouvrages sont pleins de détails naturels à la fois et brillants, animés, vigoureux, hardis, passionnés, mérite qu’aucun poète de sa nation n’égale et qu’aucun ancien n’a surpassé. Si Pope, qui est venu après lui, n’avait pas, sur la fin de sa vie, fait son Essai sur l’homme, il ne serait pas comparable à Dryden.
Il y a une autre sorte de littérature variée, qui demande un esprit plus cultivé et plus universel : c’est celle qu’Addison a possédée. Non seulement il s’est immortalisé par son Caton, la seule tragédie anglaise écrite avec une élégance et une noblesse continue, mais ses autres ouvrages de morale et de critique respirent le goût ; on y voit partout le bon sens paré des fleurs de l’imagination : sa manière d’écrire est un excellent modèle en tout pays. Il y a du doyen Swift plusieurs morceaux dont on ne trouve aucun exemple dans l’antiquité : c’est Rabelais perfectionné.
Les Anglais n’ont guère connu les oraisons funèbres ; ce n’est pas la coutume chez eux de louer des rois et des reines dans les églises ; mais l’éloquence de la chaire, qui était très grossière à Londres avant Charles II, se forma tout d’un coup. L’évêque Burnet avoue dans ses mémoires que ce fut en imitant les Français. Peut-être ont-ils surpassé leurs maîtres ; leurs sermons sont moins compassés, moins affectés, moins déclamateurs qu’en France.
Il est encore remarquable que ces insulaires, séparés du reste du monde et instruits si tard, aient acquis pour le moins autant de connaissances de l’antiquité qu’on en a pu rassembler dans Rome, qui a été longtemps le centre des nations. Marsham a percé dans les ténèbres de l’ancienne Égypte. Il n’y a point de Persan qui ait connu la religion de Zoroastre comme le savant Hyde. L’histoire de Mahomet et des temps qui le précèdent était ignorée des Turcs, et a été développée par l’Anglais Sale, qui a voyagé si utilement en Arabie2.
Il n’y a point de pays au monde où la religion chrétienne ait été si fortement combattue, et défendue si savamment, qu’en Angleterre. Depuis Henri VIII jusqu’à Cromwell, on avait disputé et combattu comme cette ancienne espèce de gladiateurs qui descendaient dans l’arène un cimeterre à la main et un bandeau sur les yeux. Quelques légères différences dans le culte et dans le dogme avaient produit des guerres horribles ; et quand, depuis la restauration jusqu’à nos jours, on a attaqué tout le christianisme presque chaque année, ces disputes n’ont pas excité le moindre trouble : on n’a répondu qu’avec la science ; autrefois c’était avec le fer et la flamme.
C’est surtout en philosophie que les Anglais ont été les maîtres des autres nations. Il ne s’agissait plus de systèmes ingénieux. Les fables des Grecs devaient disparaître depuis longtemps, et les fables des modernes ne devaient jamais paraître. Le chancelier Bacon avait commencé par dire qu’on devait interroger la nature d’une manière nouvelle, qu’il fallait faire des expériences. Boyle passa sa vie à en faire. Ce n’est pas ici le lieu d’une dissertation physique ; il suffit de dire qu’après trois mille ans de vaines recherches, Newton est le premier qui ait découvert et démontré la grande loi de la nature, par laquelle tous les éléments de la matière s’attirent réciproquement, loi par laquelle tous les astres sont retenus dans leur cours. Il est le premier qui ait vu en effet la lumière ; avant lui on ne la connaissait pas.
Ses principes mathématiques, où règne une physique toute nouvelle et toute vraie, sont fondés sur la découverte du calcul qu’on appelle mal à propos de l’infini, dernier effort de la géométrie, et effort qu’il avait fait à vingt-quatre ans. C’est ce qui a fait dire à un grand philosophe, au savant Halley, qu’« il n’est pas permis à un mortel d’atteindre de plus près à la divinité ».
Ce même Halley que je viens de citer eut, quoique simple astronome, le commandement d’un vaisseau du roi, en 1698. C’est sur ce vaisseau qu’il détermina la position des étoiles du pôle antarctique, et qu’il marqua toutes les variations de la boussole dans toutes les parties du globe connu. Le voyage des Argonautes n’était, en comparaison, que le passage d’une barque d’un bord de rivière à l’autre ; à peine a-t-on parlé en Europe du voyage de Halley.
Cette indifférence que nous avons pour les grandes choses devenues trop familières, et cette admiration des anciens Grecs pour les petites, est encore une preuve de la prodigieuse supériorité de notre siècle sur les anciens. Boileau en France, le chevalier Temple en Angleterre, s’obstinaient à ne pas reconnaître cette supériorité : ils voulaient dépriser leur siècle pour se mettre eux-mêmes au-dessus de lui. Cette dispute entre les anciens et les modernes est enfin décidée, du moins en philosophie. Il n’y a pas un ancien philosophe qui serve aujourd’hui à l’instruction de la jeunesse chez les nations éclairées.
Locke seul serait un grand exemple de cet avantage que notre siècle a eu sur les plus beaux âges de la Grèce. Depuis Platon jusqu’à lui il n’y a rien ; personne dans cet intervalle n’a développé les opérations de notre âme ; et un homme qui saurait tout Platon, et qui ne saurait que Platon, saurait peu et saurait mal.
C’était, à la vérité, un Grec éloquent ; son Apologie de Socrate est un service rendu aux sages de toutes les nations ; il est juste de le respecter, puisqu’il a rendu si respectable la vertu malheureuse, et les persécuteurs si odieux. On crut longtemps que sa belle morale ne pouvait être accompagnée d’une mauvaise métaphysique ; on en fit presque un Père de l’Église à cause de son ternaire, que personne n’a jamais compris. Mais que penserait-on aujourd’hui d’un philosophe qui nous dirait qu’une matière est l’autre ; que le monde est une figure de douze pentagones ; que le feu, qui est une pyramide, est lié à la terre par des nombres ? Serait-on bien reçu à prouver l’immortalité et les métempsycoses de l’âme, en disant que le sommeil naît de la veille, la veille du sommeil, le vivant du mort, et le mort du vivant ? Ce sont là les raisonnements qu’on a admirés pendant des siècles ; et des idées plus extravagantes encore ont été employées depuis à l’éducation des hommes.
Locke seul a développé l’entendement humain dans un livre où il n’y a que des vérités ; et, ce qui rend l’ouvrage parfait, toutes ces vérités sont claires.
Mercator, dans le Holstein, fut en géométrie le précurseur de Newton ; les Bernouilli, en Suisse, ont été les dignes disciples de ce grand homme ; Leibnitz passa quelque temps pour son rival.
Ce fameux Leibnitz naquit à Leipsick ; il mourut en sage à Hanovre, adorant un Dieu, comme Newton, sans consulter les hommes. C’était peut-être le savant le plus universel de l’Europe : historien infatigable dans ses recherches ; jurisconsulte profond, éclairant l’étude du droit par la philosophie, tout étrangère qu’elle paraît à cette étude ; métaphysicien assez délié pour vouloir réconcilier la théologie avec la métaphysique ; poète latin même ; et enfin mathématicien assez bon pour disputer au grand Newton l’invention du calcul de l’infini, et pour faire douter quelque temps entre Newton et lui.
L’Italie, dans ce siècle, a conservé son ancienne gloire, quoiqu’elle n’ait eu ni de nouveaux Tasses, ni de nouveaux Raphaëls : c’est assez de les avoir produits une fois. Les Chiabrera, et ensuite les Zappi, les Filicaia, ont fait voir que la délicatesse est toujours le partage de cette nation. La Mérope de Maffei, et les ouvrages dramatiques de Metastasio, sont de beaux monuments du siècle.
L’étude de la vraie physique, établie par Galilée, s’est toujours soutenue malgré les contradictions d’une ancienne philosophie trop consacrée. Les Cassini, les Viviani, les Manfredi, les Bianchini, les Zanotti et tant d’autres, ont répandu sur l’Italie la même lumière qui éclairait les autres pays ; et quoique les principaux rayons de cette lumière vinssent de l’Angleterre, les écoles italiennes n’en ont point enfin détourné les yeux.