Des trois ordres de l’État le moins nombreux est l’Église. Et ce n’est que dans le royaume de France que le clergé est devenu un ordre de l’État. C’est une chose aussi vraie qu’étonnante, on l’a déjà dit1, et rien ne démontre plus le pouvoir de la coutume. Le clergé donc, reconnu pour ordre de l’État, est celui qui a toujours exigé du souverain la conduite la plus délicate et la plus ménagée. Conserver à la fois l’union avec le siège de Rome, et soutenir les libertés de l’Église gallicane, qui sont les droits de l’ancienne Église ; savoir faire obéir les évêques comme sujets, sans toucher aux droits de l’épiscopat ; les soumettre en beaucoup de choses à la juridiction séculière, et les laisser juges en d’autres ; les faire contribuer aux besoins de l’État, et ne pas choquer leurs privilèges : tout cela demande un mélange de dextérité et de fermeté que Louis XIV eut presque toujours.
Le clergé, en France, fut remis peu à peu dans un ordre et dans une décence dont les guerres civiles et la licence des temps l’avaient écarté. Le roi ne souffrit plus, enfin, ni que les séculiers possédassent des bénéfices sous le nom de confidentiaires, ni que ceux qui n’étaient pas prêtres eussent des évêchés, comme le cardinal Mazarin qui avait possédé l’évêché de Metz n’étant pas même sous-diacre, et le duc de Verneuil qui en avait aussi joui étant séculier.
Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait, année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres ; et depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont secouru l’État d’environ quatre millions par année, sous le nom de décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce privilège de don gratuit se sont conservés comme une trace de l’ancien usage où étaient tous les seigneurs de fiefs d’accorder des dons gratuits aux rois dans les besoins de l’État. Les évêques et les abbés étant seigneurs de fiefs, par un ancien abus, ne devaient que des soldats dans le temps de l’anarchie féodale. Les rois alors n’avaient que leurs domaines, comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le clergé ne changea pas ; il conserva l’usage d’aider l’État par des dons gratuits.
À cette ancienne coutume qu’un corps qui s’assemble souvent conserve, et qu’un corps qui ne s’assemble point perd nécessairement, se joint l’immunité, toujours réclamée par l’Église, et cette maxime que son bien est le bien des pauvres ; non qu’elle prétende ne devoir rien à l’État dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est le premier pauvre ; mais elle allègue pour elle le droit de ne donner que des secours volontaires ; et Louis XIV exigea toujours ces secours de manière à n’être pas refusé.
On s’étonne dans l’Europe et en France que le clergé paie si peu : on se figure qu’il jouit du tiers du royaume. S’il possédait ce tiers, il est indubitable qu’il devrait payer le tiers des charges, ce qui se monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment des droits sur les consommations, qu’il paie comme les autres sujets ; mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.
Il est incontestable que l’Église de France est de toutes les Églises catholiques celle qui a le moins accumulé de richesses. Non seulement il n’y a point d’évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d’une grande souveraineté, mais il n’y a point d’abbé qui jouisse des droits régaliens, comme l’abbé du Mont-Cassin et les abbés d’Allemagne. En général, les évêchés de France ne sont pas d’un revenu trop immense. Ceux de Strasbourg et de Cambrai sont les plus forts ; mais c’est qu’ils appartenaient originairement à l’Allemagne, et que l’Église d’Allemagne était beaucoup plus riche que l’Empire.
Giannone, dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n’afflige point la France. On dit que l’Église possède le tiers du royaume, comme on dit au hasard qu’il y a un million d’habitants dans Paris. Si on se donnait seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le prix des baux faits il y a environ cinquante ans, que tous les évêchés n’étaient évalués alors que sur le pied d’un revenu annuel de quatre millions ; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq cent mille livres. Il est vrai que l’énoncé de ce prix des baux fut un tiers au-dessous de la valeur ; et si on ajoute encore l’augmentation des revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas oublier que, de cet argent, il en va tous les ans à Rome une somme considérable qui ne revient jamais, et qui est en pure perte. C’est une grande libéralité du roi envers le saint-siège : elle dépouille l’État, dans l’espace d’un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d’argent ; ce qui dans la suite des temps appauvrirait le royaume, si le commerce ne réparait pas abondamment cette perte.
À ces bénéfices qui paient des annates à Rome, il faut joindre les cures, les couvents, les collégiales, les communautés, et tous les autres bénéfices ensemble ; mais s’ils sont évalués à cinquante millions par année dans toute l’étendue actuelle du royaume, on ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité.
Ceux qui ont examiné cette matière avec des yeux aussi sévères qu’attentifs n’ont pu porter les revenus de toute l’Église gallicane séculière et régulière au delà de quatre-vingt-dix millions. Ce n’est pas une somme exorbitante pour l’entretien de quatre-vingt-dix mille personnes religieuses et environ cent soixante mille ecclésiastiques, que l’on comptait en 1700. Et sur ces quatre-vingt-dix mille moines, il y en a plus d’un tiers qui vivent de quêtes et de messes. Beaucoup de moines conventuels ne coûtent pas deux cents livres par an à leur monastère ; il y a des moines abbés réguliers qui jouissent de deux cent mille livres de rentes. C’est cette énorme disproportion qui frappe et qui excite les murmures. On plaint un curé de campagne dont les travaux pénibles ne lui procurent que sa portion congrue de trois cents livres de droit en rigueur, et de quatre à cinq cents livres par libéralité, tandis qu’un religieux oisif, devenu abbé et non moins oisif, possède une somme immense, et qu’il reçoit des titres fastueux de ceux qui lui sont soumis. Ces abus vont beaucoup plus loin en Flandre, en Espagne, et surtout dans les États catholiques de l’Allemagne, où l’on voit des moines princes.
Les abus servent de lois dans presque toute la terre ; et si les plus sages des hommes s’assemblaient pour faire des lois, où est l’État dont la forme subsistât entière ?
Le clergé de France observe toujours un usage onéreux pour lui quand il paie au roi un don gratuit de plusieurs millions pour quelques années. Il emprunte, et, après en avoir payé les intérêts, il rembourse le capital aux créanciers : ainsi il paie deux fois. Il eût été plus avantageux pour l’État et pour le clergé en général, et plus conforme à la raison, que ce corps eût subvenu aux besoins de la patrie par des contributions proportionnées à la valeur de chaque bénéfice2. Mais les hommes sont toujours attachés à leurs anciens usages. C’est par le même esprit que le clergé, en s’assemblant tous les cinq ans, n’a jamais eu ni une salle d’assemblée, ni un meuble qui lui appartînt. Il est clair qu’il eût pu, en dépensant moins, aider le roi davantage, et se bâtir dans Paris un palais qui eût été un nouvel ornement de cette capitale.
Les maximes du clergé de France n’étaient pas encore entièrement épurées, dans la minorité de Louis XIV, du mélange que la Ligue y avait apporté. On avait vu dans la jeunesse de Louis XIII et dans les derniers états, tenus en 1614, la plus nombreuse partie de la nation, qu’on appelle le tiers état, et qui est le fond de l’État, demander en vain avec le parlement qu’on posât pour loi fondamentale « qu’aucune puissance spirituelle ne peut priver les rois de leurs droits sacrés, qu’ils ne tiennent que de Dieu seul, et que c’est un crime de lèse-majesté au premier chef d’enseigner qu’on peut déposer et tuer les rois ». C’est la substance en propres paroles de la demande de la nation. Elle fut faite dans un temps où le sang de Henri le Grand fumait encore. Cependant un évêque de France, né en France, le cardinal Duperron, s’opposa violemment à cette proposition, sous prétexte que ce n’était pas au tiers état à proposer des lois sur ce qui peut concerner l’Église. Que ne faisait-il donc avec le clergé ce que le tiers état voulait faire ? Mais il en était si loin qu’il s’emporta jusqu’à dire « que la puissance du pape était pleine, plénissime, directe au spirituel, indirecte au temporel, et qu’il avait charge du clergé de dire qu’on excommunierait ceux qui avanceraient que le pape ne peut déposer les rois ». On gagna la noblesse, on fit taire le tiers état. Le parlement renouvela ses anciens arrêts pour déclarer la couronne indépendante, et la personne des rois sacrée. La chambre ecclésiastique, en avouant que la personne était sacrée, persista à soutenir que la couronne était dépendante. C’était le même esprit qui avait autrefois déposé Louis le Débonnaire. Cet esprit prévalut au point que la cour, subjuguée, fut obligée de faire mettre en prison l’imprimeur qui avait publié l’arrêt du parlement sous le titre de loi fondamentale. C’était, disait-on, pour le bien de la paix ; mais c’était punir ceux qui fournissaient des armes défensives à la couronne. De telles scènes ne se passaient point à Vienne : c’est qu’alors la France craignait Rome, et que Rome craignait la maison d’Autriche.
La cause qui succomba était tellement la cause de tous les rois, que Jacques Ier, roi d’Angleterre, écrivit contre le cardinal Duperron ; et c’est le meilleur ouvrage de ce monarque. C’était aussi la cause des peuples, dont le repos exige que leurs souverains ne dépendent pas d’une puissance étrangère. Peu à peu la raison a prévalu ; et Louis XIV n’eut pas de peine à faire écouter cette raison, soutenue du poids de sa puissance.
Antonio Perez avait recommandé trois choses à Henri IV, Roma, Consejo, Pielago. Louis XIV eut les deux dernières avec tant de supériorité qu’il n’eut pas besoin de la première. Il fut attentif à conserver l’usage de l’appel comme d’abus au parlement des ordonnances ecclésiastiques, dans tous les cas où ces ordonnances intéressent la juridiction royale. Le clergé s’en plaignit souvent, et s’en loua quelquefois : car, si d’un côté ces appels soutiennent les droits de l’État contre l’autorité épiscopale, ils assurent de l’autre cette autorité même, en maintenant les privilèges de l’Église gallicane contre les prétentions de la cour de Rome : de sorte que les évêques ont regardé les parlements comme leurs défenseurs ; et le gouvernement eut soin que, malgré les querelles de religion, les bornes, aisées à franchir, ne fussent passées de part ni d’autre. Il en est de la puissance des corps et des compagnies comme des intérêts des villes commerçantes : c’est au législateur à les balancer.
Ce mot de libertés suppose l’assujettissement. Des libertés, des privilèges, sont des exemptions de la servitude générale. Il fallait dire les droits, et non les libertés, de l’Église gallicane. Ces droits sont ceux de toutes les anciennes Églises. Les évêques de Rome n’ont jamais eu la moindre juridiction sur les sociétés chrétiennes de l’empire d’Orient ; mais dans les ruines de l’empire d’Occident tout fut envahi par eux. L’Église de France fut longtemps la seule qui disputa contre le siège de Rome les anciens droits que chaque évêque s’était donnés, lorsque, après le premier concile de Nicée, l’administration ecclésiastique et purement spirituelle se modela sur le gouvernement civil, et que chaque évêque eut son diocèse comme chaque district impérial avait le sien.
Certainement, aucun évangile n’a dit qu’un évêque de la ville de Rome pourrait envoyer en France des légats a latere, avec pouvoir de juger, réformer, dispenser, et lever de l’argent sur les peuples ;
d’ordonner aux prélats français de venir plaider à Rome ;
d’imposer des taxes sur les bénéfices du royaume, sous les noms de vacances, dépouilles, successions, déports, incompatibilités, commendes, neuvièmes, décimes, annates ;
d’excommunier les officiers du roi, pour les empêcher d’exercer les fonctions de leurs charges ;
de rendre les bâtards capables de succéder ;
de casser les testaments de ceux qui sont morts sans donner une partie de leurs biens à l’Église ;
de permettre aux ecclésiastiques français d’aliéner leurs biens immeubles ;
de déléguer des juges pour connaître de la légitimité des mariages.
Enfin l’on compte plus de soixante et dix usurpations contre lesquelles les parlements du royaume ont toujours maintenu la liberté naturelle de la nation et la dignité de la couronne.
Quelque crédit qu’aient eu les jésuites sous Louis XIV, et quelque frein que ce monarque eût mis aux remontrances des parlements depuis qu’il régna par lui-même, cependant aucun de ces grands corps ne perdit jamais une occasion de réprimer les prétentions de la cour de Rome, et le roi approuva toujours cette vigilance, parce qu’en cela les droits essentiels de la nation étaient les droits du prince.
L’affaire de ce genre la plus importante et la plus délicate fut celle de la régale. C’est un droit qu’ont les rois de France de pourvoir à tous les bénéfices simples d’un diocèse, pendant la vacance du siège, et d’économiser à leur gré les revenus de l’évêché. Cette prérogative est particulière aujourd’hui aux rois de France ; mais chaque État a les siennes. Les rois de Portugal jouissent du tiers du revenu des évêchés de leur royaume. L’empereur a le droit des premières prières ; il a toujours conféré tous les premiers bénéfices qui vaquent. Les rois de Naples et de Sicile ont de plus grands droits. Ceux de Rome sont pour la plupart fondés sur l’usage plutôt que sur des titres primitifs.
Les rois de la race de Mérovée conféraient de leur seule autorité les évêchés et toutes les prélatures. On voit qu’en 742, Carloman créa archevêque de Mayence ce même Boniface qui depuis sacra Pépin par reconnaissance. Il reste encore beaucoup de monuments du pouvoir qu’avaient les rois de disposer de ces places importantes ; plus elles le sont, plus elles doivent dépendre du chef de l’État. Le concours d’un évêque étranger paraissait dangereux ; et la nomination réservée à cet évêque étranger a souvent passé pour une usurpation plus dangereuse encore : elle a plus d’une fois excité une guerre civile. Puisque les rois conféraient les évêchés, il semblait juste qu’ils conservassent le faible privilège de disposer du revenu, et de nommer à quelques bénéfices simples, dans le court espace qui s’écoule entre la mort d’un évêque et le serment de fidélité enregistré de son successeur. Plusieurs évêques de villes réunies à la couronne sous la troisième race ne voulurent pas reconnaître ce droit, que des seigneurs particuliers, trop faibles, n’avaient pu faire valoir. Les papes se déclarèrent pour les évêques, et ces prétentions restèrent toujours enveloppées d’un nuage. Le parlement, en 1608, sous Henri IV, déclara que la régale avait lieu dans tout le royaume. Le clergé se plaignit ; et ce prince, qui ménageait les évêques et Rome, évoqua l’affaire à son conseil, et se garda bien de la décider.
Les cardinaux de Richelieu et Mazarin firent rendre plusieurs arrêts du conseil par lesquels les évêques qui se disaient exempts étaient tenus de montrer leurs titres. Tout resta indécis jusqu’en 1673, et le roi n’osait pas alors donner un seul bénéfice, dans presque tous les diocèses situés au delà de la Loire, pendant la vacance d’un siège.
Enfin, en 1673, le chancelier Étienne d’Aligre scella un édit par lequel tous les évêchés du royaume étaient soumis à la régale. Deux évêques, qui étaient malheureusement les deux plus vertueux hommes du royaume, refusèrent opiniâtrement de se soumettre : c’étaient Pavillon, évêque d’Aleth, et Caulet, évêque de Pamiers. Ils se défendirent d’abord par des raisons plausibles : on leur en opposa d’aussi fortes. Quand des hommes éclairés disputent longtemps, il y a grande apparence que la question n’est pas claire : elle était très obscure ; mais il était évident que ni la religion ni le bon ordre n’étaient intéressés à empêcher un roi de faire dans deux diocèses ce qu’il faisait dans tous les autres. Cependant les deux évêques furent inflexibles. Ni l’un ni l’autre n’avait fait enregistrer son serment de fidélité ; et le roi se croyait en droit de pourvoir aux canonicats de leurs églises.
Les deux prélats excommunièrent les pourvus en régale. Tous deux étaient suspects de jansénisme. Ils avaient eu contre eux le pape Innocent X. Mais quand ils se déclarèrent contre les prétentions du roi, ils eurent pour eux Innocent XI, Odescalchi ; ce pape, vertueux et opiniâtre comme eux, prit entièrement leur parti.
Le roi se contenta d’abord d’exiler les principaux officiers de ces évêques. Il montra plus de modération que deux hommes qui se piquaient de sainteté. On laissa mourir paisiblement l’évêque d’Aleth, dont on respectait la grande vieillesse. L’évêque de Pamiers restait seul, et n’était point ébranlé. Il redoubla ses excommunications, et persista de plus à ne point faire enregistrer son serment de fidélité, persuadé que dans ce serment on soumet trop l’Église à la monarchie. Le roi saisit son temporel. Le pape et les jansénistes le dédommagèrent. Il gagna à être privé de ses revenus ; et il mourut, en 1680, convaincu qu’il avait soutenu la cause de Dieu contre le roi. Sa mort n’éteignit pas la querelle : des chanoines, nommés par le roi, viennent pour prendre possession ; des religieux, qui se prétendaient chanoines et grands vicaires, les font sortir de l’église, et les excommunient. Le métropolitain, Montpezat, archevêque de Toulouse, à qui cette affaire ressortit de droit, donne en vain des sentences contre ces prétendus grands vicaires. Ils en appellent à Rome, selon l’usage de porter à la cour de Rome les causes ecclésiastiques jugées par les archevêques de France, usage qui contredit les libertés gallicanes ; mais tous les gouvernements des hommes sont des contradictions. Le parlement donne des arrêts : un moine nommé Cerle, qui était l’un de ces grands vicaires, casse et les sentences du métropolitain, et les arrêts du parlement. Ce tribunal le condamne par contumace à perdre la tête, et à être traîné sur la claie. On l’exécute en effigie. Il insulte du fond de sa retraite à l’archevêque et au roi, et le pape le soutient. Ce pontife fait plus. Persuadé, comme l’évêque de Pamiers, que le droit de régale est un abus dans l’Église, et que le roi n’a aucun droit dans Pamiers, il casse les ordonnances de l’archevêque de Toulouse ; il excommunie les nouveaux grands vicaires que ce prélat a nommés, et les pourvus en régale et leurs fauteurs.
Le roi convoque une assemblée du clergé, composée de trente-cinq évêques et d’autant de députés du second ordre. Les jansénistes prenaient pour la première fois le parti d’un pape ; et ce pape, ennemi du roi, les favorisait sans les aimer. Il se fit toujours un honneur de résister à ce monarque dans toutes les occasions ; et depuis même en 1689, il s’unit avec les alliés contre le roi Jacques, parce que Louis XIV protégeait ce prince : de sorte qu’alors on dit que, pour mettre fin aux troubles de l’Europe et de l’Église, il fallait que le roi Jacques se fît huguenot, et le pape catholique.
Cependant l’assemblée du clergé de 1681 et 1682, d’une voix unanime, se déclare pour le roi. Il s’agissait encore d’une autre petite querelle devenue importante : l’élection d’un prieuré, dans un faubourg de Paris, commettait ensemble le roi et le pape. Le pontife romain avait cassé une ordonnance de l’archevêque de Paris, et annulé sa nomination à ce prieuré : le parlement avait jugé la procédure de Rome abusive. Le pape avait ordonné par une bulle que l’inquisition fît brûler l’arrêt du parlement, et le parlement avait ordonné la suppression de la bulle. Ces combats sont depuis longtemps les effets ordinaires et inévitables de cet ancien mélange de la liberté naturelle de se gouverner soi-même dans son pays et de la soumission à une puissance étrangère.
L’assemblée du clergé prit un parti qui montre que des hommes sages peuvent céder avec dignité à leur souverain sans l’intervention d’un autre pouvoir. Elle consentit à l’extension du droit de régale à tout le royaume ; mais ce fut autant une concession de la part du clergé, qui se relâchait de ses prétentions par reconnaissance pour son protecteur, qu’un aveu formel du droit absolu de la couronne.
L’assemblée se justifia auprès du pape par une lettre dans laquelle on trouve un passage qui seul devrait servir de règle éternelle dans toutes les disputes : c’est qu’« il vaut mieux sacrifier quelque chose de ses droits que de troubler la paix ». Le roi, l’Église gallicane, les parlements, furent contents. Les jansénistes écrivirent quelques libelles. Le pape fut inflexible : il cassa par un bref toutes les résolutions de l’assemblée, et manda aux évêques de se rétracter. Il y avait là de quoi séparer à jamais l’Église de France de celle de Rome. On avait parlé, sous le cardinal de Richelieu et sous Mazarin, de faire un patriarche. Le vœu de tous les magistrats était qu’on ne payât plus à Rome le tribut des annates ; que Rome ne nommât plus pendant six mois de l’année aux bénéfices de Bretagne ; que les évêques de France ne s’appelassent plus évêques par la permission du saint-siège. Si le roi l’avait voulu, il n’avait qu’à dire un mot ; il était maître de l’assemblée du clergé, et il avait pour lui la nation. Rome eût tout perdu par l’inflexibilité d’un pontife vertueux, qui, seul de tous les papes de ce siècle, ne savait pas s’accommoder aux temps. Mais il y a d’anciennes bornes qu’on ne remue pas sans de violentes secousses. Il fallait de plus grands intérêts, de plus grandes passions, et plus d’effervescence dans les esprits, pour rompre tout d’un coup avec Rome ; et il était bien difficile de faire cette scission tandis qu’on voulait extirper le calvinisme. On crut même faire un coup hardi lorsqu’on publia les quatre fameuses décisions de la même assemblée du clergé, en 1682, dont voici la substance :
1° Dieu n’a donné à Pierre et à ses successeurs aucune puissance, ni directe, ni indirecte, sur les choses temporelles.
2° L’Église gallicane approuve le concile de Constance, qui déclare les conciles généraux supérieurs au pape dans le spirituel.
3° Les règles, les usages, les pratiques reçues dans le royaume et dans l’Église gallicane, doivent demeurer inébranlables.
4° Les décisions du pape, en matière de foi, ne sont sûres qu’après que l’Église les a acceptées.
Tous les tribunaux et toutes les facultés de théologie enregistrèrent ces quatre propositions dans toute leur étendue, et il fut défendu par un édit de rien enseigner jamais de contraire.
Cette fermeté fut regardée à Rome comme un attentat de rebelles, et par tous les protestants de l’Europe comme un faible effort d’une Église, née libre, qui ne rompait que quatre chaînons de ses fers.
Les quatre maximes furent d’abord soutenues avec enthousiasme dans la nation, ensuite avec moins de vivacité. Sur la fin du règne de Louis XIV, elles commencèrent à devenir problématiques ; et le cardinal de Fleury les fit depuis désavouer en partie par une assemblée du clergé, sans que ce désaveu causât le moindre bruit, parce que les esprits n’étaient pas alors échauffés, et que dans le ministère du cardinal de Fleury rien n’eut de l’éclat. Elles ont repris enfin une grande vigueur.
Cependant Innocent XI s’aigrit plus que jamais : il refusa des bulles à tous les évêques et à tous les abbés commendataires que le roi nomma ; de sorte qu’à la mort de ce pape, en 1689, il y avait vingt-neuf diocèses en France dépourvus d’évêques. Ces prélats n’en touchaient pas moins leurs revenus ; mais ils n’osaient se faire sacrer, ni faire les fonctions épiscopales. L’idée de créer un patriarche se renouvela. La querelle des franchises des ambassadeurs à Rome, qui acheva d’envenimer les plaies, fit penser qu’enfin le temps était venu d’établir en France une Église catholique apostolique qui ne serait point romaine. Le procureur général de Harlai et l’avocat général Talon le firent assez entendre, quand ils appelèrent comme d’abus, en 1687, de la bulle contre les franchises, et qu’ils éclatèrent contre l’opiniâtreté du pape qui laissait tant d’églises sans pasteurs. Mais jamais le roi ne voulut consentir à cette démarche, qui était plus aisée qu’elle ne paraissait hardie.
La cause d’Innocent XI devint cependant la cause du saint-siège. Les quatre propositions du clergé de France attaquaient le fantôme de l’infaillibilité (qu’on ne croit pas à Rome, mais qu’on y soutient), et le pouvoir réel attaché à ce fantôme. Alexandre VIII et Innocent XII suivirent les traces du fier Odescalchi, quoique d’une manière moins dure. Ils confirmèrent la condamnation portée contre l’assemblée du clergé ; ils refusèrent les bulles aux évêques ; enfin ils en firent trop, parce que Louis XIV n’en avait pas fait assez. Les évêques, lassés de n’être que nommés par le roi, et de se voir sans fonctions, demandèrent à la cour de France la permission d’apaiser la cour de Rome.
Le roi, dont la fermeté était fatiguée, le permit. Chacun d’eux écrivit séparément qu’il était « douloureusement affligé des procédés de l’assemblée » ; chacun déclare dans sa lettre qu’il ne reçoit point comme décidé ce qu’on y a décidé, ni comme ordonné ce qu’on y a ordonné. Pignatelli (Innocent XII), plus conciliant qu’Odescalchi, se contenta de cette démarche. Les quatre propositions n’en furent pas moins enseignées en France de temps en temps. Mais ces armes se rouillèrent quand on ne combattit plus, et la dispute resta couverte d’un voile, sans être décidée, comme il arrive presque toujours dans un État qui n’a pas sur ces matières des principes invariables et reconnus. Ainsi, tantôt on s’élève contre Rome, tantôt on lui cède, suivant les caractères de ceux qui gouvernent, et suivant les intérêts particuliers de ceux par qui les principaux de l’État sont gouvernés.
Louis XIV, d’ailleurs, n’eut point d’autre démêlé ecclésiastique avec Rome, et n’essuya aucune opposition du clergé dans les affaires temporelles.
Sous lui ce clergé devint respectable par une décence ignorée dans la barbarie des deux premières races, dans le temps encore plus barbare du gouvernement féodal, absolument inconnue pendant les guerres civiles et dans les agitations du règne de Louis XIII, et surtout pendant la Fronde, à quelques exceptions près, qu’il faut toujours faire dans les vices comme dans les vertus qui dominent.
Ce fut alors seulement que l’on commença à dessiller les yeux du peuple sur les superstitions qu’il mêle toujours à sa religion. Il fut permis, malgré le parlement d’Aix, et malgré les carmes, de savoir que Lazare et Madeleine n’étaient point venus en Provence. Les bénédictins ne purent faire croire que Denys l’Aréopagite eût gouverné l’Église de Paris. Les saints supposés, les faux miracles, les fausses reliques, commencèrent à être décriés. La saine raison, qui éclairait les philosophes, pénétrait partout, mais lentement et avec difficulté.
L’évêque de Châlons-sur-Marne, Gaston-Louis de Noailles, frère du cardinal, eut une piété assez éclairée pour enlever, en 1702, et faire jeter une relique conservée précieusement depuis plusieurs siècles dans l’église de Notre-Dame, et adorée sous le nom du nombril de Jésus-Christ4. Tout Châlons murmura contre l’évêque. Présidents, conseillers, gens du roi, trésoriers de France, marchands, notables, chanoines, curés, protestèrent unanimement, par un acte juridique, contre l’entreprise de l’évêque, réclamant le saint nombril, et alléguant la robe de Jésus-Christ conservée à Argenteuil ; son mouchoir, à Turin et à Laon ; un des clous de la croix, à Saint-Denis ; son prépuce, à Rome ; le même prépuce, au Puy-en-Velay5 ; et tant d’autres reliques que l’on conserve et que l’on méprise, et qui font tant de tort à une religion qu’on révère. Mais la sage fermeté de l’évêque l’emporta à la fin sur la crédulité du peuple.
Quelques autres superstitions, attachées à des usages respectables, ont subsisté. Les protestants en ont triomphé ; mais ils sont obligés de convenir qu’il n’y a pas d’Église catholique où ces abus soient moins communs et plus méprisés qu’en France.
L’esprit vraiment philosophique, qui n’a pris racine que vers le milieu de ce siècle, n’éteignit point les anciennes et nouvelles querelles théologiques, qui n’étaient pas de son ressort. On va parler de ces dissensions, qui font la honte de la raison humaine.