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Les temps de l’impérialisme


Nous avons jusqu’à présent porté un regard essentiellement politique sur les premières années du XXe siècle. L’entrée chaleureuse des luttes ouvrières, nous l’avons elle-même soupesée dans la balance du Bloc des gauches. Ce faisant nous lisions l’histoire de l’opinion majoritaire et de ses passions. Une autre lecture peut être tentée de la période qui s’ouvre vers 1898, mais qui ne revêt pleinement ses caractères nouveaux qu’à partir de 1905. C’est le moment où, de façon décisive, la France accède aux temps heureux de la croissance. Pour le moment nous n’en retiendrons pas les résultats calculés en valeur absolue ou en pourcentage : ce sera fait à l’heure du bilan, en 1914. Mais les modes de formation du profit et les mentalités qu’ils révèlent ou qu’ils recèlent, il faut les scruter dès maintenant. Pendant les mêmes années en effet s’infléchit vigoureusement la politique étrangère de la France et l’expansion coloniale, difficilement relancée au Maroc, colore de façon neuve ce qu’on a coutume d’appeler la mise en valeur de l’Empire. La liquidation du Bloc des gauches, qui coïncide avec ces événements d’importance mondiale au travers desquels se profilent des concurrences mortelles et l’approche de la guerre, débouche dans la vie publique sur une sorte de pourrissement. En même temps s’approfondit, dans les milieux de la bourgeoisie traditionnellement porteurs des valeurs du scientisme et de l’austérité intellectuelle, la crise culturelle commencée quinze à vingt ans plus tôt. La constellation dessinée par ces divers phénomènes est suffisamment originale pour qu’on puisse en tenter une approche commune. En utilisant l’expression « les temps de l’impérialisme » on entend non pas déceler automatiquement des mécanismes de causalité, mais désigner ce qui apparaîtra comme l’essentiel.

1. Formation du capital, investissement des capitaux

Si l’on admet l’intérêt que présentent les analyses marxistes sur l’impérialisme, telles qu’elles commencent à être formulées en ce début du XXe siècle — non pas en France d’ailleurs mais notamment en Autriche autour de ce pionnier, Hilferding1 et en Allemagne autour de Rosa Luxemburg —, il convient en un premier temps de s’interroger sur les conditions dans lesquelles se développe le capital. Un certain nombre de travaux récents permettent d’y voir un peu plus clair.

CAPITAL INDUSTRIEL ET CAPITAL FINANCIER.

En 19062, près de la moitié des travailleurs — 49,2 % — sont encore employés dans des établissements de moins de cinq salariés. La très petite entreprise continue à submerger la France et son recul, quoique sensible, est faible au regard de l’Allemagne ou de l’Angleterre. La dispersion caractérise aussi des industries nouvelles : selon J. Tchernoff3, il y a 2 380 sociétés de production d’énergie électrique, et l’électricité donne un regain d’activité par exemple à la mécanique de précision. A l’autre bout de la chaîne les grandes firmes se développent. Les entreprises de plus de 500 ouvriers emploient 10,8 % de la main-d’œuvre salariée : compagnies de chemins de fer, sidérurgie lorraine — en particulier la Société des aciéries de Longwy et les Forges et Aciéries de la Marine et Homécourt —, Schneider, Forges et Camargue, Saint-Gobain, Rhône-Poulenc, Air Liquide, etc. Même là cependant le gigantisme est exclu et la note dominante est donnée par des sociétés moyennes. Le cas des compagnies charbonnières est à la fois typique et particulier. Particulier puisque c’est l’État qui, depuis les décrets de 1852-1854, leur interdit de fusionner. Typique parce que là comme ailleurs — même si c’est plus vrai là qu’ailleurs — la concentration est faible et parce que sa lenteur ne freine pas forcément le profit. Un exemple : la Société de Courrières (Pas-de-Calais), qui n’est pas parmi les plus importantes, fait 5,4 millions de bénéfices en 1899, et 7,3 en 1913 : les actionnaires sont à la fête.

Il est vrai que le patronat et l’État se désintéressent moins qu’on ne l’a dit du progrès des entreprises. Le nombre des ingénieurs formés à Polytechnique, à Centrale, aux Mines et au Génie maritime passe de 292 par an en moyenne entre 1895 et 1899 à 351 entre 1910 et 1914. A l’enseignement technique organisé par l’État se juxtapose celui que donnent des écoles gérées par des sociétés industrielles ou des chambres de commerce. Surtout l’indépendance des firmes n’empêche pas la cartellisation. Mais celle-ci revêt des degrés différents : temporaire pour les filatures de coton du Nord — le cartel se défait dès que revient une bonne année — elle a plus d’ampleur pour les houillères. Mais, quoique l’intégration commerciale, destinée à renforcer la compétitivité du Nord-Pas-de-Calais sur le marché national soit poussée assez loin — fixation de tarifs minimaux, répartition des tonnages de vente —, l’opposition des compagnies moyennes, soucieuses de conserver leur autonomie, empêche tout contingentement à la production. L’accord conclu en juillet 1901 aboutit à la création de l’Entente des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, grâce à l’entregent du directeur d’une des plus grosses compagnies, celle de Lens. Quant au comité central des Houillères de France, qui date de 1892, il ne s’occupe guère que d’obtenir des pouvoirs publics la législation la plus conforme à l’intérêt du patronat. Tel est aussi le rôle du puissant comité des Forges que dirige R. Pinot et à la direction duquel siège également H. Darcy, le président du comité des Houillères, mais son emprise et son autorité sur les sociétés sidérurgiques qui en sont membres sont beaucoup plus grandes. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à être parties prenantes dans des ententes internationales pour se partager le marché mondial4. Très concentrées — les firmes sidérurgiques — ou faiblement — les houillères —, toutes atteignent en 1911-1914, et souvent en 1913-1914 leurs profits les plus élevés.

Les entreprises françaises désirent aussi sauvegarder leur autonomie par rapport aux banques. Une maison aussi puissante que Schneider a choisi, pour plus de sécurité, de garder son statut de société en commandite. Une solution : l’autofinancement. Certes, pour qu’il soit très élevé, il convient de ne distribuer aux actionnaires — la société par actions est tout de même le cas le plus courant — qu’une part modique : les faiblesses structurelles qui s’accumulent derrière la brillante façade des charbonnages du Nord s’expliquent en partie par le volume considérable du profit remis à des actionnaires toujours plus nombreux5. Mais l’énormité des bénéfices permet assez souvent de satisfaire et le portefeuille des actionnaires et les besoins de la firme. Sur 2,250 milliards investis en moyenne chaque année de 1900 à 1913, 71 % proviennent de la plus-value accumulée par l’entreprise et réinvestie. Ce pourcentage extrêmement élevé se retrouve dans toutes les branches industrielles et dans des firmes de toutes dimensions6. 29 % seulement des investissements sont financés de l’extérieur. Il s’agit alors d’actions ou d’obligations souscrites par les banques. Ce fait majeur met en lumière l’indépendance maintenue du capital industriel par rapport au capital bancaire et, par conséquent, la lenteur avec laquelle s’opère leur fusion en un « capital financier ».

Depuis 1870, en effet, les grandes banques de dépôts — Crédit lyonnais, Comptoir national d’escompte de Paris, Société générale, groupe du Crédit industriel et commercial — se sont, les unes après les autres, dégagées de l’investissement industriel. Ni participations-contrôle, ni — ou fort exceptionnellement — crédits à moyen terme. « Les entreprises industrielles… même les plus sagement administrées, comportent des risques… incompatibles avec la sécurité indispensable dans les emplois de fonds d’une banque de dépôts » : cette formule du directeur du Crédit lyonnais Henri Germain — à quelques mois de sa mort qui survient en 1905 — a, si l’on ose dire, fait fortune. Il n’en va évidemment pas de même pour les banques d’affaires nationales dont la constitution est sollicitée justement par la croissance : Banque de Paris et des Pays-Bas, familièrement dite Paribas — fondée en 1872, c’est la plus ancienne —, Banque française pour le commerce et l’industrie, créée par Rouvier en 1901, Banque de l’Union parisienne — Par-union — sur laquelle Schneider met très rapidement la main lors de sa constitution en 1904. Quant aux banques régionales elles pratiquent souvent la commandite et financent audacieusement aussi bien la sidérurgie lorraine — Société nancéienne — que les industries liées à la houille blanche — banque Charpenay à Grenoble — ou les industries diverses du Nord — Crédit du Nord. Mais presque toujours, loin de contrôler les entreprises industrielles, elles sont à leur service : ainsi en est-il de Parunion pour Schneider et des banques régionales. L’industrie française reste maîtresse de son destin. Par rapport à la problématique marxiste qui désigne du nom de « capital financier » la fusion entre le capital industriel et le capital bancaire, le capitalisme français est donc « en retard ».

LE CAPITAL BANCAIRE ET LES INVESTISSEMENTS.

Les banques fonctionnent, elles aussi, comme des entreprises. Elles aussi ont pour objectif le profit le plus élevé possible et le plus sûr, et elles aussi y parviennent : J. Bouvier, F. Furet, M. Gillet ont fait porter leur étude consacrée au mouvement du profit en France au XIXe siècle sur des banques comme sur des charbonnages et des firmes sidérurgiques, et ils ont pu montrer qu’au début du siècle le profit des banques suivait le même rythme que celui des autres entreprises avec naturellement certaines inégalités7. Le capital qu’elles ont rassemblé constitue une véritable force de frappe économique. En 1913 le seul Crédit lyonnais détient en dépôt plus de deux milliards de francs. Les quatre plus grands établissements de crédit parviennent ensemble à 5,6 milliards. Il faut y ajouter 2,87 milliards rassemblés dans 93 autres banques, et les dépôts de la Banque de France et du Crédit foncier : au total 9,3 milliards. Ces établissements développent puissamment, au début du siècle, leurs réseaux de succursales, sous-agences et bureaux. Il en existe 860 en 1907, il y en aura 1 280 en 19178. Les voici qui pénètrent dans les calmes sous-préfectures où les banques régionales leur font parfois une active concurrence : « mettre au jour, recueillir tous les capitaux sans emploi jusqu’aux plus minimes, leur payer un intérêt, puis les appliquer, surtout pour l’escompte, aux besoins du commerce et de l’industrie9 », telle est leur vocation, ou leur fonction. Les notaires, dûment intéressés, servent d’intermédiaires, bien introduits qu’ils sont chez des ruraux qui hésiteraient devant la banque étrangère puisque parisienne. C’est un réseau d’une rare densité qui couvre alors la France et pompe littéralement l’argent qui jusque-là dormait dans les bas de laine ou servait « la terre », ce mythe, mais aussi cette réalité. Au total, malgré la part de l’épargne qui va encore chez les notaires et celle qui rejoint les caisses d’épargne postales ou les caisses de crédit agricole, l’essentiel est maintenant drainé par un puissant système bancaire dont l’organisation est sans doute plus avancée que celle de l’industrie. On a pu montrer qu’en phase A une certaine déconcentration s’y opère au détriment des grands établissements de crédit et des banques locales et au profit des banques régionales. Mais ni cette tendance à une certaine non-concentration, ni la division du travail, ni les différences institutionnelles entre types de banques ne peuvent dissimuler la constitution et le développement de groupes bancaires stables ou de syndicats qui s’organisent le temps d’une opération financière.

Où donc s’investit cette énorme masse de capitaux ? Les thèses de J. Thobie et de R. Girault, les travaux de R. Poidevin et de R. Cameron répondent à cette question. Tous confirment l’importance des exportations de capitaux, très antérieures à la fin du XIXe siècle, mais qui s’accélèrent fortement à partir de 1898 : c’est alors que la France entre, en particulier par ce biais, dans l’impérialisme. Vers la Russie, alliée privilégiée et premier client, partent en quinze ans plus du quart des capitaux exportés : 12 milliards sur un total de 45 milliards. Vers la Turquie qu’aucune alliance militaire ne lie à la France mais dont celle-ci est devenue le principal fournisseur : 7 %. La révolution de 1908 — réussie, au moins temporairement — ne perturbe pas plus le système de dépendance où est réduite la Turquie que la révolution russe de 1905, au terme de laquelle le tsar conserve le pouvoir, ne modifie fondamentalement les rapports entre la Russie et la France.

Les sommes exportées qui proviennent très majoritairement de la riche bourgeoisie servent à deux usages principaux : emprunts d’État publics10, investissements directs privés. Les premiers sont incontestablement parasitaires. Mais la part des investissements publics qui financent à l’étranger des entreprises industrielles, longtemps assez faible, va grandissant lorsque s’affirme en France la croissance. Elle atteint en 1914 21,9 % des fonds placés en Turquie et 19 % de ceux qui sont allés vers l’empire des tsars. Les investissements industriels en Russie se sont essentiellement portés — à 65 % — vers la métallurgie lourde, les mines, le pétrole, industries vitales pour l’avenir économique du pays et dont le revenu ne peut guère être victime des passagères fluctuations de la mode. Les affaires d’armement y prennent, à la veille de la guerre, une place croissante. Les très grandes firmes françaises qui y sont intéressées ont donc trouvé, surtout depuis 190611, le moyen d’assurer une liaison solide entre le capital industriel et le capital bancaire. Elles ont jugé sans doute qu’il était de leur intérêt — et il en est de même en Autriche-Hongrie et dans les Balkans — de constituer des filiales de leurs firmes plutôt que d’exporter des marchandises fabriquées dans la mère patrie par des ouvriers français toujours susceptibles — sait-on jamais ? — de se syndiquer et d’exiger des augmentations de salaire. L’exportation des marchandises françaises vers ces pays où « la France » investit massivement est donc faible : elle n’atteint pas 5 % des marchandises qu’ils importent. Mais on ne saurait en tirer des conclusions pessimistes sur le dynamisme du capitalisme français. Capital bancaire et capital industriel sont ici d’accord non point pour fournir à l’industrie nationale des débouchés extérieurs, mais pour se procurer les moyens d’exploiter de la façon la plus efficace les pays où ils investissent.

Restent les exclus de la fête qui sentent souffler loin d’eux le vent des gros bénéfices : il s’agit en particulier d’entreprises industrielles moyennes qui n’ont pu trouver place dans les grands consortiums. On les entend verser quelques pleurs et demander de plus en plus fermement que l’argent investi à l’étranger ne le soit que moyennant des engagements précis pris par le pays demandeur : commandes de matériel, etc. La nécessité de vaincre la concurrence étrangère est aussi évoquée. A cette affaire qui devient d’État, il faut l’intervention active de l’État12. Le gouvernement français ne manque pas de moyens : le plus fréquent est l’autorisation ou le refus d’inscrire à la cote de Paris un emprunt étranger13. Mais lorsque les assurances demandées concernent un pays faible, et non un allié puissant ou supposé tel, les pressions diplomatiques, voire les démonstrations navales peuvent être utiles. Encore faut-il que le gouvernement s’y décide.

Cela ne va pas sans de nombreuses contradictions liées à l’interférence complexe entre la diplomatie et les affaires, aux choix financiers personnels de tel ministre, à l’inégal développement du capitalisme national. Enfin les interventions de l’État ne visent pas qu’à assurer des commandes. C’est en Turquie que J. Thobie a vu fonctionner au mieux, à partir de 1905, ce « front commun » de la finance, de l’industrie et de la diplomatie, les industriels étant assurés par convention d’obtenir les commandes désirées. C’est là que s’est sans doute réalisée l’interpénétration la plus classique entre capital bancaire et capital industriel. Les exportations de marchandises françaises vers la Turquie représentent plus de 9 % des importations totales de ce pays : pourcentage beaucoup plus élevé que pour la Russie.

Turquie, Russie : malgré des différences la ligne générale est fondamentalement la même. Les exportations de capitaux ont joué dans la genèse du capital financier français un rôle bien plus important que les échanges entre capital industriel et capital bancaire sur le marché national. L’État a été amené à intervenir de mainte manière dans ce processus. Cette interpénétration est constituante de l’impérialisme.

2. L’empire colonial

Le concept d’impérialisme, quand on l’entend au sens que lui donnent en ce début du siècle, les théoriciens marxistes, déborde de beaucoup le sens étroit dont d’autres, qui ne l’employaient qu’accolé à l’adjectif colonial, commençaient à le connoter. On peut même dire aujourd’hui qu’il lui est en partie hétérogène, mais en partie seulement.

LES COLONIES ET LÉCONOMIE NATIONALE.

En 1914, en effet, l’empire colonial français — 10,6 millions de km2, 55,5 millions d’habitants — n’alimente que 12 % des échanges de la métropole : un peu plus aux exportations qu’aux importations. L’Algérie et, loin derrière elle, la Tunisie, l’Indochine et le Maroc récemment conquis occupent largement les premières places. L’empire n’est pas non plus un éden pour l’exportation des capitaux : moins de 9 % de tous les capitaux français exportés se fixent dans les colonies et, si le montant des investissements français a quadruplé en dix ans, la part de l’empire à la veille de la guerre est à peine supérieure à celle qu’occupe la Turquie, inférieure à celle de l’Amérique latine. Ce n’est donc pas globalement pour y investir à grand profit des capitaux ni pour y vendre des marchandises que l’empire fonctionne entre 1898 et 1914.

Il continue à se consolider grâce à la réalisation d’un certain nombre de liaisons territoriales, c’est-à-dire militaires, dont l’efficacité est fonction du rapport diplomatique des forces et de l’ampleur des compromis discutables avec d’autres grands de la colonisation. C’est ainsi que Marchand a dû évacuer Fachoda au profit des Britanniques (novembre 1898), mais que les trois colonnes expéditionnaires parties du Sahara, du Congo et du Soudan ont pu se rejoindre au Tchad après avoir, en avril 1900, détruit l’empire de Rabah : on parlera encore longtemps, mais chez les Africains plus que chez les Français, des crimes commis sur leur passage par les hommes de là mission Voulet-Chanoine14. Ainsi se trouve réalisée la jonction entre l’Afrique sud-saharienne et l’Afrique maghrébine.

L’opinion publique a, vers 1900, accepté dans sa majorité l’expansion coloniale. Les violentes campagnes des années 1880 se sont apaisées : le « parti colonial15 » a gagné. Acceptation ne signifie pourtant pas enthousiasme. Le ronronnement du discours colonial parlementaire révèle-t-il vraiment, comme le dit le radical Gaston Doumergue, « une bienveillante indifférence » ? En tout cas il culmine à propos de l’Algérie officiellement considérée comme un prolongement de la métropole. Les colons, et notamment le lobby dirigé par Eugène Étienne, s’efforcent en priorité d’éviter toute innovation indigénophile. Ils y parviennent aisément et le long proconsulat de Jonnart, l’ami de Waldeck-Rousseau, (1898-1911) n’est marqué que par une vaine rhétorique. L’indifférence est aussi une question de porte-monnaie. La majorité des députés français est hantée par l’idée d’une augmentation du budget. Des colonies, soit, mais pas d’argent pour les colonies. Elles doivent tirer de leur propre fonds les ressources nécessaires à leur domination par la France et à leur mise en valeur.

LES AFFAIRES COLONIALES.

C’est ouvrir toute grande la porte à l’exploitation privée et aux « affaires coloniales ». Comme l’État ne peut se désintéresser des territoires où il entretient des troupes et dont toute une littérature, de qualité ou de pacotille, évoque l’exotisme, la classe politique va se trouver étroitement mêlée, de bien des façons, à cette exploitation. Au temps de Waldeck-Rousseau comme pendant les belles années du combisme, le silence officiel sur la colonisation se double d’une ébauche de symbiose entre de nombreux élus et les affaires coloniales. La mainmise du radicalisme sur la gestion des colonies s’instaure à petits pas. Malgré une dure concurrence, elle se renforce encore après la chute de Clemenceau (juillet 1909), grâce à l’arrivée au Parlement d’hommes nouveaux qui siègent généralement au groupe de la Gauche radicale. Si l’on veut comprendre les transformations profondes qui affectent le radicalisme entre 1899 et 1914, on ne peut esquiver une réflexion sur les liens que les radicaux influents dans l’appareil politique ont noués avec l’exploitation économique et la gestion administrative des colonies. Les éléments nécessaires à cette réflexion ne sont pas encore rassemblés. Il faut donc se borner à l’esquisse d’une esquisse d’un inventaire nominatif, en sachant tout ce qu’une telle « méthode » présente historiquement d’insatisfaisant.

Voyons donc quelques-uns de ces hommes à qui les Etienne, les Thomson — « l’homme aux phosphates » dit-on du député de Constantine — ont dû faire place. Voici Albert Sarraut, frère de Maurice l’homme de la puissante Dépêche, député de l’Aude où il est réélu en 1910 contre le socialiste Ferroul, sous-secrétaire d’État dans le cabinet Clemenceau, gouverneur général de l’Indochine de 1911 à 1914. Voici Léon Mougeot. Son itinéraire est exemplaire. Jeune député de la Haute-Marne lors de la conquête de la Grande Ile, il est l’adversaire acharné de la Compagnie occidentale de Madagascar surnommée la « Suberbie ». Secrétaire d’État aux PTT dans les ministères Brisson, Dupuy et Waldeck-Rousseau, bref de 1898 à 1902, il est ministre de l’Agriculture avec Combes, puis sénateur. Devenu très riche, grand propriétaire colonial, on l’appelle en Tunisie « le seigneur Mougeot ». En 1913 on le retrouve parmi d’autres charges président de la Suberbie et il déploie une ardeur méritoire pour la sauver des difficultés où elle s’était embourbée16. Et voici Justin Perchot : riche entrepreneur de travaux publics, il acquiert le Radical en 1909 et devient alors député puis sénateur des Basses-Alpes. C’est une des puissances du parti : il a de gros intérêts un peu partout, mais surtout en Indochine et au Maroc. Ce ne sont que les plus en vue. Nous allons en rencontrer d’autres au hasard de quelques affaires.

Nous aurions pu commencer par Paul Doumer. Après tout il reste radical jusqu’en 1905 et son élimination n’est pas due à son œuvre coloniale mais, comme nous l’avons vu, à sa candidature contre Brisson à la présidence de la Chambre. Le nom du futur président de la République, fils du peuple incontestable, protégé de Hanotaux, sans conviction politique aucune17, est étroitement associé à l’Indochine. Ses visées là-bas sont en partie, mais en partie seulement, conformes au vœu silencieux de la Chambre : pas un sou pour les colonies. En partie, car pendant ses années d’Extrême-Orient (1897-1902) il a su mettre en place un appareil étatique cohérent, financé « sans douleur18 » par de nouveaux impôts indirects, en particulier par les trois régies qu’il instaure sur le sel, l’opium et l’alcool de riz. Mais en partie seulement, car son grand projet de chemin de fer au Yunnan, prélude à une annexion qui n’aura jamais lieu, inquiète quelque peu pour des raisons diplomatiques, financières et techniques. Doumer finit en juin 1901 par gagner la partie : il impose, à l’arrachée, au Parlement une convention extraordinairement favorable aux quatre banques qui vont financer le projet. La passion du pouvoir et de la grandeur s’est d’ailleurs associée en cette occasion non pas tant au désir des banques, qu’aux intérêts de la sidérurgie. L’étude qu’a faite M. Bruguière de l’offensive doumeriste en démonte quelques mécanismes et a valeur d’exemple : constitution d’un groupe de pression — le Comité de l’Asie française, animé par Étienne — campagne de presse et de banquets efficace jusque dans l’entourage du président de la République, rôle discret du ministre des colonies, A. Guillain, un progressiste qui se trouve être vice-président des Forges et Aciéries de la Marine et Homécourt19

Les entreprises de Doumer en Indochine visaient à la sortir de sa torpeur, à en faire une terre ouverte à la colonisation capitaliste. Les relations entre la politique nationale et les affaires coloniales concernent aussi des secteurs plus archaïques. Et d’abord le contrôle de la propriété terrienne. Au début du siècle l’œuvre de spoliation des indigènes, systématiquement entreprise en Algérie depuis le second Empire, se poursuit sur la base d’une législation organisée « pour arracher la terre algérienne à son immobilité » : entre 1900 et 1920 les Algériens perdent quelque 2,5 millions d’hectares, dont la majeure partie va aux Domaines, une part notable aux colons20. Mais c’est en Tunisie que, à l’occasion d’un de ces scandales qui font épisodiquement sortir du puits la vérité quotidienne, les liaisons entre les hommes au pouvoir et la dépossession des indigènes ont été récemment étudiées de la façon la plus précise. Sans relater, même dans ses grandes lignes, ce qu’on a appelé « l’affaire Couitéas21 », on examinera rapidement les mécanismes qu’elle révèle. Ils mettent tout d’abord en évidence l’importance en Tunisie de la « colonisation parlementaire » : elle est née au temps où Paul Bourdes était directeur de l’Agriculture à Tunis. Parmi la trentaine d’individus qui acquirent alors ou plus tard à bon compte d’immenses domaines, on compte 9 députés et 8 sénateurs ; 7 d’entre eux, dont Mougeot, ont été rapporteurs du budget de la Régence, certains à plusieurs reprises. Les heurs et malheurs de Couitéas montrent aussi à quel point jouent, à l’intérieur du système, les relations personnelles constitutives de milieux distincts mais qui se renouvellent vite et sont susceptibles de chevauchement. Les soutiens importants dont dispose Couitéas, un « homme nouveau » dans toute l’acception du terme, lui viennent de ses réceptions fastueuses et des amitiés qu’elles lui valent : il obtient ainsi que se compromette pour lui, sans difficulté d’ailleurs, Stephen Pichon, résident général de 1900 à 1906, avant de devenir ministre des Affaires étrangères de Clemenceau. Deuxième cercle, celui des radicaux de gouvernement qui jouent sur leurs relations privées en même temps que sur leurs charges officielles : en 1904-1905 le secrétariat personnel du sénateur Ernest Vallé, garde des Sceaux de Combes, intervient à plusieurs reprises pour Couitéas auprès du ministère des Affaires étrangères tenu par Delcassé.

Il y aurait grande injustice à rendre la République radicale responsable de ces mœurs qui, dans les affaires coloniales où la distance, l’ignorance, l’indifférence et les intérêts cumulent leurs effets, ont des résultats plus graves encore qu’en métropole. Les radicaux au pouvoir ont hérité d’un système mis en place par les opportunistes. Mais il faut reconnaître qu’après l’avoir souvent dénoncé ils ne l’ont pas modifié, et que le style bon enfant affiché par beaucoup d’entre eux — ainsi Maurice Berteaux, riche agent de change, célèbre pour son « bon garçonisme » — l’a peut-être même aggravé. Les ruptures créées en France par l’anticléricalisme jouaient moins en milieu colonial22 et d’autre part s’est constituée, aux confins du parti radical et de l’Alliance démocratique, une zone politique incertaine d’autant plus fortement liée aux affaires qu’elle attire tous ceux qui, à un moment ou l’autre de leurs entreprises économiques, ont besoin du concours de l’État.

En Tunisie, les terres enlevées aux indigènes par les parlementaires coloniaux et leurs amis et obligés ont été exploitées le plus souvent en olivettes, dans la perspective de hauts rendements, même quand on a utilisé d’anciens modes de faire-valoir. En Afrique noire au contraire, et en particulier dans le « Congo français » ce sont les procédés les plus archaïques de l’exploitation coloniale qui sont mis en place à partir de 1898-1900. Certes, le régime concessionnaire rompt, sous l’influence de l’essor inattendu du proche « État indépendant du Congo », avec la situation de type précolonial qui caractérisait depuis une quinzaine d’années les terres conquises par Brazza. Mais tel qu’il est institué, à la demande du ministère des Colonies, par une commission extra-parlementaire qui élabore un cahier de charges type, il se borne à reprendre les statuts des vieilles compagnies à charte du premier empire colonial. Seule différence, imposée par les radicaux, les compagnies ne disposent théoriquement d’aucun droit régalien. Ce sont de simples « entreprises de colonisation » qui, moyennant le versement à l’État d’une redevance fixe et d’un pourcentage sur leurs bénéfices, reçoivent le monopole d’exploitation des produits du sol. Au reste, et c’est l’essentiel, la République française, à la différence de la Belgique, refuse tous frais d’investissement. Faut-il donc s’étonner si les quelque quarante compagnies qui se constituent en un temps record ne reçoivent aucun encouragement des banques ? Aux colons désireux d’étendre leurs affaires dans un pays qu’ils connaissent déjà, s’ajoutent quelques négociants des grands ports, plus tard des journalistes recrutés pour les éventuelles campagnes de presse : c’est ainsi qu’André Tardieu, attaché au Temps, entre au conseil d’administration de la Ngoko-Sangha. La Banque d’Indochine place parfois un de ses hommes, mais très épisodiquement.

Or le taux de profit de plusieurs de ces compagnies se situe, de 1903 à 1911, entre 25 et 38 %. Les actionnaires en bénéficient d’autant plus qu’elles ne procèdent à aucun auto-investissement. Seule une politique de contrainte rigoureuse, ruineuse pour la vie des populations et pour la survie des ressources naturelles — notamment le caoutchouc — permet d’obtenir de tels résultats. Dès avant la guerre ils s’effondrent. Cette économie de traite et de pillage était évidemment fort éloignée des soucis de rentabilité régulière qu’éprouvaient en métropole les dirigeants des grandes firmes industrielles et bancaires.

Le passéisme destructeur des compagnies concessionnaires nous informe sur le caractère routinier, précapitaliste, qu’a pu revêtir la « mise en valeur de l’empire ». Il ne saurait pourtant suffire à la définir. Dans les années qui précèdent immédiatement la guerre, les monopoles bancaires et industriels commencent à pénétrer en plusieurs points de l’empire. L’exploitation des mines de Hongay fournit de magnifiques bénéfices à la Société française des charbonnages du Tonkin et les plantations d’hévéas, d’abord localisées près de Saigon sur les terres grises où des fonctionnaires placent leurs économies, progressent à partir de 1911 vers les terres rouges du Vietnam central, où investissent les sociétés capitalistes soutenues par la Banque d’Indochine. Ces vastes entreprises exigent dès le début une main-d’œuvre que le recrutement local ne suffit pas à fournir. Les problèmes de l’après-guerre sont déjà posés. Ils le sont aussi en Algérie où, le 16 octobre 1913, le gouvernement général signe avec la Société de l’Ouenza une convention qui lui remet l’exploitation de la minière. La convention prévoit que 20 % du capital de la société seront réservés à des banques françaises, à des métallurgistes français. Et le reste ? Krupp est à l’arrière-plan et les socialistes ont beau jeu de dénoncer, en janvier 1914, un gouvernement qui livre les richesses algériennes au capitalisme allemand : la concurrence entre grands trusts peut se muer en compromis.

3. La dégradation de la vie politique

Qu’il soit pris dans l’élan de la croissance industrielle, préoccupé d’investir à l’étranger ou lié aux colonies, c’est l’ensemble du monde des affaires qui se trouve de plus en plus amené à chercher des appuis dans la classe politique, à élaborer les arguments adéquats. Scandale ou pas, les rivalités qui opposent entre eux ces hommes et ces groupes restent opaques à une opinion publique habituée à penser la vie politique en termes idéologiques. Les militants qui tentent d’en distinguer les éléments et d’en déterminer les mécanismes — un Carlier, un Jaurès, un Merrheim — sont peu nombreux. Les efforts qu’ils font à partir de 1908-1909 surtout pour définir de façon concrète le caractère international des monopoles auxquels commence à s’opposer la classe ouvrière, restent limités et embryonnaires. Mais cette obscurité n’est pas incompatible avec la confuse perception d’un changement. Tamisées par la presse, brouillées par les transcriptions politiques du discours, les modalités nouvelles selon lesquelles se développe le capitalisme constituent un élément de cette dégradation de la vie politique qui s’instaure lentement après que le Bloc a éclaté.

LA DÉCOMPOSITION DES PARTIS.

La décomposition des forces politiques organisées avait en réalité commencé à gauche bien avant la mort ouverte du Bloc. La rupture des socialistes indépendants avec la jeune SFIO avait jeté le trouble dans les consciences ouvrières : à Saint-Étienne autour de Briand, à Grenoble autour de Zévaés, à Lyon, dans le Gard, les socialistes qui avaient quitté le parti unifié continuaient à se proclamer socialistes et avaient gardé une bonne partie de leurs électeurs. Certains départs s’étaient produits si tardivement — celui de Viviani par exemple — qu’il était très difficile d’en préciser la date. Au reste le parti était-il vraiment unifié ? On pourra en douter jusqu’en 1908. Le comportement personnel de Clemenceau à la présidence du Conseil, d’octobre 1906 à juillet 1909, rendit à son tour visible l’évolution qui trouvait chez les radicaux et qu’avaient en partie voilée le succès électoral de 1906 et la très faible organisation du parti. Mais en même temps le personnage de Clemenceau ouvrait la porte à des interprétations caractérielles de la crise. Elles cédèrent le pas à une compréhension plus juste après le long et âpre débat que la Chambre consacra au projet d’impôt sur le revenu préparé par Caillaux. Politiquement démocratique, il était socialement modéré. Pourtant de nombreuses réticences s’exprimèrent chez les radicaux. Le député de Romo-rantin, Pichery, les a résumées sans fard : « Nous entendons que ce nouvel impôt sur le revenu soit préparé avec beaucoup de prudence, qu’il ne comporte ni vexation ni inquisition, ne trouble pas le secret des fortunes et n’entrave pas la marche des affaires. » La classe politique savait d’ailleurs que les radicaux de la Chambre ne couraient pas grand risque en votant le projet — ce qu’ils firent à une forte majorité le 9 mars 1909 — puisque de toute façon il serait refusé au Sénat. Aussi la chute de Clemenceau ne mit-elle pas un terme à la crise du parti.

Pelletan en avait analysé les causes quelques mois plus tôt23 : les élus radicaux sont élus par « le peuple », mais « par leur milieu, par leurs relations ordinaires, par leur famille, par leur vie quotidienne, ils appartiennent à ces classes moyennes qui paieront l’impôt complémentaire24 quand notre projet de réforme fiscale sera voté ». Les élus étaient-ils seuls de cette espèce ? Ne fallait-il pas y ranger bien souvent les hommes des comités, les petits notables locaux ? De toute façon les classes moyennes organisèrent leur défense pendant les mois où le débat fiscal fut porté sur la place publique. Des organisations jusque-là dispersées se fédérèrent pour peser sur les députés. Ainsi se constitua le Comité d’étude et de défense fiscale, où l’on retrouvait entre autres le Comité de l’alimentation parisienne, dont nous connaissons l’orientation antisocialiste, et l’Association de défense des classes moyennes fondée par Maurice Colrat, un avocat de l’écurie Poincaré. Les animateurs de ces mouvements se situaient incontestablement plus à droite que la majorité des radicaux, mais ils puisaient dans le même vivier et il fallait être élu. Aux sociétés de pensée si vivaces au temps du combisme se juxtaposaient maintenant des société de défense d’intérêts. Leur pression tirait les radicaux dans un sens où de bons rapports avec les socialistes devenaient de plus en plus difficiles. Certes, elle était inégalement efficace : une grande partie du radicalisme résistait, mais sans en tirer d’autre conséquence que répétitive : le radicalisme devait rester lui-même. Le pouvait-il ? Nous connaissons encore fort mal l’implantation des mouvements de classes moyennes. Plus forte sans doute dans les milieux urbains ? Plus faible peut-être là où un journal vigoureux comme la Dépêche maintenait un magistère de gauche ? Encore le grand quotidien du Sud-Ouest, certes favorable à l’impôt progressif sur le revenu, s’éloignait-il lui aussi de plus en plus nettement des socialistes25.

Quelles qu’en fussent les causes et l’ampleur, la crise du radicalisme s’exprimait par le recul de l’idéologie chez les élus et souvent chez les électeurs. Cette complicité a été mise en évidence dans le Loir-et-Cher où G. Dupeux a noté la coïncidence entre la généralisation de candidatures de clientèle ardemment disputées et le ralliement des élus au radicalisme modéré. Assurément la laïcité n’était pas oubliée et les offensives renouvelées de la hiérarchie contre les manuels et les instituteurs laïques26 lui restituaient périodiquement sa vigueur combative. Mais ceux qui parmi les nouveaux incroyants devenaient des électeurs radicaux — à Paris la courbe des mariages religieux et des baptêmes fléchit brutalement entre 1905 et 191427 — avaient-ils gardé l’ardeur des combattants de l’an 1900 ? Or les classes moyennes, si hétérogènes, ne pouvaient guère soutenir l’ordre républicain établi sans une idéologie unifiante. On entendait frapper à la porte l’antisocialisme, le nationalisme. Dans Toulouse-la-rose où s’imprimait la Dépêche à laquelle Jaurès collaborait toujours, c’est dans cette direction que s’oriente à partir de 1905 le nouveau radicalisme.

Les élections de 1910 mirent en évidence le malaise politique au cœur duquel se mouvait le parti radical : un taux d’abstention relativement élevé — 22,5 % —, plus de 200 députés nouveaux, radicaux ou modérés. Certes, de nouvelles circonscriptions, essentiellement urbaines, étaient gagnées à « la République » : à Bayonne par exemple, dans ce pays basque si difficile. Mais sous l’étiquette radicale s’étaient très souvent opposés deux, trois, parfois quatre candidats et beaucoup avaient fait ouvertement fi de ce qui était officiellement le programme de leur parti : ce concept leur était étranger et c’étaient souvent ceux-là qui l’avaient emporté. Au total les socialistes gagnaient une vingtaine de sièges, souvent dans des circonscriptions jeunes et dynamiques : ainsi à Grenoble où Mistral était élu par un corps électoral qui comptait 35 % d’ouvriers, plus de 20 % d’employés et 12 % de cadres. Les radicaux reculaient sensiblement, soit au profit des socialistes, soit même au profit de la droite. Surtout l’éparpillement était incroyable : morcellement grisonnant et incertain des partis, éclatement des groupes parlementaires : la Chambre en comptait neuf dont un groupe d’« indépendants » — les « sauvages » — qui se situaient plus ou moins entre la gauche radicale et les radicaux-socialistes. Briand, président du Conseil en exercice, n’était inscrit à aucun groupe.

C’est alors que commence dans l’histoire de la France le temps des ministères où il y a des radicaux, mais que les radicaux ne dirigent pas ou dans lesquels ils ne sont plus en majorité. Longue période, à peine coupée au lendemain de la guerre par les élections « bleu-horizon ». Que dans ces circonstances les bureaux prennent du poids paraît vraisemblable. Les gouvernements valsent en effet. C’en est fini de la stabilité ministérielle que la République radicale avait connue de 1899 à 1909. Briand, puis encore Briand, Monis, puis Caillaux — pas pour longtemps ! — Poincaré, — signe des temps —, puis Briand encore et à nouveau Briand, Barthou, Doumergue, Ribot pour trois jours ! enfin Viviani, et voici la guerre. Quelles armes en or fourbies pour un antiparlementarisme qui n’en fit guère usage car la croissance était là, le peuple était fidèle, et, dans son cercueil, l’impôt sur le revenu attendait que la loi de trois ans crée d’irrépressibles besoins en argent pour sortir de son sommeil.

BRIANDISME ET REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE.

Briand « l’endormeur », Briand l’homme de « l’apaisement », Briand « le sauveur ». En cet automne 1910 où il vient d’écraser la grève des cheminots, sans un coup de feu — « voyez mes mains » … — mais au prix de la mobilisation des grévistes qui les rendait justiciables du conseil de guerre et créait un précédent d’une extrême gravité, le personnage de l’ancien militant de la grève générale arrive au premier plan. Nous connaissons bien mal Briand. Les capacités de l’homme politique, les dons de l’orateur, sont incontestables. L’évolution de sa pensée et de sa pratique pose encore de nombreux points d’interrogation. En désignant sous le nom de briandisme le pourrissement de la vie politique qui progresse encore après 1910, Jaurès surestime peut-être le rôle de son ancien ami. Mais ce n’est pas évident. Briand n’était certainement pas à l’origine de l’atonie, de l’impuissance politique du Parlement et du gouvernement. Les raisons profondes en effet n’en étaient pas seulement françaises, mais européennes : la France prenait sa part des contradictions nouvelles nées de l’essor du profit, de la difficile montée des classes ouvrières et du heurt des nationalismes. Mais elle les abordait avec un ancien et complexe héritage. La force de Briand lui vint, temporairement, de ce qu’il n’était l’homme ni d’une profession, ni certes d’un parti, encore moins de son passé : le contraire d’un héritier. Fort hostile aux forces organisées — de l’Église à la SFIO ou à la CGT — il a une suffisante connaissance de la réalité parlementaire française pour comptabiliser toujours sa « majorité républicaine », même quand il apparaît comme le sauveur à bien des hommes classés à droite qui lui apportent avec empressement leurs suffrages les jours de peur sociale. Rassembleur des individus éparpillés et, croit-il, des classes défaites, il va prendre le relais des radicaux faibles et divisés, chez qui il a d’ailleurs beaucoup d’admirateurs28, pour conduire la République radicale jusqu’au poincarisme, jusqu’au « modérantisme » le plus ambigu. De juillet 1909 à mars 1913, il est présent dans tous les gouvernements, à l’exception du bref intermède radical de 1911, et son rôle sera décisif dans l’élection de Poincaré à la présidence de la République.

A l’éclatement des partis favorable au régime de clientèle y avait-il une solution politique ? Certains placèrent leur confiance dans un nouveau mode de scrutin : la représentation proportionnelle avec scrutin de liste. Les fondateurs de la République se référaient volontiers à Gambetta qui avait glorifié le scrutin de liste, seul capable de faire triompher « l’idée » au-dessus des rivalités personnelles. Les progressistes y voyaient surtout le moyen d’aboutir à la représentation des minorités brimées par le scrutin majoritaire et à une « politique de tolérance, de justice et de vérité29 ». Un journaliste catholique très connu — il enseignait aussi à l’École des sciences politiques —, Charles-Benoist, s’y consacra à partir de 1905. A l’extrême gauche surtout, les socialistes s’en déclaraient chauds partisans. Ils n’y voyaient pas seulement le moyen d’obtenir à la Chambre une représentation plus conforme à leur poids réel dans le pays, mais le seul moyen pour faire reculer le règne de la confusion, le régime de la clientèle, la décomposition politique liée au briandisme. Jaurès espérait que se reconstituerait ainsi un parti radical cohérent dont l’évolution démocratique du pays ne pouvait se passer. Les guesdistes déclaraient en attendre la fin des compromissions « biocardes », des alliances du second tour. La campagne fut longue. En 1907 se forma un groupe parlementaire pour la RP où Jaurès, Charles-Benoist, Ferdinand Buisson : se trouvèrent côte à côte. Une fois encore rien n’aboutit : après le grand débat aux décevantes conclusions d’octobre-novembre 1909, la discussion reprit dans le pays dès le lendemain des législatives pour déboucher en mars 1913 sur un nouvel échec.

Peu de coalitions ont été aussi hétéroclites dans leur composition et même dans leurs intentions que celle des « rpéistes ». Et peu finalement aussi vaines. C’est que ceux qui y voyaient un remède au briandisme avaient sous-estimé les réactions du radicalisme. Certes, les radicaux avaient mille fois condamné le scrutin d’arrondissement et parlé de réforme électorale. Mais laquelle ? Lorsque, à partir de 1906 ils en discutèrent dans leurs congrès, les propor-tionnalistes n’obtinrent jamais qu’une petite minorité. Pire : on trouvait parmi ces derniers aussi bien des saints laïques comme F. Buisson que des politiciens de la droite du parti comme J.-L. Bonnet. Les charmes de l’arrondissement paraissaient fort vivaces à la majorité des élus : c’est là qu’ils avaient leurs bases réelles, leurs comités. Parmi les plus ardents arrondissementiers figuraient Pelletan et Combes, deux vieux lutteurs. Loin de clarifier la situation ou d’arrêter le processus de pourrissement, la campagne pour la RP l’aggrava : elle avait créé dans le parti radical des clivages nouveaux et artificiels, sans faire disparaître les anciens. Et elle avait renforcé la position personnelle de Briand, ce prince de l’équivoque : après avoir dénoncé, le 10 octobre 1909, dans le célèbre discours de Périgueux « les petites mares stagnantes » de l’arrondissement, il déclara que le pays devait réfléchir et déplaça les cinquante voix nécessaires au rejet du projet.

4. Le mouvement de paix sociale

Supprimer les affrontements idéologiques et les affrontements de classes : telle est au vrai la perspective de Briand. De là vient sa pratique politique. Par là aussi ses initiatives s’insèrent parmi celles qui, à partir de 1906, visent à assurer l’avènement de la paix sociale. Elles ne sont naturellement pas neuves. Les courants issus du catholicisme social, intégriste et royaliste se sont diversifiés dès la fin du XIXe siècle. Le solidarisme dont Léon Bourgeois est le père30 a propagé la thèse du « quasi-contrat d’association » : il affirme que la société n’est rien d’autre que la chaîne des individus associés à une œuvre commune envers laquelle chacun est redevable ; pour les radicaux solidaristes la propriété privée et le travail ne se séparent pas : les radicaux, dit Ferdinand Buisson, sont « une classe de propriétaires qui travaillent et de travailleurs qui possèdent » ; c’est le fondement doctrinal de leur hostilité à toute solution collectiviste. Quant au millerandisme, il a mis au contraire en avant le devoir qu’a l’État d’intervenir dans les relations entre les classes pour obtenir la paix sociale. Millerand publie d’ailleurs en 1908 un recueil, Travail et Travailleurs où il critique « l’égoïsme libéral », dénonce la vanité des grèves, et met l’accent sur la primauté de la communauté nationale, représentée par l’État, sur les intérêts de classes. Mais la Séparation, la crise du radicalisme et la plus grande âpreté de la concurrence entraînent un renouvellement de ces thèmes.

Perspective commune : l’entente capital-travail que l’intensité des luttes ouvrières et la vitalité des théories qui leur donnent une portée générale font apparaître comme la clef de toute paix sociale. La pression des grèves, légèrement relâchée en 1907-1908, reprend en effet dès que la conjoncture redémarre : si elle conduit à l’échec de certaines initiatives, elle donne à d’autres des arguments supplémentaires pour tenter d’orienter vers la sagesse un prolétariat combatif.

LA TENTATIVE BRIANDISTE DE PARTICIPATION SOCIALE, 1909-1910.

Les informations rassemblées par M.-G. Dezès31 permettent de mieux comprendre le courant réformiste laïque qui s’épanouit autour de Briand en 1909-1910 : il confère au briandisme un champ social original. Les origines en sont multiples : maintien dans la CGT d’un courant réformiste minoritaire mais actif, renforcement de l’intérêt pour le monde du travail dans des milieux de sociologues et de juristes, désir de Briand non seulement de s’entourer de brillants collaborateurs, mais peut-être d’asseoir sur eux son influence politique. A l’automne 1909, les principaux instruments sont en place : Comité d’Union syndicaliste : fondé en juillet 1909 il regroupe les réformistes de la CGT, de Coupat à Niel, et dispose d’un hebdomadaire, l’Action ouvrière ; Comité de la démocratie sociale : animé par deux admirateurs de Briand, son secrétaire politique Léon Parsons et le juriste Étienne Antonelli, il publie jusqu’à la fin de 1911 la Démocratie sociale. Président du Conseil depuis juillet 1909, Briand lui donne clairement son aval dans le discours de Périgueux en opposant à la « petite besogne des comités » le large courant de « l’intérêt général » et les perspectives de « la démocratie sociale ».

Vocabulaire ? Vent qui passe ? Certes. Mais autre chose aussi : Briand et ses amis cherchent à élaborer un programme dont les syndicalistes raisonnables pourraient prendre le relais et qui détournerait les travailleurs de la grève et le patronat de la répression. Ils tiennent les conflits sociaux pour mal fondés et la solidarité entre les classes pour plus forte que leur opposition. En agissant on éliminera donc l’illusionnisme, on se conformera aux réalités profondes de la société. Le maître mot de l’équipe briandiste est celui de participation déjà employé par Sismondi. La « révolution participative » a pour but de faciliter la mobilité sociale et pour moyen l’actionnariat ouvrier complété par des pouvoirs de contrôle donnant dans l’entreprise place égale au travail et au capital. L’équipe de la Démocratie sociale souhaitait sans doute aller plus loin : étoffée par des socialistes liés au syndicalisme comme Albert Thomas, elle envisageait la création d’un parti travailliste. La pratique politique de Briand limita ces ambitions.

Elle allait d’ailleurs contribuer à faire échouer la totalité du projet. Non seulement en effet le patronat ne se montra nullement coopératif, non seulement Jaurès, d’abord intéressé, décrocha très rapidement — il tenait en particulier pour dérisoire la participation au niveau de l’entreprise —, mais surtout la répression de la grève des cheminots mit un terme aux rêves de paix sociale : Briand avait choisi son camp, socialistes et syndicalistes, y compris les plus réformistes, choisirent le leur.

LES MOUVEMENTS CHRÉTIENS DE PAIX SOCIALE.

A Périgueux, Briand avait tendu une main prudente aux catholiques ralliés. Dans ces milieux aussi se développent des mouvements préoccupés par les problèmes sociaux. Leur seule expression politique organisée, c’est l’Action libérale populaire : hostile à toute intervention de l’État, elle oscille entre la négation radicale des conflits de classes incompatibles avec « la douce lumière de ce ciel bleu de France32 » et la distribution de conseils destinés à les éviter par une « fusion plus complète de l’élément patronal et ouvrier ». Mais les groupes qui se réclament du catholicisme social ne sont nullement intégrés à l’ALP et témoignent, entre 1906 et 1914, d’une autre richesse. Semaines sociales, fondées à Lyon par Marius Gonin ; Action populaire particulièrement active dans le Nord où le père Desbuquois organise dans les grandes villes des secrétariats sociaux : d’abord tentée par le mouvement Jaune, l’Action populaire s’intéresse ensuite au syndicalisme chrétien ; Association catholique de la jeunesse de France surtout, qui acquiert une audience nationale : avec quelque 3 000 groupes en 1914 et 140 000 adhérents, elle recrute non seulement dans les classes dirigeantes mais dans la paysannerie pratiquante et chez les employés. Nettement royaliste dans certaines régions du Midi — ainsi en Ardèche où son animateur, H. de Gailhard-Bancel ne manque pas de couleur —, ralliée ailleurs, elle témoigne de l’inachèvement, de la lenteur, des mutations du catholicisme.

La tâche de ces mouvements est d’abord propagandiste. Sans prise sur l’appareil d’État et sans influence réelle sur la classe ouvrière, ils ne peuvent nourrir les ambitions d’un Antonelli, d’un Parsons. A partir de 1909 une revue de large diffusion, le Mouvement social, complète les brochures, les almanachs de l’Action populaire. L’aspiration à la paix sociale se réduit à l’organisation d’enquêtes au reste prudentes — l’ACJF en 1904 oublie de questionner sur les salaires de la jeunesse ouvrière — et à de chaleureuses recommandations de bonne volonté sociale. C’est un peu court. Il manque un mouvement au club politique qui entoure Briand. Il manque une pensée politique et sociale aux mouvements catholiques. En orientant l’École de Nîmes vers une morale du consommateur, en la détournant de la libération du producteur, l’économiste Charles Gide, soutenu par la majorité des chrétiens-sociaux protestants, a bien lui aussi comme intention de limiter la montée du collectivisme33 et de renforcer l’harmonie sociale ; du moins prend-il avec clarté position contre le capitalisme.

5. Dépression culturelle ?

Les vaines espérances de paix sociale, le recul des idéologies que nous appelons radicales et l’emprise des grandes affaires sur la vie publique s’accompagnent de transformations culturelles elles aussi ébauchées vingt ans plus tôt, mais auxquelles la Belle Époque donne l’occasion de s’épanouir. L’éclat des lettres parisiennes ne doit pas dissimuler le maintien, poussé jusqu’au ronronnement, et la diffusion des valeurs culturelles du passé, produites ou non par les notables. Il en voile mal la dégradation, liée en particulier au retournement idéologique des élites.

TRADITIONS MAINTENUES.

La culture de masse qui commence à se répandre se greffe sur un corps social où, si les traditions paysannes sont menacées, les mœurs héritées du passé conservent une forte prégnance. Mesure-t-on à quel point la France baigne encore dans un climat de violence ? Dans les bagnes militaires, les Biribi, que la presse révolutionnaire dénonce au moment où paraît le roman de Darien, les suicides, très fréquents, ne sont « qu’un des visages de la mort34 ». Les tortures survivent en dépit des textes réglementaires publiés en décembre 1899, et la ration de l’homme mis en cellule de correction est inférieure à celle du déporté d’Auschwitz. Encore peut-on mettre ici le pouvoir en accusation. Mais lorsque, le 8 décembre 1908, la Chambre décide par 330 voix contre 201, de maintenir la peine de mort, elle prolonge les fonctions de Deibler, malgré un rapport défavorable du garde des Sceaux, Briand, et sous « la pression de l’épicier, du fruitier et du marchand de vin ». Au référendum que le Petit Parisien avait organisé l’année précédente, il y avait eu plus d’un million de réponses favorables à la peine de mort et 328 000 environ hostiles. Combien de tortionnaires enfin parmi les « éducateurs » de ces bagnes cléricaux ou laïques qui aggravent jusqu’aux limites du crime les brimades imposées par les internats glacés aux adolescents35 ?

Traditions maintenues aussi dans ces bastions du goût officiel que constituent l’État et les institutions qui l’environnent. H. Du-jardin-Beaumetz, radical de droite, détient le sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts de janvier 1905 à janvier 1910 : qui dit mieux ? Ce fils de préfet supprime certes la commission de censure qui régente, jusqu’en juin 1906, chansons et pièces de théâtre jouées à Paris : son impuissance avait atteint les limites du ridicule. Mais la célébrité du secrétaire — aujourd’hui — lui vient davantage de sa ferme opposition à l’achat par les musées nationaux de toute œuvre de Cézanne. L’amour du « grand sujet », les sombres couleurs, l’académisme le plus désuet définissent le goût officiel en matière de peinture. C’est celui de l’Institut, des Salons. C’est celui de la bourgeoisie satisfaite. L’ennui, c’est que les grands sujets manquent un peu : on les puise donc dans le passé. En littérature les principales revues continuent à diffuser les mêmes textes un peu pesants. La France se félicite de rester la patrie du classicisme : « Si l’esprit classique est de tous les pays, il est surtout de notre pays36. » Mesure, bon sens, c’est ce que l’on cherche dans Corneille et dans Racine : on comprend la férocité de Péguy. Des corps constitués, au centre desquels se dresse l’Université, fonctionnent comme un appareil de reproduction des valeurs élaborées au cours du XIXe siècle par la bonne bourgeoisie : plus laïques à la Revue de Paris, elles ont évolué vers le spiritualisme catholique à la Revue des deux mondes.

PROGRÈS DE LA CULTURE DES NOTABLES.

La culture des notables non seulement conserve sa situation dominante, mais elle l’étend au début du siècle en direction de milieux nouveaux. Les magazines de masse, beaucoup plus nombreux que dans les premières années de la IIIe République, pénètrent jusque dans les bourgs : les Lectures pour tous viennent au monde en 1898 ; c’est le groupe Hachette qui les lance, comme il lance en 1905 Je sais tout ; le groupe Tallandier publie, à partir de 1905 aussi Lisez-moi, et c’est le Petit Parisien37 qui édite depuis 1906 Nos loisirs, en accord avec la loi qui rend obligatoire cette année le repos hebdomadaire. Parallèlement se poursuit l’ascension des quotidiens parisiens dits « d’information », au détriment de la presse politique. C’est alors que les quatre grands — le Petit Journal, le Petit Parisien, le Matin et le Journal — atteignent au sommet de leur audience : leur tirage — 4,5 millions — représente plus de 40 % de celui de tous les quotidiens français. Le Petit Parisien a conquis avec le Petit Journal un public provincial fidèle. La grande presse régionale est elle aussi à son apogée. A ces clientèles massifiées, il s’agit de ne pas déplaire : le Petit Parisien se veut le « régulateur des passions collectives ». Il s’agit aussi de transmettre les stéréotypes, les modèles qui les intégreront dans la société. Ce rôle est en particulier dévolu aux romans-feuilletons qui occupent souvent deux, trois, quatre « rez-de-chaussée » du journal.

Ainsi se répandent dans des milieux nouveaux les traits dominants de la culture dominante : le goût archaïsant38, les valeurs rurales exaltées par d’innombrables sous-Henri Bordeaux, la confiance dans le travail source de prospérité, et les hiérarchies sociales « naturelles ». Elle a certes des points communs avec ce qu’enseigne l’école publique. Mais en même temps, coupée des combats scolaires, marquée par des objectifs indépendants de la cause laïque, elle l’infléchit vers le conservatisme social et politique.

MUTATIONS URBAINES.

En ville, le conformisme officiel est soumis à de nombreuses pressions. Les valeurs qu’elle proclame, la bourgeoisie les respecte-t-elle ? On peut en douter. Dans quelle mesure le vaudeville — de Courteline à Feydeau — n’est-il pas préféré à la Comédie-Française, et, si l’on va au Français, l’Aiglon à Polyeucte ? Pour une culture dominante il est peu agréable de se trouver désavouée au profit de genres dits mineurs.

Depuis que le siècle a changé, le cinéma entre lui aussi dans le système concurrentiel. Devenu un temps curiosité foraine, le cinématographe revient en ville grâce à Méliès, créateur du scénario et de la mise en scène, surtout un peu plus tard grâce aux longs métrages réalistes qui exigent des salles spécialisées. L’intelligentsia hésite : est-ce de l’art ? Le petit-bourgeois emmène sa femme, l’ouvrier aussi. Rien de très neuf dans le contenu idéologique. Mais combien d’habitudes ancestrales vont être bouleversées par les salles obscures ? Ici encore l’inavoué, souvent, supplante le proclamé.

La dépression culturelle est enfin liée à une troisième mutation : l’évolution qui éloigne les élites urbaines du scientisme, du rationalisme, de l’idéologie proclamée par l’école et même — quoique à un moindre degré — par la littérature de masse. La crise du scientisme a commencé dès les années 80. Sans revenir sur ses origines, il importe de voir que, dans un milieu restreint mais influent, elle a pris des aspects spectaculaires.

L’ESSOR DU SPIRITUALISME MYSTIQUE.

Le mouvement de conversion des jeunes intellectuels commencé avec Claudel se poursuit en ce début du siècle : Jammes, Max Jacob, Maritain, Massignon, Psichari dont l’évolution met en cause la famille de Renan. Péguy, sans bruit, revient à la foi de son enfance. Des peintres sont touchés : Rouault. Des musiciens. Chacun va vers Dieu à son pas. Mais chez ces « convertis de la Belle Époque », étranges canards couvés par des pères rationalistes, la découverte de la foi s’accompagne d’une vie intérieure intense et d’une pratique mystique exaltée. L’âge des convertis, très variable, suggère que c’est le moment qui est déterminant, non la génération. Cette vague de conversions reste probablement assez parisienne, en tout cas limitée. Mais, outre que l’Église fait carillonner ses cloches, les nouveaux catholiques appartiennent à des milieux où l’on sait tenir la plume : Péguy a sa revue, Jammes publie un peu partout ses élégies.

Surtout ce phénomène, qui n’est pas propre à la France, s’insère en France dans un ensemble plus vaste : celui d’un retour au spiritualisme mystique. La philosophie universitaire n’avait jamais rompu avec le spiritualisme, mais, laïque et rationaliste chez Renouvier ou chez le jeune Alain, elle se fait maintenant mystique chez Blondel ou Bergson. Le cas Bergson est important. Depuis 1897 son cours au Collège de France remporte un. extraordinaire succès : philosophes, savants, écrivains, étudiants, femmes du monde se pressent à ses leçons. C’est « le retour de la métaphysique dans le monde », dit Péguy. En effet, l’Évolution créatrice, que Bergson publie en 1907, s’élance tout droit vers Dieu sur la piste de « l’élan vital » en réhabilitant l’intuition, l’expérience mystique. En répercutant son enseignement les journalistes lui assurent une incroyable diffusion39.

Or Bergson n’est pas catholique. Mais sa philosophie porte les couleurs du temps. En louant l’intuition elle rend compréhensibles les charmes de l’impressionnisme, elle va dans le sens de la poésie symboliste, elle rencontre le tolstoïsme. En réhabilitant l’irrationnel elle trouve écho dans un courant que nous avons vu à l’œuvre au temps de l’affaire Dreyfus, et elle légitime les pratiques mystiques qui se développent dans l’Église : miracles, apparitions. En récusant l’influence desséchante des catégories kantiennes, Bergson fournit une explication aux changements scientifiques en cours.

Il n’est évidemment pas possible de cerner les causes d’un mouvement dont les composantes et l’ampleur nous sont encore mal connues. Ne faudrait-il pas pourtant le mettre en relation avec l’inquiétude qu’inspirent les contradictions sociales, politiques, intellectuelles du XXe siècle où la République radicale est maintenant engagée ? Les temps du calme progrès sont terminés ; ceux des crises commencent dans l’inquiétude et, pour certains, dans la facilité.

6. Vers la guerre

LE NATIONALISME.

Le courant mystique joue finalement sa partie dans le grand orchestre nationaliste dont la musique a repris dès 1905 et s’est amplifiée à partir de 1911. L’affaire Dreyfus avait permis de classer nettement à droite le courant nationaliste et de le rejeter à l’écart des eaux heureuses du pouvoir. Ses sympathisants, s’étaient, nombreux, reconvertis en républicains : ils l’étaient d’ailleurs au sens premier du terme. Le parti radical avait dû en accueillir bon nombre, mais il n’était pas le seul. Dans trois régions — les départements de l’Est, ceux de la Bretagne et de son pourtour, certains départements du sud du Massif central — des élus républicains votaient depuis 1898 avec la droite nationaliste40.

Les thèmes mis en avant par le néo-nationalisme nous éclairent à son sujet. Deux haines proclamées : les Allemands, les mauvais Français. Sous ce vocable sont visés ceux qui ne se laissent pas emporter par le courant chauvin, surtout si leur comportement peut être dommageable aux grands intérêts : cégétistes et socialistes accusés en bloc d’être des « sans patrie », hommes politiques classés comme pacifistes, ainsi Caillaux et son redoutable projet d’impôt sur le revenu. Fût-ce par Caillaux interposé, le néo-nationalisme est un antisocialisme. Mais il se polarise aussi, fortement, sur l’Allemagne : les enquêtes, les études, se multiplient à son sujet ; le danger qu’elle fait courir à la France est défini comme pressant et multiple, « à la fois continental, maritime, colonial, économique41 ». La polarisation allemande, fait nouveau, renvoie évidemment au Maroc dont les dépouilles sont âprement disputées entre les deux pays à partir de 1905 : le nationalisme colonisateur et le nationalisme antiallemand, dressés l’un contre l’autre au début de la IIIe République, se donnent maintenant la main. Elle renvoie aussi à l’Alsace-Lorraine, mais d’une façon ambiguë : malgré les romans de Barrès ou de Bazin — Colette Baudoche, les Oberlé —, malgré la diffusion, à partir de 1912, des albums de Hansi qui opposent la douce domination française à celle, brutale, de l’Allemagne, les références à l’Alsace-Lorraine sont mises au service du nationalisme antiallemand plus que du désir de reprendre les « provinces perdues42 ». Au contraire, la concurrence de l’Allemagne est explicitement et fréquemment invoquée. Certes, tous les secteurs du capitalisme français ne sont pas réellement visés de la même manière : la sidérurgie lorraine est plus menacée que les industries charbonnières du Nord-Pas-de-Calais, concurrencées par le charbon anglais et belge, et surtout que les banques aux placements multiples. Mais la place que tient dans la panoplie du nationalisme la rivalité entre la « camelote allemande » et la production française « de qualité » le situe au plus profond de l’impérialisme.

Le comment ? est presque aussi important que le pourquoi ? C’est ici que le néo-nationalisme touche au mysticisme. On oppose le soldat, qui obéit à l’instinct, et l’intellectuel ratiocineur, le centurion gardien de la culture française à l’universitaire prêt à la livrer aux Allemands. Sur cette voie rivalisent Péguy, l’ancien dreyfusard et le petit-fils de Renan, Psichari. La conversion devient preuve de patriotisme lucide. Le métier des armes, aux colonies ou sur les Vosges, l’emporte sur tout autre. Pour que le soldat s’accomplisse pleinement, il lui faut la guerre : « Pur délice pour un soldat de voir l’idée nationale naître, grandir, croître sur le champ de bataille… Chère France, cher pays, sans doute tu vivras encore des heures graves43. » En béatifiant Jeanne d’Arc, Pie X montre assez que le catholicisme est l’armature du patriotisme. Certes, bien des nuances sont possibles : le nationalisme de Poincaré est relativement modéré, celui de Barrés exalté ; on peut être nationaliste et républicain — c’est le cas de Péguy —, mais les maurassiens voient dans ce choix une faiblesse qu’il faut bien tolérer mais qu’on doit condamner. Au total le courant nationaliste manifeste une réelle unité. Et, diffusé par une presse à laquelle les fonds ne manquent pas il pèse dans la nation et en particulier sur sa politique extérieure.

LA POLITIQUE DE DELCASSÉ, 28 JUIN 1898-6 JUIN 1905.

Les choix élaborés et mis en œuvre par Théophile Delcassé orientent la politique extérieure de la France jusqu’à la guerre. Jamais sous la IIIe République un ministre des Affaires étrangères n’est resté aussi longtemps en fonction. Jamais il n’a été apparemment plus libre de ses mouvements : l’opinion s’inquiète peu des problèmes internationaux, la Chambre, où du reste Delcassé est assez populaire, n’exerce qu’un médiocre contrôle. Il est assisté par de remarquables ambassadeurs : Camille Barrère, Jules et Paul Cambon. C’est sous la responsabilité de ce jeune ministre — il a 46 ans en 1898 — arrivé au Quai en pleine crise de Fachoda, que prend tournure la Triple Entente, pièce maîtresse dans l’élaboration de la politique des blocs diplomatiques et militaires européens. C’est sous sa responsabilité que la France s’engage dans une politique incontestablement nouvelle de mainmise sur le Maroc.

Où est la nouveauté ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle la France a hésité entre une politique d’expansion coloniale qui la mettait en concurrence avec l’Angleterre et une politique continentale dont la pointe était dirigée contre l’Allemagne. A la deuxième orientation appartiennent les conventions — secrètes — du 18 août 1892 avec la Russie. De la première relève par exemple l’expédition Marchand, organisée par Hanotaux, prédécesseur de Delcassé au Quai : il a dû la liquider sans gloire. La « grande politique » de Delcassé consiste à considérer que ces deux orientations ne sont pas contradictoires et que leur réalisation convergente suppose la liquidation des points de friction avec l’Angleterre, le renforcement de l’alliance avec la Russie, et un effort spécial pour dissocier l’Italie de la Triplice. Telles sont les grandes lignes du plan que, dès février 1899, il expose à ses collaborateurs.

Ce projet soulève plusieurs questions. La première concerne le caractère prioritaire de l’objectif colonial. Delcassé avait été, en 1894, ministre des Colonies et il était lié à ce groupe de pression complexe qu’on appelle le « parti colonial », animé par le député d’Oran Eugène Étienne44. En 1898 le parti colonial fait du rattachement du Maroc à la France l’objectif numéro un, en raison de sa situation géographique et de ses probables ressources minières. Mais il ne croit pas à sa réalisation sans le soutien allemand, étant donné les intérêts anglais à Gibraltar. Sur ce point essentiel, Delcassé ne suit pas ses amis : le choix qu’il fait et la manière dont il le met en œuvre sont clairement orientés contre l’Allemagne.

Deuxième question : le « parti colonial » est-il un bloc ? De graves rivalités apparaissent entre les hommes d’affaires français intéressés à la « pénétration pacifique au Maroc ». P. Guillen45 a évoqué la violence du conflit qui oppose à partir de 1902 la Compagnie marocaine, création de Schneider, à un syndicat bancaire sous la direction de Paribas : capital industriel contre capital bancaire. Non sans hésitation le Quai choisit le consortium animé par Paribas, seul capable de répondre à l’énorme emprunt que le Sultan est mis dans l’obligation de lancer. Lorsque Schneider trouve l’argent nécessaire en s’entendant en 1904 avec la Banque de l’Union parisienne, le conflit ouvert éclate : il est réglé par Delcassé qui, le 9 mai 1904, déclare au secrétaire général du Creusot qu’il ne peut tolérer que sa maison se mette au travers d’une décision d’intérêt national. L’emprunt signé le 12 juin ruine le Maroc, assure au consortium d’énormes bénéfices et à son allié le gouvernement français une position prééminente au Maroc. On peut tirer deux conclusions de cet épisode : selon la première c’est le pouvoir politique qui a imposé sa loi aux grandes affaires. Selon la seconde, il n’a pu trancher qu’en se liant aux intérêts majeurs du capital bancaire. Ces deux remarques ne sont pas contradictoires.

Vue sous ce jour, l’Entente cordiale elle-même peut apparaître comme un moyen qui a facilité la victoire du capital bancaire : Paribas était en effet liée aux banques anglaises et la signature, le 8 avril 1904, de l’accord diplomatique franco-anglais leva un sérieux obstacle au plein accord du Quai et du consortium. Évidemment l’Entente cordiale est d’une tout autre importance : elle marque un tournant durable de la diplomatie française. Il ne s’agit pourtant à cette date que d’un accord de troc colonial et impérialiste : la France s’engage à « ne pas entraver l’action de la Grande-Bretagne en Égypte » tandis que l’Angleterre reconnaît « qu’il appartient à la France de veiller à la tranquillité du Maroc ». Le concept de protectorat est réservé aux articles secrets. Ce partage, complété par d’autres clauses du même type, ouvre la voie à des accords diplomatiques mais ne les comporte pas. L’Allemagne pourtant s’y trompa d’autant moins qu’elle savait qu’en décembre 1900 l’Italie avait fait « un tour de valse » avec la France.

Les succès remportés par Delcassé l’encouragent dans sa décision d’agir promptement au Maroc sans se préoccuper des réactions possibles de l’Allemagne qui n’y a pas encore de gros intérêts. Il s’agit d’obtenir dans les plus brefs délais la reconnaissance par le sultan du protectorat français. Il y faudra huit ans : pendant ces huit années ce projet, qu’aucun des successeurs de Delcassé n’abandonnera, va créer entre la France et l’Allemagne, malgré des hauts et des bas, une atmosphère de profonde défiance. Les socialistes français n’ont pas tort d’y dénoncer, à ce niveau des relations internationales, une des menaces fondamentales contre la paix. Pourtant l’Allemagne compte surtout se servir du Maroc comme d’un moyen pour dénouer l’Entente cordiale en constituant une alliance continentale germano-russe à laquelle la France devrait adhérer, en échange de l’acceptation par l’Allemagne de sa liberté d’action au Maroc.

Dans l’immédiat, l’initiative marocaine de Delcassé conduit, lentement, à une contre-offensive allemande : c’est le « discours de Guillaume II » à Tanger (31 mars 1905) qui va lui-même entraîner la chute de Delcassé. Convaincu que l’Allemagne bluffe, ce dernier presse le sultan d’accepter le protectorat, se dit certain du soutien anglais et refuse toute concession à l’Allemagne. C’est à ce choix que s’opposent le président du Conseil Rouvier, les socialistes et une grande partie de l’opinion radicale, de Clemenceau à la Dépêche de Toulouse. Le 6 juin, au cours d’un Conseil des ministres dramatique, Rouvier qui vient d’avoir avec un diplomate allemand une entrevue secrète, obtient la démission de Delcassé, exigée par l’Allemagne.

Conséquences importantes. Sur le fond l’Allemagne n’a pas obtenu satisfaction. Le projet d’alliance continentale échoue en raison de l’énorme emprunt international lancé par la Russie, où les disponibilités financières de la France lui assurent, et de loin, la première place46. La conférence internationale d’Algésiras (15 janvier-7 avril 1906) donne à la France des droits particuliers au Maroc et admet que la Banque d’État qui va être créée au Maroc en 1907 passe essentiellement sous le contrôle de Paribas. Mais l’opinion publique française a reçu un choc. La démission de Delcassé, en pleine crise internationale, a été présentée par une partie de la presse comme un affront. Elle déclenche une vague de nationalisme antiallemand. Les mois qui suivent voient un grand journal comme la Dépêche de Toulouse durcir son attitude à l’égard de l’Allemagne et préconiser pour la France la politique dite « du fauteuil d’orchestre » : à mi-chemin entre les « boutefeux » et les « pacifistes », la France devrait garder les mains libres mais refuser tout rapprochement avec l’Allemagne.

 

De 1906 à 1913 la politique extérieure de la France va assurément passer par des phases différentes. Sur l’essentiel pourtant — renforcement du bloc franco-russo-anglais, lente marche vers le protectorat au Maroc, soutien aux grandes affaires — elle présente une certaine continuité.

Les nuances dans l’application d’une telle politique sont importantes. La ligne du ministère Clemenceau, où les Affaires étrangères sont confiées à Stephen Pichon qui est un de ses amis personnels47, est marquée à la fois par la personnalité du vieux lutteur et par sa majorité parlementaire, dont la désagrégation est loin d’être achevée, même si la vitalité du Bloc est définitivement atteinte. Couvrant au Maroc de redoutables initiatives militaires et diplomatiques, Clemenceau lui attache pourtant moins d’importance qu’à l’Allemagne : l’inquiétude et même l’hostilité qu’elle lui inspire ne vont pas jusqu’au bellicisme. Pour consolider le système d’alliances ébauché par Delcassé, la diplomatie française joue les bons offices entre la Russie son alliée et son amie l’Angleterre : la convention anglo-russe du 31 août 1907 — accord de troc elle aussi et de partage — donne consistance à la Triple Entente. Pendant la crise balkanique de 1909, Stephen Pichon avertit en février le gouvernement russe que la France ne soutiendra pas militairement ses positions face à l’Autriche-Hongrie car « les intérêts vitaux de la Russie » ne sont pas en jeu. L’empire des tsars, dont le relèvement économique commence à peine — en particulier grâce à l’emprunt français de janvier 1909 —, ne peut passer outre. Les conséquences de cette attitude seront complexes : d’une part la Russie en gardera une durable rancune, nourrie dans les années suivantes par la politique d’investissement des firmes françaises ; d’autre part la preuve est faite de l’efficacité d’une démarche française pour la paix.

Démarche de paix donc. Mais dont Jaurès, qui harcèle le ministère Clemenceau sur sa politique générale et en particulier sur sa politique marocaine montre à bon droit qu’elle est l’expression d’une politique ambiguë. Ni au Maroc, malgré l’accord financier franco-allemand du 9 février 1909 — envisagé avec faveur par Guillaume II dans la perspective de la pression française sur la Russie —, ni sur le plan général, les choix ne sont faits clairement. En fait les initiatives des « Africains » au Maroc sont généralement couvertes, et la rivalité entre capitaux français et capitaux allemands se développe dans le monde.

Nous connaissons mieux aujourd’hui ces rivalités et leurs possibilités de régularisation temporaire. Les conflits se manifestent pendant ces années, aussi bien avant qu’après la chute de Clemenceau, en plusieurs points du monde. Prenons quelques cas. En Turquie, le refus du gouvernement français d’accorder la cote au gouvernement ottoman en quête d’un emprunt (octobre 1910) permet la souscription de cet emprunt en novembre par un consortium germano-austro-hongrois : Paris a été abusé par le gouvernement turc qui a refusé publiquement le contrôle de ses finances, que le gouvernement français croyait acquis48. En Chine, c’est sur la base de l’Entente cordiale qu’est constitué en avril 1911 un consortium bancaire dont le but avoué est de mettre totalement la main sur les finances chinoises49. Au Maroc la « collaboration économique » — c’est-à-dire l’exploitation en commun du pays — prévue par l’accord de février 1909 fonctionne fort mal : les groupes miniers et sidérurgistes français et allemands s’affrontent ouvertement.

C’est sur cette toile de fond que se détache l’initiative prise en avril 1911 par le ministère Monis — ministère radical en faveur duquel tout le groupe socialiste s’était abstenu — de faire occuper Fez en violation flagrante de l’acte d’Algésiras. L’Allemagne répond en envoyant le 1er juillet à Agadir une canonnière symbolique. La crise est très vive : les deux pays sont au bord de la guerre malgré les efforts de Caillaux devenu président du Conseil le 24 juin, qui engage des pourparlers secrets sans en informer son ministre des Affaires étrangères, de Selves. Finalement un nouvel accord de troc est signé le 4 novembre : l’Allemagne accepte d’avance le protectorat français, qui dès lors n’est plus qu’une formalité, et obtient en échange une part importante du Congo, entre le Cameroun et le Congo belge. Pour donner au marché un caractère plus régional, l’Allemagne cède à la France le petit « bec de canard » au sud du Tchad. Les blocs diplomatiques et militaires sortent renforcés de la crise. Les nationalismes se sont exaspérés aussi bien en France qu’en Allemagne.

En 1912-1913, c’est dans les Balkans que se déroulent les crises qui précèdent la guerre. Le principal litige franco-allemand est « réglé ». Mais le néo-nationalisme n’a jamais été aussi virulent, les rivalités entre les groupes financiers n’ont pas cessé, même s’il est patent qu’une partie du capital bancaire n’a pas les mêmes intérêts que le capital industriel et défend une politique plus favorable au compromis. L’élection de Poincaré à la présidence de la République contre le radical Pams et le socialiste Vaillant (17 janvier 1913), ne renforce pas le camp pacifique : c’est le moins qu’on puisse dire. Les crises politiques n’ont pas cessé d’interférer depuis dix ans avec les tensions économiques.


1.

Das Finanzkapital (Vienne, 1910), sera traduit en français… en 1970.

2.

Le recensement de 1911 est d’utilisation très délicate.

3.

Les Ententes économiques et financières, 1933.

4.

C’est ce qui se passe en 1904-1905 pour les producteurs de rails : cf. F. Caron, Revue d’histoire de la sidérurgie, 1963.

5.

La Société des mines de Lens a 6 000 actionnaires en 1900, 10 464 en 1904 : tout un monde de petits et moyens épargnants.

6.

Voir (84). Également l’exposé de J. Bouvier au Congrès des sciences historiques de Léningrad, 1970.

7.

Ainsi à la veille de la guerre c’est dans les banques de dépôts que l’argent placé rapporte le moins : le taux de profit du Crédit lyonnais est de 16,6 % en 1914 contre 35 % pour Paribas.

8.

Selon F. Divisia, la Géographie des banques en France, Dunod, 1942.

9.

E. Aynard (banquier et député de Lyon), cité par J. Labasse, les Capitaux et la Région. Essai sur le commerce et la circulation des capitaux dans la région lyonnaise, Paris, A. Colin, 1956.

10.

Ils sont à l’origine d’affaires particulièrement lucratives soit sous la forme d’emprunts à long terme, soit pour permettre l’entretien de la dette flottante.

11.

L’emprunt d’avril 1906, réalisé alors que la révolution n’est pas terminée, a permis aux capitalistes français de s’imposer en Russie au détriment de leurs concurrents.

12.

Les radicaux se montrent fort ardents à l’exiger : « Le capital français doit entraîner avec lui partout où il va l’industrie française et le prolétariat français », le Radical, 10 mars 1911.

13.

J. Thobie a étudié les conditions dans lesquelles fut refusé en France l’emprunt ottoman de 1910 : Revue historique, avr.-juin 1968.

14.

Cf. J. Suret-Canale, Afrique noire (occidentale et centrale), Paris, Éditions sociales, 1968, t. I, p. 296-304.

15.

Son action dans les années 1890 a été étudiée par J.-M. Mayeur dans le volume précédent de cette collection.

16.

Cf. G. Jacobet et F. Koerner, « Économie de traite et bluff colonial : la Compagnie occidentale de Madagascar (1895-1934) », Revue historique, oct.-déc. 1972.

17.

Voir dans (85) une très bonne évocation de sa carrière.

18.

H. Lorin, professeur de géographie commerciale à l’université de Bordeaux, l’en loue particulièrement dans la Revue politique et parlementaire en décembre 1901.

19.

Sur 500 km de voies ferrées, le projet prévoit 7,3 viaducs, ponts ou aqueducs au km, et ce, dans une région totalement déboisée.

20.

Analyse et calculs précis dans (80), chap. 27.

21.

Voir (106). Couitéas se rend acquéreur d’un immense domaine entre 1901 et 1904, dans des conditions plus que douteuses, et lorsque la protestation des indigènes suscite une enquête, il se présente comme une victime de l’arbitraire colonial (1908-1912).

22.

Cf. P. Soumille, Européens de Tunisie et Questions religieuses (1892-1901), Éd. du CNRS, 1975.

23.

« La crise du parti radical », La Revue, 5 mai 1909.

24.

Dans le projet Caillaux, outre l’impôt général sur le revenu qui frappe les revenus imposables répartis en sept catégories, les cédules, est prévu un « impôt complémentaire » : son taux est progressif, il est payé par ceux qui ont plus de 5 000 francs de revenu annuel, c’est-à-dire plus que ce que gagne un jeune agrégé, moins qu’un médecin de campagne.

25.

Le 11 janv. 1910, Arthur Huc compare le Bloc à la jument de Roland pourvue de toutes les qualités, sauf la vie.

26.

La déclaration des cardinaux et archevêques du 12 septembre 1908 appelait à surveiller l’école publique — maîtres, programmes et manuels — et à la maintenir dans une stricte « neutralité ».

27.

F. Boulard, Archives de sociologie des religions, janv.-juin 1971.

28.

Henry Bérenger par exemple, directeur de l’Action puis du Siècle

29.

Émile Macquart, Revue politique et parlementaire, oct. 1901.

30.

Le livre qu’il publie sous ce titre en 1896 est répercuté pendant quelques années à travers force articles et colloques : cf. le Congrès d’éducation sociale qui se tient à Paris du 26 au 30 sept. 1900.

31.

Voir (90).

32.

Éditorial de l’Action libérale populaire, 14 févr. 1906.

33.

Cf. le débat, au congrès de Genève de juin 1906, étudié par J. Baubérot.

34.

Cl. Liauzu, « Jalons pour une étude des Biribi », Cahiers de Tunisie, 1971, no 73 et 74.

35.

Cf. pêle-mêle l’affaire du Bon Pasteur de Nancy, et celle de la Colonie agricole de Mettrau, gérée par l’Assistance publique.

36.

G. Leygues, ministre de l’Instruction publique, à la Chambre, 14 février 1902.

37.

Cf. F. Amaury, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, le Petit Parisien, 1876-1944, PUF, 1972.

38.

L’échec du style 1900, baptisé style « nouille », ramène la petite bourgeoisie vers le buffet Henri II.

39.

A. Robinet, Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église, Paris, Seghers, 1968.

40.

E. Weber, « Le renouveau nationaliste en France et le glissement vers la droite, 1905-1914 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avr.-juin 1958.

41.

Préface de René Henry professeur à l’École des sciences politiques, à la thèse de R. Baldy sur l’Alsace-Lorraine (1912). Texte publié par R. Girardet, le Nationalisme français (1871-1914), Paris, A. Colin, 1966.

42.

M.-Th. Borrelly, « L’image de l’Alsace-Lorraine à travers quelques œuvres littéraires françaises, 1871-1914 », Centre de recherches de l’université de Metz, Travaux et Recherches, 1973.

43.

Propos du capitaine H. de Malleray, en pèlerinage à Bouvines en 1905.

44.

Le groupe colonial recrute essentiellement au centre. Il compte aussi des ralliés notoires et des radicaux de plus en plus nombreux.

45.

« L’implantation de Schneider au Maroc », Revue d’histoire diplomatique, 1965.

46.

R. Girault, « Sur quelques aspects financiers de l’alliance franco-russe », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janv.-mars 1971.

47.

D. Watson, « Clemenceau, Caillaux et Pichon : la politique étrangère du premier gouvernement Clemenceau (1906-1909) », université de Metz, Travaux et Recherches, 1973.

48.

Cf. J. Thobie, supra, p. 124, note 2. L’auteur montre que la décision française ne sera pas durable.

49.

Cf. M. Bastid, « La diplomatie française et la révolution chinoise de 1911 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avr.-juin 1969.