Tout a commencé par une visite à Horst Wächter au printemps 2012, lorsque le quatrième enfant d’Otto et de Charlotte Wächter m’a invité chez lui. J’ai traversé les douves asséchées et je suis entré par les grandes portes en bois du Schloss Hagenberg, accueilli par une odeur de moisi et de bois brûlé qui imbibait chaque fibre des vêtements de Horst. Nous avons pris le thé, j’ai rencontré sa femme Jacqueline, il m’a parlé de sa fille Magdalena, de ses cinq frère et sœurs. J’ai appris ce jour-là l’existence des papiers de sa mère, mais j’ai dû attendre encore plusieurs années pour les voir dans leur intégralité.
La visite à Hagenberg était imprévue. Dix-huit mois plus tôt, j’avais fait un voyage à Lviv en Ukraine où j’avais prononcé une conférence sur les « crimes contre l’humanité » et le « génocide ». J’avais bien sûr visité la faculté de droit de l’Université de Lviv, mais je voulais surtout retrouver la maison où était né mon grand-père. En 1904, la ville de Leon Buchholz était connue sous le nom de Lemberg, la capitale régionale de l’Empire austro-hongrois.
J’espérais combler les lacunes de l’histoire de la vie de Leon, connaître le destin de sa famille ; il avait toujours gardé un silence discret sur son passé. Je voulais découvrir son identité, mais aussi la mienne. J’ai retrouvé la maison de Leon, j’ai aussi découvert que l’origine des concepts de « génocide » et de « crimes contre l’humanité », ces qualifications légales forgées en 1945, se situe dans la ville de naissance de mon grand-père. Ce voyage a donné lieu à un livre, Retour à Lemberg, le récit de quatre destins croisés : Leon, dont toute la famille, originaire de Lemberg et de ses environs, a été anéantie par la Shoah ; Hersch Lauterpacht et Rafael Lemkin, deux juristes également originaires de Lemberg, à qui le tribunal de Nuremberg et le droit international ont emprunté les notions de « crime contre l’humanité » et de « génocide » ; Hans Frank, le Gouverneur général de la Pologne occupée, arrivé à Lemberg en août 1942 et auteur d’un discours qui a conduit à l’extermination des Juifs de cette région, la Galicie. Frank a été déclaré coupable et pendu à Nuremberg pour avoir provoqué la mort de quatre millions d’individus, dont les familles de Leon, de Lauterpacht et de Lemkin.
Au cours de mes recherches, j’ai découvert un livre remarquable écrit par Niklas Frank sur son père, Der Vater [Le Père]. Je suis parti à la recherche de Niklas, nous nous sommes vus un jour sur la terrasse d’un hôtel luxueux près de Hambourg. Connaissant mon intérêt pour Lemberg, il a mentionné le nom de Horst Wächter au cours de l’une de nos conversations. Gouverneur nazi de Lemberg de 1942 à 1944, Otto Wächter avait été l’un des adjoints de son père, et Niklas connaissait l’un de ses fils, Horst. Comme je m’intéressais à Lemberg et que c’est dans cette ville que la famille de Léon avait péri, Niklas m’a proposé de nous présenter. Il m’a cependant mis en garde : contrairement à lui, qui avait une piètre estime pour son père – « je suis contre la peine de mort sauf dans le cas de mon père », m’a-t-il confié alors que nous parlions depuis moins d’une heure –, Horst avait une vision plus positive du sien. « Mais vous l’apprécierez », dit Niklas en souriant.
Horst accepta de me rencontrer. Je pris l’avion de Londres à Vienne, puis louai une voiture pour rejoindre le minuscule village de Hagenberg par le nord, de l’autre côté du Danube ; les paysages étaient vallonnés et plantés de vignes, et la radio diffusait « Take This Waltz »1. Je ressentis une certaine angoisse pendant le voyage : Otto Wächter avait certainement joué un rôle dans le sort de la famille de Leon, exterminée sous son règne à Lemberg et dans ses environs, mais son nom semblait avoir été gommé de l’histoire de cette période. J’avais appris, en glanant des informations, qu’il était Autrichien, marié et père de famille, avocat de métier et nazi de haut rang. En 1934, il avait été impliqué dans l’assassinat du chancelier autrichien Engelbert Dollfuss. Après l’Anschluss et l’arrivée des nazis en Autriche en 1938, il avait occupé un poste dans le nouveau gouvernement de Vienne où vivaient alors mes grands-parents. Il avait ensuite été nommé gouverneur de Cracovie occupée par les nazis, puis, en 1942, gouverneur de Lemberg. Après la guerre, il n’avait plus donné signe de vie. Je voulais savoir ce qui lui était arrivé, si justice avait été faite. Pour le découvrir, j’étais prêt à retourner chaque pierre. Ce fut le début du voyage.
Je n’aurais pas dû m’inquiéter de l’accueil de Horst, il me salua chaleureusement. Grand, séduisant, chaussé de Birkenstocks roses, c’était un homme à l’allure sympathique, avec une étincelle dans les yeux et une voix gutturale, chaleureuse, hésitante et douce. Il était ravi que j’aie fait le chemin jusqu’à sa maison, un château baroque délabré, une bâtisse construite autour d’une cour intérieure, imposante et carrée, haute de quatre étages, dotée de murs de pierre épais et de douves envahies de broussailles.
Accompagné d’un cinéaste italien, un comédien célèbre venait de lui rendre visite, me dit-il avec entrain, « deux lauréats d’un Oscar dans mon château ! ». Ils avaient tourné The Best Offer, une histoire d’amour et de crime à travers l’Europe, de Vienne à Trieste, en passant par Bolzano et Rome. Je ne pouvais soupçonner l’importance que les Wächter attachaient à ces lieux.
Accompagnés d’un chat, nous sommes entrés dans le solide Schloss qui avait connu des jours meilleurs. Nous sommes passés devant un atelier, encombré d’outils et de matériels divers, de fruits en train de sécher, de pommes de terre et d’autres légumes ; nous avons croisé le chien. Horst avait découvert dans les années 1960 le château qui abritait alors une colonie d’artistes. C’était un lieu de « festivités privées », m’expliqua-t-il ; il l’avait acheté vingt ans plus tard grâce à un petit héritage de Charlotte, sa mère.
J’appris lors de cette rencontre qu’il était né le 14 avril 19392 à Vienne et qu’il devait son nom au « Horst Wessel Lied », l’hymne nazi. Arthur, son deuxième prénom, avait été choisi par ses parents en l’honneur de son parrain, Arthur Seyss-Inquart3, camarade et ami de son père. Seyss-Inquart était un juriste aux lunettes d’écaille, très proche d’Hitler, brièvement chancelier d’Autriche après l’Anschluss, puis gouverneur de l’Ostmark, le nom de l’Autriche après son incorporation dans le Reich. Peu de temps après la naissance de Horst, Seyss-Inquart avait été nommé ministre sans portefeuille dans le cabinet d’Hitler, avant de devenir gouverneur de la Hollande occupée. Dans ses dernières volontés, consignées dans son testament de 1945, Hitler faisait de Seyss-Inquart le ministre des Affaires étrangères du Reich. Celui qui avait été avocat et parrain de Horst fut rattrapé en quelques mois, condamné et pendu à Nuremberg pour les crimes qu’il avait commis.
Je fus donc un peu surpris de voir une petite photo en noir et blanc de Seyss-Inquart sur la table de chevet de Horst, glissée dans le cadre où apparaissait son père, Otto, photographié devant le portrait de son grand-père, le général Josef Wächter, qui avait servi dans l’armée impériale pendant la Première Guerre mondiale. Une photo de Charlotte, prise en 1942, ornait un autre mur de la chambre à coucher. Horst dormait parmi les siens.
Il me présenta sa femme Jacqueline (Ollèn), d’origine suédoise. Leurs chambres au rez-de-chaussée du château, chauffées au poêle à bois, étaient douillettes. En revanche, leur relation semblait moins tendre. Horst prépara du thé et parla de ses parents avec plus d’affection que ne le fit Jacqueline. Ils occupaient, à l’évidence, une place importante dans son cœur. Il semblait particulièrement proche de sa mère, dont il s’était occupé durant ses dernières années ; j’appris que Horst était son favori. Les relations entre Charlotte et les quatre sœurs de Horst étaient plus difficiles : à l’âge adulte, trois d’entre elles avaient déménagé aux États-Unis.
Lors de cette première visite, Horst insista sur le fait qu’il n’avait guère connu son père. Souvent absent pendant les années de guerre, celui-ci avait occupé des postes dans des terres lointaines : à Cracovie, à Lemberg, en Italie ou à Berlin, loin de sa famille qui résidait en Autriche. J’appris aussi qu’Otto était un « homme à femmes », qu’il avait disparu après la guerre, et qu’il était mort à Rome.
C’est tout ce que me confia Horst lors de cette première visite. De manière indirecte, il me dit cependant que le château était un cadeau d’Otto, un lieu de refuge et de réconfort. Il ajouta également qu’il avait « quitté la normalité » à trente ans. Il l’avait fait à cause de l’histoire de son père, espérant trouver sa voie ailleurs.
En réalité, pour Horst, la normalité s’était arrêtée en 1945 avec la défaite allemande, il avait alors six ans. « J’ai été élevé comme un jeune nazi, puis, d’un jour à l’autre, tout a disparu. » L’effondrement du régime avait été un traumatisme, national et personnel ; la vie de la famille et son enfance heureuse avaient alors pris fin. Il évoqua, lors de notre rencontre, le souvenir de son anniversaire, en avril 1945 : les convives étaient assis dans le jardin de la maison de la famille à Thumersbach, et observaient le lac de Zell. « J’étais seul et je savais que je devais me souvenir de ce moment toute ma vie. » Sa voix douce se brisa lorsqu’il se rappela comment les bombardiers britanniques et américains avaient lâché leurs bombes dans l’eau du lac. « La maison a commencé à trembler, oui, je me souviens… », sa voix s’éteignit, je vis ses yeux humides, je ressentis le tremblement. Pendant un bref instant, il pleura doucement.
Plus tard, Horst m’a fait visiter le château, ses nombreuses pièces, petites et grandes. Nous nous sommes installés dans sa chambre à coucher au premier étage, sous le regard de Josef, d’Otto, de Charlotte et du parrain Arthur. Il a sorti les albums photo de Charlotte et nous les avons regardés ensemble, assis côte à côte, les albums perchés sur nos genoux. Il a fait allusion aux volumineuses archives familiales, aux journaux de sa mère et à des mémoires qu’elle avait rédigés pour ses enfants, pour la postérité. Il ne m’a pas montré ses archives ce jour-là, mais leur évocation m’a intrigué.
J’ai bien vu quelques pages de l’un des journaux, daté de 1942, un tout petit volume noirci de l’écriture nerveuse de Charlotte. Je voulais m’arrêter sur l’entrée du 1er août, le jour où Hans Frank avait rendu visite aux Wächter à Lemberg et où il avait prononcé le discours annonçant la mise en œuvre de la Solution finale dans le district de Galicie, qui allait signer l’arrêt de mort de centaines de milliers d’êtres humains. L’entrée du journal indique que, ce jour-là, Frank avait joué aux échecs avec Charlotte.
Otto nage dans le lac de Zell, c. 1944.
Nous nous sommes replongés dans les albums qui content l’histoire de la vie d’une famille, celle des enfants, des grands-parents, des fêtes et des vacances à la montagne. Les Wächter, réunis, une famille heureuse. Il y a des lacs, et une photo d’Otto en train de nager, la seule de ce genre que j’ai vue. « Mon père adorait nager », dit Horst. Sur la page opposée, une photo de 1931 montre un homme souriant qui grave un swastika sur un mur. Un autre cliché représente un homme à l’extérieur d’un immeuble, salué par un alignement de bras levés faisant le salut nazi. La légende indique Dr Goebbels4. Sur une photo, trois hommes conversent dans une cour couverte. Sous le cliché, Otto, de son écriture anguleuse, a inscrit deux lettres : A. H. J’appris qu’il s’agissait d’Adolf Hitler ; à ses côtés, son photographe Heinrich Hoffmann et un troisième homme. « Ce n’est pas mon père », dit Horst. « Peut-être Baldur von Schirach5. » Schirach dirigeait les Jeunesses hitlériennes ; il a aussi été condamné à Nuremberg ; son petit-fils Ferdinand est un bon écrivain.
Horst et ses trois sœurs, Lemberg, 1943.
Nous avons continué de tourner les pages de l’album. Vienne, automne 1938, Otto dans son bureau de la Hofburg en uniforme SS tout à fait reconnaissable. Pologne, automne 1939, un bâtiment mangé par les flammes, des réfugiés. La foule dans une rue, les gens habillés chaudement pour résister au froid, une vieille dame avec un foulard et un brassard blanc. Un Juif dans le ghetto de Varsovie, photographié par Charlotte. Une photo de Horst avec trois de ses quatre sœurs. « Mars 1943, Lemberg », indique l’écriture de Charlotte. Une belle journée ensoleillée avec des ombres longues. Un mot de Horst à Otto. « Cher papa, j’ai cueilli quelques fleurs pour toi, bisous, ton Horsti-Borsti6. » Il a alors cinq ans, nous sommes en 1944.
Nous avons abordé des sujets plus délicats. Horst m’a interrogé sur mon grand-père, il m’a écouté en silence. Je l’ai questionné sur ses parents, sur leur relation. « Ma mère était convaincue que mon père avait raison, qu’il faisait ce qu’il fallait faire. » Elle ne disait jamais du mal de lui, surtout en présence de Horst. Celui-ci avait cependant fini par comprendre que son père avait aussi une face sombre : « Bien sûr, je me sentais coupable pour mon père. » Il n’ignorait pas que le régime avait commis des « actes horribles », mais leur vie quotidienne en avait été longtemps protégée. La période de l’après-guerre était l’époque du silence. En Autriche, personne ne voulait parler des événements, et c’était encore vrai. Horst a fait allusion à des problèmes au sein de la famille, avec ses neveux et ses nièces, mais il ne m’en a pas dit davantage.
Nous sommes passés à d’autres sujets. Charlotte voulait que son fils fasse, comme Otto, une carrière d’avocat ; Horst a choisi une autre vie : « Plus d’études », a-t-il dit à sa mère. Il a disparu dans les bois : « Au revoir mère ». Charlotte avait été profondément déçue qu’il vole de ses propres ailes.
Au début des années 1970, à Vienne, on le présenta à un peintre, Friedensreich Hundertwasser7 ; les deux hommes s’étaient accordés. « Je savais que Hundertwasser aurait besoin de moi et que nous nous comprendrions ; c’était un homme timide, comme moi. » Horst était devenu l’assistant de l’artiste, et le skipper de son bateau, le Regentag [Jour de pluie] qu’il avait emmené de Venise en Nouvelle-Zélande, accompagné de sa nouvelle femme, Jacqueline. Leur seul enfant, une fille, Magdalena, était né durant ce voyage.
« Que Hundertwasser fût juif était, d’une certaine manière, bon pour moi » ; « peut-être aussi le fait que tu sois juif, toi, Philippe, est, d’une certaine manière, attrayant pour moi », me dit Horst. Il évoqua la mère de l’artiste, qui avait peur de lui : « Elle connaissait le nom de mon père, elle savait qui il était, avec son expérience de la guerre, courant partout avec une étoile de David… » Lorsqu’elle parlait, ses doigts dansaient autour de son bras comme pour figurer le brassard qu’elle avait porté.
La responsabilité historique de son père était cependant pour Horst une affaire complexe. Otto était contre les théories raciales, il ne voyait pas les Allemands comme des surhommes, et tous les autres comme des Untermenschen. « Il voulait faire quelque chose de bien, il voulait que les choses bougent, trouver une solution aux problèmes engendrés par la Première Guerre. »
Ainsi pensait Horst : son père était un homme convenable, un optimiste qui tentait de faire le bien, mais qui s’était trouvé pris dans les horreurs commises par d’autres. Je l’ai écouté patiemment, je ne voulais pas gâcher l’atmosphère de notre première rencontre.
De retour à Londres, j’ai reçu, quelques jours plus tard, une lettre de Horst : « J’ai apprécié votre visite à Hagenberg, et que vous vous soyez confié sur l’histoire tragique de la famille de votre grand-père à Lemberg. » Il me donnait l’adresse d’un homme, un Juif polonais originaire de Lemberg dont son père aurait sauvé la vie, et il ajoutait qu’à cette époque la « situation déplorable des Juifs était généralement acceptée comme “Schicksal” ». Le mot signifie destin. Ma visite, disait-il, avait soulagé sa solitude. D’autres membres de sa famille, au contraire, ne souhaitaient pas parler du passé, et condamnaient sa démarche. Ils ne voulaient pas que la vie d’Otto Wächter fût dévoilée.
Je suis sorti de cette première rencontre curieux d’en savoir plus et déjà captivé. Je ne pouvais m’empêcher d’apprécier Horst, doux et ouvert, n’ayant en apparence rien à cacher mais réticent à admettre la responsabilité d’Otto Wächter dans les événements terribles qui s’étaient produits sur le territoire qu’il avait administré. C’était un fils qui cherchait le bien chez son père. Je voulais en savoir plus sur ses parents ; ce sont les détails qui comptent.