La jeune femme brune s’appelle Charlotte Bleckmann. Elle est étudiante en histoire de l’art et revient d’un séjour d’un an en Angleterre ; elle a vingt ans. Elle va aussi à la montagne, et elle est à la recherche d’un prétendant.
De sept ans la cadette d’Otto, Charlotte est née en 1908 à Mürzzuschlag. Située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Vienne, nichée dans les basses Alpes de la Styrie, au cœur de la vallée de la douce rivière de Mürz, la petite ville marque alors le terminus de la ligne de Semmering1, la première ligne de chemins de fer de montagne, inaugurée au milieu du xixe siècle. Johannes Brahms y a composé sa première symphonie, Elfriede Jelinek, lauréate du prix Nobel de littérature, y est née, mais aujourd’hui la ville n’est guère connue.
Charlotte est le quatrième des six enfants de Walther Bleckmann, protestant évangélique fortuné, et de Meta, sa femme de confession catholique. La famille possède alors une aciérie connue pour la qualité de ses produits, la manufacture d’outils et de fines lames, fondée par le grand-père de Charlotte. L’aciérie emploie deux mille personnes, le quart de la population de la ville.
Un siècle plus tard, il ne reste aucune trace, ou presque, des Bleckmann. L’aciérie ne leur appartient plus, et le Herrenhaus [la seigneurie], la belle villa où Charlotte est née et a grandi avec ses cinq frères et sœurs, ainsi que les jardins donnant sur l’aciérie ont disparu. Non loin de la Villa Luisa2 où habitaient ses cousins, se trouve désormais un lycée qui porte le nom de Hertha Reich, l’une des vingt-neuf résidentes juives chassées de Mürzzuschlag après la prise du pouvoir par les nazis en 1938. Les photos de l’album de Charlotte donnent une idée de ce monde et de ce qui a disparu : chambres lambrissées, mobilier fait main, tableaux et livres, un cheval en bois et l’immense maison de poupée de Charlotte.
Charlotte avec ses parents et ses frères et sœurs, c. 1914.
Une photo de février 1914 montre la famille Bleckmann après la naissance du sixième et dernier enfant. Charlotte, six ans, est au premier plan et a l’air d’une fille sûre d’elle ; droite et nonchalante, un nœud dans les cheveux. L’austère Walther et la douce Meta adorent cette enfant à la volonté de fer. Les Bleckmann sont alors sur le point de faire fortune : la guerre exige davantage d’acier et de main-d’œuvre pour l’armement et les machines à vapeur destinées aux lignes locales. En 1916, l’entreprise Orenstein & Koppel3 construit la Lotte – une locomotive nommée ainsi en l’honneur de Charlotte –, qui doit emprunter l’étroite voie fer-rée reliant les usines de Mürzzuschlag et de Hönigsberg.
En novembre 1918, le chancelier Karl Renner annonce au Parlement autrichien la défaite de l’Empire austro-hongrois4. Il constate l’humiliation et la débâcle économique ; redoutant la soumission du pays au capitalisme étranger, il suggère une union avec l’Allemagne. Mais le traité de Saint-Germain5, signé en septembre 1919, impose à l’Autriche à la fois l’indépendance et des frontières immuables. Bolzano et le Sud-Tyrol sont transférés à l’Italie, la région des Sudètes à la Tchécoslovaquie, et de larges territoires de la Styrie et de la Carinthie à la Yougoslavie. Mürzzuschlag se retrouve ainsi aux confins orientaux d’une Autriche minuscule, voisine d’une nouvelle monarchie unissant Slovènes et Croates.
Esquisse de Charlotte, « Gala Peter », 1925.
La vie quotidienne continue dans le chaos politique. Le jour de son treizième anniversaire, sa tante Auguste offre un carnet à Charlotte, un Stammbuch, dit-elle, la généalogie de la tribu. Charlotte le gardera toute sa vie et y consignera les événements du quotidien : inscriptions, chansonnettes, dessins et souvenirs de sa famille et de ses amis. Les entrées révèlent un univers où rien ne manque, une vie partagée entre l’appartement de la famille à Vienne, situé Belvederegasse, et Mürzzuschlag, et ponctuée par de nombreux séjours en Europe. Un ami de la famille, un radiologue réputé, lui a offert une esquisse à l’encre noire qui la représente dans une publicité pour « Gala Peter6 », le chocolat au lait suisse qu’elle aime tant. Un prétendant anglais lui a envoyé un vers du poète Robert Browning : « all’s love, yet all’s law » [« tout est amour et pourtant tout est loi »]7. Un autre admirateur l’a dessinée dans une robe jaune clair, tenant délicatement un bouquet de renoncules d’un rouge profond. Un dernier lui a proposé une excursion en train.
Fille de parents stricts mais justes, propriétaires de l’aciérie, Charlotte jouit d’une enfance heureuse et prospère. Après avoir bénéficié à la maison des enseignements d’un précepteur privé, elle rejoint le lycée catholique de la Wiedner Hauptstrasse. Timide mais sociable, Charlotte est une amie sûre et loyale : la plupart de ceux qu’elle rencontre dans ses années de jeunesse lui resteront fidèles jusqu’à la fin de sa vie.
Elle est proche de son grand-père paternel, August von Scheindler, inspecteur des écoles, spécialiste de philologie classique8 qui a rédigé des manuels de latin et traduit en allemand l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. August aime se promener dans les jardins du Belvédère avec sa petite-fille. Elle dira des années plus tard que « cet homme âgé, retraité, grand de taille bien que légèrement voûté9, mains derrière le dos, marchait fièrement à côté de ma grand-mère… il était ponctuel comme une horloge ». Les jardins du Belvédère étaient aussi le lieu de rendez-vous avec les jeunes prétendants.
À dix-sept ans, Charlotte emménage avec sa tante Auguste à Vienne ; ses parents espèrent que cette chanteuse lyrique pourra adoucir le caractère quelque peu rebelle de leur fille. C’est alors que Charlotte commence son journal, le 1er janvier 1925 précisément, avec une première entrée : la fête du réveillon en compagnie de ses parents. Elle va tenir ce journal pendant un quart de siècle, enregistrer sa vie au lycée, ses déjeuners, ses leçons d’anglais, ses rendez-vous, le piano, ses visites à l’opéra, ses excursions à la campagne avec ses amies, Vera ou Pussi, ses vacances à Zell-am-See, ses activités sportives, à la montagne ou sur un court de tennis. Une vie aisée : Charlotte est l’une des premières femmes de Mürzzuschlag à conduire une voiture.
En septembre 1925, elle fait un voyage en Angleterre avec ses parents et son frère Heini. La monotonie du voyage à travers l’Europe, « incroyablement ennuyeux », n’est rompue que par des flirts occasionnels. « Échangé des regards avec un Juif assez renversant10 », confie-t-elle à son journal dans le train entre Nuremberg et Francfort. Ses parents l’inscrivent à Granville House à Eastbourne11, un internat pour jeunes femmes de bonne famille. Elle passe l’année scolaire dans le lycée local et améliore son anglais, la matière est enseignée par la directrice de l’établissement, Mrs Ida Foley, sœur d’Arthur Conan Doyle12, le créateur de Sherlock Holmes. Charlotte l’appelle Fido, elles se lient d’amitié.
À Granville House, Charlotte joue au hockey et devient une cavalière accomplie. Les lettres qu’elle envoie à ses parents indiquent qu’elle va à la messe, prend des leçons d’élocution et apprécie ses visites au théâtre. Elle a vu Jules César (« Brutus était assez bon, mais pas plus que cela ») et Le Marchand de Venise (« excitant »). Elle se passionne pour l’opéra – Wagner et Tchaïkovski en particulier – et goûte la poésie de Rupert Brooke et de William Wordsworth. Les cours de photographie éveillent son intérêt pour les galeries d’art ; elle passe la plus grande partie des vacances de Noël à Londres où elle visite les musées – la National Portrait Gallery (« magnifique »), le Tate Museum (« fabuleux »), la National Gallery (« Je ne m’en lassais pas »). Au British Museum, elle adore la bibliothèque du rez-de-chaussée.
Charlotte est extrêmement sociable, c’est une bonne observatrice (« Thé sur le Strand, vu un homme magnifique ») et une grande flâneuse qui aime parcourir les rues de la ville (« formidable »). Elle teste les coiffeurs13, va aux bals (masqués ou non), au cinéma, au théâtre et à l’opéra (Le Cavalier à la rose, Carmen, Le Vaisseau fantôme, Tristan et Isolde, tout cela en un mois). Au printemps 1926, elle fait le tour du Sud de l’Angleterre en voiture avec son amie Lieselotte Lorenz, sans chaperon. Elle sait que ses parents n’approuveraient pas ce périple et elle se passe de leur autorisation. « J’étais vraiment une enfant terrible », confessera-t-elle plus tard. Les deux jeunes femmes vont à Dorchester, Exeter et Totness, puis dans les Cornouailles, avant de rentrer à Eastbourne par Oxford. Un deuxième voyage, à Paris, est annulé à cause de la grève générale14.
Les noms de ses nombreux amis anglais sont consignés dans son Stammbuch – Cynthia Cottrell, Joyce Smith, Bette Clarke, Ruth Bennett. Il y a aussi quelques amis allemands, Mizzi Getreuer par exemple15 – j’ai trouvé son nom sur une liste de déportés –, morte moins de deux décennies plus tard au camp de concentration de Stutthof en Pologne.
À la fin du mois de juillet, son séjour en Angleterre touche à sa fin. Elle a plaisir à déjeuner une dernière fois avec Fido, puis prend un bateau pour le Danemark. Elle se tient sur le pont, triste, « jusqu’à ce que les lumières de ma très chère Angleterre disparaissent ». « J’aurais pu pleurer, écrit-elle, mais je ne l’ai pas fait16. »
Revenue en automne à Vienne, Charlotte s’installe dans l’appartement familial de la Belvederegasse et s’inscrit à la Wiener Frauenakademie und Schule für freie und angewandte Kunst [l’Académie et l’école viennoise des arts et arts appliqués pour femmes]17, située dans la Siegelgasse, au cœur du 3e arrondissement de la ville. Des artistes renommés, majoritairement des hommes, donnent des cours de dessin aux trois cents élèves de l’établissement. Au contact de Josef Hoffmann18, le créateur des Wiener Werkstätte, l’œil de Charlotte devient plus sûr.
En dehors de ses études, elle entretient ses amitiés, se promène autour de Vienne avec son grand-père August, va aux concerts de la Philharmonie de Vienne, passe des vacances à Mürzzuschlag, fait du ski et de l’escalade dans les montagnes toutes proches. En mai 1927, au Herrenhaus, la famille célèbre les noces d’or de ses grands-parents maternels, les Scheindler. La cérémonie est bénie par un dignitaire local ami de la famille, l’évêque Ferdinand Pawlikowski, un homme puissant qui entretient d’excellentes relations avec le Vatican.
Charlotte ne manifeste aucun signe d’engagement politique. Elle est occupée par une tâche vitale : trouver un mari honorable.