Après ma première visite à Hagenberg, Horst et moi avons continué d’échanger des courriels amicaux. Horst m’instruisit sur son château1, construit par un Templier, Heinrich von Hakkenberg, qui avait participé à la croisade allemande vers la Terre sainte au xiiie siècle. Il m’expliqua que le plan au sol reprenait des éléments du Temple de Salomon et que l’intérieur avait été reconstruit au xviie siècle, à l’époque où les jardins furent transformés. On avait ajouté une salle principale haute de deux étages, un temple en l’honneur d’Hermès Trismégiste2 – Hermès trois fois grand, l’auteur présumé des textes sacrés de l’hermétisme. Horst aimait évoquer le nom illustre et ce lien.
Il me fit part de ses réflexions sur ses parents et m’envoya des extraits d’articles de la presse autrichienne. Une photo montrait, comme le disait Horst, une « manifestation de belles jeunes filles de la division SS que mon père avait créée en Galicie » : la Division SS Galicie3, formée par Otto au printemps 1943. Il me rassura : son père n’était responsable d’aucun crime ; il était un « hérétique en danger » au sein du système national-socialiste, opposé aux actions racistes et discriminatoires en vigueur dans les territoires occupés par les Allemands en Pologne et en Ukraine.
Déchirée entre la Russie et l’Union européenne, l’Ukraine faisait à nouveau les gros titres4. L’histoire tourne apparemment en rond : un siècle plus tôt, en septembre 19145, l’armée du tsar Nicolas II avait occupé Lemberg, une ville que Horst disait vouloir découvrir. Cela m’a incité à lui consacrer une tribune dans le Financial Times ; accompagné d’un photographe, je suis donc retourné à Hagenberg, au milieu de l’hiver par un froid mordant.
Horst nous a accueillis vêtu d’un grand manteau, coiffé d’un chapeau en laine rouge vif. Nous avons passé deux jours tantôt devant la cheminée de la salle principale du château, tantôt dans sa chambre à coucher à peine chauffée par un grand poêle à bois dont les briques autrefois blanches avaient été noircies par des décennies d’utilisation. Les flammes dansaient comme pour accompagner les récits de Horst qui tentait de me persuader du comportement honorable de son père, alors que je le poussais à adopter une posture plus critique. Nous jouions à un double jeu de défense, un jeu qui s’est poursuivi pendant plusieurs années.
Horst Wächter, Hagenberg, 2013.
Assis dans un grand fauteuil, Horst regardait les albums de famille. De temps en temps, il allait chercher dans une autre chambre un papier de la succession de Charlotte. Il voyait bien que je jetais des regards furtifs au portrait du grand-père Josef, aux photos d’Otto et de Seyss-Inquart, ou à la gravure représentant Cracovie autrefois. « C’est peut-être ma mère qui a volé la gravure », me dit-il. Il m’expliqua qu’il avait tenté de rendre un certain nombre d’objets à la Pologne, mais sans succès. Il abordait librement tous les sujets.
Nous avons parlé de son enfance, mais il ne s’en souvenait pas vraiment. Sa mémoire était marquée par les albums de famille ou par les films amateurs de Charlotte qu’il avait égarés. C’était « terriblement ennuyeux », mais il espérait les retrouver, peut-être dans la cave de sa belle-sœur. Il reprochait à son frère Otto, mort plusieurs années auparavant, d’être responsable de la « débâcle », d’avoir voulu garder le secret du père et de la famille, de s’être installé dans une « clandestinité craintive ». Son neveu Otto, le fils d’Otto junior, avait conseillé à Horst de ne pas me parler. « Ils ne veulent rien savoir », me dit-il.
La vie de famille ne lui avait jamais été facile. Jadis, il dînait deux fois : une première fois tôt avec sa mère, une seconde fois avec sa femme. Et lorsque Charlotte était tombée malade, il s’était occupé d’elle. Irritée par cette présence, Jacqueline était partie ; elle n’était revenue qu’après la mort de Charlotte en 1985.
Grande et délicate, forte et d’une intelligence vive, Jacqueline a grandi dans une famille « progressiste » – son père était un journaliste réputé en Suède – qui n’avait aucune sympathie pour le nazisme. Elle me l’a dit un jour, alors que nous prenions ensemble un thé noir : l’attachement de Horst pour sa mère était excessif, elle avait voulu divorcer. « Nous ne nous sommes retrouvés qu’après son décès », m’a-t-elle confié, et elle a chuchoté : « elle est restée nazie jusqu’au jour de sa mort ». Alors que nous quittions le château, elle a dit la même chose au photographe qui m’accompagnait.
Horst a évoqué le souvenir de sa dernière rencontre avec Otto, en 1948, dans la maison familiale de Salzbourg où l’on fêtait Noël. Il ne s’était pas rendu compte que l’homme à la moustache qui était venu le voir dans sa chambre était son père. Charlotte lui avait dit qu’il s’agissait d’un parent lointain, il ne savait pas alors qu’il était en fuite, ni même qu’il était en vie. Il ne savait rien de son père. Il ne se souvenait ni d’un quelconque lien qui les aurait unis, ni de conversations qu’ils auraient échangées dans son enfance. « Je n’aimais pas mon père », me dit-il brutalement, « notre relation était limitée ». Et pourtant la réputation d’Otto l’avait poursuivi toute sa vie.
Horst se souvenait que sa famille avait été ostracisée à Salzbourg après la guerre. « Mon père était-il vraiment un criminel ? » se demandait-il. Sous l’influence de sa mère, qui était convaincue de l’innocence de son mari, il avait pour lui une certaine indulgence. Il faisait une différence entre son père, l’individu, et son père, simple rouage d’un système criminel puissant. Horst ne niait pas les horreurs d’un holocauste de millions d’individus assassinés. Cela s’était passé, et c’était mal, point. « Je sais que le système était criminel, que mon père en faisait partie, mais je ne pense pas à lui comme à un criminel. »
D’autres n’avaient que du bien à dire d’Otto : bon mari, bon père de famille, homme respectable et responsable. Il est vrai qu’il obéissait aux ordres et respectait son serment prêté à Hitler, mais il était aussi un idéaliste, un homme honorable qui croyait que le système pouvait être amélioré et qui tentait lui-même de le faire. Il ne pouvait sortir du système, m’a expliqué Horst, et il a sauvé des Juifs, il ne les a pas assassinés. Lorsque je lui ai demandé des noms ou des détails, il a mentionné Erwin Axer, le metteur en scène polonais réputé qui lui avait adressé une lettre, en allemand. « Je n’ai jamais rencontré votre père », lui avait-il écrit, mais il s’était souvenu aussi d’avoir débloqué une boîte pour la baronne Charlotte lorsqu’il était serrurier. Il avait ajouté : « Je n’ai jamais oublié Stasny, l’adjudant d’Otto, il a contribué à me sauver la vie6. »
Je l’ai compris, Horst reportait de manière contrariée sur Otto l’amour qu’il avait pour Charlotte et pour Josef. « Je ne peux pas dire que j’aime mon père, mais j’aimais mon grand-père » – son portrait était en effet accroché au-dessus de son lit. L’amour des proches était pour lui un devoir. « J’ai une responsabilité envers lui, je dois savoir ce qui s’est réellement passé, raconter la vérité, et faire ce que je peux pour lui. » Horst a invoqué plus d’une fois le quatrième commandement – « Honore ton père et ta mère », selon la traduction de Martin Buber. Il ne suffisait pas de condamner, il fallait aussi considérer les aspects positifs. Des choses terribles avaient eu lieu, mais d’autres en étaient responsables, le Gouvernement général, les SS, Himmler. Horst concédait la responsabilité indirecte d’Otto, mais il le faisait avec une certaine inquiétude ; les mots lui faisaient monter les larmes aux yeux.
Lors de cette deuxième visite, Horst m’a ouvert un peu plus l’accès aux papiers de Charlotte. Pour la première fois, il m’a parlé de la mort d’Otto à l’été 1949, une mort inattendue. Il n’en a pas dit plus, il n’a pas donné de détails.
Dans les semaines suivantes, il m’a souvent écrit. Il ne mettait pas en doute la rectitude de ma démarche, et il reconnaissait que son père avait été « un rouage important de cette machine effrayante qui a causé tant de morts et de souffrances7 », mais il s’inquiétait aussi des conséquences de l’article que j’allais écrire. Il y avait beaucoup de « fanatiques » qui n’attendaient que cela : prendre leur revanche sur les criminels nazis et leurs descendants. Il ajoutait qu’il « me faisait confiance pour ne jamais l’incriminer d’une quelconque manière », que je finirais par admettre la « situation » réelle de son père et la probité fondamentale d’un homme qui avait fait de son mieux dans des circonstances éprouvantes.
Horst était un bon avocat. Il m’a indiqué les passages8, accompagnés de la traduction anglaise, des mémoires du Dr Ludwig Losacker, l’un des collègues de son père à Lemberg, qui montraient Otto sous un jour favorable. Peut-être devrions-nous aller voir la veuve du Dr Losacker ? Un article d’un historien renommé, publié il y a une vingtaine d’années dans Die Zeit, remet cependant les choses en perspective : Losacker était un antisémite notoire et « un acteur central dans l’assassinat des Juifs du district de Galicie9 ».
Dans une autre lettre – mentionnant l’anniversaire d’Hitler –, Horst avançait une théorie différente sur l’innocence de son père. Le Gouvernement général était divisé : l’une des branches, la partie civile, était dirigée par Hans Frank, tandis que l’autre partie relevait du commandement de la SS, de Heinrich Himmler et de ses sous-fifres. Deux gouvernements parallèles, deux types de responsabilités. Otto n’avait aucune responsabilité dans les « actions maniaques » du gouvernement SS. À Lemberg, le véritable coupable, m’expliquait Horst, était le SS-Obergruppenführer Fritz Katzmann10, le dirigeant local des SS. Oui, son père était au courant des horreurs, il connaissait l’existence des « camps de la mort », et cela faisait peser sur lui une « pression considérable », mais il n’avait jamais visité un tel « camp ». Il savait, Charlotte le lui avait dit, que son père ne pouvait rien faire, qu’il ne pouvait aider personne.
J’ai poursuivi à Washington mes recherches sur le profil esquissé par Horst. Je me suis rendu au ministère de la Justice où j’avais déposé une demande de consultation d’archives. Les chercheurs du département m’ont transmis trois documents qui prouvaient, selon eux, son implication. Deux d’entre eux, datant de 1942, portent sur la relocalisation et l’emploi des Juifs ; l’un est signé de la main de Wächter. Le troisième document, une lettre datée du 25 août 194211, indique qu’Otto souhaitait être maintenu dans son poste en Pologne occupée et poursuivre son travail, ne pas rentrer à Vienne. J’ai montré ces documents à Horst. Oui, me dit-il, ils faisaient référence à de « tristes » mesures « restrictives » à l’égard des Juifs de Lemberg, mais ils ne mentionnaient pas explicitement des « extinctions » ou des meurtres, et ils ne pouvaient servir de preuve contre son père. Une autre lettre à Charlotte, écrite le 16 août 1942, confirmait d’ailleurs qu’il ne pouvait pas être responsable. Horst m’a dit qu’il me l’enverrait et que je devais garder en tête qu’Otto savait que ses lettres étaient surveillées par les SS, qu’il faisait donc attention à ce qu’il écrivait.
J’ai ainsi reconstitué le profil que Horst traçait de son père. Le Financial Times a publié mon article en 2013 sous le titre : « Mon père, le bon nazi12 ». Il était accompagné d’une photo de Horst, en gabardine et chapeau rouge, sereinement assis dans son grand hall d’entrée.
L’article a provoqué une série de réactions. L’ambassadeur d’Autriche à Londres13 souligna que la bienveillance de Horst à l’égard de son père ne reflétait pas l’opinion autrichienne ; d’autres saluèrent le courage de Horst, sa volonté de trouver le bien dans la personnalité de son père. Un lecteur trouva que l’attitude de Horst « avait une certaine noblesse », et témoignait d’un amour filial.
Horst n’a pas aimé l’article. Il ne m’en a pas fait part, mais il a laissé un commentaire sur le site du journal : « Je n’aime pas vraiment votre article14. » J’avais en effet omis un certain nombre d’éléments, en particulier l’estime que les habitants de Lviv portent aujourd’hui à Otto, qu’il s’agisse de Polonais, d’Ukrainiens ou de Juifs. Jacqueline pensait, de son côté, que l’article donnait de son mari l’image d’un fou, aveugle aux faits pourtant avérés. Pourtant, notre rencontre, me dit Horst, l’avait laissé calme et le cœur vaillant.
J’ai pensé que cet épisode mettrait un terme à notre relation. À tort : Horst a continué de me tenir au courant des réactions des uns et des autres. Son neveu Otto lui avait reproché d’accepter notre entrevue sans réfléchir aux conséquences qu’elle pouvait avoir sur sa carrière – celle d’un avocat autrichien employé dans un cabinet new-yorkais aux côtés de nombreux collègues juifs. « Peut-être devriez-vous lui parler ? » m’a suggéré Horst, « j’ai le droit légal de reconstituer l’histoire de mon père. S’il avait vécu jusqu’à la guerre froide, il aurait pu devenir une figure importante de l’Occident ».
Avec le temps, la déception de Horst s’est dissipée. « J’ai en réalité beaucoup bénéficié de votre travail », m’a-t-il écrit quelques mois après la parution de l’article. Il comprenait et acceptait mon point de vue ; certains lui avaient même dit leur approbation. Ces « vagues de gratitude » pourraient même contribuer aux efforts de restauration du château. Je veux être optimiste, ajoutait-il, « pour comprendre le passé, ce qui s’est passé et pourquoi ».
Horst voulait me convaincre : Otto était un homme honorable, il n’avait pas été impliqué dans des affaires justifiant des condamnations criminelles. Mes craintes n’étaient pas fondées : nos échanges n’ont pas faibli ; une graine avait été semée deux ans plus tôt et notre relation prenait une nouvelle direction, nourrie par un flot continu d’informations et de détails inattendus.