Pendant que j’écrivais ce livre, j’ai fait plusieurs séjours à Cracovie. Je me souviens bien du jour où je me trouvais devant le fragment du mur du ghetto qui avait subsisté, imaginant Charlotte passer la barrière pour se rendre à l’intérieur.
Une autre fois, j’ai grimpé la colline qui conduit au château de Wawel, le quartier général du Gouvernement général de Pologne. Accompagné de Niklas Frank, j’ai vu La Dame à l’hermine de Léonard de Vinci1. Plus tard, nous sommes allés sur le balcon qu’il avait connu enfant et nous avons regardé la ville à nos pieds.
Au palais Potocki, où Otto signait ses lettres sur du papier fabriqué par Huber & Lerner à Vienne, j’ai parcouru les couloirs où étaient alignés les classeurs d’époque qui avaient peut-être contenu le papier à lettres personnel et professionnel du gouverneur. Je me suis assis sur un ancien canapé et je suis allé sur le balcon sur lequel donnait son bureau2.
Un ami m’a présenté Bronisława Horowitz, dite Niusia3. Ouvrière employée dans l’une des usines d’Oskar Schindler, c’est la dernière survivante du groupe que Schindler a sauvé. Niusia avait neuf ans lorsque les Allemands s’emparèrent de Cracovie – « panique, avions et sirènes, mais tout le monde avait dit que la guerre allait arriver, nous n’étions donc pas surpris4 » – et quand Otto a pris le poste de gouverneur. C’était une enfant, trop jeune pour se souvenir du moment exact ou du nom, Wächter. En revanche, elle se rappelait la visite des Allemands qui leur avaient ordonné de quitter leur appartement. Un détail l’avait frappée. Leurs biens avaient été jetés par la fenêtre – « beaucoup de nos objets étaient mauves, ma mère adorait cette couleur ».
Lorsque j’ai mentionné le décret signé par Otto, celui qui ordonnait aux Juifs de porter le brassard avec l’étoile de David, un autre souvenir lui est revenu. « Je me souviens d’avoir porté le brassard blanc », s’est rappelé Niusia. « Je n’ai rien ressenti en le portant, mais j’avais peur, j’étais petite. » Sa réaction n’était rien au regard de celle de ses parents, mais elle n’avait pas été épargnée par leurs angoisses.
Otto a ordonné la création du ghetto en mars 1941 et Niusia y a vécu dès le premier jour. « Nous avons d’abord vécu au 20 de la rue Limanovski, puis sur Rynek, la place principale, au numéro 1, près du mur. Plus tard, on nous a déplacés dans une seule pièce remplie de gens. » Elle y a passé, avec son frère, plus d’un an. Ses parents ont appris au printemps 1942 la liquidation du ghetto, mais ils ignoraient tout de la « réinstallation » de ses habitants, signée par Rudolf Pavlu quelques semaines après la conférence de Wannsee. Camarade d’Otto – qui l’avait fait venir à Cracovie –, Pavlu était, selon le témoignage de l’un des secrétaires employés dans le gouvernement, ein Judenhasser, quelqu’un qui haïssait les Juifs, qui entrait dans une rage déchaînée dès que le mot « Juif » était prononcé en sa présence5.
Niusia et sa famille purent s’échapper et rejoindre un autre ghetto, à Bochnia, la ville où Otto avait supervisé l’exécution publique des 50 Polonais. Plus tard, ils furent transférés dans le camp de concentration de Płaszów, dirigé par Amon Göth6, dans la banlieue de Cracovie. Dans ce camp, Nuisia a vu des potences, les ravages de la famine, des actes d’infanticide – des bébés et des jeunes enfants étaient assassinés sur le territoire du gouverneur Wächter. « Les gens arrivaient à bord de camions et de bus, ils essayaient de consoler leurs petits ; en l’espace de quelques minutes on coupait les cheveux des enfants, puis on les jetait dans une large fosse, et on les tuait. » Cela arrivait deux ou trois fois par jour, certains jours cinq fois.
Sa famille travaillait. Nuisia fabriquait des pinceaux, son père trimait dans un entrepôt. Son oncle, musicien, jouait dans la maison d’Amon Göth ; c’est là qu’il a rencontré Oskar Schindler qui, par son intervention, a permis à la famille de survivre7. Nuisia et les siens ont pu rejoindre les ouvriers de la Deustche Emailwarenfabrik, l’entreprise de Schindler, puis l’Arbeitslager Brünnlitz, à l’est de Prague, où Schindler avait installé sa nouvelle usine8. Niusia est l’une des deux cents femmes que ce dernier a sauvées d’Auschwitz.
Niusia a survécu à la guerre, elle est devenue esthéticienne. Elle m’a posé des questions sur Otto, l’homme qui avait signé le décret l’obligeant à porter le brassard et à vivre dans le ghetto, et sur sa famille. Mes réponses semblaient la paralyser. Le traumatisme est toujours là, dit-elle d’une voix lasse. « Il y a la peine, le drame, la souffrance, je ne peux oublier ; le soleil ne peut pas briller, l’été ne peut exister, il y a toujours cette noirceur. » Elle ne pouvait dormir sans l’aide de somnifères.
« Un fragment du mur du ghetto demeure », dit-elle. Nuisia participe tous les ans à une marche qui longe l’ancien ghetto, un acte de mémoire douloureux. « J’y vais car on me demande de participer, mais s’ils ne me le demandaient pas, je n’irais pas – c’est triste, mais c’est trop difficile pour moi. »
Je lui ai fait part de ce que Charlotte a écrit sur le mur, sur son beau style oriental. « Cela n’intéressait vraiment personne », me répondit-elle vivement. « Nous avions faim, nous essayions de survivre. » Et elle ajouta, une lumière dans les yeux : « C’est absurde. »
Détail du mur du ghetto de Cracovie, 1941.