13.
Cracovie, 1941

Otto a-t-il éprouvé des scrupules à Cracovie ? On n’en trouve aucune trace dans les lettres qu’il a envoyées à Charlotte.

Dans l’une de ces lettres, écrite peu de temps après avoir ordonné la construction du ghetto, il confirmait son soutien à la politique de son gouvernement. Il répondait ici à une demande de Josef, son père. La fille d’une connaissance de Josef, Herr Otto Schremmer, était mariée à un Juif, et leur jeune enfant était visé par les lois raciales en vigueur. Otto pouvait-il intervenir pour aider cet enfant qui résidait dans son territoire1 ?

Otto répondit promptement, affectueusement mais fermement : « Cher Papa ! », l’affaire est « compliquée et désagréable » ; le dossier a été transmis au directeur du ministère de l’Intérieur, Herr Engler, qui l’a étudié et a conclu dans un rapport écrit que la petite-fille de Herr Schremmer était correctement « identifiée comme juive » ; elle ne pouvait prétendre à une carte d’identité normale. « La loi est la loi », écrivit Otto à son père. Il espérait que cette clarification lui serait utile. Ces cas de nationalité et de race étaient « déplaisants », mais il voulait être clair : la loi est peut-être regrettable pour ceux qui sont concernés, mais elle est « nécessaire pour le bien public », pour le bien du groupe.

Il termina sa lettre avec l’expression de son affection filiale. Il espérait que le vieil homme était heureux d’être avec sa belle-fille et ses petits-enfants, « le protégé spécial Horsti2 » en particulier.

Juin 19413. Charlotte était à La Haye, où elle rendait visite aux Seyss-Inquart, quand Hitler lança l’Opération Barbarossa, l’attaque surprise sur la Pologne occupée par les Soviétiques. La Wehrmacht avança rapidement vers l’Est et, en l’espace de quelques jours, le district de Galicie et sa capitale Lemberg furent incorporés dans le Gouvernement général allemand. Otto eut un nouveau collègue : Karl Lasch, nommé gouverneur du territoire qui venait d’être annexé et placé sous l’autorité de Hans Frank4.

Le couple traversait alors un moment difficile. Charlotte venait d’apprendre qu’Otto avait une nouvelle liaison : « Otto m’a parlé d’une Waldtraute qu’il a rencontrée et qui est tombée amoureuse de lui5. » Ils passèrent, séparés, la plus grande partie de l’été, lui à Cracovie, elle dans la maison de ferme de Thumersbach. La saison fut cependant marquée par des excursions au festival de Salzbourg avec les Frank – le clou fut la représentation de Der Freischütz – et par une brève visite d’Otto. Malgré sa colère, Charlotte écrivit qu’elle se sentait « très déprimée » lorsqu’il n’était pas là6 : « Je suis triste que nous soyons si souvent séparés alors que nous nous aimons tellement. »

Elle se rendit début septembre à Vienne. Deux fois, dans la même semaine, elle nota : « Tout va bien7. » Mais, dans deux lettres écrites à Otto – on ne sait si elles ont été envoyées –, elle se montra furieuse et amère. Dans la première, elle lui reprochait de ne pas l’avoir emmenée en voyage à Budapest, un voyage où Hans Frank était accompagné de sa femme. Maintenant que tu as atteint « un certain niveau de succès », écrivit-elle, « il semblerait que tu n’aies plus besoin de moi », je suis un « obstacle », une « idiote ». Je ne veux plus être « ta bonne et ta nounou », et il n’y aura plus d’enfants. Elle le déclara donc affranchi, libre de traîner avec les multiples femmes qui souhaiteraient « posséder » un gouverneur.

Mais, comme souvent, l’humeur de Charlotte s’apaisa en quelques jours. « Je ne me suis pas sentie aussi bien et aussi jeune depuis longtemps8 », confie-t-elle dans une seconde lettre où elle lui souhaitait beaucoup de réussite dans son travail. Elle maintiendrait ses distances, écrivit-elle, s’il pensait qu’elle-même et les enfants étaient source de souci. Il devrait songer à leur avenir : « Réfléchis-y avec soin. » La lettre, ponctuée d’un « Heil Hitler ! », est signée « Lotte Wächter ».

Charlotte ne pouvait pas rester longtemps distante. Quelques semaines plus tard, la famille, de nouveau réunie, retrouva une certaine harmonie à Cracovie. Le couple mit la dernière main à sa nouvelle maison, splendide avec sa vue sur la Vistule. « Otto a enfoncé le clou final dans une poutre9 », s’enthousiasma Charlotte lors de la cérémonie de charpente du Schloss Wartenberg célébrée le 15 novembre. La journée se termina par un concert à la Philharmonie de Cracovie où furent jouées la Deuxième symphonie de Brahms et la Septième de Beethoven, avec Elly Ney au piano10.

Les journées de travail d’Otto commençaient tôt et se terminaient tard, de nombreuses réunions finissaient après minuit. Charlotte note qu’elle « rêve d’une chambre à coucher seule11 », car son mari se lève de bonne heure : il doit signer des ordres concernant le logement, l’approvisionnement, le transport et la création d’un nouveau ghetto, ou un décret supplémentaire imposant des pénalités draconiennes aux Juifs qui osent quitter leur périmètre ; il doit gérer un conflit sévère entre Frank et le SS-Obergruppenführer Krüger sur la répartition des tâches entre l’administration civile et les SS12.

Otto participait aux réunions du cabinet au château de Wawel. L’une d’entre elles, qui se tint le 20 octobre, fut plus importante que les autres. Dans son intervention, Otto déclara que, selon lui, « une solution radicale de la Judenfrage [question juive] était au fond inévitable13 ». Quelques semaines plus tard, le 16 décembre, les gouverneurs des cinq districts de la Pologne occupée se réunirent ; Friedrich Katzmann et Odilo Globočnik, respectivement responsables de la SS et de la police de Lublin et de Galicie, étaient également présents. L’objet de la réunion fut la construction d’un camp d’extermination sur le territoire allemand de la Pologne occupée près de Bełżec, une ville dotée d’une excellente connexion ferroviaire avec Lemberg. L’ordre avait été donné par Heinrich Himmler à Globus, qui y travaillait activement14.

Frank annonça cette nouvelle politique, anticipant ainsi la conférence qui devait avoir lieu en janvier 1942 à Berlin dans une villa au bord du lac Wannsee. « L’élimination totale des Juifs15 », déclara le Gouverneur général. Toutes les mesures nécessaires devaient être prises dans chacun des districts du Gouvernement général, en co­opération avec la SS et la police. Frank encouragea Otto et les autres dirigeants à n’éprouver aucune pitié pour la « grande migration » qui allait débuter. « Nous devons annihiler les Juifs, partout où ils sont, et là où c’est possible », disent les minutes. La décision ne comportait aucune ambiguïté, elle ne rencontra aucun désaccord, ni d’Otto, ni des autres.

Quatre jours après la réunion de cabinet, Otto adressa à Frank ses vœux chaleureux à la fois pour la bonne année et pour la singulière et nouvelle entreprise dans laquelle il était désormais engagé. « Travailler loyalement pour votre projet dans la nouvelle année me procurera une grande joie et une fière satisfaction16. »

Un mois plus tard, la conférence de Wannsee arrêta les détails de la « grande migration juive ». Sous la direction du SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich, l’ancien patron d’Otto au sein de la SD à Berlin, les tâches furent attribuées et les responsabilités divisées. Le secrétaire d’État du Gouvernement général, le Dr Josef Bühler, représenta Hans Frank à la conférence17. Il proposa que le territoire du Gouvernement général serve de lieu de réception aux Juifs. Le compte rendu de la conférence fut rédigé par Adolf Eichmann, lui aussi ancien camarade de la SD. Le nouvel espace vital allemand devait être purgé de tous les Juifs par des moyens légaux, « l’émigration forcée » imposée à quelque onze millions de Juifs européens, dont un quart vivaient dans le territoire du Gouvernement général18.

De retour à Cracovie, le Dr Bühler dit au gouverneur Frank : « L’Europe sera passée au peigne fin d’ouest en est19. » Les Juifs évacués seraient acheminés vers des ghettos de transit, puis transportés vers l’Est ; la « Solution finale » commencerait sur son territoire, dans le Gouvernement général. Le système de transport était bon, les agences administratives des différents districts prêtes à jouer leur rôle.

La conférence de Wannsee se termina le soir du 20 janvier par une réception. Le lendemain, Otto se rendit à Berlin, puis à Cracovie où il rencontra Frank. Celui-ci lui annonça, le 22 janvier, que le gouverneur de la Galicie, Karl Lasch, avait été démis de ses fonctions, pour une prétendue affaire de corruption. Otto allait être nommé à sa place. Ce soir-là, les Wächter et les Frank dînèrent ensemble au château de Wawel.

Le lendemain, 23 janvier, Otto fut désigné gouverneur du district de Galicie20. « Incroyablement ravie », note Charlotte, qui se dit triste aussi. « Qu’est-ce qui nous attend ? » se demande-t-elle. Le nouveau lieu avait ses avantages, mais il fallait affronter un nouveau déménagement. Elle apprit qu’Otto avait été personnellement choisi par Adolf Hitler, qu’on lui faisait confiance pour exécuter les décisions prises au plus haut niveau, à la conférence – et après la conférence – de Wannsee. « Nous devons envoyer notre meilleur homme à Lemberg, et l’on m’a fait savoir que c’était Otto Wächter, gouverneur de Cracovie21. » C’est ainsi que Charlotte enregistra la décision d’Hitler dans son journal. Deux jours plus tard, à Varsovie, elle assista avec Otto à un match de boxe ; l’un des combattants était l’ancien champion du monde Max Schmeling.

Le 28 janvier, Otto se fit conduire de Varsovie à Lemberg où il devait prendre ses nouvelles fonctions. Charlotte n’était pas du voyage : « Très seule », écrit-elle ; elle conserva l’article de journal annonçant la nomination d’Otto.