Je me suis souvent interrogé sur la vie à Lemberg, la ville de naissance de mon grand-père, sous le règne « humain » d’Otto Wächter. Lorsque j’ai écrit Retour à Lemberg, j’ai appris que l’ensemble de la famille de Leon qui se trouvait dans la région avait été exterminé. Il se trouve que ce n’était pas tout à fait exact. Deux ans après la publication du livre, j’ai reçu un courrier d’un aimable professeur d’ingénierie de Los Angeles. Sa lettre commençait par : « Pardonnez-moi de vous importuner avec ce message inattendu » ; elle expliquait ensuite qu’il avait été surpris de découvrir le nom de Natan Flaschner, l’oncle de Leon, dans mon livre. Natan avait en effet un fils, Henryk, qui avait pu fuir Lemberg, et se trouvait être le père de mon correspondant. Henryk avait passé sa vie à chercher des survivants, mais il n’avait jamais retrouvé Leon, son cousin germain, un rescapé comme lui.
Il y a quelques années, à New York, on m’a présenté un autre homme qui a connu cette période de « bonne gouvernance » à Lemberg – un des rares survivants du territoire contrôlé par Otto où plus d’un million d’êtres humains ont péri. Cet homme, aujourd’hui pédiatre distingué, s’appelle Michael Katz. Il était arrivé avec ses parents à Lwów fin 1939, au moment où les Allemands occupaient Varsovie ; sa famille avait emménagé dans l’appartement de ses grands-parents, rue Bonifratow. Michael se souvenait des changements intervenus au cours de l’été 1941, qui marqua le début de l’occupation allemande. Il se rappelait aussi le jour où il avait dû, quelques mois plus tard, porter le brassard blanc avec l’étoile de David.
Michael avait quatorze ans quand Otto prit ses fonctions de gouverneur, en février 1942. Il travaillait comme mécanicien dans un garage de la Wehrmacht ; il se rendait au travail dans des tramways spéciaux « autorisés aux Juifs ». Après la suppression de ce dispositif, il devait marcher 45 minutes matin et soir, tous les jours. Il se souvenait de la première Aktion en mars 1942 et des déportations qui l’avaient suivie1. « J’étais protégé par mes papiers et la carte d’identité, l’Ausweis, qui prouvait que je travaillais pour une unité de l’armée ; j’étais donc moins susceptible de me faire arrêter2. » Les événements de l’Aktion coïncidaient avec un autre ordre signé par Otto : l’interdiction d’employer des Juifs dans des maisons non juives. J’ai appris plus tard qu’une copie de ce document se trouvait dans les papiers de Charlotte, avec une date griffonnée au crayon, peut-être par Horst.
L’Aktion suivante eut lieu en août, Michael s’en souvenait avec encore plus de netteté. « Ils nous ont pris nos cartes d’identité pour y ajouter un tampon supplémentaire. » Il remarqua alors que celles de sa mère et de ses grands-parents avaient été tamponnées à l’intérieur tandis que la sienne portait le tampon à l’extérieur. Cette petite différence eut de grosses conséquences : vivre ou mourir. Seuls ceux qui avaient une carte tamponnée à l’extérieur – « j’en faisais partie » – pouvaient continuer de travailler. « Les tampons servaient à la ségrégation et permettaient de distinguer ceux qui allaient être embarqués et les autres, mais cela, nous ne le savions pas. »
L’Aktion touchait l’ensemble de la ville, à l’intérieur et à l’extérieur du ghetto. Michael avait un souvenir absolument limpide de ce qui s’est passé.
Le jour de l’Aktion, ma mère, ma tante, son fils et mes grands-parents sont allés au travail, les Städtische Werkstätte, où l’on cousait et reprisait les uniformes des soldats. Une rumeur disait qu’il allait se passer quelque chose ce matin-là. Ma mère aurait voulu que je l’accompagne, mais je n’en avais pas envie et suis allé à mon propre travail, au garage de la rue Janowska. Quelqu’un est arrivé en courant en criant : « Il se passe quelque chose en ville, ils sont en train de rafler les Juifs, ils les font monter dans des camions. » Je voulais voir ma mère et je suis immédiatement parti pour les Werkstätte. On m’a arrêté plusieurs fois en chemin, mais ma carte et le tampon m’ont permis de passer. Lorsque je suis arrivé j’ai compris qu’elle était partie, que tout le monde était parti.
Ceux qui étaient encore là ont dit que c’était terrible, qu’ils raflaient tout le monde. Je suis retourné en ville à la recherche de mon oncle par alliance, le plus jeune frère de mon beau-père, qui travaillait dans un autre établissement militaire, pas un garage, plutôt un bureau. Je l’ai retrouvé, mais entre-temps mon beau-père, son frère, avait été tué. Il avait bien compris que quelque chose se passait. Trois soldats sont entrés et m’ont vu pleurer, l’un d’entre eux a dit quelque chose, un autre l’a frappé. L’autre avait pensé qu’il avait dit une méchanceté sur moi, mais ils étaient en vérité peinés de ce que je devais endurer ; cela prouve qu’un peu d’humanité subsistait.
Michael a vu des gens être arrêtés dans les rues : certains, comme lui-même, ont été relâchés ; d’autres, entassés dans des camions, ont disparu. On a parlé d’« évacuation », ou de « relocalisation », des mots qui occultaient leur véritable signification. Qui était chargé d’attraper les Juifs ? ai-je demandé à Michael. Pour l’essentiel, des Allemands de la SS, et « quelques Ukrainiens en uniforme kaki les aidaient ». Il s’agissait de la force de police auxiliaire contrôlée par Otto.
L’Aktion a duré plusieurs jours. Michael rejoignit l’appartement de ses grands-parents où se trouvaient son oncle et son cousin, il était désespéré. Le lendemain, il repartit au travail ; il fut ensuite envoyé au camp de concentration de la rue Janowska, au cœur de la ville. « Je n’ai jamais revu ma mère. » Il ne connaissait pas les détails de ce qui était arrivé, mais il savait. « Je n’avais aucune illusion. Comme dans toutes les Aktionen, on leur avait raconté une fausse histoire selon laquelle on les emmènerait ailleurs. Ils venaient toujours en disant : “Emportez une valise, vous allez être relocalisé pour travailler dans l’Est.” Je ne savais rien alors de Bełżec. »
À l’époque, Michael ne connaissait pas le nom d’Otto Wächter. « Soit je l’ignorais, soit je l’ai oublié. » Il savait que la Gestapo avait organisé l’Aktion avec l’aide des Ukrainiens et des policiers juifs recrutés pour cette tâche. Incarcéré au camp de Janowska, il réussit à s’enfuir, il passa sous un barbelé et se cacha dans un cimetière. Des amis non juifs l’aidèrent à se procurer une fausse carte d’identité et à quitter Lemberg. « J’ai enlevé mon brassard juif et je suis parti à Varsovie grâce à ma nouvelle carte d’identité. » Il quitta Lemberg le 2 ou le 3 septembre 1942 sous son nouveau nom : Francisek Thaddeus Taletsky.
Michael revint à Lemberg quelques semaines plus tard avec un faux certificat de naissance : il voulait ramener son cousin à Varsovie où il avait loué un lit dans une pension et trouvé un travail, mais sa mère s’opposa à son départ. Il apprit beaucoup plus tard qu’il était le seul survivant de sa famille de Lviv. Il ignorait tout autant que, à la fin du mois de septembre 1942, le Vatican avait été informé par l’envoyé spécial du Président Roosevelt auprès du pape Pie XII de l’« exécution de masse » de plus de 50 000 Juifs originaires du territoire placé sous l’autorité d’Otto Wächter. L’envoyé spécial avait posé la question suivante au secrétaire d’État du Vatican : « Je souhaiterais savoir si le Saint-Père a des suggestions pratiques sur la manière dont les forces de l’opinion publique civilisée pourraient être utilisées pour prévenir la poursuite de cette barbarie3. »