Printemps 1943. Michael Katz avait quitté Lemberg ; la Grosse Aktion était terminée. Friedrich Katzmann – dont la coopération si efficace avec Otto avait été louée par Himmler – rédigea son Rapport final sur la solution de la question juive dans le district de Galicie1. Il nota que le district était entièrement Judenfrei (libéré des Juifs) et qu’un total de 434 329 Juifs avaient été « évacués ». La ville était nettoyée, avec un bonus en prime : 20 952 alliances en or, 343 100 boîtes à cigarettes en argent, 1 257 montres en or, 7 collections de timbres ainsi qu’une valise remplie de stylos plume.
Otto profita de ce succès – qui coïncidait avec les difficultés croissantes des soldats allemands sur le front de l’Est – pour solliciter de Berlin l’autorisation de créer la Freiwilligen-Division Galizien ou Division SS Galicie, composée d’Ukrainiens recrutés sur son territoire2. Il espérait que cette première division de la Waffen-SS n’incluant pas d’Allemands les rapprocherait des Ukrainiens. « Pourquoi seul notre bon sang à nous, Allemands, devrait-il être répandu sur les champs de bataille ? » demanda-t-il à Charlotte. Il voulait un recrutement militaire : il prépara donc des affiches et décida qu’il superviserait personnellement la Division3. « Les Galiciens veulent désespérément se faire recruter, et ils sont fiables. »
Charlotte signala que l’enrôlement de jeunes Ukrainiens, des paysans et fils de la terre, avait suscité « frénésie et excitation » autour de Lemberg. Ils marchaient à travers les rues de la ville, chantaient avec enthousiasme, leurs têtes couvertes de fleurs. « Ils demandaient des droits égaux, qu’Otto voulait bien leur accorder », se souvint Charlotte4. « Il savait comment gouverner, avec sa chaleur et son charme autrichien », et il espérait que cette initiative le rendrait populaire auprès des Ukrainiens. Himmler vint inspecter la Division, ce que Charlotte ne mentionna pas. À la même période, elle reçut un nouvel enregistrement de la Quatrième symphonie de Bruckner, Romantique, qui, lui, fut dûment consigné dans son journal.
Il y avait de bonnes raisons d’accélérer le recrutement des Ukrainiens, la guerre contre la Russie était difficile. Catastrophique même, aux yeux de Charlotte. Le 3 février 1943, lorsqu’elle apprit la nouvelle de l’échec de l’assaut sur Stalingrad, elle écrivit que ce fut « l’une des journées les plus tristes de sa vie5 ». « Tout ce sang qui coule ne pourrait être plus sombre. » Otto tenta d’avertir Hitler du danger croissant à l’Est – sans succès, enregistra Charlotte pour la postérité. Elle sentit par ailleurs qu’on les espionnait, elle le nota en tout cas : « C’est de pire en pire. » Fais attention, la prévint Otto, l’ennemi écoute. Ils communiquèrent une fois de plus par code, que ce soit au téléphone ou dans leur correspondance.
L’arrivée à Lemberg de dizaines de milliers de soldats blessés venant du front de l’Est incita Charlotte à se porter volontaire dans un hôpital de la rue de l’Est. « Pour cent hommes blessés il y avait trois infirmières, j’étais la quatrième6. » Elle prépara la nourriture, écrivit des lettres pour les soldats et s’occupa de leurs autres besoins. Elle tomba amoureuse aussi, en mars, d’un jeune lieutenant, Horst Stützen. « Vous êtes très jolie aujourd’hui, je vous aime tellement », lui dit-il doucement. Elle transcrivit ses mots dans son journal en anglais, la langue de sa vie secrète, celle que son mari ne connaissait pas.
Elle confia à Stützen qu’elle l’avait aimé au moment où elle s’était trouvée enceinte de son mari7. Elle se fit avorter au mois de mai, mais elle sut immédiatement qu’elle avait fait une erreur. Elle se réveilla de son anesthésie et demanda au médecin : « Quand pourrai-je avoir mon prochain enfant8 ? » En juin, le jeune homme repartit, elle était triste pour son homme « adorable ». Elle resta à Lemberg jusqu’à la fin du mois puis retourna à Thumersbach. Le 10 juillet, les Américains débarquèrent en Sicile. Deux semaines plus tard, Mussolini fut renversé et un nouveau gouvernement italien prit le pouvoir9. En août, Charlotte retourna à Lemberg. Au cours de cette période, les membres de la Division prêtèrent serment à Otto, Otto s’opposa à Krüger sur la politique qu’il convenait de mener dans les pays occupés, la guerre prit un nouveau tournant. Charlotte confia toutefois à son journal que la foi dans le Führer demeurait « immense10 ».
En septembre, l’Italie et les alliés signèrent un armistice qui entraîna la division du pays. Le lieutenant Stützen rendit visite à Charlotte à Thumersbach et passa quelques jours chez elle à la campagne. Charlotte alla le chercher à la gare de Zell, heureuse de voir ses yeux clairs et son allure de jeune homme. Ils allèrent au cinéma voir Die Stimme des Herzens [La voix du cœur], avec le ténor Beniamino Gigli, puis firent un tour de bateau sur le lac jusque tard dans la soirée. « J’aime flirter avec cet enfant », écrivit-elle. « Je n’oublie jamais Otto, mais j’aime beaucoup cet enfant11. » Elle résista cependant à son impulsion. « Je dois faire attention à ne pas me perdre, je dois rester vigilante… » À la fin du mois, ses sentiments changèrent : « Maintenant que je sais qu’il m’aime… il ne m’intéresse plus. » Dommage, ajouta-t-elle, mais « le seul homme que j’aime dans la vie reste mon cher Otto ».
À la fin de l’année, le jeune homme parti, elle se sentit à nouveau seule, éreintée et épuisée. La situation à la maison était tendue ; une nounou s’occupait des enfants, ce que sa fille Traute ne lui a jamais pardonné ; son couple était à la dérive. Charlotte sentit un « gros nuage noir » planer au-dessus de leurs vies. Elle se demanda une fois de plus si son mari n’avait pas une maîtresse.
Otto lui apprit que, à moins d’un miracle, l’effort de guerre allemand était condamné. Rudolf Pavlu avait été relevé de ses fonctions de maire de Cracovie pour une faute qu’Otto ne mentionna pas12. Envoyé sur le front de l’Est, Pavlu lui décrivait de manière détaillée dans ses lettres les horreurs du combat : la Wehrmacht en miettes, sans munition, sans pièces de rechange, les soldats sombrant dans la boue profonde de l’hiver : « Nos soldats sont abattus comme des mouches, c’est une catastrophe. »
Fin 1943. Charlotte ne pouvait plus envisager l’avenir avec optimisme. Ils étaient pris au piège, sur le plan personnel et sur le plan national. « Nous ne voyions aucune issue. » De son côté, Otto concentrait toute son énergie dans le travail et dans le commandement de la Division SS Galicie.