La Division SS Galicie a donné au film que nous étions en train de tourner1 une impulsion différente, inattendue. Il aurait pu se terminer par une violente dispute entre Horst et Niklas dans la salle Purcell. Les deux hommes n’avaient pas le même avis sur leurs pères, mais leur désaccord était trop poli et trop respectueux pour faire un bon film. Un événement survint cependant à la fin de la conversation, lorsque Horst prit le microphone et dit que son père était toujours vénéré en Ukraine. Cette remarque fit germer en moi l’idée de faire un voyage à Lviv.
« Si nous allons en Ukraine », suggéra Horst quelques semaines après la conversation filmée, « nous devrions le faire pour la commémoration de la Division SS Galicie de mon père ». Tous les ans, au mois de juillet, était en effet organisée une reconstitution de la bataille de Brody2 où la Division avait été mise en déroute par l’Armée rouge. Les raisons de cette commémoration n’étaient pas tout à fait claires. L’événement était accompagné d’une cérémonie annuelle durant laquelle on enterrait des restes retrouvés de soldats allemands. Les propos « antisémites et antirusses » étaient « catégoriquement exclus » des festivités, nous assura Horst, mais des références antisoviétiques n’étaient pas impossibles. Il ajouta que la visite de la région était pour lui l’occasion de faire le deuil de sa famille et, pour nous tous, de constater la vénération dont Otto faisait toujours l’objet.
Niklas, Horst et moi-même avons fait le voyage à Lviv avec David Evans, le réalisateur et son équipe. Nous sommes descendus à l’hôtel George ; c’était un retour vers la période de l’entre-deux-guerres et l’atmosphère évoquée par Joseph Roth dans Hôtel Savoy. Nous nous sommes promenés, nous avons admiré la mairie qui avait autrefois abrité le quartier général d’Otto, et nous sommes allés voir les archives de la ville dans un ancien monastère. Horst inscrivit son nom dans le registre des visiteurs et signa « Fils du Gouverneur ».
Nous fîmes une halte dans la salle qui avait servi de parlement pendant la période austro-hongroise, et qui était maintenant le grand auditoire de l’Université de Lviv. Dans ce lieu imposant, Hans Frank avait, le 1er août 1942, annoncé le plan d’extermination de l’ensemble de la population juive du district de Galicie. Dans son discours, il s’était directement adressé au gouverneur Wächter, le remerciant d’avoir si bien fait son travail. Sans que nous nous y attendions, Niklas mima ce moment : grimpant sur l’estrade où s’était tenu son père, il lut ses mots. « Vous ne leur avez pas fait de mal, n’est-ce pas ? » déclama-il en regardant Horst qui était mal à l’aise. Dans la discussion qui suivit, je perdis patience. Ce fut la première et la seule fois ; peut-être était-ce dû à la conjonction entre le lieu et la réaction de Horst à l’acte d’accusation de son père dont j’avais retrouvé une copie. L’acte, publié par les Polonais et endossé par les États-Unis, accusait Otto de « meurtre de masse ». Horst lut le document et le rejeta immédiatement : une propagande soviétique, dit-il. Cet instant de malaise fut filmé, il figure dans le documentaire. Ma belle-mère a dit de la scène qu’elle relevait de la « maltraitance de personnes âgées »…
Le calme revenu, nous allâmes visiter le 133 de la rue Ivana Franko où avaient vécu Otto et Charlotte. Horst n’avait qu’un vague souvenir de la maison, une vaste demeure ornée de moulures décoratives en plâtre au-dessus de la double porte d’entrée en bois et dotée d’un beau jardin. La piscine ainsi que les courts de tennis qu’Otto ne pouvait entretenir par manque de terre battue avaient disparu depuis longtemps. Horst se souvenait de l’endroit où, petit garçon, il prenait ses petits déjeuners, ainsi que de l’escalier qui menait aux chambres à l’étage supérieur. « Je n’ai conservé qu’un souvenir fugace de cet endroit, de son odeur notamment » – la maison n’avait jamais été aussi gaie que celle de Thumersbach. Par le journal de Charlotte, il savait qu’elle avait travaillé dans un hôpital, il connaissait l’histoire du second avortement et il se souvenait d’un moment correspondant à une sorte de « dépression nerveuse », selon ses termes. Il ne voyait guère sa mère durant cette période. « Pendant qu’elle secondait mon père, recevait des invités ou travaillait à l’hôpital, les nounous s’occupaient de nous. »
Le lendemain, nous sommes allés en voiture à Żółkiew, une petite ville située à une heure environ de Lviv3. Nous avons vu la maison en bois où est né Hersch Lauterpacht, nous avons visité la synagogue désaffectée et en ruines, brûlée par les forces allemandes à l’été 1941. Là, dans ce vaste lieu hanté, Horst parlait encore plus doucement que d’habitude, touché apparemment par les hautes colonnes et le vide spectral. « Ici nous sommes confrontés à ce qui s’est passé », dit-il d’un air abattu, « nous nous sentons tristes, peut-être honteux ».
Il restait pourtant incapable de relier Otto aux événements terribles qui avaient eu lieu ici, dans la synagogue, dans la ville ou dans la région. « Je ne pense pas que mon père a donné l’ordre de brûler cette salle, je ne l’imagine pas déambuler ici en uniforme en disant “oh, c’est bien fait” ou des choses comme ça. » Horst voulait garder espoir, il ne voulait pas être emprisonné dans le passé, il voulait croire que cet espace serait un jour de nouveau plein de vie. « Je ne suis pas aussi pessimiste que vous », déclara-t-il. Sa voix s’étranglait.
L’après-midi, nous avons longé la rue Est-Ouest qui menait à un bois à deux kilomètres du centre ; nous avons emprunté un chemin sableux et sommes arrivés au charnier des 3 500 habitants de la ville exécutés en un jour, au printemps 1943. Parmi les victimes, il y avait la famille de mon grand-père et les Lauterpacht. Otto Wächter n’était pas à Żółkiew ce jour-là, mais la ville faisait partie du territoire qu’il gouvernait. Lorsque Horst prit une photo du petit mémorial blanc, le déclic de son appareil rompit notre silence.
C’est là, dans cet espace dégagé, que Niklas implora Horst de reconnaître le rôle de son père. « Mon père était un rouage du système, je le sais, et c’est pourquoi je suis ici », dit Horst. Mais sans informations supplémentaires, il ne pouvait en dire plus. Il voulait savoir la date exacte, le nom des officiers de police présents, le détail des ordres qui avaient été effectivement donnés. « La mort nous entoure de partout, il doit y avoir des dizaines de milliers d’Autrichiens ici. » Horst pensait à 1914, à l’époque où son grand-père Josef avait combattu dans ces champs, et non à 1943 ; il était incapable d’accepter la notion de responsabilité de commandement.
Ce qui lui importait était l’identité de ceux qui avaient tiré les balles, leurs noms. « Mon père n’aurait pas approuvé, venir ici… ces gens… je ne pense pas… » Pendant qu’il parlait, il tenait une minuscule fleur blanche et retirait un à un les pétales qui tombaient par terre, à ses pieds.
Le lendemain, nous prîmes le bus pour rejoindre le coin de campagne où se déroulait la célébration annuelle de la Division SS Galicie. Le programme prévoyait l’enterrement des restes récemment découverts de trois soldats allemands. Une reconstitution de la bataille était aussi prévue, mais elle fut annulée sur ordre d’un organisme gouvernemental : à un moment où les relations entre l’Ukraine et la Russie se dégradaient rapidement, l’épisode aurait mis le feu aux poudres.
Nous arrivâmes sur une colline à 70 kilomètres à l’ouest de Lviv, près de Brody, lieu de naissance de l’écrivain Joseph Roth. Dans un grand pré entouré des croix blanches des soldats tombés, trois nouvelles tombes furent creusées sous les yeux attentifs de trois vétérans en uniforme SS. « Pour contenir les restes mortels des Allemands et des Ukrainiens morts au combat contre l’Armée rouge soviétique en été 1944 », chuchota un vieil homme avec respect. Le bruit aigu et régulier des pelles heurtant le sol était accompagné des lamentations d’un chœur, d’un orchestre de cordes jouant au milieu de jeunes femmes en robes rouges à franges.
Plusieurs centaines de personnes étaient présentes en cette chaude journée de juillet : des vétérans âgés, aux cheveux blancs, appuyés sur des cannes, arborant leurs médailles et leurs rubans, mais aussi des gens du lieu, des familles avec de jeunes enfants et des sympathisants de Svoboda4 – Liberté –, un parti d’extrême droite nationaliste.
Entre le moment de la conversation dans la salle Purcell et cette commémoration au cimetière militaire, un nouveau gouvernement avait pris le pouvoir en Ukraine. Il avait signé un accord avec l’Union européenne et, en réaction, la Russie avait occupé la Crimée. La guerre faisait ainsi son retour sur les marches orientales de l’Europe, un siècle après l’occupation de Lviv par les Russes en été 1941. L’histoire se répète.
Trois cercueils enveloppés du drapeau ukrainien bleu et jaune étaient disposés dans une petite chapelle blanche. Ils reposaient sous une fresque murale aux couleurs pastel délicates représentant des figures religieuses et des soldats en uniformes gris. Avec un air sérieux, des hommes déambulaient en treillis et en uniformes SS ; certains arboraient des drapeaux de régiments ou des pistolets mitrailleurs. Horst prit place à l’extérieur de la chapelle et ôta sa casquette au passage de chacun des cercueils.
Près de nous se tenait un homme en chemise bleu clair avec un large swastika autour du cou. Le symbole, dit-il avec un sourire ironique, n’a pas la signification que vous imaginez.
Un autre en treillis enleva son SS Stahlhelm, son casque en métal. « Je l’ai porté sur la place Maïdan à Kiev », nous dit-il en nous montrant l’éraflure d’une balle de sniper. Non, dit-il à Niklas, il ne ressentait aucune honte à porter l’uniforme d’un soldat SS.
Échange de vieilles photographies d’Otto lors de la réunion de la Division SS Galicie, près de Brody, juillet 2014.
De jeunes enfants observaient notre conversation. Au loin, la terre jaillissait lorsque les pelles en métal tapaient sur le sol dur et sec. Trois vétérans, cheveux blancs et visages burinés, s’échangeaient des photos en noir et blanc. Sur l’un des clichés, on distinguait nettement le visage d’Otto en uniforme SS. Un autre vétéran avec un uniforme et beaucoup de médailles évoqua le jour où le gouverneur Wächter s’était adressé à la Division SS Galicie. Un autre, arborant encore plus de médailles, parla d’Otto avec chaleur. « Un homme bon et intègre. » Horst écoutait, il rayonnait.
Un homme dans un uniforme gris bien repassé de la Waffen-SS, des swastikas et un lion ukrainien cousus sur le haut de la manche, se présenta : il s’appelait Wolf Sturm. Une tête de mort sur la casquette, il portait des bottes en cuir trop grandes et des lunettes noires ; il offrit à Horst la mitrailleuse qu’il tenait ; Horst déclina : il était plus attiré par une décapotable de la SS à quelques mètres de là.
Je priai silencieusement pour qu’il ne monte pas dans le véhicule. Horst se dandina vers la voiture. Il s’arrêta devant la portière arrière, l’ouvrit lentement, se faufila à l’intérieur et s’installa sur le siège arrière. Il ajusta sa casquette, s’adossa et se tourna vers les passants, comme Otto l’aurait fait. David Evans, le réalisateur, jubila. « J’espérais, dans l’intérêt du film, qu’il ferait exactement cela », dira-t-il plus tard au public.
Le voyage du retour s’est fait en silence. Nous nous sommes arrêtés en route pour visiter un cimetière juif du xviie siècle près de Brody ; pendant une heure, nous avons déambulé parmi les anciennes pierres tombales. Nous avons ensuite fait une halte à Podhorce pour voir un château baroque du xvie siècle5. Dans le réfectoire, alors que Niklas s’était absenté un instant, Horst a demandé l’attention du groupe en faisant tinter son verre. J’ai quelque chose à vous dire, annonça-t-il après avoir obtenu le silence. « À partir de maintenant, personne ne dira plus de mon père que c’est un criminel, pas en ma présence. »
Le voyage en Ukraine provoqua la rupture entre Niklas et Horst. Dans une interview enregistrée, Niklas avait laissé entendre que Horst risquait de devenir « un nouveau nazi », que leur relation ne pouvait plus durer. Pensait-il vraiment que Horst était un nazi ? Oui, dit Niklas avec assurance après une courte pause : « Maintenant je dirais que c’est un véritable nazi. »
Horst n’apprit cela que plus tard, lorsqu’il vit le film, et cela eut un effet imprévisible. Mais, pour l’instant, il était heureux. « C’était la plus belle journée du séjour pour moi », nous dit-il. « Tant de gens voulaient me serrer la main, à cause de mon père, me dire que c’était un homme bien. C’est tout ce que je veux, rien d’autre. »