23.
Buko

Charlotte rencontra Burkhardt Rathmann, le compagnon d’infortune d’Otto, lors de leur premier rendez-vous à St Johann im Pongau. Elle aimait beaucoup ce jeune homme qu’elle appelait Buko1. C’était un « homme de la SS, assez jeune, avec un esprit aventureux », « simple, honnête, un compagnon exemplaire », note-t-elle, Otto était « entre de bonnes mains »2. Buko était pragmatique, capable de forcer des cadenas, de s’introduire dans les refuges, et de trouver des abris sûrs. Il savait comment chercher de la nourriture et tuer des bêtes, comment éviter les avalanches et survivre dans les rudes conditions alpines.

J’ai appris cette histoire longtemps après avoir fait la connaissance de Horst. On buvait du Schnaps autour de la cheminée du salon, au premier étage du château, lorsqu’il évoqua le séjour d’Otto dans les montagnes. Ses archives contenaient une poignée de lettres et quelques photos de cette époque. Mais il y avait des trous dans l’histoire et j’avais de nombreuses questions à poser, en particulier sur Buko. Qu’avait-il fait pendant la guerre ? Comment était-il ? Pourquoi avait-il aidé Otto ?

« Vous voulez en savoir plus sur Buko ? » me demanda Horst. Je hochai la tête.

« Je peux répondre à vos questions et vous parler de Buko, ou alors on peut l’appeler. »

J’étais surpris : Buko était en vie, se portait bien à quatre-vingt-douze ans, et vivait en Allemagne. Horst passa dans une autre pièce et composa un numéro, une ligne directe vers le passé. Il parla en allemand pendant quelques minutes, puis revint : Buko serait ravi de nous recevoir chez lui un mois plus tard.

En janvier 2017, James Everest et moi avons rejoint Horst à l’aéroport de Hanovre. À sa demande, je lui avais apporté un exemplaire de Trouble follows me, un roman d’espionnage sur la mort inattendue de Ross Macdonald (de son véritable nom Kenneth Millar), l’un de ses écrivains préférés. Nous avons loué une voiture et sommes partis pour Reinhardshagen, une petite ville sur les bords de la rivière Weser que nous avons traversée en bac. La maison de Buko, en zone inondable, était petite et bien entretenue, tapissée de bibliothèques et de photo­graphies. Sa fille Ute nous observa attentivement lorsque son père nous rejoignit dans son fauteuil roulant. J’admirai les cheveux blancs abondants de Buko, ses sourcils broussailleux et sa chemise à carreaux.

Ute rôdait, prête à faire respecter la condition que Buko avait imposée pour accorder cette interview, la seule qu’il ait jamais donnée : je ne devais pas poser de questions sur ce qu’il avait fait avant le 9 mai 1945. Si nous ne respections pas la consigne, l’interview s’interromprait. Il avait apparemment craint pendant soixante-dix ans d’être arrêté en raison du rôle qu’il avait joué dans la traque de partisans en Italie et en Yougoslavie. Avant l’appel de Horst, il n’avait jamais voulu parler du passé, nous dit Ute. La bonne nous a apporté du thé et des tranches de gâteau au chocolat sans farine.

Né en 1924, Buko avait vingt et un ans lorsqu’il rencontra Otto dans le sud de l’Autriche en mai 1945. Il venait d’Italie après avoir servi dans la 24e division des chasseurs alpins, les SS Karstjäger3, une unité qui, je l’ai appris, avait été fondée en 1944 par Odilo Globočnik. Après la reddition de la 24e division, Buko s’était enfui vers le nord, avait traversé les montagnes pour rejoindre l’Autriche avec trois de ses camarades qui voulaient retourner chez eux. Craignant d’être arrêté pour son appartenance à la SS, il avait décidé de faire un bout de chemin avec eux, mais de ne pas rentrer.

« Nous avons traversé haut dans la montagne car les Américains et les Britanniques étaient plus bas », expliqua-t-il. Dans la chaîne de Lungau, à Untertauern, près des sommets les plus hauts d’Autriche, il avait quitté ses camarades. « C’est là que j’ai rencontré Otto Wächter4. » Il ne se souvenait pas du nom du village. Horst avait apporté les cartes de sa mère sur lesquelles étaient tracées des marques au crayon vert. Nous les avons dépliées sur la table et avons regardé les indices de Charlotte. Horst mit son doigt sur la carte, à côté de Mariapfarr. Buko hocha la tête. « C’est là », dit-il, en face de l’église.

La rencontre était-elle fortuite ou arrangée ? Buko fut évasif. « Wächter était en Italie, comme moi, mais moi j’étais petit, insignifiant. » Non, ils ne se connaissaient pas, dit-il. « J’ai accepté de marcher avec lui pendant un moment. Il ne m’a pas dit qui il était, juste qu’il voulait rentrer mais qu’il devait rester un temps dans la montagne. Et c’est ce que nous avons fait. »

Et puis ?

« Après dix ou quinze jours, il a vu sa femme. Il lui avait envoyé un mot – c’est ainsi que j’ai rencontré Frau von Wächter –, puis nous avons continué de marcher dans Untertauern, d’un endroit à l’autre…

– Saviez-vous qui était mon père ? demande Horst.

– Personne ne connaissait l’identité de l’autre », répondit Buko. « Nous étions l’un et l’autre prudents, mais c’était lui le plus prudent. » Burko fit une pause, puis déclara sans y avoir été invité : « C’était un criminel de guerre recherché. » En moins d’une semaine, chacun sut qui était l’autre. « Je l’ai regardé et je lui ai dit : “vous êtes soit celui-ci soit celui-là”. » Otto avait confirmé. « Grâce à nos conversations, je savais qu’il était soit Wächter soit Wächtler5. » Fritz Wächtler, Gauleiter SS de Bayreuth, avait été exécuté à la fin de la guerre pour désertion, mais Buko ne pouvait pas le savoir à ce moment-là.

Il n’était pas difficile de trouver l’identité d’Otto. « Il me disait : “cette personne ou cette autre dirait mon cher W.6”. Jamais de nom, mais je ne suis pas stupide. Je lui ai dit en face qui il pouvait être, et il m’a dit qui il était. » Buko connaissait le nom de Wächter.

« Vous étiez un SS très jeune, dit Horst, surpris par la notoriété de son père.

– Oui, mais je n’étais pas l’un de ces idiots. »

Tout le monde connaissait Otto Wächter, qui il était et ce qu’il avait fait. Buko se détendit, un large sourire sur le visage.

« Mon père était-il mauvais ou bon7 ? » demanda Horst, une question gentiment tendancieuse. « Il n’était pas méchant », dit Buko, souriant à nouveau chaleureusement.

« Ce n’était donc pas un homme mauvais ? » Horst voulait en savoir plus.

« Nous cohabitions en bons camarades. Au début, il était réservé, mais toujours aimable. »

« Saviez-vous qu’il était recherché ? » lui ai-je demandé. Buko hocha la tête. Par qui ? Tout le monde. En particulier par les Britanniques et les Américains, mais aussi par les Soviétiques, parce qu’Otto avait été « actif » lorsqu’il gouvernait leur territoire.

Savait-il pourquoi on le cherchait et de quoi il était accusé ?

« Cela n’avait pas d’importance. Il était haut gradé, il était SS-Gruppenführer, et avant tout gouverneur de Galicie et de Cracovie. » Une autre pause. « Les Autrichiens le recherchaient aussi parce qu’il avait fomenté le putsch de juillet. »

« Et les Juifs ? demanda prudemment Horst.

– Je suppose qu’eux aussi le cherchaient, mais d’après ce que je sais il traitait les Juifs avec humanité. » Un sourire entendu apparut sur le visage de Horst ; il me jeta un coup d’œil. « Il ne pouvait pas faire grand-chose », poursuivit Buko, « les Juifs étaient raflés ailleurs puis amenés dans son territoire ».

Horst renchérit. « Dans la mesure du possible il a agi humainement ; la chose avec les Juifs, il n’en était pas responsable, il essayait de les aider. »

Sans transition, Buko revint aux trois années passées avec Otto.

Ils craignaient d’être capturés, ils bougeaient beaucoup, d’un refuge à l’autre en haute montagne, là où ils étaient en sécurité. Ils évitaient les vallées. « Les Américains et les Anglais étaient généralement trop paresseux pour monter8. »

Avaient-ils des informations ? « Oui, bien sûr », Charlotte apportait les journaux, ils étaient donc au courant du procès de Nuremberg et des sentences, de la pendaison de Frank, de Seyss-Inquart et de Kaltenbrunner.

« Comment Otto avait-il réagi aux nouvelles des pendaisons ?

– Ça ne l’a pas ébranlé plus que ça. » Il connaissait bien Frank et les autres. « Vae victis », a-t-il dit – « malheur aux vaincus », d’après l’adage latin – avec un haussement d’épaules. Buko nous regarda en connaissance de cause : malheur aux vaincus, et au vainqueur le butin. Mais les nouvelles avaient rendu Otto plus anxieux.

« Mon père était-il en colère ? interrogea Horst.

– Vous ne l’auriez pas été à sa place ? » répondit Buko.

Buko montrait qu’il aimait bien Frau Wächter. « Je n’ai rien à dire de désagréable sur votre mère, je l’appréciais beaucoup. » Ils sont restés en contact pendant des années, ont échangé des vœux à Noël. Pendant trois ans, elle leur avait rendu visite toutes les deux ou trois semaines, avec des provisions et des vêtements. Buko était le cuisinier, il se débrouillait avec du lait épaissi à la farine et au sel. « Nous n’avions pas d’œufs », répondit Buko, lorsque Horst lui demanda si son père savait faire cuire un œuf.

« De toute façon, je n’aurais pas mangé ce qu’il préparait », ajouta-t-il. « C’est moi qui lui ai appris à faire la cuisine », dit Buko avec un sourire malicieux. Quant aux jolies laitières, elles leur donnaient du lait, rien de plus.

« Pas de femmes ? » demande Horst. « Mon père adorait les belles femmes. »

Non, un « fardeau inutile ». Quand elle venait, sa femme restait une nuit ou deux. Ils trouvaient un lieu pour être seuls. « Dans les Alpes, il y avait toujours de l’espace. »

« Je n’ai rien de mal à dire d’Otto Wächter », affirma Buko avec détermination. « Pourquoi le ferais-je ? Nous nous sommes bien entendus, nous avions des intérêts communs. »

Buko était le leader, Otto suivait. « C’est lui qui aurait dû me commander, mais cela n’aurait pas marché9. » Buko lui donnait des tâches à accomplir et, avec le temps, Otto avait appris à s’en sortir. Il aurait pu survivre pendant une brève période, mais pas plus, bien qu’il fût fort et en bonne santé. Il n’était jamais malade, précisa Buko, à l’exception d’un rhume occasionnel. « Regardez les photos de lui, vous verrez par vous-mêmes. » Lorsqu’ils s’étaient séparés, Otto était « en bonne santé ».

Ils parlaient pour braver la solitude. De la politique, des événements en cours, du passé, de la guerre. Il n’y avait pas de discussion sur la religion, et ils n’avaient jamais cherché à aller à l’église. « Je ne suis pas catholique, mais nous étions tous deux anticommunistes », ajouta Buko. Ils étaient donc unis par cette haine commune et trouvaient toujours des sujets de conversation. Otto aimait parler de sa carrière. A-t-il jamais exprimé des regrets ? « On ne parlait pas de ces choses-là ; mais il a beaucoup parlé de cette période. »

Ils chantaient, sans instruments. Même pas un harmonica, dit Buko, parce que chaque gramme comptait dans leurs pérégrinations en montagne.

« Sifflait-il ? voulut savoir Horst.

– Très peu ; votre père n’avait pas de talent musical. »

Y a-t-il eu des tensions ? « Je n’ai aucun souvenir de dispute. On ne se dispute pas dans une situation comme celle-là, quand vous dépendez l’un de l’autre. » La peur de la capture était constamment présente, et cela les rapprochait. « La montagne, c’est l’espace de la liberté », expliqua Buko. Il craignait d’aller en prison. « On se sentait généralement en sécurité à 2 000 mètres d’altitude, là on ne craignait pas qu’on nous suive. »

D’autres souvenirs sont remontés à la surface durant l’après-midi ; un compte rendu de survie dans les conditions brutales de l’hiver.

Il y avait un visiteur de temps à autre, mais sans nom.

Quelquefois un local les hébergeait.

Ils appréciaient des lieux comme la Hagener Hütte, un refuge de haute montagne datant du xixe siècle. La mention du refuge incita Ute à nous montrer une photo.

Il y avait des avalanches. « Un jour nous en avons déclenché douze… on sautait au sommet jusqu’à ce que la neige gronde, que la pente bouge et provoque une avalanche de l’autre côté10. » Il se rappelait une avalanche en particulier : « Il était enseveli jusqu’ici », Buko montra son épaule. « Il pouvait bouger sa tête, mais rien de plus. Si je n’avais pas été là, il serait mort là-bas. Il ne pouvait pas bouger son bras. Une fois qu’une avalanche se solidifie, c’est fini… »

Un jour de l’été 1948, la mère de Buko avait fait une soudaine apparition, et ils avaient décidé de descendre. « Elle a dit qu’il était temps de rentrer. » Seul, Otto avait décidé de tenter de passer en Italie par le sud, pour rejoindre le Vatican. « Cela avait toujours été le plan, car c’est là que se trouvait la route migratoire du Reich. » J’ignorais la formule « route migratoire du Reich ». Le dispositif était mieux connu sous le nom de Ratline [filière d’exfiltration], la route qu’utilisaient les nazis pour fuir l’Europe et se mettre à l’abri en Amérique du Sud, dans un lieu sûr gouverné par des leaders sympathiques comme le président Juan Peròn en Argentine. Otto avait-il toujours voulu partir pour l’Amérique du Sud ?

« Au début, il ne connaissait pas la filière, mais plus tard il a su11. » Peut-être Charlotte lui avait-elle donné l’information.

« Il vous a dit qu’il voulait émigrer en Amérique du Sud ? demanda Horst.

– Je ne sais pas si c’est lui ou si c’est sa femme Charlotte qui me l’a dit. »

Nous nous sommes dit au revoir dans la petite ville de Gröbming, entre Mariapfarr et Salzbourg. « J’étais content de rentrer, mais un au revoir est toujours triste. Nous avons passé les jours et les nuits ensemble pendant trois ans. Mais quand vous rentrez finalement chez vous, vous ne pouvez pas être triste. »

Pensait-il revoir Otto ?

Burkhardt (Buko) Rathmann, 1943.

« C’était prévu. » Ils étaient restés en contact par l’intermédiaire de Charlotte.

La conversation touchait à sa fin. Horst évoqua brièvement les années de guerre. « Vous étiez avec les Karstjäger, n’est-ce pas12? » Buko hocha la tête. Il y avait un gros livre dans la bibliothèque intitulé 24e Division de chasseurs alpins SS Karstjäger.

« Le livre devait aussi être publié en allemand, mais comme il n’y avait plus d’argent, il n’existe que cette version en italien13. »

Pendant que je feuilletais le livre, Buko dit : « Je suis sur certaines photos. »

Il traquait les partisans, explorait des caves et d’autres cachettes potentielles. Il était fier de son travail. « Votre brigade ? » ai-je demandé. « Oui. » Ute intervint. « Souvenez-vous, on n’évoque pas les années de guerre. »

« Buko traquait les partisans communistes », m’expliqua Horst après notre départ. J’ai trouvé un exemplaire du livre avec des photos du jeune Buko, des renseignements sur ses activités au sein des Karstjäger, son rang (Rottenführer, caporal), et une récompense, le Bandeskampfabzeichen d’argent (l’insigne de lutte contre les partisans) que lui avait décerné le SS-Gruppenführer Odilo Globočnik, l’homme qui, en sa qualité de « chef de police supérieur SS de la zone opérationnelle du littoral adriatique », avait créé la division. Le livre ne parlait pas de l’implication de la division dans les crimes de guerre, des civils italiens assassinés en représailles des attaques de partisans14.

Buko avait placé des souvenirs entre les livres de sa bibliothèque. J’ai ouvert une petite boîte noire ornée d’une croix noire surmontée d’un swastika au centre.

Sur le rayonnage, devant une collection de Contes allemands15, il y avait un petit cadre en bois rond. Je l’avais aperçu derrière Buko, mais de loin je n’arrivais pas à voir ce que c’était. Je me suis levé et j’ai regardé de plus près le cadre avec sa photo en noir et blanc. On voyait un homme assis, pensif, portant un brassard.

Photographie d’Hitler, exposée dans la maison de Buko Rathmann, janvier 2017.