L’enterrement d’Otto Wächter en 1974 a eu lieu à Salzbourg, vingt- cinq ans après que Charlotte fut rentrée de Rome. Elle avait fait le voyage le cœur brisé, emportant avec elle les papiers qu’Otto avait laissés à l’hôpital Santo Spirito et au monastère de la Vigna Pia : son journal de l’année 1949, une liste de contacts à Rome, ses notes sur les gens qu’il avait rencontrés et avec lesquels il avait correspondu durant ses soixante-seize jours à Rome. Charlotte avait tout gardé puis légué les documents à son fils Horst.
Parmi ces papiers, il y avait une lettre d’une page rédigée par Otto : c’était son testament ; il était signé « Alfredo Reinhardt » et portait la mention « Rome, date cachet de la poste faisant foi ». Le document était adressé à un certain « cher docteur » – le nom « Marchesani » avait été ajouté au crayon à papier par quelqu’un d’autre. Otto le priait d’informer deux autres personnes s’il tombait malade : la femme de l’auteur du testament qui n’était pas nommée, joignable « auprès de » Richard Woksch à St Gilgen, Autriche ; et Fraülein Luise Ebner à Bolzano, qui devait avertir trois amis dans le Sud-Tyrol : Riedl, Schnez et « Ladurner ». « Maintenez le lien avec eux », demandait Otto.
Le Dr Marchesani était également chargé d’informer un avocat, le professeur Giangaleazzo Bettoni1 à Rome – le numéro de téléphone figure dans le testament –, chargé d’apprécier l’opportunité d’une « intervention légale ». Dans sa lettre, Otto expliquait que l’avocat avait travaillé pour l’ambassade d’Italie à Berlin jusqu’en 1945, qu’il parlait allemand et avait une femme allemande.
Si la situation était « sérieuse », le Dr Marchesani devait consulter le Dr Hudal – l’évêque –, voire solliciter un autre évêque, Jan Bucko2 de l’Église unioniste grecque. « Bucko connaît un gouverneur, le Dr W., grâce à ses activités dans son pays natal », précisait Otto ; « il a de bonnes relations avec le Vatican et les alliés occidentaux ». Il ne devait cependant contacter Jan Bucko qu’en dernière instance, uniquement si la situation devenait véritablement « critique », car il ne fallait pas en faire une « affaire internationale ».
Le Dr Marchesani devait également prévenir le Dr Puccio Pucci3, écrivain, un autre « bon ami » connu lors de son séjour en Italie ; c’est avec lui qu’il devait discuter de « l’activation » des camarades d’Otto. Enfin, les notes et les papiers d’Otto conservés à la Vigna Pia devaient disparaître.
La lettre se terminait par des remerciements et une série de notes personnelles4.
Les instructions d’Otto identifiaient des contacts fiables à Rome. Ce cercle restreint se composait de sept personnes, dont aucune n’était nommément citée dans la correspondance entre Otto et Charlotte. Mais les surnoms qu’il leur donnait offraient des indices, ils tissaient une toile de contacts secrets qui lui avaient permis de survivre à Rome et pouvaient l’aider à émigrer en Amérique du Sud. Ces sept personnes étaient originaires d’Allemagne, d’Italie, d’Autriche et d’Ukraine. De qui s’agissait-il ?
Trois d’entre eux vivaient à Rome. Puccio Pucci, décrit comme un « bon ami », était un avocat et un athlète qui avait naguère couru le 800 mètres pour l’Italie aux Jeux olympiques de 1924 de Paris et avait brièvement fait partie du Comité olympique italien. C’était un proche associé d’Alessandro Pavolini, le secrétaire du Partito Fascista Repubblicano, fusillé puis pendu par les pieds aux côtés de Mussolini le 28 avril 1945. Puccio Pucci, fasciste engagé, avait fondé les Brigades noires5, cette organisation paramilitaire de la République de Salò qui avait collaboré avec les Allemands. C’est sans doute alors qu’Otto l’avait rencontré.
Le deuxième nom sur la liste était l’évêque Jan (Ivan) Bucko (ou Buchko), un ardent nationaliste ukrainien, évêque auxiliaire de l’Église catholique ukrainienne à Lemberg lorsque Otto était gouverneur de Galicie. Il s’était installé à Rome après la guerre pour représenter l’Église catholique grecque auprès du Vatican6. On dit qu’il a, à la demande du général Shandruk, joué un rôle clef dans la décision du pape Pie XII de ne pas extrader les membres de la Division SS Galicie vers l’Union soviétique7.
Le troisième nom était celui de l’avocat Giangaleazzo Bettoni. Otto le décrit comme un homme aimable ; il lui avait donné de « bons conseils » pour la traduction de son long article Quo vadis Germania ? À Berlin, de 1943 à 1945, Bettoni avait été adjoint de l’ambassadeur de la République de Salò en Allemagne. Le cabinet familial des Bettoni existe toujours ; il est aujourd’hui dirigé par son fils Manfredi. J’ai demandé à celui-ci si je pouvais consulter les archives du cabinet à Rome, il m’a aimablement répondu qu’il n’y avait rien dans ces archives8, ni sur Otto Wächter ni sur Alfredo Reinhardt.
Les quatre autres noms correspondent à des individus qui étaient basés à Bolzano dans le Sud-Tyrol.
Luise Ebner, ou « Lilo », tenait un magasin. Elle avait souvent envoyé des paquets à Otto, du thé, du café, du miel, des sardines ou du pâté de poisson. « Tout ce qu’un jeune homme peut désirer », avait dit Otto à Charlotte.
Franz Hieronymus Riedl était journaliste. C’est dans ses archives que j’ai trouvé les photos d’Otto prises au printemps 1949. Il travaillait comme rédacteur de la rubrique culturelle pour Dolomiten, un journal de langue allemande, et servait de poste restante pour Otto à Bolzano. Ils s’étaient connus dans les années 1930, et Riedl avait présenté Otto à de multiples contacts à Rome. Il lui donnait des nouvelles de Nora, de Lilo ou de Schnez, et l’informait sur le « moine » et « Bauer ».
Albert Schnez était un ancien colonel de la Wehrmacht. En 1949, il a tenté de créer une armée secrète d’anciens officiers – des vétérans de la Wehrmacht ou de la Waffen-SS de l’époque nazie – pour défendre l’Allemagne de l’Ouest contre le communisme9. Il a ensuite rejoint la Bundeswehr dont il est devenu l’un des officiers les plus hauts gradés.
« Ladurner » était mentionné dans plusieurs lettres adressées à Charlotte, c’était un vieux nom de famille du Sud-Tyrol. Je n’ai trouvé personne en activité portant ce nom, à Rome ou dans le Sud-Tyrol en 1949, mais je me suis aperçu que Buko avait, chez les Karstjäger, un jeune camarade nommé Ludurner. Les documents de Charlotte me permettaient de comparer l’écriture de « Ladurner » avec celle d’autres contacts : la ressemblance avec celle de Walter Raffelsberger, le vieux camarade et collègue d’Otto au commissariat d’État après l’Anschluss, était troublante. J’en ai conclu que « Ladurner » était probablement Raffelsberger.
Les sept personnages partageaient une sympathie commune pour le nazisme ou le fascisme, ou même les deux. Tous avaient aussi apparemment un lien avec l’évêque Hudal qui, je l’ai découvert dans les papiers de Charlotte, avait attiré l’attention de la presse en septembre 1949, six semaines seulement après la mort d’Otto.
J’ai pensé qu’il fallait partir de là pour comprendre ce qu’avait été la vie d’Otto à Rome et démêler les circonstances de sa mort inattendue.