35.
L’évêque

Les papiers d’Otto comportent de nombreuses références à l’évêque Hudal. Certaines sont codées, d’autres parfaitement explicites.

Journal d’Otto, 29 avril 1949.

Dans son journal du vendredi 29 avril, Otto avait noté « 13 h Excell. » – le mot, souligné, était sans aucun doute une référence à son excellence l’évêque Hudal. Il avait ensuite conservé une liste de contacts et d’adresses à Rome : trente-cinq noms sur quatre feuilles jaunes – avec deux entrées pour l’évêque Hudal, l’adresse du collège de l’Anima, 20 via della Pace, et un numéro de téléphone 51130. Sur un troisième document, Otto avait inscrit le nom de toutes les personnes qu’il avait rencontrées à Rome depuis le jour de son arrivée, le 29 avril. Le nom de l’évêque Hudal apparaît plusieurs fois, suivi de « B.29.IV, B.30.IV, B.9.V. », etc. Le journal d’Otto nous permet de déchiffrer sans difficulté le code : « B » signifie Besuch – rencontre ou visite –, le chiffre arabe désigne le jour et le chiffre romain le mois. « B.29.IV » est donc une référence à la rencontre du 29 avril. L’évêque Hudal était le « monsieur religieux » dont Otto avait parlé à Charlotte, celui qui l’avait reçu de manière « très positive » dès qu’il l’avait identifié, comme si l’évêque l’avait attendu.

Le « monsieur religieux » avait soixante-trois ans lorsqu’il rencontra Otto à Rome. Né à Graz, en Autriche, au printemps 1885, il était le fils d’un cordonnier. Ordonné prêtre à vingt-trois ans, docteur en théologie de l’Université de Graz, il fut d’abord, à Rome, l’aumônier de l’Anima, le séminaire théologique pour prêtres allemands et autrichiens. Aumônier militaire pendant la Première Guerre mondiale, il fut ensuite nommé recteur de l’Anima en 1923. Dix ans plus tard, après son ordination par le cardinal Pacelli – qui deviendra le pape Pie XII – et l’évêque Pawlikowski – l’ami de la famille des Bleckmann qui avait marié Otto et Charlotte –, il devint évêque titulaire d’Aela ; cela ne pouvait être une coïncidence : Pawlikowski avait peut-être présenté Otto à l’évêque Hudal.

Recteur de l’Anima, l’évêque Hudal écrivit beaucoup dans les années 1930 : sur des questions de race, sur les relations entre Église et État, sur le destin du peuple allemand. Il publia en 1936 Die Grundlagen des Nationalsozialismus [Les fondements du national-socialisme]1, une ode à Hitler qui plaidait pour une relation intime entre l’Église catholique et le nazisme. Deux ans plus tard, il tenta d’organiser à l’Anima un vote de soutien à l’Anschluss, mais la hiérarchie du Vatican bloqua cette initiative. Il persista et obtint qu’un vote2 eût lieu sur l’Admiral Scheer, un bâtiment allemand amarré dans le port italien de Gaète. Il fut terriblement déçu de constater que ses collègues de l’Anima avaient voté à une large majorité contre la prise de pouvoir des Allemands en Autriche.

Pendant la guerre, il fit de l’Anima un lieu de refuge pour les Allemands et les Autrichiens. En 1944, il fut placé à la tête de la nouvelle Commission pontificale d’assistance aux réfugiés3 créée par le pape Pie XII. L’organisation apparaît dans les adresses d’Otto à côté d’un nom qui m’est familier : Carlo Bayer4. L’historienne Gitta Sereny a en effet interviewé Karl Bayer dans son livre sur Franz Stangl5, le commandant du camp de Treblinka. Stangl était présent lorsque les trois vieilles sœurs de Freud et ma grand-mère Amalie6 sont arrivées au camp le 23 septembre 1942. Il était, avait dit Odilo Globočnik à Himmler, « le meilleur commandant des camps situés en Pologne7 ».

Arrêté par les Américains, Stangl put partir en 1948 en Syrie avec l’aide de l’évêque Hudal. En moins de trois semaines, il rejoignit le Brésil où il travailla dans une usine Volkswagen avant d’être rattrapé par le chasseur de nazis Simon Wiesenthal8. Extradé vers l’Allemagne en 1967, il fut jugé pour meurtre et autres crimes puis condamné à la prison à perpétuité. Il mourut en 1971 d’une insuffisance cardiaque alors qu’il attendait le jugement de son appel. Sereny l’a interviewé à la prison de Düsseldorf peu de temps avant sa mort et a évoqué avec lui l’évêque Hudal. Elle a aussi interrogé monseigneur Karl Bayer à Vienne, notamment sur son travail à la Commission pontificale. Sereny décrit Bayer comme un homme grand, mince, blond, agréablement parfumé – un homme qui conduisait une « voiture de sport immatriculée en Italie ». Otto s’était contenté de noter qu’il s’agissait d’un prêtre du Vatican originaire de Breslau, « intéressé par la politique, [il] connaît beaucoup de monde ».

Bayer dit à Sereny qu’il connaissait l’évêque Hudal, mais il ajouta qu’ils n’étaient pas proches. Oui, Hudal avait bien aidé un nombre « relativement restreint » de nazis et de membres de la SS dans le cadre de ses devoirs envers ceux qui étaient « dans le besoin ». Il lui fallait pour cela de l’argent et d’autres moyens – les fonds venaient « très certainement » du Vatican. Bayer soutenait qu’Hudal avait protégé des réfugiés de toutes confessions, y compris des Juifs, mais, en dépit de nos efforts concertés, nous n’avons pas trouvé la moindre trace d’une aide à un Juif ou à un communiste.

On posait bien des questions sur le passé de ceux qui venaient solliciter une aide mais, dit Bayer, « il n’existait pas pour nous la moindre chance de pouvoir vérifier les réponses ». En 1949 à Rome, il était facile d’acheter des papiers ou des informations, et il y avait des milliers de personnes qui passaient par la ville. « Comment nous aurions pu savoir ce qu’ils avaient fait ? Ils ne nous le disaient pas, après tout, pas si bêtes. Et ils n’étaient pas connus, voyez-vous9. » Ce n’est que dans les années 1970 que les noms sont devenus célèbres, celui d’Adolf Eichmann ou de Josef Mengele10, ce médecin qui, à Auschwitz, avait fait des expériences sur les jumeaux. Néanmoins, « nous avons essayé de les interroger ; nous leur avons posé à tous des questions. »

L’évêque Hudal a fourni de l’argent à Stangl et l’a aidé à obtenir un passeport de la Croix-Rouge, un visa d’entrée pour la Syrie, un billet pour la traversée et un travail dans une usine de textile à Damas. Oui, confirma Bayer, l’évêque recevait sans doute « un lot de passeports » pour les SS, et il les soutenait financièrement. Et oui, ajouta-t-il, le pape Pie XII « donnait bien de l’argent pour ça, souvent par petits paquets, mais ça venait… »11.

Il n’était pas difficile de trouver des informations sur les personnes qui ont bénéficié des largesses de l’évêque. En septembre 1948, Hudal a obtenu un passeport de la Croix-Rouge pour l’officier SS Erich Priebke, impliqué, comme Karl Hass et Herbert Kappler, dans l’assassinat de 335 civils italiens dans les Fosses ardéatines. Arrêté par les Américains en 1945, Priebke a affirmé que les assassinats étaient des « représailles » justifiées et « permises à toutes les armées en temps de guerre »12. Il s’est enfui par Gênes pour rejoindre l’Argentine.

Au printemps 1949, Hudal a permis à Walter Rauff, le précédent occupant de la cellule d’Otto à la Vigna Pia, de rejoindre la Syrie. En juillet de la même année, il a aidé Josef Mengele à partir en Argentine sous un faux nom en lui procurant un passeport.

Des journaux italiens ont publié des articles incendiaires sur le soutien de l’évêque à Otto. Cette révélation, parmi d’autres, mit fin à sa carrière : il fut révoqué de son poste de recteur de l’Anima en 1952. Sous la pression irrésistible d’évêques allemands et autrichiens13, il se retira à Grottaferrata près du lac Albano pour s’occuper de son jardin.

L’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine en 1960 raviva la curiosité pour Hudal et suscita un certain intérêt pour le personnage d’Otto14. Un des articles conservés par Charlotte15 disait que l’évêque Hudal avait connu Josef Wächter ; un autre révélait qu’Otto était mort empoisonné, qu’il avait été assassiné. Ce même article évoquait l’hypothèse selon laquelle Otto Wächter n’était pas mort, et qu’un cadavre avait servi de leurre, ce qui lui avait permis de s’échapper. Lorsque j’en ai parlé à Horst, il a pleuré.

L’évêque Hudal est mort en mai 1963. Charlotte a gardé les coupures de la presse autrichienne. Die Presse rapporta que le requiem pour monseigneur Hudal avait été célébré par l’évêque auxiliaire de Vienne16, son successeur à l’Anima. Un autre journal17 écrivit par erreur que le cardinal Pizzardo, l’homme qui avait négocié le concordat entre le Vatican et le Reich allemand le 20 juillet 1933 – Hudal lui-même avait participé à la rédaction de cet accord –, avait assisté aux funérailles. L’évêque fut enterré au Vatican.

Treize ans plus tard, le mémoire posthume d’Hudal, Journaux romains. Confessions de la vie d’un vieil évêque18, fut publié en Autriche. Ce texte, un concentré de griefs à l’égard des papes Pie XI et Pie XII, me réservait une surprise.

Il a été publié à Graz, chez Leopold Stocker, une petite maison d’édition créée à la fin de la Première Guerre ; pronazie dans les années 1930, cette maison est toujours associée à l’extrême droite. Hansjakob Stehle19, l’historien qui avait naguère dialogué avec Charlotte, a recensé l’ouvrage pour Die Zeit, en insistant sur l’amertume que l’évêque avait éprouvée lorsqu’il avait été abandonné par Pie XII. Stehle précisa également que le texte de l’évêque avait inspiré une pièce de théâtre controversée de Rolf Hochhuth, Le Vicaire20. Jouée pour la première fois en 1963, la pièce critique le silence et l’indifférence du pape à l’égard des Juifs pendant la guerre.

Les Journaux romains21 évoquent Otto à plusieurs reprises. Les dernières pages mentionnent plusieurs faits intéressants : le rôle de Wächter dans l’assassinat de Dollfuss ; les regrets qu’il éprouvait devant l’incapacité des nationaux-socialistes et de l’Église à opposer un front commun au bolchevisme ; sa vie à Rome sous un faux nom, traqué par les autorités juives et alliées après la « pendaison de son supérieur, Frank, à Nuremberg », aidé seulement par un groupe de moines italiens « d’une dévotion touchante ». Il « est mort dans mes bras », écrit l’évêque, « je l’ai protégé jusqu’à sa mort ».

Selon Hudal, l’ancien gouverneur a, dans ses derniers moments, affirmé qu’il avait été empoisonné et qu’il « attribuait personnellement cet acte aux services secrets américains ». Il aurait alors, sans révéler son nom, identifié le coupable : « Un ancien major allemand qui travaillait à Rome. »

Voilà qui était inattendu. Il n’y avait aucune allusion à un empoisonnement dans les documents de Charlotte, et Horst n’avait jamais évoqué cette hypothèse. J’ai donc recherché dans la correspondance le mot que l’évêque avait donné à Charlotte le 16 juillet, deux jours à peine après la mort d’Otto. Je n’ai trouvé aucune trace de soupçon dans ce mot, ni dans la lettre de Charlotte expédiée trois jours plus tard. « Vous étiez avec lui dans sa dernière heure pour l’aider à franchir le “passage ultime”22», avait-elle écrit, ajoutant qu’elle espérait pouvoir le ramener à la maison pour l’enterrer dans son pays natal. La lettre était muette sur la cause du décès d’Otto.

Je n’ai relevé aucune mention d’un possible empoisonnement dans les deux lettres que Heidi Dupré avait envoyées à Charlotte les jours suivants. La première, datée du 25 juillet, rappelait la cause du décès diagnostiquée par le Dr Marchesani comme une « inflammation aiguë du foie causée par une intoxication interne23 », possiblement due à la nourriture ou à l’eau. Un empoisonnement a-t-il été évoqué par l’évêque ou par quelqu’un d’autre ? Heidi Dupré n’en dit rien à Charlotte. La seconde lettre ne parle pas de la cause de la mort d’Otto.

Si Charlotte a soulevé la possibilité d’un empoisonnement, je n’en ai trouvé aucune preuve dans ses papiers. Il n’y avait rien dans les documents de l’année 1949 ; le certificat de décès ne fait état d’aucune suspicion : la police n’était pas intervenue, aucune autopsie pouvant confirmer des soupçons n’avait été pratiquée.

Dans les mois et les années qui ont suivi la mort d’Otto, Charlotte n’a jamais évoqué une suspicion de cette nature. Et, dans ses souvenirs écrits pour les enfants des décennies plus tard, il n’y a pas d’allusion à une mort suspecte.

En une occasion, cependant, Charlotte émet l’hypothèse d’un assassinat. En septembre 1984, quelques mois avant sa mort, plus de vingt ans après le décès d’Hudal et huit ans après la publication des Journaux romains, elle avait enregistré une conversation avec Hansjakob Stehle. J’ai mis du temps à parcourir les enregistrements, à les transcrire et à les traduire, mais j’ai finalement trouvé ce que je cherchais dans la cassette numéro 3. Lorsque le Dr Marchesani l’avait accueillie à la gare de Rome, Charlotte lui avait dit qu’elle souhaitait voir le corps d’Otto. Le médecin lui avait alors présenté l’évêque Hudal qui l’avait accompagnée au funérarium de Campo Verano. Elle avait contemplé le corps d’Otto, surprise.

« Il était là24, dit-elle à Stehle. Allongé, noir comme l’ébène, consumé de l’intérieur, comme un Nègre.

– Empoisonnement, demanda Stehle ?

– Empoisonnement », répondit Charlotte.

La réponse était ferme et claire, mais elle ne livrait aucune autre information.