L’évêque Hudal rendait compte au commandant Karl Hass, source principale du projet Los Angeles. Hass est-il le « vieux camarade » avec qui Otto a passé le week-end des 2 et 3 juillet 1949 ? J’ai trouvé la réponse dans les dossiers du CIC.
L’un de ces dossiers, daté d’août 19501, établit que Hass habitait dans un appartement de la Villa Emma, à l’extérieur de Rome, située « sur la route Rome-Velletri, à 5 km environ du croisement de Poggidoro ». Poggidoro, ou Poggi d’Oro, sur le lac Nemi, se trouve à quelques kilomètres au sud du lac Albano, là où Otto a pris le bus le matin du samedi 2 juillet.
Le dossier précise que le commandant Hass vivait avec Anna Maria Giustini2 : passant pour son épouse, celle-ci était en réalité mariée à un autre homme. Une troisième personne habitait à la Villa Emma, « l’enfant qu’il avait eu avec sa maîtresse ». Née le 18 mai 1949, Enrica Erna Giustini3 avait sept semaines lors de la visite d’Otto.
D’autres documents italiens m’ont guidé vers la paroisse de Santa Maria in Aquiro. Le baptême de l’enfant4, fille de Rodolfo Giustini – l’une des fausses identités de Hass – et d’Anna Maria Fiorini, y a été célébré le 20 juillet, une semaine après la mort d’Otto et quatre jours après ses funérailles à la basilique de la Minerve à Rome, près du Panthéon. Le certificat de baptême précise que le parrain était
Baptême d’Enrica (Hass) Giustini, juillet 1949 (archives de la paroisse de Santa Maria in Aquiro, Rome).
Joseph Luongo, le contrôleur de Hass au CIC. La photo de l’événement montre les douze invités ; on y reconnaît Hass et Luongo.
Ces informations confirment ce qu’Otto avait écrit à Charlotte le lundi, au lendemain de sa visite au lac Albano. Dans cette lettre où il décrivait les premiers symptômes de sa maladie, il mentionnait un « très agréable vieux camarade5 » marié à une Italienne qui vivait près de Castel Gandolfo avec une petite fille, « âgée de quatre semaines peut-être ». Otto s’était trompé de trois semaines.
Karl Hass était bien « l’agréable vieux camarade » qui avait invité Otto à passer le week-end chez lui près du lac Albano. Ils avaient mangé et nagé ensemble, et Otto avait passé la nuit dans la Villa Emma de Poggi d’Oro. La fièvre d’Otto avait commencé le samedi après-midi, dans l’appartement de Hass. Il avait été soigné par des médicaments que Hass ou sa maîtresse, Anna Maria, avaient pu trouver sur place.
J’ai continué mon exploration des fichiers du CIC. L’un d’eux, daté de 1950, s’interroge sur la fiabilité du commandant Hass et suggère qu’il était peut-être un agent double travaillant à la fois pour les Américains et pour les Soviétiques. Dans un paragraphe unique et intéressant, ce dossier contient une référence à Otto6.
Otto Wächter était l’un des contacts de Karl Hass. On savait qu’il vivait à Rome sous un faux nom, Reinhardt, avec une carte d’identité italienne mais sans permis de séjour. Il « était tombé brusquement malade » en août 1948, alors qu’il se « préparait à émigrer » ; il était mort « quelques jours plus tard ». La date était inexacte – peut-être n’était-ce qu’une faute de frappe – ainsi que le lieu du décès, la « polyclinique de Rome ». Le document mentionne que la cause du décès n’avait jamais pu « être établie ».
Voici un autre détail intéressant : la veille du jour où il était tombé malade, Otto avait, selon ce qui se disait, pris « un bon repas » au domicile de Karl Hass. Et toujours, d’après ce qu’il semble, il « avait fait des propositions à Wächter que celui-ci avait refusées ».
Le CIC était au courant de l’enterrement d’Otto et savait que Hass y avait assisté. « Il est intéressant », note par ailleurs le document, que, pendant les funérailles, Hass ait « dit en plaisantant qu’il avait empoisonné Wächter ». La source de cette information a-t-elle traité cette remarque sérieusement ? Ce n’est pas clair.
On peut tirer plusieurs conclusions de cet unique paragraphe.
En 1950, le CIC savait qu’Otto avait vécu à Rome et qu’il était en contact avec le commandant Hass et l’évêque Hudal.
Le CIC savait qu’il vivait sous un faux nom, Reinhardt.
Il savait aussi qu’il était mort, mais il ne connaissait ni la date, ni le lieu, ni la cause du décès.
Il évoquait la possibilité d’un empoisonnement.
Le CIC connaissait la rumeur selon laquelle Hass avait fait à Otto une offre qu’il avait refusée.
Le CIC craignait enfin que Hass ne fût un agent double.
Qu’est devenu Karl Hass ?
Le CIC le congédia7 quelques années après la mort d’Otto ; doutant de sa fiabilité, le service mit fin au projet Los Angeles.
Le contexte était le suivant. Le CIC avait appris en août 1950 que Hass avait cessé de travailler pour un autre projet mené par l’Organisation internationale pour les réfugiés. Il était au service d’un « Juif de l’OIR8 » et il était apparemment bien payé, mille dollars par mois ; son départ avait fait suite à une dispute entre les deux hommes.
Cette information coïncida avec d’autres nouvelles troublantes. Le CIC apprit en effet que Hass « travaillerait pour le Kominform9 », le réseau d’espionnage soviétique. On le disait lié à un agent soviétique recherché par les autorités espagnoles. Son comportement – une série d’attitudes contradictoires – éveilla les soupçons. Il dénonçait, d’un côté, des communistes qui, on le savait, étaient en réalité anti-communistes, notamment Hartmann Lauterbacher, arrêté après avoir été dénoncé par Hass ; et, de l’autre, il ne dénonçait pas ceux qui étaient notoirement des sympathisants ou même des agents soviétiques.
Le CIC le lâcha. Au milieu des années 1950, Hass était à la dérive : importateur pour le compte d’une entreprise de jouets ouest-allemande, il exprimait ouvertement ses sentiments anti-américains. Selon certains rapports reçus par le CIC, il espérait travailler pour les Soviétiques grâce à sa connaissance des réseaux commerciaux, et il avait des contacts avec une entreprise associée aux renseignements est-allemands.
Autorisé à rester en Italie à condition qu’il cesse tout travail d’espionnage, il était employé, à la fin des années 1950, au service allemand des cimetières militaires ; il était à ce titre responsable du cimetière de Motta Sant’Anastasia en Sicile. Comme Otto, il fit par ailleurs une petite carrière au cinéma10, notamment comme figurant dans un thriller à petit budget avec Curd Jürgens (Londres appelle Pôle Nord), dans lequel il incarnait un officier de prison SS. Des années plus tard, il joua un officier SA dans Les Damnés de Luchino Visconti.
Hass et Angela, son épouse italienne, partirent ensuite en Suisse pour se rapprocher de leur fille Enrica. Tous deux retraités, ils vivaient discrètement ; leur vie connut un tournant dramatique au printemps 1994.
Sam Donaldson, un journaliste de la télévision américaine, était à l’époque à la recherche d’Erich Priebke, l’ancien collègue de Hass à Rome. On disait que celui-ci vivait en Argentine et qu’il avait pu quitter l’Italie grâce à l’aide du père Draganović.
Donaldson trouva Priebke11 dans la ville de Bariloche, il l’accosta dans la rue au moment où il allait prendre sa voiture. « Pourquoi les avez-vous exécutés, ils n’ont rien fait », demanda le journaliste. Il enquêtait sur l’assassinat des civils italiens dans les Fosses ardéatines.
« C’était l’ordre, ce genre de choses arrivait pendant la guerre », rétorqua Priebke. La caméra tournait.
« Vous avez seulement suivi les ordres ?
– Oui, bien sûr, mais je n’ai tué personne. »
Priebke semblait de plus en plus irrité. Donaldson poursuivit :
« Avez-vous tué des civils dans ces Fosses ?
– Non, j’y étais, mais l’ordre venait de nos commandants.
– Mais un ordre n’est pas une excuse.
– En ce temps, un ordre était un ordre.
– Et vous l’avez exécuté ?
– Je devais l’exécuter.
– Et des civils sont morts ?
– Oui, des civils sont morts, oui… mais nous n’avons pas commis de crime, nous avons fait ce qu’on nous a ordonné. »
Otto aurait pu appliquer ces mots aux assassinats de Bochnia.
Priebke mit fin à ce bref échange. « Vous n’êtes pas un gentleman », dit-il à Donaldson, il monta dans sa voiture et partit.
L’interview fut diffusée dans le monde entier, et la demande d’extradition italienne ne se fit pas attendre. Priebke fut arrêté et envoyé à Rome où il fut jugé pour « crimes contre l’humanité ». En échange de son immunité, son ancien collègue Karl Hass, alors âgé de quatre-vingts ans, accepta de témoigner lors du procès. Il fit le voyage à Rome, mais il se ravisa la veille du procès et tenta de fuir. Il se blessa au cours de sa fuite et dut être hospitalisé. Il perdit son immunité et fut à son tour accusé de « crimes contre l’humanité » pour sa participation aux assassinats des civils italiens.
En mars 1998, la chambre d’appel de la cour militaire de Rome condamna Hass et Priebke à la prison à perpétuité pour ces assassinats injustifiés et « illégaux12 ». Hass admit qu’il était présent dans les Fosses et confirma qu’il avait personnellement exécuté deux civils. Il fit appel, la cour de cassation de Rome confirma le jugement mais réduisit les peines13. Elle jugea que Hass était « pleinement conscient du caractère criminel sans précédent » des exécutions, qu’il était responsable de la mort des deux individus qu’il avait exécutés, et plus généralement des 333 autres victimes. Elle le jugea enfin responsable de la mort de cinq autres victimes que l’on avait exécutées uniquement parce que l’on redoutait qu’elles témoignent des atrocités auxquelles elles avaient assisté.
La cour de cassation invoqua le précédent de Nuremberg et décida que l’exécution de civils dans un territoire occupé était un crime de guerre et un « crime contre l’humanité », à ce titre non prescriptible. La sentence de Hass fut réduite à une peine de dix ans et huit mois. En raison de son âge – quatre-vingt-cinq ans –, il fut autorisé à purger sa peine en résidence surveillée dans une maison située en Italie, près du lac Albano.
Karl Hass est mort en avril 2004 à l’âge de quatre-vingt-onze ans. De son côté, Erich Priebke saisit la Cour européenne des droits de l’homme14, mais il perdit son procès. Il a vécu cent ans.